Chapitre quatrième

La première année du siècle nouveau se déroula dans une heureuse quiétude aussi bien dans le royaume qu’à la cour de France. Les époux royaux vivaient un bonheur conjugal qui forçait l’admiration. Louis était en adoration et en joie devant sa fille, même s’il avait été déçu qu’elle ne fut pas garçon ; il pensait conjurer le mauvais sort en répétant :

« Quand on a fille, c’est bon espoir de fils ! »

La reine ne partageait pas la même allégresse, elle était très inquiète de la santé fragile de Claude et ne se consolait pas de la savoir un peu contrefaite. En effet, la pauvre enfant avait hérité de la légère boiterie de sa mère.

Mon mauvais esprit, aguerri à la causticité, ne cessait de me seriner :

 

Jeanne, Anne, Claude.

Toutes trois courtaudes

S’en allaient au bal

Toutes trois bancales

Ni ne savaient baller

Ni sur quel pied danser !

 

Mais ma volonté de survie ne permit jamais que cette phrase atteignît le bout de ma langue pourtant si bien pendue. Je me serais retrouvé la langue pendante au bout d’une corde !

La reine semblait mieux supporter ma présence, ou plutôt semblait mieux l’ignorer. Point de remarques désobligeantes, point de regards méprisants, juste une calme indifférence qui m’habillait admirablement au point de me rendre invisible à ses yeux. Anne la Bretonne était ravie de retrouver son mari après son accouchement car elle avait de nouveau l’ardeur amoureuse et elle sollicitait jusqu’à quatre fois par jour son tendre époux qui rejoignait sa couche avec un désir quelque peu émoussé par la fatigue. Elle n’en avait cure ! Elle était experte dans l’art de réveiller les ardeurs assoupies de son conjoint. Néanmoins sa jalousie maladive ne s’était pas éteinte malgré la conduite irréprochable de mon roi qui clamait partout qu’il avait déposé en elle tous ses plaisirs et tous ses délices. Cette jalousie trouva un motif pour s’exprimer au cours d’une scène assez cocasse dont je fus le témoin et que j’espérais en secret depuis plusieurs mois :

« Avez-vous des nouvelles de Dame Spinola ? » demanda Anne d’un ton qui excluait toute réponse mensongère.

Sous le regard sévère de sa reine, mon roi ne chercha pas à prolonger l’hypocrite étonnement qu’il essaya d’afficher un court instant :

« Point, ma brette ! Vous me parlez là d’une dame qui est sortie de mes pensées depuis presque une année.

— Vous pensez bien, Louis, que j’ai été mise au courant de cette rencontre qui aurait pu durement faire chanceler la félicité de notre mariage. Je sais aussi que vous n’avez pas cédé à la tentation qui, d’après ce que l’on m’a rapporté, était d’importance tant la dame était d’une rare beauté. Je vous rappelle que je n’ai jamais oublié vos frasques prémaritales et que j’ai été suffisamment échaudée par mon premier mari sur les préceptes de la fidélité.

« Je voulais simplement vous narrer ce qui est arrivé à cette Génoise après votre départ et que vous ignorez. Dès que vous quittâtes Milan, tellement bouleversée qu’elle était par votre rencontre, elle a non seulement refusé de regagner la couche de son mari mais elle s’est enfermée dans un couvent où elle a pris le voile en priant jour et nuit pour le salut de votre âme. On l’a retrouvée pendue dans sa cellule voici deux semaines. Elle a laissé une lettre à votre intention. Vous plaît-il de la lire ? »

Elle lui tendit le fin parchemin scellé que Louis hésita un instant à prendre puis, d’un geste brusque, il l’arracha presque de la main d’Anne et me le jeta aussitôt au visage : « Brûle ceci sur-le-champ ! » m’ordonna-t-il.

Pour détendre l’atmosphère, je pris le temps de dire :

« Sur le champ, cela prendra du temps, et comme il y a feu qui brûle dans la cheminée, j’aurais plus vite fait de l’y jeter. Comme tu vois, je t’obéis au pied de la lettre ! »

Et je regardai avec mélancolie le parchemin se consumer, dégageant une légère fumée qui s’effaça dans le conduit de cheminée beaucoup plus rapidement que le souvenir de la belle Thomassine ne quittera mon cœur ébloui. Mon roi, par ce geste spontané, venait d’éviter un conflit avec sa « BretAnne » qui n’attendait que ce prétexte pour lui concocter une de ses scènes favorites où larmes et criailleries étaient étroitement liées. Lui qui préférait sourires, chatteries et caresses – qu’elle savait d’ailleurs aussi bien distiller quand elle le voulait – pour éviter de pénibles royales scènes de ménage, lui cédait le plus souvent quand cela ne tirait pas à conséquence. Anne, convaincue de son ascendant sur son envoûté de mari, semblait à présent vouloir se mêler de toutes les affaires du royaume. Si Louis se montrait fataliste face à cette aspiration de prise de pouvoir, les proches conseillers du roi ne partageaient pas sa passivité, en particulier le maréchal de Gié qui m’avait chassé de ma place dans la détestation de la reine. Il faut dire qu’elle avait de quoi être attisée : mon roi n’avait rien trouvé de mieux que de le nommer précepteur du petit François d’Angoulême en remplacement de Saint-Gelais quand il avait appris la liaison de ce dernier avec Louise de Savoie. En faisant venir à la cour le petit homme, il faisait deux heureux, l’enfant et moi. En priant sa maman de l’accompagner, il faisait deux malheureux, Saint-Gelais bien sûr qui perdait son amante et la reine qui se retrouvait confrontée avec celle qu’elle accusait de jeter des mauvais sorts sur ses maternités.

