Les rires complaisants qui suivirent ces insultes se dissipèrent très vite pour laisser place à un silence interrogatif. Quelle allait être ma réponse ? Le roi me regardait avec insistance et encouragement, semblant me dire :

« J’espère que tu vas lui clouer le bec mais j’espère surtout que tu vas me faire rire. »

Je n’eus pas besoin de tourner sept fois ma langue dans ma bouche, la riposte avait déjà fait cent fois le tour de mon cerveau :

« Un âne ? Je suis peut-être un âne, monseigneur, mais moi, j’ai eu le privilège d’avoir assisté à la naissance de Notre Seigneur Jésus-Christ. J’ai peut-être l’apparence d’un âne mais ce n’est qu’un déguisement pour tromper les sots. Quant à ma promenade avec maître Machiavel, ce n’était qu’un échange d’idées que nous avons eu ensemble et j’en suis ressorti tout intelligent. Quelle différence avec vous, monseigneur, nous avons à peine échangé deux phrases et j’en ressors tout bête ! »

Le roi, émerveillé de ma vivacité d’esprit et de mes reparties si bien troussées, rit et applaudit à tout rompre, accompagné dans la seconde par toute la salle. J’eus même droit, ô miracle !, à un sourire de la reine, mais peut-être m’étais-je trompé et n’était-ce qu’un rictus d’amertume en raison d’un assaisonnement trop vinaigré.

À la fin du repas, j’eus droit à un : « Tu ne mérites que le bâton » de la part du seigneur adepte de Bacchus, qui, après avoir eu grande difficulté pour se lever de table, chancelait dangereusement en se dirigeant vers la cour du château pour regagner sa demeure.

Les menaces à mon encontre étaient choses courantes et je n’y attachais plus aucune importance. Je n’avais pas à me plaindre de ma condition qui devait être enviable pour ceux qui avaient comme moi choisi le dur métier de bouffon de cour. En Italie et plus particulièrement à Rome, les bouffons étaient roués de coups. En Allemagne, les bouffons étaient de véritables guerriers, prenant une part active aux conflits, aux conspirations et surpassant parfois en audace les plus illustres chevaliers. C’était loin d’être mon cas. Accompagner mon roi à la guerre m’était à présent un véritable supplice, et j’avais demandé l’insigne faveur de ne plus être contraint de le suivre dans ses pérégrinations guerrières. Il m’avait généreusement accordé ce privilège, d’autant que « mon cousin » avait insisté pour que je lui tienne compagnie plus souvent. J’en avais profité pour inventer la locution « de guerre las ». On prononçait las : lasse. C’est devenu par la suite « de guerre lasse ». Je ne te fais pas un cours mais j’aime bien, par-ci par-là, t’apprendre des choses, ça te permettra de briller dans des dîners, si tu y es encore invité !

Chacun s’étant souhaité la bonne nuit, mon roi ayant rejoint sa reine, je regagnai mon logement par des couloirs assez sombres. Au détour d’un escalier, des laquais m’attendaient et se précipitèrent sur moi pour me bastonner sévèrement. Ils appartenaient ou étaient à la solde du seigneur qui, une heure plus tôt, n’avait pas apprécié mon humour. Je pris quelques méchants coups et je pus en parer d’autres tant bien que mal. Tout à coup, je me mis à hurler comme un forcené ; cela me sauva.

Ma voix résonna plus fort que dix cloches un jour de Pâques. Le roi et la reine furent même interrompus dans leurs ébats et le roi, tourmenté par mes cris, envoya ses gens pour s’enquérir de la cause de ce grabuge nocturne.

De tous les couloirs du château, on accourut avec des flambeaux, ce qui eut pour conséquence de faire fuir les argousins. On me raccompagna à ma chambre où l’on soigna « mes plaies et ma bosse » ! Malgré la demi-obscurité, j’avais eu le temps de reconnaître quelques-uns de mes agresseurs car ma mémoire visuelle ne me trahissait jamais. Je les avais, comment dis-tu ? Ah ! Vous employez un terme qui résume parfaitement ce que j’avais imprimé dans mon cerveau. Aide-moi ! Il existe depuis que Nicéphore Niepce a réussi à figer une image sur du papier… La photographie ! Merci, c’est bien cela !

Je les avais « photographiés » et leurs figures étaient soigneusement rangées comme un souvenir ineffaçable tout au fond de ma grosse tête. En mon temps, nous n’avions que les peintres ou les enlumineurs pour nous tirer le portrait. Moi, je n’ai jamais eu l’honneur de figurer sur un tableau, il n’existe qu’un dessin de moi. Tu peux toujours aller l’admirer au château de Chantilly. C’est une sanguine faite au crayon par l’admirable Jean Clouet qui fera d’ailleurs le portrait le plus célèbre de François Ier. Un peu de patience, nous arrivons bientôt à son règne ! Si tu t’attardes quelques instants devant ce dessin, tu remarqueras qu’il est aberrant que l’on ait pu me traiter de benêt sans malice tant mon regard narquois respire l’intelligence.

