Chapitre huitième

Ce n’était pas mince affaire que d’entreprendre d’aller jusqu’en Espagne rejoindre mon roi prisonnier. J’emmenai avec moi mon frère Nicolas, persuadé qu’avec sa carrure de géant, il me servirait de protecteur et saurait éloigner les manants qui auraient la mauvaise intention de me chercher querelle ou de me molester.

Il nous fallut quatre lunes pleines pour atteindre Madrid et apercevoir le donjon étroit et sombre de l’Alcazar où François Ier était retenu prisonnier.

Combien de fois avons-nous dû changer de montures tant nos chevaux étaient rompus et combien avons-nous fréquenté d’auberges pour nous héberger après chaque étape du jour !

Nous y avons rencontré plus de buveurs et de vilains que de personnes de bonne compagnie. Tous les soirs, j’avais devant moi mon nigaud de frère que je voyais bâfrer. Après avoir sorti de sa besace son couteau à viande à grosse lame que je savais bien aiguisée et qu’il essuyait minutieusement, il tranchait un bon morceau de lard, me tendait la plus petite part et mordait dans l’autre avec une telle bestialité qu’il aurait fait peur au cannibale le plus sanguinaire.

Il s’empiffrait ensuite d’un pâté en croûte, d’un cuissot de sanglier à la confiture d’oignons et d’une miche de pain sur laquelle il avait étalé de la moelle de bœuf dégoulinante de graisse. Au milieu de toute cette goinfrerie, j’avais du mal à avaler mon bouillon d’orties. À peine arrivé dans mon estomac, une fois sur deux, mon écœurement m’obligeait à quitter la table pour aller au dehors de l’auberge dégueuler toutes mes entrailles.

Parfois le plus crasseux des palefreniers nous cherchait querelle pour un pichet de clairet commandé avec trop d’insistance. J’étais bien sûr celui que l’on insultait en premier :

« Hé ! Le bancal avec ta grosse bosse sur le dos, on te nomme messire Courtebite ? »

Autant je répliquais du tac au tac à la cour de France, autant, dans ce bouge infect, je préférais me taire et laisser mon frère répondre à ma place :

« Tas de brelotins, vous nous braillez bombette ! Je vais me colérer et vous faire jaillir la merde que vous avez sous le bonnet et je vous enduirai la gueule avec ! »

Cela avait au moins le mérite d’être clair et cela donnait immédiatement le signal de la bagarre générale. Je me terrais dans un coin de l’auberge pendant que Nicolas faisait valser les tables et les bancs, éclatait quelques figures et assommait deux ou trois faces avinées. Cela se terminait invariablement par de gros rires gras et force tapes dans le dos autour d’une chopine quand ce n’était pas à conter « farfemouille » à une souillon pour y tremper sa chandelle à la fin de la nuit.

Avant de te conter la suite de nos aventures, il faut que je t’explique tout de même les événements qui avaient précédé notre voyage.

Croyant pouvoir réitérer son triomphe de Marignan, François Ier, toujours à la tête de ses armées, attaque Pavie, en Italie. Mais ce 24 février 1525, jour funeste, c’est le désastre. Tous les maréchaux les plus héroïques sont tués ou mortellement blessés. Le seigneur de La Palice lui-même se voit décocher à bout portant un méchant coup d’arquebuse qui perça sa cuirasse. Il s’était une fois de plus si courageusement illustré dans cette bataille que ses soldats chantèrent sa bravoure en un joli quatrain composé en sa mémoire :

 

Monsieur de La Palice est mort

Mort devant Pavie

Un quart d’heure avant sa mort

Il faisait encore envie.

 

Il faisait encore envie tant sa vaillance était un exemple à ne jamais oublier. Je ne sais quel imbécile a souillé sa mémoire en changeant la dernière phrase par « il était encore en vie » ! C’est bien mal honorer la bravoure de ces chevaliers qui ont donné leur vie pour l’honneur de la France.

Au soir de la bataille, l’armée française est décimée mais le plus grave, c’est que François Ier est fait prisonnier et rend son épée en disant :

« Voici l’épée d’un roi qui n’est pas prisonnier par lâcheté mais par manque de bonne fortune. Tout est perdu, fors l’honneur ! »

Les Espagnols pavoisent en ce 24 février. C’est l’anniversaire de leur empereur et roi et le plus beau cadeau qu’ils pouvaient lui faire c’est la capture du roi de France, François Ier.

Prisonnier d’un adversaire sans pitié, François, suivant l’escorte qui le conduisait à Madrid, traversa Valence au milieu de l’admiration des femmes accourues. L’une d’elles la lui manifesta avec tant d’ardeur que le roi lui dit :

« Vous me montrez une telle attention que je ne sais comment vous en savoir gré. Je me tiens, en tout cas, prêt à votre commandement. »

À Madrid où il parvint enfin dans un éclatant costume blanc et or, il mit en transes Xiména, fille du duc de l’Infantado. Désespérée de ne pouvoir le joindre et arriver à ses fins ou à un début qu’elle savait prometteur, elle s’en fut cacher son amour interdit dans la solitude d’un couvent.

Il est bientôt l’objet des rêves de la propre sœur de Charles Quint, Éléonore d’Autriche, qu’il sera obligé d’épouser plus tard tant pour raison d’État que pour la remercier de ses bienfaits.

On a de son séjour trop long et trop injuste conservé des échos que les historiens nous ont abondamment contés. Il en est de pittoresques que je ne saurais te relater mais qui démontrent bien que sa grande infortune ne lui avait point fait perdre une vigueur que nul ne put jamais mettre en défaillance. Il devait laisser, en partant, pantelantes, inconsolées, nombre de ces généreuses Espagnoles.

La plupart des dames de Madrid, toutes compatissantes, émues par ses malheurs, par sa peine et par ses pleurs, toutes prêtes à consoler ce captif séduisant, se mirent à l’ouvrage avec tant d’allégresse qu’il ne sut à quel sein il vouerait son amour. Les geôliers complaisants fermaient leurs yeux sévères et les jours plus riants succédant aux nuits folles firent du roi de France un prisonnier comblé jusqu’au jour où l’envoyé de l’implacable Charles Quint vint lui lire les conditions que celui-ci lui avait dictées :

« Que le roi de France rendît toutes ses terres à monsieur de Bourbon, et en plus, la Provence et le Dauphiné. Que le roi de France remît à l’empereur le duché de Bourgogne, le comté d’Auxerre, de Mâcon, la vicomté d’Auxonne, le ressort de Saint-Laurent, la seigneurie de Bar-sur-Aube et d’autres terres françaises. Qu’il abandonnât la ville de Thérouanne et celle de Hesdin ; qu’il perdît ses droits de suzeraineté sur la Flandre et l’Artois ; qu’il renonçât à toutes ses prétentions sur le royaume de Naples, le duché de Milan, le comté d’Asti, la seigneurie de Gênes. Qu’il restituât au roi d’Angleterre toutes les villes de France qu’il lui avait enlevées ; qu’il rétablît le prince d’Orange dans sa principauté confisquée. Qu’il payât toutes les indemnités pécuniaires que Charles Quint avait promis de payer à Henry VIII. Sinon, il porterait la guerre jusqu’à Paris. »

Le roi écouta jusqu’au bout sans la moindre réaction et répondit avec hauteur et ironie :

« Je suis marri que l’empereur votre maître vous ait donné la peine de venir en poste de si loin pour m’apporter articles si déraisonnables. Vous lui direz que j’aimerais mieux mourir prisonnier que d’accorder ses demandes. Mon royaume est encore en son entier ; je ne veux, pour ma délivrance, l’endommager. Si l’empereur veut traiter avec moi, il faut qu’il parle un autre langage. »

Le lendemain de cette entrevue, il fut transféré de la grande tour de Los Lujanes, où il disposait d’un appartement spacieux, pour le tout dernier étage de l’étroit donjon de l’Alcazar dans une chambre où l’on pouvait juste loger un lit, un coffre, un fauteuil, une table et deux chaises. Il fut privé de toutes les visites qui avaient rendu sa captivité acceptable et qui n’étaient plus maintenant que souvenirs charmants.