Elle supportait encore moins de voir le bambin s’amuser et courir partout, éclatant de santé, alors que sa fille Claude avait besoin de grands soins à cause de sa santé fragile que des courtisans malveillants ne manquaient pas de nommer rachitisme. Cependant, elle passait le plus clair de son temps à faire le dénombrement de tous les princes disponibles d’Europe susceptibles d’être de bons prétendants pour sa fille qui venait à peine d’atteindre son quatrième mois. Du matin jusques au soir elle revenait sans cesse sur ce sujet auprès du roi qui tentait de se dérober en avançant timidement :

« Ma Brette, même si c’est la coutume, notre fille n’est pas encore sortie de son berceau, ne trouvez-vous pas que cela est prématuré ? »

Si elle était passée maîtresse dans l’art d’ignorer les douces réflexions de son époux quand celles-ci allaient à l’encontre de ce qu’elle avait décidé, lui était passé expert en promesses mensongères pour échapper à des scènes pénibles qui commençaient à le lasser. Il lui promettait les yeux dans les yeux que le futur époux de sa fille était sa préoccupation majeure et qu’il en parlait chaque jour avec ses conseillers. Dès que nous étions seuls, je le gourmandais gentiment :

 

Tu mens si bien,

que même au sein

de l’Empire ottoman

nul ne ment

aussi finement

que mon roi Louis

et de cela tu m’en

laisses tout ébloui.

 

Il y a des jours marqués plus que d’autres par des faits inexplicables. Dans la nuit du 24 au 25 février de ce début de siècle, vint au monde Charles, fils de Philippe de Habsbourg dit le Beau (si tu regardes de près son portrait, tu verras que son surnom est bien usurpé !) et de Jeanne d’Aragon qui sera surnommée plus tard Jeanne la Folle (une dénomination qui devrait m’en faire une parente pas très éloignée !). Du côté paternel, ses grands-parents étaient Maximilien d’Autriche et Marie de Bourgogne et du côté maternel, Ferdinand et Isabelle qui régnaient en Espagne.

Voilà un bébé qui naissait « on ne peut plus » nanti : entre les mariages intrafamiliaux et les morts prématurées, son héritage était conséquent : par sa grand-mère il possédait les dix-sept provinces flamandes des Pays-Bas, l’Artois, la Franche-Comté, par son père la souveraineté sur l’Autriche et la Hongrie, par sa mère les royaumes d’Aragon et de Castille et il était à même de revendiquer la Bourgogne, ralliée depuis peu au royaume de France.

Quand les ambassadeurs descendus de la province de Flandre vinrent nous annoncer la naissance et le baptême de Charles, je compris pour quelle raison, une semaine plus tôt, j’avais passé une nuit dépourvue de sommeil, agité par je ne sais quel pressentiment. J’avais eu l’intuition d’un événement qui allait bouleverser le monde. Durant ma vie, j’ai ressenti plusieurs fois à l’intérieur de moi des prémonitions d’épisodes importants qui perturbaient mes nuits en me brouillant l’esprit et l’estomac. Et toujours cela s’est révélé juste. Au sujet de cette naissance, tu n’as sûrement pas fait le rapprochement : Charles de Gand allait devenir l’empereur Charles Quint qui nous causera bien des soucis. Range-le dans un coin de ta mémoire, j’aurai maintes fois l’occasion de te reparler de lui !

Dès que la Bretonne entendit cette annonce, elle ne cacha pas sa joie. Voilà le gendre idéal ! Elle décida donc de marier Claude au petit-fils de Maximilien afin que sa fille puisse mettre sur sa tête une couronne d’impératrice.

À partir de ce moment, j’ai assisté pendant des années à un ballet fort bien orchestré de mensonges, de cachotteries, de louvoiements, de dispositions secrètes, d’intrigues, de complots au milieu desquels je me devais d’être impartial et discret, toujours divertissant mais sans jamais rien laisser paraître de ce que j’avais vu ou entendu.

Georges d’Amboise, qui agissait en Italie comme un vice-roi, ne tarda pas à rentrer en France. Il n’aimait pas rester trop longtemps éloigné de la cour, soucieux que Pierre de Rohan et Florimond Robertet ne prennent sa place.

Il redoutait la concurrence et tenait à rester le conseiller principal de son roi qui lui fit fête, le gratifiant d’un comté et le rassurant ainsi sur l’importance de sa position auprès de lui.

Quand Louis lui apprit le projet d’alliance de Claude et de Charles de Gand, il parla tout de suite de menace pour l’avenir de la France :

« Sire, vous devez prendre garde à la renaissance d’un grand État féodal ! Il est évident que Bretagne et Bourgogne réunies, c’est grand danger pour le royaume !

— Mon cher Amboise, je suis de vostre avis et je m’en vais faire semblant de lui céder, d’abord pour goûter une paix domestique mais surtout parce que j’ai besoin de mon alliance avec Maximilien pour aller conquérir Naples. Il sera toujours temps de me délier d’un engagement dont je ne minimise pas le danger certain et je suis conscient qu’il faut un héritier à la Couronne. La reine et moi-même nous nous y appliquons en œuvrant jour et nuit, mais si, par malheur, le destin nous frappait de sa malédiction en refusant de masculiniser ma semence royale, il faudra bien envisager un successeur qui ne soit pas issu de ma descendance. Vous savez l’affection que je porte à mon héritier présomptif François d’Angoulême. Je n’ignore pas que sa mère n’attend que mon trépas pour hisser son fils sur mon trône, mais je le juge encore très confortable pour mon auguste postérieur et je trouve qu’il est un peu tôt pour que je laisse la place. Néanmoins, marier ma petite Claude au bouillant François ne me déplaît pas et je préférerais cent fois cette union à un mariage avec l’Autrichien. »

Je laissai tomber maladroitement ma marotte qui grelotta et lui rappela ma présence, il se tourna brusquement vers moi :

« Regardez-le, tapi dans son coin avec les oreilles plus dressées que celles de Chailly et Herbault ! Que penses-tu de ce que tu viens d’ouïr, et réponds-moi sans aboyer ? » Georges d’Amboise semblait pour une fois prendre un intérêt à ma réponse.

« Je pense, Beau Sire, que tu es sage et que moi je suis fou, chacun est à sa place et d’après ce que j’ai entendu, tu n’es pas près de prendre la mienne ! »

Cela parut les satisfaire puisqu’ils partirent d’un rire simultané interrompu par l’arrivée de la reine. On ne pouvait ignorer sa venue tant elle s’annonçait par un brouhaha dû aux innombrables personnes qui se déplaçaient à sa suite. C’était une véritable cour à l’intérieur de la Cour : cinquante-neuf dames d’honneur et quarante et une demoiselles, deux femmes de chambre, un maître d’hôtel, un grand écuyer, un trésorier particulier et une centaine de gentilshommes tous bretons commandés par Pierre de Maillé à la tête aussi dure que les cromlechs de sa Bretagne natale.