Le lendemain matin, je suis allé rapporter l’événement de ma nuit agitée à mon roi qui avait été déjà mis au courant de ma mésaventure. Il me demanda si j’avais reconnu mes agresseurs. Je me suis offert le plaisir de les décrire avec une telle précision qu’il ne fut pas difficile de les trouver et de les amener céans devant Sa Majesté. Je ne suis pas comme cet imbécile de Caillette, j’ai reconnu chacun d’eux. Certains, tremblant de peur, s’oublièrent et n’hésitèrent pas à mouiller leurs chausses. Le chambellan nomma le seigneur à qui ils appartenaient. Le roi ordonna qu’on les chassât de sa vue et qu’on les punisse sévèrement en m’assurant que l’histoire n’en resterait pas là.

Le soir même, il réunit la cour qui faisait déjà des gorges chaudes de l’incident de la nuit et certains courtisans s’étonnèrent même de me voir encore debout, ou plutôt courbé comme à mon habitude.

Louis le douzième prit la parole :

« Mes seigneurs, l’un d’entre vous a cru bon d’envoyer quelques sbires pour caresser le dos de mon bouffon ici présent, dos qui est déjà assez cabossé sans que vous vous mêliez de lui donner plus grand volume. Pour se passer de tels traitements, j’ai châtié ces manants qui ont eu la lâcheté d’attaquer un infirme qui ne fait de mal à personne si ce n’est de vous dire vos quatre vérités et, croyez-moi, vous en méritez bien davantage. »

Puis se tournant vers moi, avec un doux regard de complicité affective :

« Triboulet, que diras-tu à ce lâche qui t’a cherché noise ?

— Mon Beau Sire, je lui dirai que, tout comme vous, cela ne m’étonne qu’à moitié. Mais ne perdons pas la moitié de notre temps en bavardages et ne disons pas les choses à moitié : comme ce bon seigneur ne fait pas non plus les choses à moitié, je vous propose de réduire de moitié ses bénéfices que nous partagerons moitié-moitié entre les pauvres et les blessés de nos guerres.

« Cher seigneur, n’étant plus que la moitié de vous-même, vous serez obligé de réduire de moitié votre somptueux train de vie mais ce n’est que justice car me voici à moitié vengé. »

Plus jamais je ne fus agressé ou même bousculé sous le règne de mon Beau Sire et j’eus même la douce satisfaction de voir qu’au détour d’un couloir toute personne venant vers moi faisait « volte-fesses », évitant ainsi tout contact fâcheux avec moi.

Le mois de janvier 1512 fut tellement froid que l’on vit la Loire charrier des glaçons et les loups rôder aux abords des villes. On avait beau garnir les cheminées de troncs d’arbre imposants, on arrivait à peine à chauffer les pièces et c’est là que le blason d’Anne prit sa véritable valeur. Tous se couvraient d’hermine et jamais l’on ne vit plus grande débauche de fourrures et de manteaux.

Un soir où je m’étais bien fatigué à tenter de réchauffer l’atmosphère en distrayant la cour durant un banquet, la représentation terminée, sachant que mon roi irait prendre chaleur auprès de son épouse dont la froideur n’était qu’apparente, je délaissai les deux chiens qui, chaque nuit, me tenaient lieu de chaufferette pour regagner ma chambre, escorté par un garde chargé de ma protection rapprochée par ordre de Sa Majesté depuis l’illustre soir de la bastonnade. Je fermai la porte au verrou et je me débarrassai soudain de mes oripeaux, mes attributs de bouffon, cette seconde peau qui me brûlait plus qu’elle ne m’habillait. Je l’arrachai et la jetai loin de moi pour empêcher qu’elle ne me pénètre plus avant. C’était un des soirs où je ne supportais plus ce que j’étais devenu. Faisant fi du froid glacial qui traversait les épaisses murailles, rejetant les couvertures, je m’étendis nu sur mon lit, en fermant les yeux, pour goûter ces rares moments de plaisir total où je me trouvais non pas avec moi-même mais avec un corps nu que j’imaginais sans défaut, et avec un esprit dénué de tout souvenir. J’avais oublié tout ce qui m’entourait : plus personne contre qui lutter, plus personne à qui plaire, plus personne pour me regarder, m’écouter, me juger. À ces instants précis, je me demandais si la mort apportait cette même sensation de vide, de paix, de sérénité.