Charles Quint ne donnait aucune nouvelle et refusait obstinément l’entrevue avec son captif tant que tout n’aurait pas été conclu avec les envoyés de la régente Louise de Savoie qui, afin de rappeler à tout instant la royauté et la grandeur à son César, lui envoyait des tentures à fleurs de lys, ornées de l’écusson royal et de la Salamandre symbolique. Elle lui adressait aussi des lettres tendres et rassurantes. Marguerite lui envoyait du linge précieux et des fourrures ainsi que des livres et des poèmes de sa composition mal rimés mais passionnés.

Les ambassadeurs délégués à Tolède par Louise n’obtenaient que des refus de Charles Quint. Il ne voulait rien négocier et renforçait même ses conditions. François Ier, de son côté, interdisait de se dessaisir du moindre territoire.

« Il ne faut rien céder. Pas un seul petit morceau de la France. Dussé-je mourir entre ces murailles ! »

Fatigué par la chaleur torride, étouffant dans ce petit espace clos, il tomba gravement malade, terrassé par de fortes fièvres accompagnées d’atroces maux de tête qui le forcèrent à s’écrouler sur son lit sans pouvoir se relever.

Le propre médecin de l’empereur, assisté de deux de ses collègues français, fut envoyé sans tarder au chevet du malade. Charles Quint craignait de perdre son précieux otage. Il n’avait pas tort. L’état de son captif était désespéré : un abcès s’était formé dans la tête de François Ier qui sombrait dans une léthargie proche d’un coma mortel.

Les médecins français tentèrent bien un astucieux diagnostic :

« Peut-être que la liberté, l’air de sa patrie le soulageraient ? »

Mais le médecin espagnol ne fut pas dupe de leurs habiles insinuations. Ils furent interrompus par l’arrivée de Charles Quint en personne qui leur ordonna de quitter la chambre et de le laisser seul avec son prisonnier mourant.

Mon roi me raconta plus tard qu’il entrouvrit les yeux et découvrit l’empereur qui le tenait dans ses bras. L’étonnement passé, il eut juste la force de balbutier :

« Seigneur, vous voyez ce qui reste de votre prisonnier.

— Non, mon bon frère, je vous tiens pour libre, répondit Charles Quint avec une douceur inhabituelle.

— Je suis votre esclave, insista le roi mourant.

— Je ne désire rien plus que votre santé, ne songez qu’à elle. Tout le reste se fera comme vous le souhaiterez.

— Il en sera comme vous ordonnerez, mais, je vous en supplie, seigneur, qu’il n’y ait plus d’intermédiaire entre vous et moi !

— Mon très cher frère, ne vous souciez d’autre chose que de votre guérison et je promets que vous serez délivré à votre grand honneur et contentement après que Madame la duchesse, votre sœur, sera venue à Tolède. »

François n’écoutait déjà plus, étant retombé dans un évanouissement proche de son dernier sommeil. Charles Quint revint chaque jour visiter son roi captif en ne manquant jamais de lui rendre confiance et en le rassurant sur la venue prochaine de sa sœur Marguerite.

Apprenant que le beau roi français était au plus mal, les femmes se précipitèrent en foule dans les églises d’Espagne, priant pour la guérison du royal prisonnier. Charles Quint, exaspéré de la popularité de son rival, ordonna qu’il fût dit des prières publiques, afin que l’on crût qu’il en était l’initiateur.

J’amusais beaucoup « mon cousin » il y a quelque temps à la cour quand je comparais Charles Quint à un crabe : ce sale animal adore la chair de l’huître mais ne peut s’en régaler qu’en évitant un grand danger : celui de se faire sectionner les pinces par la coquille de l’huître pareille à une robuste armure qui, en se refermant brusquement, peut transformer le crabe en une inoffensive araignée de mer. Mais le crabe est patient, il attend que l’huître s’ouvre pour goûter le doux délassement des profondeurs de la mer, il insère alors un galet à la jointure de la coquille lui interdisant de se refermer, il y plonge ses deux pinces et déguste tranquillement son succulent repas servi dans une jolie assiette de nacre. C’était un portrait assez réaliste de l’empereur au teint blafard et aux yeux obliques.

Quand on rapporta à Louise de Savoie l’alarmante nouvelle de la maladie du roi, elle fondit en larmes, sachant qu’elle ne pourrait aller rejoindre son fils agonisant. Pensant arranger les choses avec l’empereur, elle proposa en mariage sa fille Marguerite, veuve récente, et l’envoya aussitôt au chevet de son frère. Marguerite aurait accepté bien pis pour l’amour de son François adoré.

Depuis l’absence du roi, Louise n’avait cessé de lutter pour garder en paix le royaume menacé par une bande de loups qui commençaient à montrer dangereusement les dents. Le Parlement s’opposait à elle régulièrement et lui faisait les nuits blanches. Avant mon départ pour l’Espagne, je n’avais pas manqué de souligner cette guerre intestine avec une verve un instant retrouvée :

 

La Régente est en conflit permanent

Avec tous ces messieurs du Parlement

Tout ce grand monde, parle, ment,

C’est une assemblée de manants.

 

Dans ces moments dramatiques, il fallait bien continuer d’exercer ma fonction de bouffon même si elle était devenue bien insignifiante dans cette morosité qui avait gagné la cour et le pays tout entier. Mais aussi étonnant que cela puisse paraître, aucun prince n’avait bougé en France et le peuple était resté loyal envers son souverain pourtant absent de son royaume depuis trop longtemps. C’était la preuve indiscutable qu’il était sincèrement aimé.

Charles Quint, n’ayant même pas daigné répondre à la proposition de mariage, avait donné son accord pour que la duchesse vînt visiter son frère dans sa prison espagnole.

Ils ne s’étaient jamais vus, mais dès qu’ils se rencontrèrent, ils ne se plurent ni l’un ni l’autre. Charles Quint trouva Marguerite quelconque et sans charme, tandis qu’elle fut glacée de peur et de répulsion devant ce maigre jeune homme tout habillé de velours noir. Il la conduisit lui-même auprès de son frère et, sans un mot, repartit aussitôt pour Tolède.

Marguerite ne quitta pas François ni de jour ni de nuit, lui prodiguant tous les soins possibles et imaginables, lui apportant le plus tendre des secours destinés à ranimer son courage durement éprouvé par la plus cruelle des défaites et par une incarcération inhumaine. Mais François ne reprenait pas connaissance et semblait plongé dans une complète insensibilité. Voyant qu’aucun remède humain n’avait d’effet bénéfique, elle fit dresser un autel de fortune dans la cellule où l’archevêque d’Embrun, venu en ambassade, célébra la messe pour l’agonisant. Le roi ouvrit les yeux quand on lui présenta le saint sacrement et demanda l’hostie. Il ne put l’avaler et s’étrangla si fort que l’abcès creva d’un coup, s’ouvrant tout en dehors. Au bout d’une semaine de soins, il avait recouvré le dormir, le boire et le manger. Il était sauvé et put espérer une complète guérison après une longue convalescence.

Marguerite, rassurée, en profita pour se rendre à Tolède où Charles Quint la reçut avec courtoisie. La duchesse eut beau argumenter et user de tous ses charmes, rien n’y fît. L’empereur, tout en restant d’une parfaite galanterie, prétendit que les espérances de liberté prodiguées à François Ier n’étaient que pour délivrer le roi de la mort, et il ne rabattit aucune de ses exigences.