Anne attaqua d’emblée le roi et son conseiller en les interrogeant d’un ton sec qui ne souffrait aucune réticence : « Avez-vous réfléchi à l’union de ma fille et de l’archiduc ? »

Louis prit pourtant le temps de regarder Georges d’Amboise avant de lui répondre :

« Madame, nous étions une fois de plus au cœur de ce sujet quand vous êtes arrivée. Je vous l’ai maintes fois répété, le mariage que vous projetez ne peut se faire dans la hâte et demande moult réflexions. Il faut bien sûr songer au royaume de France mais également au bonheur de Claude.

— Vraiment ! À vous entendre, on croirait que toutes les mères conspirent au malheur de leurs filles !

— Sachez, Madame, qu’à la création du monde, Dieu avoit donné des cornes aux biches aussy bien qu’aux cerfs ; mais que, comme elles se virent un si beau boys sur la teste, elles entreprindrent de leur faire la loy ; dont le souverain créateur étant indigné, leur osta cet ornement, pour les punir de leur arrogance. »

La réponse de mon roi fut prononcée d’un trait et d’une manière cinglante qui ne pouvait que clore la discussion. Pourtant, la Bretonne ne cacha pas sa rage pour avoir le dernier mot :

« Sachez, Sire, que moi vivante, jamais ma fille n’épousera ce Valois ! »

Elle tourna les talons pour aller s’enfermer dans ses appartements, accompagnée de toute sa cour qui s’éloigna dans un bourdonnement de mauvaise humeur lequel mit un long moment à disparaître. Dans le silence pesant qui lui succéda, le roi et son conseiller songeaient tous deux à une parade prochaine, sachant que la reine Anne reviendrait bientôt à la charge et n’abandonnerait jamais son dessein. J’osais le rompre en susurrant à peine :

 

Beau Sire,

Il te faudra

Sans coup férir

Gagner ce combat

Si tu veux François

Comme futur roi.

 

Quant à moi, je réfléchissais à ce qui pouvait faire naître une telle hostilité proche de la haine pour ce petit homme d’à peine cinq ans, pour sa mère, pour son précepteur et pour moi aussi d’ailleurs car je ne faisais pas tache dans le « quatuor détesté de la reine Anne ». Je craignais cette femme sujette à des accès d’humeur qui la menaient à se venger d’une odieuse manière quitte à s’en repentir plus tard en se confessant humblement, consciente de son caractère vindicatif. J’eus tout de suite l’instinct de protéger cet enfant qui me bouleversait à chacune de nos rencontres. Quand il m’apercevait au détour d’un couloir, agile et rapide comme un félin, il échappait à son précepteur et à ses gardes pour se jeter dans mes bras et se serrer contre moi. Les autres enfants que j’avais pu croiser ne me manifestaient pas le même élan. Les parents, les nourrices ou les précepteurs devaient me décrire comme un personnage ridicule dont on se gausse ou comme une sorte de père fouettard, ultime et effrayante punition garantissant une prompte obéissance :

« Si tu n’es pas sage, Triboulet va venir te chercher ! »

La sincère affection que me portait le petit François d’Angoulême et que je lui rendais tout autant me fit prendre peur pour sa vie. Il n’y avait pas si longtemps quiétude et loyauté semblaient le mieux définir l’ambiance de la cour royale mais l’appétence du pouvoir et de l’argent avait gangrené l’atmosphère, et laissé s’installer hypocrisie, cachotteries, supercheries, veuleries et courtisaneries.

Je fis part de mes craintes au maréchal de Gié que je savais méfiant à l’égard de sa reine et qui promit de ne jamais relâcher sa surveillance. Il n’était pas le seul à être sur ses gardes : Louise de Savoie faisait goûter à ses serviteurs chaque mets préparé dans les cuisines avant que son César s’en nourrisse de bon appétit. Parfois, elle surveillait la cuisson des plats et les apportait elle-même à son fils dont les yeux débordaient d’amour et de reconnaissance pour une telle adoration maternelle.

Je l’approuvais entièrement et ne mangeais rien que le roi eût déjà goûté ou quelqu’un d’autre avant moi. J’observais le même rite pour les boissons, même si je ne buvais pas de vin, ou très rarement ; en effet, les vins que l’on m’avait présentés me tournaient fort la tête. Je me souviens qu’une fois au cours d’une fête royale, j’avais fait mon office de bouffon en état d’ébriété, ayant un tantinet abusé d’un clairet d’Anjou. Je ne contrôlais plus mes paroles ni mes gestes mais il paraît que je fus désopilant bien que je ne fusse plus maître de mes facultés. Je n’ai plus jamais cédé à cette tentation de la facilité, étant tout aussi inventif et efficace sans avoir bu une goutte de vin. Je ne pouvais rester en exercice qu’avec la pleine possession de mes moyens. Je n’allais pas risquer ma place pour un mot de travers ou un geste déplacé et finir comme mes prédécesseurs, exilés ou enfermés dans quelque sombre cachot à cause d’un breuvage avalé sans modération. Même épuisé, vidé de toutes substances, il fallait que je sois en perpétuelle création de railleries, de bons mots, de justes réflexions, sans cesser d’être distrayant. Je ne devais jamais oublier que mon pouvoir n’était qu’une illusion de pouvoir, un ersatz de puissance que l’on m’accordait au jour le jour et qui pouvait m’être ôté à tout moment.

L’eau était donc ma source permanente mais je ne dédaignais pas le jus un peu pétillant que l’on obtenait en pressant des pommes. J’avais, comme partout dans le château, mes entrées dans les vastes cuisines qui, jour et nuit, étaient en effervescence. Quand ce n’était pas souper de gala, c’étaient repas d’ambassadeurs, collations pour le roi, la reine, les dames d’honneur, les messieurs du Conseil, la domesticité, la pâtée des chiens, les coupelles de morceaux choisis de viande fraîche pour ce bec fin de Muguet.