Je suis bien heureux de constater que ton regard hagard et fixe ne me quitte pas depuis que j’ai retrouvé forme en poupée de chiffon mais j’éviterai de répondre à la question qui te brûle la rétine :

« Qu’y a-t-il après la mort ? »

Je t’en ai déjà trop dit tout à l’heure en te parlant de ceux que l’on peut croiser là-haut. Prends patience, je suis là pour te parler de ma vie, alors laisse-moi mourir en temps voulu.

Au milieu de cette atmosphère bizarre où froideur et ennui s’entremêlaient, je tâchais de retrouver de ma joyeuse énergie pour tenter de distraire mon roi et de déclencher quelques rires au milieu de la cour au grand complet.

La tâche devenait de plus en plus ardue, même si la moindre petite perspective de gaieté était la bienvenue et pouvait, par miracle, détendre l’atmosphère.

À ce propos, je ne peux m’empêcher de te faire part d’une anecdote qui, je pense, t’amusera, bien qu’elle ait failli tourner au drame. Dès son retour de la bataille de Ravenne où il remporta une victoire éclatante et toujours par souci d’économie, Louis décida de ne plus faire d’entrée triomphale dans les villes de son royaume. Dans son château d’Amboise, il recevait souvent bon nombre d’ambassadeurs qui avaient pour usage d’aller visiter la reine en sortant de chez lui. Ils étaient introduits par Monsieur de Grignaux qui, tout comme Florimond Robertet, était polyglotte. La reine, chaque fois, lui demandait de lui apprendre quelques amabilités dans la langue des ambassadeurs pour leur être agréable. Grignaux, malgré sa haute fonction, ne dédaignait pas de faire des farces. Il faisait partie de ceux qui m’avaient pris en sympathie et nous nous amusions souvent à imaginer quelques bons tours à jouer. Un jour, une idée saugrenue a germé dans notre esprit : si, au lieu d’apprendre à la reine les amabilités d’usage, nous lui apprenions des grossièretés ? Nous nous en amusâmes fort et nous décidâmes de mettre notre roi dans la confidence. Il rit de bon cœur avec nous et attendit avec impatience l’audience pour entendre « sa reine dire des petites salauderies » aux ambassadeurs. Au moment où l’on introduisit la délégation espagnole, je remercie la bonne étoile qui m’inspira de conseiller au roi d’aller découvrir à la reine notre joyeuse plaisanterie qui aurait pu amuser n’importe qui mais pas Anne de Bretagne. Il fut de mon avis et lui découvrit le pot aux roses juste à temps. Anne entra dans une de ses fameuses colères bretonnes, exigeant que l’on chasse céans Monsieur de Grignaux. Louis la calma avec peine mais, dans son entêtement rancunier de Bretonne, elle refusa de voir Monsieur de Grignaux durant plus d’un mois pour finir par accepter enfin ses humbles excuses mais elle lui garda méfiance et ressentiment. Dieu merci, mon roi avait jugé bon de ne pas même prononcer mon patronyme, m’évitant ainsi d’être mêlé à cet incident qui m’aurait coûté ma place, sinon ma tête.

Que te conter d’autre que des histoires de guerre ? J’en suis désolé mais c’était la préoccupation majeure qui était au cœur de toutes les conversations. Comme si ce n’était pas assez des interminables guerres d’Italie s’ajoutèrent celles que les Anglais ne manquèrent pas de nous déclarer. Henry VIII s’était rapproché de Jules II qui lui promettait la couronne de France comme récompense de sa prochaine victoire sur nous. Alléché par cette proposition, il avait décidé sans attendre d’envahir le nord de notre royaume. Par où arriva-t-il ? Par la mer, évidemment, car il fut bien obligé de traverser la Manche pour mettre le pied sur le sol français. Et la France engagea le combat contre l’Angleterre dans les eaux d’Ouessant pour empêcher à tout prix les Anglais de pénétrer dans la rade de Brest.