Marguerite proposa la renonciation aux souverainetés d’Italie, une importante rançon royale, le mariage de son frère avec la sœur de l’empereur et le sien avec lui-même. Il changea brusquement de ton, et loin de la considérer comme sa fiancée, il lui dit qu’elle avait entrepris à tort ce long voyage, qu’elle n’avait pas le pouvoir de traiter avec lui et qu’elle devait regagner la France sans tarder. François Ier restait donc prisonnier et pour longtemps. C’est en venant faire des adieux déchirants à son frère que Marguerite me vit, au pied de la tour, attendant toujours de pouvoir rendre visite à mon roi. Plusieurs fois j’avais été fermement refoulé et j’avais dû encore à la corpulence dissuasive de mon frère de ne pas être plus gravement rudoyé. La duchesse me promit d’avertir le roi qui interviendrait pour m’obtenir un laissez-passer. Après le départ de Marguerite pour la France, je tentai une nouvelle fois de m’introduire dans le donjon mais les ordres de Charles Quint étaient formels : aucune visite autorisée. Je pus néanmoins apercevoir le visage fatigué de « mon cousin » qui s’encadrait dans l’étroite fenêtre grillagée tout au haut de la tour, agitant doucement sa main en signe de remerciement, d’impuissance et de tristesse. Sachant que nous n’obtiendrions jamais le droit de visite que nous avions tant espéré, Nicolas et moi regagnâmes notre pays, orphelin, tout comme nous, du roi de France.

L’automne passa, puis l’hiver vint. François, maintenant rétabli mais toujours très faible, s’étiolait entre ses quatre murs. Il avait décidé d’abdiquer en faveur de son fils, le dauphin, mais le Parlement avait justement refusé d’enregistrer son abdication. Toutes les cours d’Europe et même le pape, s’étaient émus du sort déplorable réservé à ce royal prisonnier et suppliaient Charles Quint d’adoucir sa détention. Les seigneurs d’Aragon et de Castille murmuraient : « Il ne manquera pas d’Espagnols pour ouvrir au roi la porte de sa prison. »

L’empereur, toujours inflexible, se rendit compte que le monde menaçait de se soulever contre lui, et décida de signer un traité où il exigeait toujours l’Italie, la Provence, la suzeraineté de Flandre et de l’Artois avec une quantité d’autres territoires incluant la Bourgogne. Enfin, il offrait en dot à sa sœur Éléonore, si elle épousait le roi de France, les comtés de Mâcon et d’Auxerre qui reviendraient à sa mort à la maison d’Autriche.

Éléonore, comme toutes les Espagnoles, était amoureuse de François Ier. Elle ne se fit pas prier pour accepter d’épouser le beau roi captif qui, plutôt partisan de la grande beauté féminine et en étant privé depuis plusieurs mois, se contenta de cette femme noire comme poivre mais moins piquante, au buste démesuré sur des jambes courtes, l’œil petit, le teint gris, le cheveu rude et la mâchoire prognathe.

Le traité désastreux est enfin signé et François Ier demande sa libération. Mais Charles Quint est méfiant et ne rendra la liberté à François Ier qu’au moment où ses deux fils François et Henri mettront le pied sur la terre d’Espagne et seront gardés en otages, gages de la parole de leur père jusqu’à l’exécution des clauses du traité. François Ier accepte, sachant très bien qu’il se dégagera de sa promesse : « Tout homme de guerre sait assez qu’un prisonnier gardé n’est tenu à nulle foi et ne se peut obliger à rien et puisqu’on ne se fie pas à ma parole, je ne suis pas tenu de l’observer. »

Les deux petits princes otages, pauvres orphelins, arrivèrent à Valladolid, accompagnés de Diane de Poitiers qui les embrassa avec émotion avant que ne se referment sur eux les lourdes grilles d’un couvent de moines. Diane avait serré un peu plus fort sur son cœur le tendre et triste Henri qui n’oubliera jamais le baiser qu’elle lui avait donné au front.

François était rassuré, Éléonore lui avait promis qu’elle prendrait grand soin du dauphin et de son frère durant leur séjour espagnol en attendant leur union car le mariage ne serait célébré qu’une fois le traité exécuté et les otages rendus.

Voilà plus d’un an que François Ier attendait que s’ouvrent devant lui les portes de la liberté. Il avait oublié les mille souvenirs agréables qui avaient marqué le début de sa captivité. Il ne conservait que les stigmates d’un enfermement où il avait frôlé la mort et qui l’aurait conduit à la folie s’il s’était prolongé.

En arrivant à Bayonne, il se jeta sanglotant dans les bras de Madame puis dans ceux de Marguerite, accourues à sa rencontre. Derrière les deux princesses, Françoise de Châteaubriant guettait un regard, un geste, mais il ne la vit même pas, il n’avait d’yeux que pour la délicieuse fille d’honneur de la duchesse d’Angoulême, Mademoiselle Anne d’Heilly de Pisseleu, qui atteignait à peine ses dix-huit ans. Louise l’avait prise sous sa haute protection, persuadée que son galant de fils ne manquerait pas d’être séduit par son éblouissante beauté. La taille serrée dans une vertugade, Anne portait une robe de drap d’or, fourrée d’hermine mouchetée, et une cotte de toile d’or, largement « esgorgetée » avec force pierreries. Une chevelure dorée encadrait un visage aux traits harmonieux, à la carnation de fleur, des lèvres fraîches bien dessinées, des yeux bleus admirables. On la surnommait « la plus belle des savantes et la plus savante des belles », elle avait tout pour plaire, pour vaincre et pour conquérir. Frappé par l’éclat de ses charmes, François était déjà résolu à lui sacrifier Madame de Châteaubriant.

Il reprenait vie au milieu des vivats du peuple qui hurlait sa joie de le voir délivré et sa fureur de savoir les deux fils du roi en otage. Toute la cour était descendue de la capitale pour fêter son retour ; il eut un mot aimable pour chacun. Il s’arrêta plus longtemps devant moi, me remercia de ma venue à Madrid et m’intima l’ordre de reprendre ma place auprès de lui et de ne plus jamais m’en éloigner. Après toute cette effervescence, il se rendit dans une église avec Louise et Marguerite où il adressa à Dieu les plus ferventes prières pour le prompt retour de ses deux fils prisonniers.

« Maintenant, je suis roi ! Je suis encore roi ! Qu’il fait bon être roi dans son royaume ! » répétait-il sans cesse.

L’ambassadeur espagnol qui, tout comme moi, ne le quittait pas d’une semelle lui rappelait que, maintenant qu’il était libre, il devait impérativement ratifier le traité de Madrid et respecter son serment.

« Monsieur, lui répondait-il, je ne suis pas lié à un serment tenu pendant que j’étais en prison, traité comme un homme sans foi. Néanmoins je tenterai l’impossible pour faire honneur à mes engagements. »

François, suivant les conseils de sa mère, décida d’établir toute la cour à Cognac. Les grands conseillers du royaume vinrent demander au roi s’il avait l’intention de ratifier le très sévère traité de Madrid. Sa réponse fut des plus claires : « Je ne suis pas lié par le serment de Madrid puisque j’étais prisonnier. Une telle promesse n’oblige aucunement celui qui la fait à moins qu’il ne soit libre. Il ne sera jamais question que je me sépare de la Bourgogne. Je propose à l’empereur de lui payer à la place deux millions d’or. Quand il recevra cette somme il devra délivrer aussitôt la reine Éléonore et mes deux fils. »

Le pape lui-même le délia du serment donné en même temps que sa signature :

« Les accords faits dans la contrainte ne se maintiennent pas », lui assura-t-il.

Fort de l’appui du Saint-Père qui entraîna à sa suite la république de Venise et tous les États italiens, après avoir signé un traité de paix avec Henry VIII, et trouvé une alliance avec Soliman le Magnifique, François Ier forma alors « la ligue de Cognac » contre Charles Quint pour abattre sa puissance. Quand l’empereur apprit cette coalition, il fut ulcéré. Dans sa fureur, il fit aussitôt transférer les deux enfants de France dans un lointain et imprenable castillo d’Andalousie. Ils se retrouvèrent bien seuls puisque leurs serviteurs français avaient été vendus comme esclaves en Afrique.

Charles Quint ne décoléra pas :

« Le roi de France m’a trompé. Il n’a point agi en vrai gentilhomme et en vrai chevalier mais méchamment et faussement. Je ne lui rendrai pas ses enfants pour de l’argent. S’il compte les avoir par force, je vous assure qu’il n’y parviendra pas tant qu’il restera pierre sur pierre dans mes royaumes ! »

Pendant ce temps, à Cognac, le roi se précipitait dans les plaisirs dont il avait été privé pendant si longtemps. Madame et sa fille organisaient des fêtes, des pastorales, des bals que le roi ouvrait toujours avec la fine et ravissante Mademoiselle Anne d’Heilly, rayonnant de ses dix-huit printemps.