C’est un lieu où j’aimais traîner mes chausses en grappillant çà et là quelques friandises. Je garde en mémoire le mouvement incessant des marmitons, les vociférations des maîtres-queux et cette odeur grisante du mélange des arômes. Ma bouche n’a jamais perdu la saveur de cette miche de pain à la croûte craquante mordorée entourant une tendre mie tiède et de cette crème fraîche et onctueuse dans laquelle je plongeais ma main pour en étaler le contenu sur la tranche de pain avant de mordre dedans avec gourmandise. Je n’oubliais jamais ensuite de me lécher les doigts avec délice pour prolonger ce moment de totale volupté.

Puisque je te parle de volupté, ce soir-là, mon roi en fut privé. La porte de la reine Anne restait irrémédiablement close. Son roi l’avait contrariée, donc pas question d’aller la rejoindre sur sa couche et de l’honorer de la semence même si celle-ci avait été « potionnée » spécialement par les médecins empiriques pour procréer un mâle régnant. Après avoir insisté une bonne heure en tambourinant et en suppliant, il se résolut à regagner ses appartements, congédia les derniers courtisans sur le seuil de sa chambre, renvoya ses laquais et sa garde rapprochée et me pria de rester avec lui. Il décrocha un flambeau de son socle mural et me fit signe de le suivre.

Nous allâmes dans la salle du Conseil où sur un mur, côte à côte, étaient accrochées deux grandes toiles peintes qui le figeaient dans sa gloire. Il alluma plusieurs candélabres et resta de longues minutes à s’admirer dans cette immobilité picturale qu’il espérait éternelle.

Moi, je me taisais, assis en tailleur dans un coin de la pièce (position qui délassait mes pauvres jambes cagneuses), le regardant avec une indulgence amusée mais bientôt je trouvai que ces moments « d’autoextase admirative » avaient assez duré et comme mes nerfs devenaient pelote, il était temps de le ramener sur terre :

« Beau Sire, tu vieilliras bien plus vite que ton portrait. N’aimerais-tu pas garder la jeunesse qui est figée sur ce tableau ? Demande donc à ce portrait de vieillir à ta place ! Qui peut te refuser quelque chose en ce bas monde ? À l’instar de tes ennemis, le reflet de ton miroir te renverra une telle image de toi que tu ne pourras bientôt plus te voir en peinture ! »

Les semaines et les mois suivants alternèrent les scènes de dispute et de réconciliation entre les époux royaux. Tout en essayant de mettre au monde un fils qui régnerait sur la France, la reine campait sur sa position irréductible : placer une couronne impériale sur la tête de sa fille. Elle n’en démordrait pas.

Mon roi, de guerre lasse, fit semblant de céder, au grand dam de Pierre de Gié, farouche partisan du mariage Claude-François. Quant à Georges d’Amboise, on le vit brusquement retourner sa soutane en soutenant Anne de Bretagne. Il imaginait volontiers pouvoir troquer sa barrette de cardinal pour la tiare pontificale mais je voyais clair dans son jeu et s’il pensait la reine mieux placée que le roi pour mettre ce dernier échec et mat, c’était compter sans le fou qui, on le sait, peut facilement renverser la situation.

Toujours est-il que dans cet imbroglio machiavélique, on décida de signer une promesse de mariage a futuro et non de presente pour la bonne raison que les enfants n’étaient pas encore nubiles.

La signature et les célébrations des fiançailles eurent lieu à Lyon où mon roi faisait une halte avant de partir à la conquête de Naples. Voilà près d’un an qu’il n’avait pas enfourché son destrier de guerre pour aller décapiter quelques têtes italiennes et d’après ses confidences, je savais qu’il ressentait un grand besoin d’ailleurs, en s’éloignant de sa « BretAnne » !

Il avait emmené avec lui tous ses chevaliers et la plus grande partie de ses conseillers, Georges d’Amboise bien entendu et le maréchal de Gié qui abandonna pour un temps l’éducation du petit François, ce qui soulagea sa mère. En effet, ayant appris sa liaison avec Saint-Gelais, le maréchal pensa naïvement qu’il avait hérité non seulement de la charge de précepteur de François d’Angoulême mais également de celle d’amant de sa maman.

Il harcelait sans relâche Louise qui, de sa voix tonnante, le morigénait vertement. Mais le vieux militaire n’était pas du genre à se décourager et continuait de penser qu’une femme, comme une place forte, finit toujours par céder quand on en fait assidûment le siège.

Avant la cérémonie officielle de la signature des fiançailles, j’assistai à une scène qui me laissa tout pantois. Dans une pièce de petite taille dont la lourde porte en bois était recouverte d’une tapisserie non moins épaisse, éclairée faiblement par la croisée, elle-même fermée, se retrouvèrent Louis XII, le maréchal de Gié et ton serviteur qui se demande encore ce qu’il faisait là, si ce n’est par ordre du roi de ne pas le quitter. Je sentais que j’allais être le témoin d’un événement marquant mais j’étais loin de me douter que j’allais découvrir le machiavélisme de mon roi. Je me laissai glisser contre un des murs en me recroquevillant pour paraître le plus invisible possible.

Et mon roi prit la parole :

« Ma quarantième année approche, et si je ne sens encore pas trop le poids des ans, mon corps éprouve une certaine usure due aux abus de ma jeunesse. Je ne suis pas éternel, si je venais à disparaître, la reine parviendrait à ses fins à propos de cette union et il ne le faut pas. C’est pourquoi j’ai préparé une déclaration secrète que j’ai scellée après l’avoir paraphée en bonne et due forme et que je vous confie, mon fidèle Pierre, afin que vous procédiez à son enregistrement. Vous savez ce qu’elle contient, elle frappe de nullité tout accord matrimonial qui accorderait ma fille Claude à un autre que le petit duc de Valois-Angoulême. Cela ne m’empêchera pas de promettre Claude à Charles de Gand et de la doter largement de duchés et de comtés qui raviront ses parents et grands-parents. Il sera toujours temps plus tard de me délier de mes engagements. »

Mon estomac était tellement noué qu’il n’aurait pu émettre le moindre gargouillis, je retenais à tel point mon souffle que je ne me souviens pas d’avoir seulement respiré et aucun de mes grelots ne s’était manifesté fût-ce par le plus discret des tintements, mais mon silence devait être si bruyant qu’il fit se tourner vers moi d’un même mouvement le roi et son conseiller. Les regards qui me transpercèrent étaient d’une clarté limpide même si on y voyait la noirceur d’une terrible menace. Le secret était d’importance et j’avais compris que si je ne savais pas tenir ma langue, elle me serait arrachée dans l’heure pour régaler Muguet.