La Cordelière, énorme caraque ayant à son bord les marins bretons les plus expérimentés et les chevaliers les plus braves escortés de leurs meilleurs hommes d’armes, tous presque exclusivement de la maison de la reine, sous le commandement d’Hervé de Portzmoguet (les marins l’appelaient Primauguet), affronte le plus puissant des navires ennemis Le Régent. Portzmoguet avait pour devise : « Faire face ! » Il n’y va pas manquer. La Cordelière, avec vent contraire, est seule au milieu de la flotte anglaise et un combat inégal, qui méritera bien le titre d’homérique, s’engage. Deux heures durant, c’est un chassé-croisé de boulets de vingt livres que crachent les canons, mais la flotte saxonne est trop forte. Il va falloir rompre. Mais rompre, c’est se mettre à la merci des Anglais et cela Primauguet ne peut l’admettre. « À l’abordage ! » Son ordre a été entendu malgré le vacarme effrayant des canonnades et, tous ses avirons sortis, La Cordelière fonce sur Le Régent. Les grappins jaillissent collant les deux vaisseaux l’un à l’autre, joue à joue, si bien que les deux ponts ne forment plus qu’un unique champ de bataille laissant la place à un corps à corps meurtrier. En quelques instants, les deux navires sont inondés de sang mais les Anglais sont supérieurs en nombre et la défaite est inévitable. C’est mal connaître Hervé de Portzmoguet qui n’entrevoit plus qu’une solution : incendier son navire pour que les deux nefs coulent ensemble. Il hurle à son second : « Aux poudres, l’ami ! » Ce sera son dernier ordre. Le second s’est frayé un passage au travers des débris et des cadavres pour atteindre la sainte-barbe où sont rangés les tonneaux de poudre non encore utilisés. Il y met une mèche qu’il allume. Une explosion gigantesque soulève la coque, la disloque et entraîne avec elle, au fond de l’océan, l’ennemi auquel elle est agrippée. Les Anglais n’auront pas Brest. Tout le monde a péri par le feu ou la noyade, sauf une vingtaine de survivants qui ont pu être repêchés. Ils sont encore pris de tremblements quand on leur demande de nous conter le récit de cette ineffaçable bataille maritime. Quant à moi, je ne résiste pas à te chanter une chanson bien connue des marins qui résume parfaitement ce duel naval :

 

Pendant que nous faisons le guet

Parlons un peu de Primauguet

Qui commandait La Cordelière,

La frégate armée à Morlaix

Pour faire la chasse aux Anglais.

Le failli chien nous vit venir,

Fit force de voiles pour s’enfuir.

Hervé, le gagnant de vitesse,

Dit : la mer sera mon linceul !

Mais je n’y veux pas coucher seul.

Et l’abordant par son tribord

Il foutit la flamme à son bord.

 

Mais un autre combat, plus agréable celui-là, est celui de nos époux royaux qui avaient la couche nuptiale pour mener les assauts répétés de leurs ébats lesquels portèrent leur fruit puisque la reine se trouva encore grosse de Louis.

Je ne saurais te dire pour quelle raison, mais dès que le douzième coup de minuit a sonné l’avènement du 1er janvier de l’année 1513, je savais que ce ne serait pas une année de bonheur et de joie. Avant que se termine le mois, notre reine accoucha d’un fils mort-né. Elle ne s’en remettra pas, ni moralement ni physiquement. La maladie allait aussi la tourmenter jusqu’à son dernier soupir. En fervente et pieuse catholique, elle pensait que le ciel la punissait des écarts religieux de son mari. Lui, abattu, désespéré, le regard fixe, aura juste la force de murmurer dans un souffle :

« J’espère que je ne serai pas le seul représentant sur le trône de la branche des Valois-Orléans ! »

Un mois plus tard, la mort frappa une nouvelle fois mais, pour Louis, ce fut plutôt une bonne nouvelle. Le pape Jules II « rendait son âme au diable », selon la phrase prononcée par mon roi en guise d’oraison funèbre.

Son successeur fut élu deux semaines plus tard : c’était le second fils de Laurent le Magnifique, un pur esthète de trente-huit ans aimant l’art, la littérature et accessoirement la religion. Il s’appelait Giovanni de Médicis et exercera son pontificat sous le nom de Léon X. Il était cardinal à treize ans, mais pas encore prêtre. Il ne manqua pas de se faire ordonner quatre jours après son élection. Il sera aussi bienveillant et conciliant que Jules II avait été brutal et intraitable. Tout son entourage le vénère, trop heureux de rester bien au chaud dans les palais italiens au lieu de courir sous la neige et la mitraille. Il relève aussitôt Louis XII de son excommunication et suspend l’interdit jeté sur la France qui continue de subir défaite sur défaite, en particulier celle de Novare qui fut désastreuse. Mais Louis, tant bien que mal, tient toujours son royaume où chacun, du simple serf au grand seigneur, continue à le soutenir.

C’est surtout chez les courtisans, qui portaient bien leur nom tant leur obséquiosité rimait avec duplicité, que l’on commençait à s’impatienter de la longévité du règne de mon roi et j’avais surpris certains d’entre eux souhaiter qu’il ne tarde pas trop à passer l’arme à gauche. Ce sont les mêmes qui venaient faire leur cour à « mon cousin » qui, lui, avait trop d’éducation pour montrer la moindre impatience. Il faut dire qu’il ne cachait point sa certitude de monter sur le trône de France. Il menait déjà un train royal comprenant deux cents officiers, sans compter sa garde personnelle.