Au même moment, en Angleterre comme en France, deux jeunes femmes pleines de malice surent fixer l’attention de leur roi : Anne Boleyn pour Henry VIII et Anne de Pisseleu pour François Ier.

 

Dieux immortels, rentrez dedans vos cieux !

Car la beauté de ceste vous empire !

 

écrivait François dans son enthousiasme, en hommage à sa nouvelle muse, et il ajoutait en soupirant comme un jeune amant transi :

« Elle me fait respirer cet arôme de grâce féminine auquel je me plais tant à rafraîchir ma force. »

Sans retard il l’assaillit et fit si bien qu’en peu de temps elle n’offrit plus la moindre résistance. Il la maria sans tarder avec un mari distrait, Jean de Brosse, qui avait à se faire pardonner une complicité dans la conspiration de Bourbon, le nomma duc d’Étampes, afin que « la plus savante des belles » devînt duchesse d’Étampes. Cependant elle ne se fit pas faute, étant d’un tempérament insatiable, de le tromper fort souvent. Décidément, c’était une mode chez les favorites !

À propos, tu dois te demander ce que devenait la comtesse de Châteaubriant ? Elle avait eu le temps, durant la captivité de son amant, d’éprouver la haine qu’elle inspirait à ses ennemis. Mise à l’écart, elle avait dû résister aux manœuvres de Louise qui avait trouvé sa vengeance en ayant poussé sa protégée dans les bras de son fils.

Le roi, se souvenant de ses voluptés passées avec Françoise, va tenter de faire cohabiter ses deux maîtresses, mais c’était mal connaître Anne qui menaça de se refuser si sa vieille et noire rivale paraissait à la cour et dans le lit royal qui à présent était son territoire.

Françoise, longtemps persuadée que l’amour du roi n’était pas mort et que la blonde Anne ne serait qu’un caprice passager, comme tant d’autres, se rendit à l’évidence : ce grand amour s’achevait en douleur et martyre et elle ne supporta plus ce qu’elle savait perdu. Elle décida alors de laisser la place et de regagner ses terres au château de Châteaubriant pour renouer avec son mari qui l’attendait depuis longtemps, ricanant sourdement.

Le comte n’avait jamais pardonné l’infidélité de son épouse, il allait enfin pouvoir mettre à exécution une vengeance ruminée depuis des années.

Il savait que le roi ne s’inquiéterait plus d’elle, il pouvait donc agir en toute impunité. La comtesse lisait clairement dans les pensées de son mari bafoué, se rappelait ses violences d’antan et tremblait de tous ses membres.

Le soir de son retour, comme elle priait dans sa chambre, agenouillée sur son prie-Dieu de velours, le comte entra suivi de deux barbiers masqués.

« Madame, votre heure est venue !

— Ayez pitié de moi, dit-elle en se traînant à ses pieds, souvenez-vous ! nous nous sommes aimés.

— Madame, les amours qui commencent par anneaux finissent toujours par couteaux. »

Elle se dressa devant lui, sa tête toujours belle aux cheveux gris maintenant, et fixant son mari dans les yeux, elle tendit ses poignets aux bourreaux.

« Faites votre office. »

Ils s’exécutèrent et l’exécutèrent en même temps. Le sang se mit à couler à flots des chevilles et des poignets ouverts, elle eut encore la force de menacer :

« Le roi me vengera, prenez garde !

— Madame, répliqua son mari juge et sanguinaire, ce que je fais ce soir prouve que je ne crains ni Dieu ni diable. Que me fait donc un roi qui vous a oubliée ? »

Elle s’affaissa, exsangue. Le comte la regardait mourir sans sourciller.

Elle balbutia :

« Me laisserez-vous trépasser comme une bête ?

— Comme une chienne, madame, comme une chienne ! »

Lors de la mise en bière, Messire Clément y alla de ses vers :

 

De grande beauté, de grâce qui attire,

De grand savoir, d’intelligence prompte,

De biens, d’honneurs, et plus que ne raconte,

Dieu éternel richement l’étoffa.

Ô viateur, pour t’abréger ce conte :

Ci-gît un rien, là où tout triompha.

 

Et mon roi versa des larmes sur sa tombe :

« Triste pierre qui me cache si beau visage, qui me rend malheureux et défait. »

J’étais assez près d’Anne de Pisseleu pour l’entendre murmurer une bien insolite prière :

« Dieu, gardez-la bien au ciel ! Amen. »

Il fallait que j’amuse mon roi dans cette triste cérémonie et j’égayai sa tristesse en lui glissant :

« Tranquillisez-vous, « mon cousin », ça ne diminuera pas le nombre des cocus. »

Les maris cocus de la cour ne se gênaient pas pour punir leurs épouses adultères ; ils les mettaient en prison perpétuelle au pain et à l’eau, enfermées dans une chambre secrète au fin fond de leurs sombres manoirs ; d’autres empoisonnaient leurs épouses infidèles à petit feu.

Ces châtiments étaient dans les mœurs du temps et montraient que sous l’apparence de légèreté, de scepticisme ou de raillerie, les cœurs restaient farouches avec un sentiment profond de l’honneur conjugal. C’était plutôt rassurant pour ces dames, non ?

Toutes ces intrigues d’alcôve m’amusaient et m’émoustillaient à la fois. Je repensais à ma matrone et me demandais ce qu’elle était devenue depuis tout ce temps. Je fis envoyer une petite délégation avec mission de lui venir en aide si besoin était. Mes messagers revinrent quelques jours plus tard pour me rendre compte qu’il ne l’avait point trouvée et que sa masure au fond de la forêt était vide et inhabitée apparemment depuis fort longtemps ; en interrogeant des paysans dans les fermes alentour, certains l’auraient aperçue partir avec armes et bagages, c’est-à-dire avec ses potions et ses cornues, pour une destination inconnue.

Était-elle encore de ce monde ? Si j’apprenais sa mort, j’en serais bouleversé, tout comme je le fus cet orageux après-midi d’été lorsque j’entendis en passant près d’un groupe de courtisans :

« Machiavel est mort. »

Ils commentaient cette nouvelle comme un simple fait banal. Je me surpris à aller m’appuyer derrière un pilier au bout de la grande salle, le souffle coupé comme si j’avais reçu un violent coup à l’estomac. L’annonce de sa disparition fait partie de mes grandes douleurs, celles des blessures du cœur et de l’âme qui ne cicatrisent jamais et qui sont ravivées chaque fois que la mémoire les évoque.

L’absence d’un roi n’est pas sans conséquence et François Ier dut rétablir l’autorité monarchique que les parlementaires avaient bafouée. Il y avait une grande remise en ordre à effectuer en ce qui concernait les finances du royaume. Le problème venait des financiers eux-mêmes. Ils prétendaient tous s’être ruinés au service du roi, suppliaient Sa toute gracieuse et bonne Majesté d’avoir pitié d’eux, de leurs femmes et de leurs pauvres enfants. Mais leurs coffres secrets regorgeaient d’or, leurs épouses ruisselaient de bijoux, leurs filles étaient dotées comme des impératrices et les caisses de l’État étaient pillées. François Ier se décida à faire un exemple.

Jacques de Beaune, seigneur de Semblançay et vicomte de Tours, chambellan du roi et général des Finances, déjà accusé de malversations dans la gestion des biens du Trésor, fut immédiatement emprisonné, jugé pour faux, usage de faux, prise de commissions illégales et emprunts souscrits à taux excessif. Il fut condamné à mort. Il ne fut pas décapité comme le noble qu’il prétendait être mais pendu comme un vulgaire roturier au gibet de Montfaucon où les oiseaux de proie venaient se faire de plantureux repas en becquetant les yeux des pendus. Trafiquants, financiers, avocats se balancèrent bientôt côte à côte au bout d’une corde.