Je fus le roi (eh oui, c’est à mon tour !) des grandes réjouissances qui célébrèrent les fiançailles des deux bambins. Le peuple fêta triomphalement les parents. La reine Anne, au comble de la joie, persuadée qu’elle avait vaincu la volonté de son époux-roi de France, ne savait que faire pour le contenter. On se serait cru dans la rare entente parfaite d’une réunion familiale. Je ne pus me retenir de m’esclaffer quand j’entendis mon roi se pâmer d’admiration devant le berceau du petit poupon Charles noiraud et tout ridé :

« Que voilà un beau prince ! »

On évita de montrer trop longtemps la petite Claude à ses futurs beaux-parents, prétextant qu’elle avait besoin de beaucoup de repos dans un endroit moins bruyant. Ils n’eurent pas le temps de remarquer les imperfections et l’absence de beauté de la petite fiancée. Au bout de quelques jours de festes et de bombances, on en arriva à un accord pour une paix proche et durable avec Philippe de Habsbourg et Jeanne d’Aragon et avec Maximilien, le grand-père de Charles de Gand. Les adieux furent intenses d’émotion à la fois feinte et sincère et la séparation se fit « en toute doulceur ».

Deux années s’étaient écoulées depuis mes débuts dans la haute bouffonnerie. Au titre officiel de premier bouffon de la cour du roi s’ajouta une pension que l’on pouvait qualifier de royale, autre signe constitutif de ma fonction.

Comme je te l’ai déjà dit, ces pièces d’or et d’argent ne m’étaient pas d’une grande utilité puisque je ne manquais de rien. J’en distribuais quelques-unes en faisant l’aumône à quelques pauvres hères et à quelques familles que je savais dans la misère, mais je me refusais à engraisser les gens d’Église en achetant leurs prétendues indulgences. La foi, l’espérance, la charité étaient leurs maîtres mots mais plus que tout cela j’y voyais le profit qu’ils ne cessaient d’en tirer.

Mes rapports avec Dieu ne s’étaient pas détériorés mais disons que le doute s’était confortablement installé dans mon âme. J’expliquais cela par les scènes d’horreurs que j’avais été contraint de voir pendant la guerre. J’étais surtout très méfiant envers ces intermédiaires qui se servaient de la crédulité de leurs fidèles pour s’enrichir. Que devenait tout cet argent ?

« Dieu vous le rendra ! nous disaient-ils.

— Dieu a-t-il besoin d’argent ? Est-ce lui qui l’a inventé ? leur répondais-je.

— Il faut marcher plus près de Dieu, m’avait-on souvent répété durant ma “retraite monastique”.

— Dieu a-t-il des jambes ? Il se déplace comment ? demandais-je innocemment.

— Sois un bon chrétien. Sois charitable. Vis ta vie en vertu de tes goûts autant que de tes besoins.

— Cela tendrait à signifier que tout est permis, que je peux faire ce que je veux ?

— Oui, mais sans faire offense à Dieu et à sa Création. »

Ah, c’est commode ! Tempête dans mon gros crâne où se bousculaient invocations confuses, les dix commandements, les Évangiles, les épîtres comme celle de saint Paul aux Corinthiens que je pensais écrite pour moi :

 

Dieu a choisi les choses folles du monde pour confondre les sages. Que celui d’entre vous qui paraît sage devienne fou pour être sage car la folie de Dieu est plus sage que les hommes… Si quelqu’un parmi vous pense être sage selon ce siècle, qu’il devienne fou afin de devenir sage, car la sagesse de ce monde est une folie devant Dieu.

 

J’étais maintenant à bonne école avec mon roi qui, sans le savoir, m’avait enseigné l’art de dissimuler. Sur tout ce qui touchait la religion, il fallait être de plus en plus mesuré dans ses propos et ne pas colporter des idées ou des interrogations pouvant heurter ou mettre en doute la croyance en Dieu. Malheur à celle ou à celui qui tombait entre les mailles d’un tribunal du Saint-Office nommé plus couramment tribunal de l’inquisition dont la fonction était d’assurer la rédemption des âmes des chrétiens déchus !

Ces tribunaux créés par le fanatique et cruel inquisiteur général d’Espagne Tomás de Torquemada commençaient à se développer grandement sur notre territoire. Ils abusaient souvent de leur pouvoir et sous le couvert d’accusations d’hérésie ou de sorcellerie, on torturait, brûlait, écartelait, arrachait les ongles, brisait les membres à tout-va pour extirper le diable afin que les accusés puissent retrouver le chemin de Dieu. Il suffisait de dénombrer les cardinaux, archevêques, prélats, tous richement vêtus, qui gravitaient autour du roi pour se dire que Dieu était source de revenus et que les offenser pouvait conduire tout droit à l’estrapade sur le chevalet d’un inquisiteur bienveillant.

Comment mon roi, prince parfait, loyal par nature, qui disait ne jamais abuser de son pouvoir et ne rien usurper sur autrui, tolérait-il ces pratiques ? Je ne manquais pas de lui poser la question à laquelle il ne répondit jamais.

Les ambassadeurs de tous les pays voisins se succédaient de semaine en semaine, nous apportant des nouvelles plus ou moins bonnes. C’est ainsi que l’on apprit par les ambassadeurs du roi d’Aragon avec qui Louis venait de s’allier pour reconquérir le royaume de Naples que le marin génois, qui pensait rallier l’Asie par l’ouest et qui, neuf ans plus tôt, avait accosté sur un rivage inconnu découvrant de nouveaux territoires après avoir traversé la mer océane avec trois caravelles, était revenu en Espagne, certain que l’on allait le couvrir de gloire. Sa récompense fut de croupir dans un cachot d’une prison de Castille.