Il s’entourait également de musiciens et de peintres et vivait dans un grand luxe, adorant les belles étoffes, les objets de prix et les bijoux précieux. Ses dépenses dépassaient largement celles de son cousin et futur beau-père qui ne se départait pas de son sens de l’économie. Je l’entendais se plaindre :

« Ce gros garçon gâtera tout ! »

La reine en profitait pour lui répondre avec acrimonie :

« Je vous l’avais bien dit ! »

Mais Louis estimait néanmoins qu’il valait mieux préserver le royaume et ne supportait plus la moindre réflexion sur la résolution de sa succession :

« Estimez-vous qu’il n’y ait point de différence que votre fille commande à la Petite-Bretagne, sous l’autorité des rois de France, ou qu’étant femme d’un très puissant roi elle jouisse des commodités d’un très noble et florissant royaume ? Voulez-vous préférer le bât d’un âne à la selle d’un cheval ? »

Ce fut d’ailleurs le dernier sursaut de rébellion d’Anne de Bretagne. Quelque temps plus tard, elle tomba gravement malade, atteinte de la gravelle[3], préférant souffrir le martyre plutôt que d’ingurgiter les potions ordonnées par ses médecins.

Sa méfiance envers eux, cette répugnance à exécuter leurs prescriptions trahissaient la rancune qu’elle leur portait : ils avaient laissé mourir ses quatre premiers enfants et, comme les plus simples femmes du peuple, Anne les rendait responsables d’une impuissance qu’elle tenait pour ignorance ou maladresse. Jean Marot pleurait et osait se plaindre :

« Grand Dieu, si la reine succombe, que deviendrai-je, moi, povret, mes enfants et ma femme ? »

Les souffrances de sa reine le touchaient moins que la peur panique de perdre sa protectrice. Il ne se sentait plus d’orgueil depuis qu’il avait été « enluminé » par Jean Bourdichon agenouillé devant la reine Anne et lui offrant un livre. Dès qu’elle se sentait mieux, quand s’éloignaient les fortes fièvres qui l’épuisaient, il célébrait avec grandiloquence sa guérison dans des odes toujours aussi flatteuses que melliflues.

Je t’ai dit que je n’avais pas force affinités avec ma reine et qu’elle ne m’avait jamais accepté, encore moins estimé. Dieu m’est témoin que je n’ai jamais souhaité sa mort ni sa souffrance, ni même celles de qui que ce soit. À la vue d’un être humain ou d’un animal qui souffrait, ma cervelle s’encombrait d’écumes et d’embruns qui interdisaient à mes pensées de se teinter d’une once d’ironie ou de malice.

Le 9 janvier 1514, Anne de Bretagne, à la veille de ses trente-sept ans, dans ce château de Blois où elle se sentait presque aussi bien que dans sa Bretagne chérie, rendit son âme à Dieu. Elle mourut après d’atroces souffrances qui lui avaient torturé les reins durant une année, à la suite du pénible accouchement de son fils mort-né. Cette femme au destin unique fut deux fois reine ! Une reine qui avait l’étoffe d’un autre roi.

Durant ses derniers moments, elle était allongée dans un lit immense, les mains jointes sur son ventre, tenant les deux sceptres de ses sacres.

Au-dessus d’elle, un dais aux armoiries de France et du duché de Bretagne, d’un côté du lit quatre religieuses laissaient monter au ciel leurs prières à peine balbutiées, de l’autre côté ses demoiselles d’honneur en larmes dans une tenue encore plus sombre qu’à l’ordinaire et, au pied du lit, agenouillés, les prélats du royaume. Au fond de la pièce au sol carrelé, les barons bretons pâles, silencieux, figés, pareils à leurs propres statues, masquaient l’immense cheminée où des bûches se consumaient en hautes flammes. Et près de la fenêtre, mon roi, n’entendant plus rien, n’écoutant plus rien, dont les sanglots hachaient la respiration. J’étais tout près de lui, pelotonné dans un coin, mais il ne remarquait même plus ma présence. Étais-je d’ailleurs à ma place ? J’en doutais fort : ma fonction était de distraire, non de consoler.

Avant de fermer les yeux pour toujours, Anne de Bretagne confia noblement ses deux filles à celle qu’elle détestait le plus : Louise de Savoie. Elle la fit appeler et lui dit :

« Approchez, Louise, vous n’avez rien à craindre de moi, je suis désormais sans pouvoir. Votre fils sera roi, je ne vous en veux pas, bien que vous m’ayez manqué naguère.

« Le roi a toujours voulu que Claude épouse votre fils, elle l’épousera donc. Je voudrais me mettre d’accord avec vous sur quelques détails.

— Rien ne presse, ma cousine, seule votre guérison nous importe.

— Dieu vous entende, mais je n’ai plus beaucoup d’espoir. Il est resté sourd à mes prières. C’est le prix à payer pour l’insubordination de mon roi. Louise, je vous demande de veiller sur mes filles quand je ne serai plus.