Je ne résistais pas à railler :

« Toute leur vie ils ont rêvé d’obtenir une position élevée, les voilà au faîte de leur gloire. »

On condamnait beaucoup à mort, d’abord ceux qui n’avaient pas de quoi payer leurs juges mais aussi ceux qui en avaient les moyens et qui se retrouvaient pendus, étranglés, cloués au pilori ou exposés au supplice de la roue, les membres brisés. Fiers du devoir accompli et pénétrés de l’assurance que le Dieu tout-puissant n’aurait pas permis que des innocents soient condamnés à mort, tous les gens de justice s’offraient, après la sentence, un plantureux repas, le « past », aux frais bien entendu du supplicié.

Les bourreaux cherchaient toujours à améliorer les exécutions pour le plus grand plaisir des badauds qui se pressaient en grand nombre sur la place de Grève ou à Montfaucon. J’ai assisté à l’exécution particulièrement atroce d’un parricide sur la personne de son beau-père : il fut condamné à être tenaillé avec tenailles ardentes aux deux mamelles, aux deux bras, aux cuisses et gros de jambes, ensuite appliqué sur une roue pour y être rompu et brisé en chacun des membres, et après être demeuré quelque temps en cet état, être étranglé tant que mort s’ensuive, puis le corps jeté en bas, la face contre terre, et enfin être brûlé et réduit en cendres pour être jeté aux vents.

François Ier se rendait presque tous les jours à la Sainte-Chapelle pour y entendre les vêpres. Je le suivais comme à mon habitude et notre entrée se faisait toujours dans un silence impressionnant. À peine étions-nous installés que l’évêque entonnait le Deus in adjutorium, immédiatement suivi par des chantres dont les voix puissantes se répandaient sous les voûtes. Un jour, surpris et agacé par ce tonnerre de vociférations, je me levai, bondis sur l’évêque et lui assenai quelques vigoureux coups de poing pour ensuite revenir calmement m’asseoir à ma place. Sans s’émouvoir, François me demanda les raisons de ma fureur soudaine contre cet homme de bien.

« Ta, ta, ta ! Mon cousin, quand nous sommes entrés ici, il n’y avait point de bruit et cestui-ci a commencé la noise ; c’est donc lui qu’il faut punir… »

C’était bien la parfaite démonstration de ma totale impunité car j’en connus qui furent envoyés au bûcher pour moins que ça ! Bafouer le clergé était un des crimes les plus sévèrement punis et ne pas le respecter était ma manière à moi de participer à la Réforme sous le couvert de la calembredaine.

Marguerite protégeait ces idées nouvelles que François apprécia d’abord mais sous l’influence de sa mère et des cardinaux du Grand Conseil, il fit volte-face et s’en écarta bien vite. Il maria sa sœur avec Henri d’Albret, roi de Navarre, et la força à s’éloigner de la cour où l’on murmurait un peu trop sur son compte.

Pendant qu’une deuxième guerre s’engageait entre François Ier et Charles Quint, ce dernier demanda qu’on lui accorde un sauf-conduit pour traverser la France. Sans que « mon cousin » ne me demande mon avis, je le devançai :

« Si l’empereur est assez fou pour venir se jeter dans la gueule du loup, je lui ferai don de mon bonnet à grelots !

— Et si je le laisse passer librement, comme sur ses propres États ? rétorqua le roi.

— Alors, « mon cousin », c’est à vous que je l’offrirai et j’effacerai son nom pour mettre le vôtre à sa place ! »

J’ai tant d’ennemis à la cour qui ne me pardonneront jamais de m’être élevé si haut sans être né noble qu’y être encore bouffon depuis si longtemps est un tour de force exceptionnel.

Les courtisans restaient toujours la cible favorite de mes sarcasmes et je ne me privais jamais de les provoquer :

« Courtisans, je ne vous crains guère sinon que ma bosse me rentre au corps et ressorte devant pour me faire gros ventre comme à vous ! »

Le comte de Montmorency ne supportait pas que l’on se moque de sa bedaine qui le précédait d’un bon pied et lui donnait une allure de tonnelet ambulant. Il me menaça de me faire périr sous la bastonnade. J’allais aussitôt m’en plaindre à « mon cousin » :

« Ne crains rien, me rassura-t-il, s’il ose te faire subir pareil traitement, je le ferai pendre dans le quart d’heure qui suit.

— Ah ! cousin, grand merci, mais je préférerais que vous le fassiez pendre dans le quart d’heure qui précède ! »

J’ai fort heureusement aussi des amis et surtout un tout nouvel arrivant à la cour : François Rabelais. Cet ancien moine qui a pratiqué la médecine est maintenant un écrivain qui nous livre une littérature propre à déclencher l’hilarité et la bonne humeur mais surtout qui s’adresse aussi bien au peuple qu’aux nobles.

« Voyant le deuil qui nous mine et nous consume, mieux vaut écrire du rire que des larmes », dit-il.

C’est lui qui, le premier, m’a surnommé morosophe (transcription du grec qui signifie : sage-fou) parce que je prononce, selon lui, des paroles insensées et que je me comporte comme un fou tout en passant pour un sage. Je suis un fou, certes, mais un grand fou, fou superlatif, parangon de la folie, un sot en degré souverain, complètement fol, proprement et totalement fol, c’est ainsi qu’il me décrivait quand nous nous rencontrions pour deviser de longues heures en partageant une « dive bouteille » de vin de Loire qu’il affectionnait particulièrement. Tu sais que je n’ai jamais bu de vin, mais avec l’ami Rabelais, j’apprenais à boire avec modération certes, mais surtout à boire de l’excellent vin de la bonne treille. J’avais trop le souvenir de l’ivrognerie grossière de mon père, pilier de cabaret, courant en manière de batifoleries de taverne en taverne et d’estaminet en coupe-gorge, pour éviter ces saouleries vulgaires que beaucoup de courtisans pratiquaient aussi.

Boire avec Rabelais, c’était comme une messe dédiée au Dieu Bacchus :

« Service divin

Service du vin

Seigneur Dieu, donnez-nous notre vin quotidien », devint ma seule prière quotidienne.

Dans le Tiers Livre, deux de ses personnages, Pantagruel et Panurge, parlent de moi nommément :

« Triboulet me semble complètement fol.

— Proprement et totalement fol. »

Il m’a affublé ensuite de plus de deux cents épithètes. Je ne résiste pas à la joie de t’en livrer quelques-unes :

« Fol fatal, de gamme majeure, de nature, de bécarre et de bémol, céleste, jovial, joli et folichon, à pomponnettes, excentrique, héroïque, génial, original, papal, impérial, royal, loyal, seigneurial, total, triomphant, favori, redouté, transcendant, souverain, supercoquelicantieux (supercocorico !), célèbre, précieux, fantastique… »

C’est moi tout craché ! Je suis pour lui « la fine cresme de desraison ». Il termine le chapitre qui m’est consacré par cette phrase :

« Si on avait raison jadis de nommer à Rome Quirinales la fête des fous, on pourrait à bon droit instituer en France les Tribouletinales. »

C’est lui qui m’a vraiment compris. Il détestait ce qui lui apparaissait bas et malfaisant et il aimait la sincérité dans le rire. J’ai passé avec lui les heures les plus heureuses et les plus enrichissantes de cette période troublée.

Ah ! François ! Mon ami François ! Décidément, c’est un prénom qui me sied à merveille. Il avait sur son visage le sourire constant d’une véritable bonne humeur, élégant, délicat, d’une humilité non feinte et d’une finesse qui était bien loin de la grossièreté et de la paillardise dont on l’a accusé à tort.

Par l’avis, conseil, prédiction de fous, vous savez quantes princes, rois et républiques ont été conservés, quantes batailles gagnées, quantes perplexités résolues.

Il n’y a rien à ajouter.

La paix est enfin signée entre François Ier et Charles Quint qui consent à laisser la Bourgogne à la France seulement si le roi de France renonce à l’Italie. Mais l’Italie, on l’avait chez nous depuis fort longtemps.

La défaite de François Ier à Pavie eut deux heureuses conséquences.