J’écoutais ses récits avec avidité et, comme mon roi se tournait vers moi, il fallait bien que je « fisse mon office » de bouffon. Fruit d’un travail ardu, je donnais la primeur d’une invention que j’avais baptisée « ventriloquus » qui allait asseoir ma réputation dans toutes les cours d’Europe. J’agitais ma tête faisant sonner tous mes grelots et, sans remuer les lèvres, juste la bouche à peine entrouverte, avec un sourire niais, je faisais entendre une voix de fausset qui sortait de mon ventre et semblait venir de ma marotte que je brandissais devant ma figure :

 

Au pays de l’Aragon

Il y avait messire Colomb

Qui croyait à la terre ronde

Et à un nouveau monde.

Il avait une ambition

À la hauteur de ses visions.

Après sa découverte nouvelle

Il revint avec ses caravelles

Pour recevoir sa récompense :

Honni soit qui mal y pense !

Le roi lui dit son ingratitude,

La reine feignit la lassitude

Et l’homme qui savait qu’un œuf

Pouvait se tenir debout,

Il en fit la preuve par “n’œuf”,

Se retrouva au fond d’un trou

Où il se recroqueville

Au pays de la Castille.

 

Ce grand voyageur qui maîtrisait parfaitement la cosmographie et les mathématiques avait, pour le souverain d’Aragon et de Castille, des visions d’empire nouveau telles qu’aucun monarque n’en avait jamais rêvé. Toute sa science, sa passion et ses ambitions pour un pays qui n’était même pas le sien n’avaient jamais altéré sa modestie et sa simplicité. Il se plaisait à dire que « la plupart des choses sont faciles quand on vous montre le chemin et qu’il suffisait d’y penser ».

La punition était sévère pour celui qui avait voulu faire évoluer le monde, sans se contenter des acquis de connaissances et désireux d’aller plus avant. C’est souvent le lot de ceux qui, sans espoir de gain, veulent améliorer la vie des autres.

1501 fut aussi l’année où Pierre Gringore entra en lice, il était en charge de tous les spectacles joués sur la place publique, mystères, farces et soties. Il était également le grand ordonnateur des entrées parisiennes de notre roi quand il revenait triomphant de ses victoires en Italie.

Jean Perréal était en charge lui aussi, mais en tant que peintre ordinaire du roi. C’était l’auteur des deux tableaux dans la salle du Conseil, ceux qui ne vieilliront jamais. Il venait d’être nommé valet de chambre de Sa Majesté, qui le voulait plus proche de lui, pour qu’il le croque et l’esquisse en permanence, de profil, de face, de dos, sous toutes les coutures. Il avait ainsi immortalisé l’entrée de Louis XII à Paris en 1498, puis à Lyon l’année suivante. Louis, qui ne cessait de prôner l’économie, ne rechignait pourtant pas sur les magnificences d’une belle entrée dans la ville. La liesse populaire célébrait à grand bruit les victoires militaires dans les rues et sur les places du royaume. Feux de joie, processions, joutes et banquets organisés par un roi glorieux, rien de mieux pour marquer les esprits. Toute cette magnificence coûtait bien sûr beaucoup d’argent mais Louis, l’économie faite homme – je le surnommais d’ailleurs « l’éconhomme » –, avait eu l’ingénieuse idée de financer ces dépenses somptuaires grâce au butin ramené de ces pillages… Pardon, de ces conquêtes !

Pierre Gringore et Jean Perréal avaient beaucoup en commun en dehors de leur talent respectif. Hommes de grande taille, à la chevelure brune et frisée qui leur donnait un air enfantin, ils avaient tous deux les yeux bleus et un sourire engageant et je ne les vis jamais de mauvaise humeur. Ils remerciaient chaque jour le Ciel de leur accorder le bonheur d’accomplir leur travail, qu’ils considéraient comme un réel plaisir. Tous deux me traitaient en confrère, respectueux de mon état de bouffon.

Je n’avais que des satisfecit à distribuer à mon roi, mais je lui en décernerai un qui m’avait comblé de bonheur : son goût pour le théâtre. Ses prédécesseurs l’avaient banni des divertissements de la cour, en particulier Louis XI qui détestait à un tel point le théâtre qu’on osait à peine représenter des farces sous sa souveraineté.

Le théâtre réduit au silence donne la terrible leçon d’un règne. Heureusement les Louis peuvent se suivre par le chiffre et non à la lettre. Sous l’impulsion de mon roi, les farces, les mystères et les soties refleurirent sur les places publiques et par là même retrouvèrent leur indispensable insolence. Louis tolérait la satire et ne s’opposait pas à ce que l’on se moquât de son avarice comme d’un péché mignon. Les auteurs et les comédiens ne s’en privèrent pas, pour le plus grand plaisir du peuple qui, tout en respectant son souverain, adorait qu’on le bousculât. N’étais-je pas à la cour le complément idéal du théâtre populaire ? N’étais-je pas le meilleur représentant de la pensée du peuple ?

Les bateleurs me fascinaient. J’assistais le plus souvent possible aux Halles, durant le carnaval, à La Farce de l’aveugle et du boiteux et à La Farce du Muryer qu’André de La Vigne avait écrites et comme j’en parlais avec enthousiasme à Ma Majesté, Elle m’ordonnait aussitôt d’organiser une représentation en son château.

La reine Anne goûtait fort peu ces farces qui faisaient le bonheur de son époux et de ses vassaux lourdauds. Elle obligea André de La Vigne, qui était toujours son secrétaire particulier, à délaisser ses farces de bas étage pour composer en son honneur des mystères, des ballades et des complaintes en un françois châtié qu’elle appréciait grandement même si elle n’en voulait rien laisser paraître du bout de ses lèvres boudeuses.

André de La Vigne n’était pas à une concession près. Il s’était permis d’être l’auteur du récit de la conquête de Milan et de Naples à laquelle je savais qu’il n’avait jamais participé, étant prudemment resté bien loin du champ de bataille des guerres d’Italie.

Heureusement, Pierre Gringore, ce Lorrain d’origine, excella dans l’art de la farce, lui qui ne s’était pas distingué de prime abord avec le théâtre mais avec une allégorie larmoyante et mélancolique intitulée Le Chasteau de Labour où il gémissait sur notre nouveau siècle et se plaignait de l’amour qui n’était que souffrance. Il avait changé de ton dans une farce nouvelle moralisée Les gens nouveaux qui mangent le monde et le logent de mal en pire. Je me souviens encore de ce passage :

 

Du temps passé nous n’avons que faire,

Ni de ce qu’ont fait les gens anciens.