— Comme si elles étaient miennes, ma cousine.

— Particulièrement ma fille Renée qui n’a pas encore quatre ans. Je n’entends point seulement que vous lui serviez de gouvernante, mais je vous la donne et veux que vous lui soyez comme mère, remettant en elle le même amour que vous portez à vos enfants. »

Dès que Louise de Savoie eut quitté la chambre, on introduisit Claude et Renée qui s’approchèrent doucement du lit de leur mère. Quand elle les vit, Anne éclaira son visage pâle d’un sourire attendri. Elle caressa avec peine les cheveux de Renée et fit signe du regard qu’on l’emmenât vite hors de la pièce. Claude allait faire de même quand la main décharnée et tremblante d’Anne prit celle de sa fille. La reine murmura :

« Bientôt, vous serez duchesse de Bretagne. N’oubliez jamais tout ce que je vous ai dit. Le roi votre père a toujours souhaité que vous soyez reine de France. C’est une très lourde charge mais je sais que vous en serez digne. Je vous bénis, ma très chère fille. Que Dieu vous garde en sa toute bonté. »

Claude se retira après avoir baisé la main de sa mère. C’est à ce moment que Louis quitta la fenêtre pour se précipiter en pleurs aux pieds de sa chère épouse. Il parvint à articuler :

« Ma Brette, si vous me quittez, je n’y survivrai pas. »

Elle lui répondit avec lenteur :

« Mon doux sire, vous survivrez, ne serait-ce que pour vos filles et pour le royaume de France qui ont tant besoin de vous. Et ne pleurez pas tant, laissez-moi partir dans la confiance et dans la paix du Seigneur. Je sens que je ne vais pas tarder à me présenter devant lui. J’ai toujours désiré être enterrée en Bretagne mais je sais que cela n’est pas possible, mon corps reposera donc à Saint-Denis, mais je voudrais que mon cœur soit déposé en l’église des Carmes à Nantes auprès de mes chers parents. J’ai chargé Louise de Savoie de l’administration de mes biens personnels et de l’éducation de Claude et de Renée. Mon doux ami, faites venir mon confesseur, l’heure est proche de mon départ. »

Tout le royaume de France fut en deuil. Les uns perdaient la souveraine la plus sage, la plus clairvoyante et la plus habile, d’autres vantaient sa piété, sa simplicité et sa bonté. Louis s’enferma pendant plusieurs jours sans admettre personne auprès de lui, sinon son héraut d’armes Pierre Choque, surnommé Bretagne – c’était de circonstance ! –, auquel il confia l’organisation des obsèques de la reine Anne.

Il les voulait dignes de celle qu’il avait perdue, c’est-à-dire dépassant en éclat et en majesté toutes les funérailles qui eussent jamais été célébrées.

Conformément à ses dernières volontés, le corps de la reine fut embaumé afin qu’il reposât dans la basilique de Saint-Denis. Son cœur fut séparé des viscères puis enfermé dans une urne d’or d’un mètre et demi de hauteur, portant cette inscription gravée sur un émail vert :

 

En ce petit vaisseau

De fin or pur et munde

Repose ung plus grand cueur

Que oncque dame eut au munde

Anne fut le nom d’elle

En France deux fois roine

Duchesse des Bretons

Royale et souveraine.

 

L’urne fut emportée à Nantes et placée dans la tombe de ses parents.

Jean Perréal reçut la charge de réaliser tous les ensembles décoratifs qui serviraient aux obsèques.

Le corps d’Anne dont le visage était resté intact grâce à l’embaumement fut exposé dans une grande salle du château. Elle était en habits royaux tissés de pourpre et d’or et bordés d’hermine avec tous ses attributs de reine de France et duchesse de Bretagne. Durant trois semaines, des religieux se relayaient jour et nuit sans cesser de psalmodier et de prier pendant que toute la cour défilait en pleurs devant la dépouille royale car ce fut seulement le 4 février qu’elle quitta Blois pour gagner la capitale. Le char funèbre tiré par six chevaux caparaçonnés de satin noir et blanc transportant le corps de la reine mit dix jours pour atteindre le portail de Notre-Dame de Paris. Une foule immense s’était recueillie au passage de l’imposant cortège. À l’intérieur de la cathédrale, toute tendue de draps noirs sur lesquels étaient cousus des écussons aux armes de la reine, trois mille cierges brasillaient. Guillaume Parvy prononça un émouvant éloge funèbre qui s’acheva sur ces deux phrases qui étonnèrent, sans toutefois altérer l’émotion qui avait envahi tous les cœurs :

« Elle a connu une fin digne de ses ancêtres. Je jure devant vous que je l’ai confessée, communiée, administrée et qu’elle a rejoint le royaume de Dieu sans avoir commis un seul péché mortel. »