La première fut d’avoir mis fin à ces guerres des Français en Italie qui duraient depuis Charles VIII. La seconde, c’est que, pendant tous ses séjours en Italie, François Ier, prince accessible à toutes les idées qui portaient en elles un semblant de force et de gloire, ne put contempler de près ces grands hommes et ces belles choses sans chercher à attirer en France les plus grands peintres, sculpteurs, architectes et écrivains et à les encourager à continuer leurs œuvres : comme ce Benvenuto Cellini que le roi appelait « mon ami », qui attendit des jours entiers devant la porte de la duchesse d’Étampes pour être payé plus vite des sommes promises par François Ier et que son trésorier tardait à régler. Ces manières agaçaient fortement « mon cousin » que je détendis en lui disant :

« Ce Benvenuto va bientôt se nommer Malvenuto ! »

Il y avait aussi Andrea del Sarto, della Robia, le Primatice et le Rosso. François a toujours regretté l’absence de Tiziano Vecellio, le Titien, qui avait préféré la cour de Charles Quint à la nôtre. Quel dommage ! Mais comment lui en vouloir ? Mon roi et moi garderons toujours notre émotion intacte à la vue de son Assomption de la Vierge en l’église des Frari, au cours d’un de nos passages à Venise.

Pour éviter aux deux frères ennemis de se rencontrer et de risquer une mésentente certaine, voire un affrontement physique tant leur haine réciproque était farouche, il fut décidé que la paix serait finalement signée par la mère du roi de France et par la tante de l’empereur. Louise de Savoie et Marguerite d’Autriche se retrouvèrent donc à Cambrai pour signer ce qu’on appellera la « paix des Dames », scellant « une paix perpétuelle qui doit demeurer entre le seigneur empereur et le roi, sans laisser trace de rancune en leur âme ».

Elle permet enfin le retour des deux fils emprisonnés depuis quatre ans mais Charles Quint ne consent à leur rendre la liberté qu’en échange de quatre tonnes d’or qui doivent lui être remises dans les plus brefs délais.

Les deux garçons reviennent en France accompagnés d’Éléonore, la sœur de l’empereur que François Ier épouse un beau jour de juillet.

Anne, dans ses rêves ambitieux d’arriviste forcenée, s’était déjà vue reine de France. Sa fureur ne connut pas de bornes et elle ne cessa d’abreuver le roi de scènes de jalousie épiques. François en profita pour aller batifoler avec de belles jeunes femmes qui ne lui faisaient que des scènes de galanterie bien plus agréables. Il est aussi en effervescence de création ; il fonde le Collège des lecteurs royaux et envisage de créer une imprimerie royale afin que les ouvrages soient maintenant imprimés en français et non en latin et, ce qui constitue à présent sa passion principale, il surveille les travaux d’avancement du château de Chambord qui promet d’être une pure merveille.

Il nous manquait une belle épidémie pour marquer notre nouveau siècle déjà entamé d’un bon tiers, voilà que la peste nous envahit, certainement causée par les charniers de plus en plus nombreux charriés par la Seine. On avait beau allumer de grands feux dans toutes les rues, la peste courait aussi vite que les rats qui la propageaient.

François Ier avait cloîtré sa cour au château de Fontainebleau nouvellement construit et interdisait tout contact avec l’extérieur.

Madame, déjà en bien piteux état de fatigue, quitta Paris en emportant avec elle le fléau. Sa poitrine était parsemée de taches suspectes qui étaient la marque fatale de la peste. Elle avait fait atteler en hâte sa litière pour fuir jusqu’à Romorantin. Mais à trois lieues de Paris, les deux soldats et le cocher qui l’accompagnaient s’écroulèrent sur le bord d’un fossé, terrassés par le même mal. Des paysans accoururent et portèrent Madame dans leur ferme où ils la couchèrent sur des oreillers de plumes. Elle se résigna à mourir, demanda qu’on aille chercher quelqu’un qui sache écrire pour dicter une lettre destinée à Sa Majesté le roi. Le curé accourut et se vit interdire l’entrée de la chambre :

« Tenez-vous dehors derrière la porte et ne m’approchez pas. Je suis pestiférée. Écrivez ce que je vais vous dire. »

Elle dicta une courte lettre qui résumait en quelques mots très touchants l’amour immodéré qu’elle avait pour son César, sa résignation dans la mort et les souhaits pieux et sincères pour que le royaume reste florissant.

« Ajoutez : et ne veut signer de peur de contagion pour vous. Votre humble sujette et bonne mère. Louise. » Madame n’eut pas le temps de délirer qu’elle se tordit de douleurs, hurlant : « Ah ! Que tout me soit imputé, que tout me soit compté à charge », et elle expira pendant que le prêtre, derrière la porte, lui donnait l’absolution.

Lorsque l’épidémie fut satisfaite du nombre impressionnant de ses morts, elle s’en alla comme elle était venue, permettant à tous ceux qui avaient échappé à la contagion de retrouver une vie normale. Quand François Ier reçut la dernière lettre dictée par sa mère, il s’effondra sur son lit royal en pleurant :

« Ah ! J’ai tout perdu en vous perdant, mère ! »

Toutes les innovations qu’il impose au royaume le renforcent dans sa grandeur et son autorité de roi. C’est l’avènement de l’absolutisme royal.

Après avoir éliminé Charles de Bourbon, le dernier grand féodal, en confisquant ses terres et en les rattachant au domaine royal à la suite de son crime de haute trahison, il exige que la noblesse devienne une noblesse de cour, pensionnée par le roi.

Tout change, tout se transforme avec une telle rapidité qu’on ne prend plus le temps de vivre. Cette Renaissance n’en finit pas de prendre naissance et tout doit avoir le parfum de la nouveauté.

Puisque les guerres sanglantes avaient pris un repos qu’on espérait éternel sans trop y croire, il fallait bien que l’homme, ne s’accommodant jamais d’une paix qu’il finissait par trouver bien monotone, recouvra la belle manière de montrer sa cruauté et son intolérance. C’est ainsi que ceux que l’on va appeler les protestants, partisans convaincus de la Réforme, vont être de plus en plus durement persécutés.

L’Inquisition, qui n’attendait que cela pour reprendre du poil de la bête immonde, va persécuter à cœur joie sous le signe distinctif du doigt de Dieu. N’était-ce pas plutôt la main du diable ?

Ces messieurs les inquisiteurs me glaçaient les sangs et il fallait les craindre plus que tous les bourreaux sanguinaires réunis.

Une rue mal famée par une nuit d’épais brouillard présentait moins de danger que ces fanatiques qui voyaient le diable derrière chaque homme au dos convexe et des sorcières derrière chaque femme qui se refusait à eux.

Ils n’étaient satisfaits que lorsqu’ils avaient soigneusement torturé et brûlé au nom de Dieu toutes les figures qui ne leur « revenaient » pas. C’était du « délit de sale gueule d’hérétique » ! On ne craignait plus le froid glacial du plein hiver, il y avait des bûchers à chaque coin de rue.

Humant cette effroyable odeur de chair brûlée échappée de la place de Grève, je m’écriai en agitant ma marotte :

« Mon cousin, il me semble que c’est fumet d’andouille ? Cornegidouille, j’en ai l’estomac qui gargouille !

— Tais-toi, maître fol, m’intima le roi.

— Ah ! Je me suis trompé, ce sont des pauvres hérétiques qui cuisent à petit feu, mis là par ces évêques “inquisivisiteurs” qui pensaient leur faire apprendre le latin. Tu n’es donc plus maître chez toi ! »

Il fit semblant d’ignorer ce que je venais de lui dire mais il avait fort bien entendu et il savait que j’avais frappé juste : le roi n’était plus maître dans sa capitale. L’Université, le Parlement, le clergé y régnaient en tyrans.

Ils avaient osé accuser Marguerite, la propre sœur du roi, de protéger les réformateurs et pour ce crime impardonnable, n’avaient-ils pas proposé publiquement de la coudre dans un sac et de la jeter dans la Seine ?