On les a peints ou mis dans les livres d’histoire ;

Mais nous, nous ne voulons rien en savoir.

S’ils ont bien fait, on en a grand bien ;

S’ils ont mal fait, on en a les maux.

Nous marchons par d’autres chemins.

Pout tout dire, nous sommes gens nouveaux

Les vieux ont régné, il suffit ;

Chacun doit régner à son tour.

Chacun ne pense qu’à son profit,

Car après la nuit vient le jour.

Faisons les oiseaux voler sans ailes,

Faisons les gens d’armes sans chevaux :

Ainsi serons-nous gens nouveaux.

Faisons les avocats donneurs d’aumônes,

Et qu’ils ne prennent plus notre argent

Sous peine de passer pour faux :

Ainsi serons-nous gens nouveaux.

 

Qu’il soit noble, bourgeois ou manant, l’homme de la Renaissance reconnaissait son voisin dans la caricature de chacun des personnages et se moquait de son ridicule en ne se doutant pas que c’était sa propre image qui était représentée et déclenchait l’hilarité générale. Cette gaieté était vivifiante et permettait, le temps d’une représentation, d’oublier les tribulations d’une vie difficultueuse.

« Mon cher Triboulet, toi qui lis le latin et qui le parles tout aussi bien, tu te doutes que l’étude approfondie des comiques latins a été pour moi une source d’inspiration inépuisable. C’est grâce à eux si notre théâtre aujourd’hui peut se targuer de palingénésie. »

J’étais fier de comprendre tout ce qu’il me disait et je n’étais jamais rassasié de l’écouter, buvant ses paroles et dévorant ses écrits.

Les origines du théâtre n’étaient guère étudiées et ceux qui s’y étaient intéressés n’en avaient que de vagues notions. Pierre Gringore, lui, était érudit en la matière et savait faire partager sa passion. Il me racontait que, en Grèce, au moins cinq cents années avant Jésus-Christ, se produisaient des acteurs avec le visage noirci de suie et couvert d’un masque de papyrus dont le jeu trivial et obscène traduisait une franchise et une liberté d’esprit totales dans la satire des personnages en place, des mœurs et des institutions. Il devenait intarissable quand il parlait des comédiens, de leur manière d’aborder un personnage, de se l’approprier, du plaisir de l’imagination, de la façon d’être rompu à cet exercice de l’esprit sans être gêné par la présence de figures nouvelles ni par un public souvent bruyant et versatile, de l’excitation avant de sauter sur les tréteaux, de la nécessité de sentir et de créer seul un personnage.

Je le regardais bouillant, emporté, et j’avais l’impression que c’était moi qu’il décrivait tant cela me ressemblait. Il parlait de moi quand il dépeignait l’acteur qui entrait dans une sorte de délire en développant des qualités brillantes, originales et naturelles. Et n’était-ce pas bien me résumer en une phrase que de dire :

« Un talent pareil est rare et long à former. »

Il ajoutait :

« Il est plus facile de former dix acteurs pour la comédie régulière qu’un seul pour la comédie improvisée. »

À ma grande stupéfaction, il m’apprit qu’à la fin du XVe siècle, un des premiers comédiens professionnels se nommait (de son vrai nom) Triboulet.

En 1470, à la Feste des Roys, il avait créé La Farce de Maître Pathelin en y interprétant le rôle-titre. Il partageait les succès avec son Compère Maître Mouche. Joueurs d’expertise, experts en tours d’acrobaties et de prestidigitation, leur réputation avait même dépassé les frontières. Ils avaient tous deux trouvé une mort à la fois horrible et cocasse qui collait bien avec leurs personnalités : alors qu’il représentait un mystère de la passion du Christ, Maître Mouche jouait le rôle de Judas et devait faire semblant de se pendre. Il y mit un tel zèle de repentance qu’il se pendit pour de bon et déclencha des cascades de rire en s’agitant désespérément au bout de sa corde. Triboulet jouait le diable et sortait des enfers entouré d’un cuisant brasier. Son habit de Lucifer prit feu et cet acteur qui, dans la vie, était tout feu tout flamme, mourut en brûlant les planches. Leur épitaphe, si elle peut engendrer la bonne humeur n’est pas d’une extrême délicatesse :

 

Males morts te puissent avorter,

Paillards, fils de putain cognus.

Pour à mal faire t’enhorter,

L’un s’est tout brûlé le cul,

L’autre à la potence accrochié

Par le col s’est bien pendu.

 

Une matinée encore toute fraîche d’un été qui mettait du temps à venir nous réchauffer, sortit de la brume une caravane composée de plusieurs carrioles bariolées qui transportaient une troupe de Bergamasques venue tout droit d’Italie. Ces baladins aux costumes bigarrés, tous jouant avec des masques sur la figure, s’inspiraient grandement de la comédie attique.

L’un d’entre eux, plus mobile et agité que les autres, au costume multicolore fait de pièces de tissu cousues bout à bout, se nommait Arlecchino, natif de Bergame, et portait un masque de cuir noir qui lui mangeait presque tout le visage, ne laissant paraître que ses deux yeux pétillants et rieurs et sa large bouche qu’il peignait d’un rouge vermillon entourée d’un grossier trait noir.

Ses partenaires, le docteur, le capitan, le vieillard bafoué et ridicule à qui la belle et jeune Isabella faisait porter les cornes, étaient eux aussi tous masqués. Si la mobilité de leurs corps faisait merveille, en revanche, je trouvais que l’expression de leur moitié de visage était trop figée.

Je n’avais pas besoin de porter un masque puisque je m’étais moi-même masqué en dédoublant ma personnalité. Ma figure se métamorphosait à loisir selon les sentiments que je voulais traduire et je possédais ainsi une diversité infinie d’expressions qui m’étaient propres.