Le jeudi 16 février, le corps d’Anne de Bretagne, reine de France, fut descendu dans la crypte des rois, pour dormir en paix sous la protection de saint Denis et de ses compagnons martyrs. Ce fut le moment où Bretagne, revêtu de la cotte d’armes, s’avança au-devant du chœur de la basilique et s’écria :

« La reine très chrétienne, duchesse, notre souveraine dame et maîtresse est morte ! La Reine est morte ! La Reine est morte ! »

Tout vêtu de noir, je me tenais appuyé à un des lourds piliers de la basilique, regardant avec une profonde tristesse mon roi qui enserrait de ses bras le cercueil où reposait sa chère Anne en versant des torrents de larmes et en gémissant :

« Devant que soit l’an passé, je seray avecques elle et luy tiendrai compaignie ! »

De toutes les douleurs qui avaient frappé chacun de nous dans le royaume, celle de Louis fut la plus sincère et sembla ne jamais prendre fin.

Il était si affligé que, huit jours durant, il ne fit que larmoyer, répétant inlassablement qu’il souhaitait que Dieu le rappelât à lui pour aller rejoindre au plus tôt son Anne adorée, la douce compagne de ses plus beaux jours.

À le voir dans ce désespoir le plus total, je le crus inconsolable et me demandais comment il était possible de tant pleurer sans jamais larmes tarir.

Pendant plusieurs semaines, aucune réjouissance ne fut bien sûr autorisée dans toute l’étendue du royaume et cela faisait belle lurette que l’on n’avait plus entendu ma belle marotte et mes sonnettes « faisant bruyt à merveille ».

Je me fis une raison et me rapprochai de plus en plus de « mon cousin » qui n’avait pas l’obligation de partager aussi longtemps un tel chagrin.

Il venait d’atteindre sa vingtième année et mordait dans la vie comme dans un fruit avec ses belles dents qui soulignaient merveilleusement son sourire éclatant et charmeur. Son penchant envers le beau sexe donnait grande inquiétude à sa mère et à sa sœur qui le surveillaient de près, sans cesse sur le qui-vive pour quelque raison que ce fût. Depuis qu’il s’était échappé de son berceau et que ses jambes s’étaient mises en marche, il leur avait causé à maintes reprises de grandes frayeurs. On ne comptait plus les accidents qui avaient émaillé sa turbulente enfance. À sept ans, une pierre reçue en plein front fit craindre pour sa vie, mais fort heureusement, malgré l’abondante hémorragie, la blessure ne fut que superficielle comme celle de cette lame d’épée qui lui traversa la cuisse le jour de ses quinze ans. Le dernier accident en date était une chute de cheval au cours d’une partie de chasse où il eut le bonheur de se relever souffrant seulement de quelques contusions et d’une légère foulure. Son maître de vénerie, qui l’accompagnait, ne connut pas le même sort. Son cheval, soudain pris de frayeur, s’enfuit au triple galop et se débarrassa de son cavalier qui, en tombant, eut le pied gauche coincé dans l’étrier. Le cheval traîna le malheureux à écorche-cul par les buissons, les ronces et les cailloux. Il fut tellement malmené que le cheval s’en revint seul à l’écurie ne rapportant que le pied bien chaussé du cavalier. Je ne pus m’empêcher de penser : « Il est parti à cheval, il est revenu à pied ! Qui va à la chasse perd sa place ! » Quelle fin tragique pour l’écuyer de François qui, d’une certaine manière, lui avait mis le pied à l’étrier !

Mon roi, qui n’était plus que son fantôme, semblait se désintéresser de tout ce qui l’entourait. Mais les semaines s’égrenant à une vitesse vertigineuse, il se souvint qu’il était toujours Sa Majesté Louis XII, roi Très-Chrétien et père du peuple, et que, selon son serment, il fallait bien finir par marier sa fille Claude au beau François. Ils étaient fiancés depuis huit ans et tous deux avaient largement dépassé l’âge de la nubilité.

Il reprit ses séances du Conseil auxquelles j’assistais comme naguère. Plusieurs fois je l’entendis exprimer son peu d’enthousiasme pour ce mariage qu’il avait pourtant tant désiré. Il trouvait que son héritier présomptif n’avait rien retenu de la bonne éducation qu’on lui avait donnée et que cet enfant gâté allait justement tout gâter ; les folles dépenses et les prodigalités excessives du duc de Valois étant tout à fait inacceptables et sa conduite indigne de celle d’un futur roi. Louis avait en effet appris sa liaison avec une des plus belles femmes de Paris, Madame Disommes, qui, en trompant ouvertement son vieux magistrat de mari, donnait raison au vieil adage populaire affirmant que la justice était aveugle. Cette liaison faisait grand bruit dans Paris et l’on commençait à « jaser dur » sur les prouesses amoureuses de « mon cousin » qui, à en croire la rumeur, ne s’arrêtait pas à cette aventure.