François avait pu sauver quelques-uns de ses amis poètes. Jean Calvin avait été introduit à la cour par Marguerite et François Ier appréciait ses idées humanistes mais quand il posa en admirateur et en défenseur des « bibliens de Meaux », qui furent brûlés pour avoir traduit des livres « ensuivant la secte de Luther et donc avoient répandu des blasphèmes contre le saint sacrement », il ne lui resta plus qu’à fuir au plus vite afin d’éviter de respirer encore l’air devenu malsain de la cour. Il fila sans « protester » vers Strasbourg pour aller s’établir ensuite à Bâle. Clément Marot, qu’on avait déjà accusé de « manger le lard » en période de carême, figurait sur la liste des cinquante-deux suspects hérétiques. Il s’empressa de passer les Alpes et avec lui une foule de grands esprits. On brûlait les écrits interdits de Luther et ceux qui les colportaient. Et c’est ainsi que surgit l’« affaire des Placards ». Une nuit, dans les principales villes de France furent collés des placards, que vous appelez maintenant affichettes. On pouvait y lire une critique virulente sur les abus de la messe papale et la non-croyance de la présence corporelle du Christ dans le pain et le vin de la communion car « il était impossible qu’un homme de trente ans se soit caché dans un morceau de paste ». Mais qui avait bien pu en accrocher une sur la porte de la chambre royale au château d’Amboise où nous séjournions paisiblement ?

La consternation fut totale ; tout le monde se soupçonnait, on me regardait de travers. François Ier prit alors conscience que ce qu’il avait toléré devenait intolérable. Ce n’était plus une simple contestation, il fallait l’endiguer sans plus attendre. On pressa le roi de défendre haut et fort et de manière vigoureuse la religion catholique.

Après une messe solennelle à Notre-Dame, François Ier convoqua, pour une réunion extraordinaire, tous les membres du clergé, du Parlement, de l’Université ainsi que les principaux notables parisiens. Il leur fit cette déclaration :

« La France, depuis plus de treize ou quatorze cents ans, a toujours été la très-chrétienne fille aînée de l’Église. Dieu a protégé notre royaume en lui accordant la grâce d’être la seule puissance qui n’a jamais nourri de monstres[11]. Cependant, de méchantes et malheureuses personnes ont essayé de ternir le nom de Dieu en répandant de damnables et exécrables opinions sur le saint sacrement lui-même. Si mon bras était infecté de cette pourriture, je le voudrais séparer de mon corps. Si mes propres enfants devaient être assez malheureux pour tomber en de telles exécrables et maudites opinions, je les voudrais tailler pour faire sacrifice à Dieu. »

Phrase malheureuse s’il en est puisque, après la mort de sa mère, voilà qu’on jette un méchant sort funeste à mon roi. Le dauphin François, le jeune garçon doux adoré de tout le monde, meurt après quatre jours d’horribles souffrances à la suite de l’absorption d’un verre d’eau glacée servi par son écuyer. Ce dernier est aussitôt accusé d’être l’empoisonneur de son maître ; sous la torture, il est bien obligé d’avouer qu’il avait mis de la poudre d’arsenic dans le verre d’eau. Il n’en faut pas plus pour qu’il soit mené dans l’heure qui suit place de Grenette. On lui attache les quatre membres à quatre chevaux et fouette cocher ! Il est écartelé et peut enfin expirer. Mais comme s’il n’était pas assez mort, le peuple va s’acharner sur les cinq morceaux éparpillés du condamné. On lui met la tête « presque par petites pièces. Même les petits enfants n’y laissèrent un poil de barbe, lui coupèrent le nez, lui tirèrent les yeux hors de la tête et à grands coups de pierre lui rompirent les dents et mâchoires, de sorte qu’il fut si défiguré qu’à peine on l’eût su reconnaître ».

C’est donc son deuxième fils, Henri, qui devient l’héritier de la couronne de France. Son père, « le cœur pressé de deuil », le met immédiatement en face de ses responsabilités :

« Mon fils, vous avez perdu votre frère et moi, mon fils aîné. Imitez-le, mon fils, surpassez-le, en sorte que ceux qui, aujourd’hui, languissent du regret de sa mort, s’apaisent en vous voyant. »

À genoux, Henri, du « haut » de ses dix-sept ans, écoutait le roi lui annoncer tristement qu’il devenait dauphin de France et qu’on allait le marier à la nièce du pape, Catherine de Médicis, qui avait le même âge que lui. L’annonce de ce mariage ne modifia en rien sa taciturnité habituelle. Il savait que cette épreuve du lit conjugal serait largement compensée par les voluptés qu’il avait fort appréciées depuis peu dans le lit de la toujours très belle Diane de Poitiers, de vingt ans son aînée. De retour à la cour, elle avait aussitôt jeté son dévolu sur Henri « le beau ténébreux ». Il ne portait plus que ses couleurs, le blanc et le noir. Elle en avait fait son galant et s’était juré de le garder jusqu’à sa mort.

J’étais bien sûr le seul porte-marotte officiel à la cour de François Ier, mais arrivèrent en masse d’autres trublions qui se disputèrent l’honneur de faire sourire le souverain. Ortis, le More du roi, amuseur africain, mahométan converti au christianisme qui fut moine chez les cordeliers, divertit quelques mois la cour avant de trépasser à la suite d’un coma éthylique lorsque des courtisans ivres le forcèrent à engloutir une jarre d’eau-de-vie qui provoqua sa mort.

 

Venue d’Éthylie,

Ortis but l’eau-de-vie

Qui devint l’eau-de-mort

Il était né noir

Il est mort noir

Le More est mort !

 

On l’enterra dans ses habits de moine.

Ensuite, apparut Villemanoche, un garçon d’humeur joyeuse, du genre pince-sans-rire. Il avait deux lubies : la première, il se disait noble, affirmant que ses ancêtres remontaient à l’Antiquité. La seconde : persuadé que toutes les princesses rêvaient de l’épouser, il se lamentait de ne trouver aucun parti digne de lui dans le royaume. Ce n’était qu’un fou occasionnel que l’on payait au cachet mais il n’a jamais vraiment appartenu à la maison du roi. Il faisait partie de ces fous qui réjouissent par hasard en disant un bon mot.

Celui qui était digne de me succéder s’appelait Brusquet, de son vrai nom Jehan-Anthoine Lombart, d’origine provençale. Il avait d’abord exercé la médecine et avait été employé un temps au camp d’Avignon où il fit tant de victimes par son ignorance qu’on allait le pendre. Il réussit à s’enfuir en se cachant dans une troupe de farceurs qui sillonnait les provinces et finit par se perfectionner à tel point qu’un grand seigneur le remarqua et l’introduisit à la cour où il fut tout de suite apprécié : je sentis dès son arrivée que mon départ était proche.

C’était dans l’ordre des choses, je voyais bien que les plaisirs de la cour devenaient plus vifs et plus ingénieux, le bouffon tel que je l’avais créé allait perdre de son lustre et on lui préférerait les bals et le luxe élégant aux élucubrations d’un malheureux privé de l’usage de la raison.

Un jour prochain, le roi ne tolérera que des flatteurs de cour au sourire hypocritement radieux qui n’oseront jamais grimacer une ombre qui puisse effleurer le soleil de sa gloire, vivant dans la crainte d’être envoyés en exil ou dans quelque geôle dont on ne s’évade jamais. Je portais autour de mon cou des tablettes où étaient inscrits les noms de ceux qui me faisaient concurrence et cela n’amusait que moi.

François Ier, en passant par un bel après-midi d’été dans le quartier des halles, entrevit une femme exquise et ravissante qui était l’épouse de l’avocat Jean Féron. Lui fixer un rendez-vous par le truchement d’un de ses familiers fut aussi rapide que l’avait été la séduction. La dame mit quelque coquetterie avant de consentir. Elle exigea mille précautions, connaissant à merveille le caractère peu accommodant de son époux, mais malgré ces précautions, trop tôt négligées, et surtout grâce à l’intervention bienveillante d’un de ces « amis qui vous veulent toujours du bien », Jean Féron apprit qu’il était royalement pourvu du double ornement qui pare les taureaux de combat. Sa fureur ne connut pas de bornes et la fureur des avocats, nul ne l’ignorait, était de l’espèce la plus redoutable. Féron rumina naturellement les plus sombres projets de vengeance, voire celui d’ôter la vie à son rival, couronné et par son rang et par sa femme. Sa rage prit un tour imprévu, machiavélique et funeste. Il rechercha, au risque d’en périr lui-même, quelque ribaude frappée de ce mal qu’on appelle napolitain.