Devant les suppliques câlines de sa reine, Louis avait fait venir spécialement pour elle, et toujours d’Italie, les pupazzi, des montreurs de grande renommée. Ils avaient construit un petit castello dans une salle près des appartements de la reine qui leur avait demandé de jouer pour elle et son entourage des scènes d’amour courtois et des moments épiques de la mythologie. Elle les avait tout de suite mis en garde :

« Il ne saurait être jamais question d’espées et de bastons, encore moins de tromperies ! »

Anne avait aussi un penchant pour les marionnettes et se régalait du spectacle de ces poupées montrées à mi-corps, avec une tête et des mains de bois ; le buste n’est qu’une poche en étoffe dans laquelle on passe la main, le pouce et le médius font agir les bras, l’index fait mouvoir la tête au moyen du cou creusé à cet effet. Cette tradition date de fort loin et la simplicité primitive des scènes représentées faisait la joie des enfants et de toute la famille sur les places publiques au Moyen-Âge où étaient montées les baraques. Quand je pense que c’est dans cet affublement que je te parle aujourd’hui.

J’ai cru un moment à la réincarnation et me voilà bois et tissu ayant dormi dans un placard pendant quarante ans au milieu d’autres marionnettes. Si tu ne m’avais pas sorti de là, je n’aurais jamais pu faire le récit de ma vie.

Mais je m’égare, il me reste à te conter encore douze années auprès de mon roi Louis avant de passer aux vingt et une suivantes auprès de mon autre roi François. Ne perdons plus de temps ! Si tu m’écoutes toujours, branle juste un peu du chef, cette réponse me suffira pour que je poursuive mon récit et que je n’aie pas la désagréable impression de parler dans le vide. Merci ! Je continue.

Un an sans faire la guerre, c’était trop pour le glorieux roi belliqueux qui repartit pour une nouvelle conquête en Italie. Belle occasion pour Anne de concocter de longues scènes de ménage faites de reproches d’être une fois de plus délaissée, mais aussi teintées d’inquiétudes sincères pour la santé de son époux qui devenait alarmante par moments. Le roi trouve les mots pour la rassurer et retrouve une vigueur sans pareille dès son départ, tant l’envie de guerroyer est pour lui le meilleur des remèdes pour recouvrer la santé.

L’expédition est tellement précipitée qu’il ne m’oblige pas à le suivre en Italie et je peux rester à la cour désertée de tous ses chevaliers.

Quand je ne passais pas mes journées à discourir avec François Bourcier ou à écouter Pierre Gringore me raconter Les Folles Entreprises et Les Abus du Monde, ses prochaines pièces, j’étais livré à moi-même et je trouvais le temps de vivre sans l’usuelle contrainte de distraire à la demande.

Les jours d’été où je pouvais m’échapper, j’allais me baigner dans la rivière, je m’étendais dans l’eau, immergeant juste une partie de mon visage pour avoir les oreilles dans l’eau et ne plus rien entendre, seulement un léger bourdonnement étrange et apaisant que je m’imaginais être celui du repos éternel. Si je te parle en ce moment, cela signifie qu’il existe une éternité mais pas de repos.

En sortant de l’eau, je me séchais aux rayons brûlants du soleil qui brillait à son zénith. Je le fixais jusqu’à m’aveugler puis je fermais les yeux, ne sentant même plus mes paupières rougies. Je n’étais plus moi-même mais un être libre, beau, grand et fort comme j’aurais souhaité.

Ressembler au superbe chevalier Bayard ou au noble seigneur de La Palice. Planté sur le bord de la rive, sans personne alentour, je me mettais à hurler les bras en croix :

« Divin astre du jour, brille sur moi, brille pour moi. »

Il fallait bien que je me rhabille et tout en enfilant mes vêtements, je reprenais conscience de ma contrefaçon humaine.

Il était vain de penser que ma condition d’éveilleur de souffre-douleur était loin derrière moi. Quelle erreur ! Bien sûr, je continuais à rire de moi-même, faisant semblant d’être habitué à ma difformité et l’ayant parfaitement assumée. Je savais que ma position serait renforcée si je savais souffrir en silence. Cette identité que je m’étais forgée comme un solide paravent cachait mon état malheureux et évitait de mettre au jour mon malaise en société. Elle servait à montrer qu’au contraire j’étais à sa recherche pour mettre de la gaieté sur ma souffrance. Tout en ressentant les choses profondément, je devais paraître étranger aux émotions, insensible ou ignorant de ce que peuvent être chagrin et joie, ignorer les quolibets et les regards hostiles, maîtriser mes pulsions agressives. Ensuite peaufiner mes armes pour riposter : mimer l’attitude adéquate, utiliser les bons mots en me servant de la parole comme les chevaliers se servaient de leur épée. Faire tomber des têtes ou ruiner des réputations au moyen de « la formule qui tue » en prenant bien garde de ne jamais être pris en défaut.

Quand je présentais mon corps difforme et ma laideur grotesque comme des objets dont on s’amusait, ma souffrance n’était pas que morale, je supportais en plus une souffrance physique qui me prenait soudain, comme si on avait pénétré à l’intérieur de mon corps pour en triturer les os.

Je pouvais à peine poser le pied par terre, des milliers d’aiguilles s’enfonçaient au plus profond de mes os. Ma bosse devenait un intolérable fardeau, j’aurais voulu me gratter tout au creux, la crever avec un couteau pointu pour qu’elle se dégonfle comme une pauvre vessie. Je n’avais plus qu’un moyen, surmonter la douleur en en faisant un ressort comique pour l’entourage qui riait de bon cœur de me voir ainsi feindre, alors que le mal me rongeait avec frénésie. Tu me croiras si tu veux, mais en l’exagérant j’arrivais à oublier la douleur.

Est-ce que la laideur et la difformité sont des critères rassurants pour devenir l’objet de constantes dérisions ? L’absence du roi dut donner de l’audace à certains qui projetèrent de perturber méchamment ma tranquillité, mais leurs mauvaises intentions n’aboutirent pas. J’avais un protecteur puissant en la personne du maréchal de Gié qui s’occupait toujours aussi bien de mon cher François, lequel avait passé l’âge de raison. L’admiration de sa mère était immuable tout comme sa détermination à ne pas céder aux avances de plus en plus insistantes du maréchal. Louise n’avait pas le cœur à la bagatelle, elle venait d’apprendre que notre reine Anne était grosse du roi et accoucherait dans les premiers jours de janvier prochain.