En peu de nuitées, il le prit pour le transmettre incontinent à sa conjointe infidèle. Et mon pauvre roi constata peu après qu’il était sans nul doute, ses médecins consultés, victime du plus terrible des coups de pied que Vénus, parfois redoutable, peut donner.

Comme il ne cessait de prodiguer à la duchesse d’Étampes son affection agissante, Anne, atteinte à son tour, dut faire appel aux soins éclairés du docteur Fernel qui parvint à endiguer le mal en lui ordonnant de prendre quatre fois par jour des bains de lait d’ânesse. Elle ne garda nulle rigueur à son partenaire d’une erreur, dont ses vingt-trois ans la sauvèrent autant que le lait des troupeaux d’ânesses amenés chez elle à grands frais.

Les traitements massifs à base de mercure altèrent la robuste santé du roi aussi bien que son caractère. Des boursouflures apparaissent aux joues d’abord, puis aux bras et aux jambes. La duchesse Anne va profiter alors à l’excès de sa puissance et de son influence sur mon souverain diminué. Elle se hâte de pourvoir ses parents et ceux qu’elle protège de charges et d’emplois. Elle a conscience que, lui disparu, elle devra quitter sans tarder le luxe et les facilités, l’autorité dont elle dispose à présent pleinement. J’avais bien vu en elle, dès qu’elle m’était apparue, son cœur sec et indifférent à la véritable passion que lui vouait son amant, vieillissant certes, mais qui ne méritait sûrement pas les humiliations qu’elle lui faisait subir en partageant sa couche avec l’amiral Brion, Clément Marot, Bossut (ce n’est pas moi !) de Longueval, Dampierre, le comte de la Mirandole, le capitaine des gardes Christian de Nançay et j’en passe. Fallait-il que mon roi souffrît pour inscrire avec un charbon sur le mur de l’escalier de Chambord menant aux appartements de la duchesse ces dix mots :

 

Souvent femme varie bien fol est qui s’y fie.

 

Rien ne pouvait le consoler et je n’arrivais même plus à lui décrocher le moindre sourire. Avais-je besoin d’avoir ma dose de rires ? Pourquoi suis-je descendu aux cuisines pour y trouver un public acquis à mes turlupinades ?

 

Belle Anne est assaillie

De milliers de saillies.

Ils sont montés sur Anne,

Montés comme des ânes

Pourvus le lendemain

Du mal napolitain

Cadeau de Pisseleu

Qui fait beaucoup souffrir.

Pour ne pas en mourir

Dégorge et pisse-le !

 

François Ier fut mis au courant de cette chanson par une personne « qui me voulait grand bien ». Je n’ai jamais su qui elle était même si je soupçonnai fortement Brusquet d’avoir brusqué ma sortie. Le roi me convoqua et m’obligea à traverser la grande salle au milieu des courtisans ravis de savoir que j’allais me faire rabrouer de la belle manière et que la punition serait exemplaire. François avait sa voix des graves occasions et je savais, à l’entendre, que c’en était fait de moi :

« Je t’avais mis en garde : ne jamais être aux dames malfaisant. Tu as transgressé l’ordre royal en dépassant toutes les limites par ton insolente vulgarité envers la favorite de ton roi qu’on ne peut accuser de champisseries[12]. Je te condamne à mort mais comme tu m’as diverti durant bon nombre d’années, je te permets de choisir ta mort !

— Mon cousin, j’aimerais mourir de vieillesse. »

L’éclat de rire spontané qui suivit ma repartie me sauva la vie. La cour ne fut plus qu’un grand éclat de rire ininterrompu ; on se répétait ma phrase durant des jours et des jours. Mon roi trouva une respiration entre deux hoquets pour me signifier :

« Je te gracie pour ce bon mot. Il te rendra célèbre pour la postérité. »

Je l’avais véritablement échappé belle et la nuit qui suivit me porta le meilleur conseil que j’aie jamais pu recevoir d’elle. Tout bien pesé, ma conclusion fut qu’il était peut-être temps que je me retirasse. Depuis trente-six années j’avais distrait mes deux rois, j’avais amusé deux cours de France, je m’étais fait cent fois plus d’ennemis que je n’avais eu d’amis, il fallait savoir laisser la place, partir à temps, éviter qu’on me le demandât avec plus ou moins de persuasion, laisser peut-être des regrets plutôt que d’attendre que l’on me chasse. On commençait à dire que j’étais un fou à « vingt-cinq carats dont les vingt-quatre font le tout ». François était devenu plus distant. Mes reparties le faisaient à peine sourire et mon envie d’amuser s’émoussait fortement. Le soir même, j’agitai ma marotte aux pieds de mon roi :

« Mon cousin, que dirais-tu si je te disais que je veux quitter la cour ?

— Quelqu’un t’a encore menacé ?

— Point. Mais je me fais vieux et je sens que tu n’as plus vraiment besoin de moi à tes côtés.

— Je vais m’ennuyer sans toi.

— Allons donc, les milliers de personne qui forment ta cour à présent te suffisent amplement. Tu as tes artistes italiens, tes érudits et tous ces banquets, ces ballets, ces concerts, tu as tout prévu pour ne jamais connaître l’ennui. Laisse-moi partir, « mon cousin » !

— Ai-je jamais pu t’interdire quoi que ce soit ? Où vas-tu aller ? Amuser un grand seigneur ?

— Sûrement non. Je vais goûter la solitude, je n’ai pas trop eu l’occasion de la côtoyer et je suis sûr que c’est la seule compagne qui ne me trahira jamais.

— Je te ferai donner une belle somme d’or.

— Gardez votre argent, mon roi, les caisses du royaume en ont plus besoin que moi. J’ai de quoi ne pas mourir de faim pendant un bon nombre d’années.

— Où vas-tu demeurer ?

— J’ai un petit lopin de terre non loin de la forêt de Blois qui suffira amplement à ma vie nouvelle. Je n’aurai plus que les sauterelles à faire sauter de joie.

— Quand pars-tu ?

— Je suis déjà loin, « mon cousin ». Je suis entré dans ta vie sans que tu t’en rendes compte, je vais en sortir de la même manière. »

François Ier se leva, vint vers moi, se pencha pour me serrer fortement dans ses bras et sortit sans un mot pour aller retrouver la duchesse d’Étampes ou quelque conquête facile qui le distrairait une petite heure. Je suis resté le cœur déchiré et l’âme en désarroi, je me séparais à nouveau d’un roi qu’au moins je ne verrais pas mourir. Je me consolais en pensant que j’avais accompagné un grand roi qui aura seul porté tout au long de son règne et pendant les années de sa toute-puissance, et pour les conserver par-delà le tombeau, trois couronnes étincelantes : la couronne de France, la plus belle de toutes, la couronne laurée d’or des lettres et des arts et la tendre et fleurie couronne de l’amour.

Je regagnai ma chambre où je quittai mes habits de bouffon que je pliai soigneusement avant de les entasser dans un sac de toile. J’enfilai alors des chausses de couleur beige, des poulaines assorties et une chemise marron en fil de soie de Lyon. Je regardai par la fenêtre toute la cour qui s’apprêtait à partir avec mon roi pour la chasse. Quand tout ce beau monde disparut à l’horizon, je restai à contempler les jardins si bien ordonnés et j’attendis que la nuit tombât. Je me glissai hors du château sans être vu et je gagnai la petite masure qui allait abriter la fin de ma vie. Il fallait à peine deux heures de marche pour l’atteindre. J’avais préparé devant la maison un tas de branchages et de bois que j’allumai dès mon arrivée. Les flammes ne tardèrent pas à crépiter, j’y jetai mon sac avec mon habit de bouffon.

Je m’assis sur le petit muret de pierre près de la porte en regardant se consumer ce qui avait représenté presque quarante ans de ma vie.