À cela s’ajoutaient les chuchotements de la courtisanerie qui s’étaient mués rapidement en un immense brouhaha et on ne parlait plus que haut et fort de l’avènement de François au trône. C’en était trop pour mon roi qui convoqua son futur gendre pour converser en tête à tête. Après avoir congédié tout son entourage sauf moi (oublia-t-il ma présence ou voulut-il que je reste ? Mystère !), il réprimanda avec douceur ce grand et beau garçon qui le dominait d’une bonne tête en lui faisant une belle leçon d’économie, en lui donnant de sages conseils fort utiles pour quelqu’un qui a le grand désir d’accéder au trône et en le mettant en garde contre toutes les tentations susceptibles d’entraver le bon déroulement d’un règne. Il termina son long monologue par une apologie comme il les affectionnait :

« Au cours de mes nombreux voyages, je chevauchai depuis fort longtemps et je me crus enfin arrivé à une ville dont j’apercevais le clocher derrière un repli de terrain. Je pensais atteindre vitement les portes de la ville. Ce n’était là qu’une illusion : j’ai dû chevaucher bien plus longtemps que je ne l’avais cru tout d’abord. »

François écouta avec attention et répondit avec déférence qu’il avait bien compris le message, qu’il s’engageait à prendre en compte tous les avis et les conseils de Sa Très Gracieuse Majesté et qu’il promettait de s’amender en toutes choses.

Guidé et appuyé fortement par son nouveau précepteur et par Florimond Robertet, François de Valois se mit à fréquenter assidûment les séances du Conseil, à prendre connaissance de la gestion des différentes affaires du royaume et à montrer un intérêt certain à son futur métier de souverain. Louis, tout en n’étant point dupe de ce prompt revirement, sembla satisfait de l’attitude de son futur gendre et, au début du mois de mai, il se décida à quitter le lugubre château de Vincennes où il s’était retiré depuis la mort d’Anne pour prendre ses quartiers au château de Saint-Germain plus propice à donner des fêtes et des réjouissances. Sa Majesté Très Chrétienne redevint d’une humeur assez joviale et reprit goût aux divertissements et à mes facéties. On crut un instant que le mariage de sa fille avec le duc d’Angoulême allait être célébré dans les fastes et l’allégresse.

Tout le monde tomba de haut quand, le 13 mai, un bref avis annonçant le mariage de Claude de France avec son cousin le duc de Valois-Angoulême fut proclamé dans le palais. Il précisait dans un style d’une grande froideur que la cérémonie aurait lieu dans la plus stricte intimité, eu égard au décès récent de la reine et au deuil qui affectait encore le roi et sa cour.

Cinq jours plus tard, le mariage eut donc lieu dans la petite chapelle du château. Jamais je ne vis de mariage plus triste ! D’abord tout le monde était vêtu de noir pour bien souligner le deuil de la reine trépassée. Oui, tu as bien entendu ! La mariée était en noir ! Le marié aussi ! Ainsi que le roi, tous les princes du sang, Louise de Savoie, les nobles seigneurs, les prélats, les princesses, les demoiselles d’honneur, les enfants de chœur, la chorale, tout ce joli monde était vêtu de drap noir. Une seule tache de couleur, moi, Triboulet, dans mon costume de bouffon qui, pour la circonstance, avait été taillé dans une soie de couleur rouge et jaune.

Après une messe qui eut le mérite d’être fort courte, le dîner ne le fut pas moins. Frugal et lugubre. Drôle de banquet de noces ! Ni trompettes, ni tambourins, ni ménestriers, pas de joutes ni de tournois, pas l’ombre d’un drap d’or ou de soie de satin ni de velours. Je n’eus même pas le loisir d’intervenir durant le repas. Le roi souhaita la bonne nuit à tout le monde et se retira, laissant les deux époux gagner la chambre nuptiale. Le beau François, habitué à la beauté étincelante de ses nombreuses conquêtes, dut se contenter cette nuit-là d’une jeune fille de quinze ans d’une fine joliesse, boitant quelque peu, ce qui était loin de le motiver même si elle était dotée d’une douceur extrême, d’une vraie candeur, d’une simplicité de cœur et gratifiée d’une voix charmante. Était-ce suffisant pour « mon cousin » ? Avant que la porte de la chambre ne se fût refermée, il se retourna vers ses compagnons pour leur dire :

« Rien en la personne de cette fille de roi ne me séduit, je l’estime mais je ne pourrai jamais l’aimer. »

Il l’honorera bon nombre de fois puisqu’elle donnera naissance à sept enfants dont cinq mourront avant d’avoir atteint leur vingt-deuxième année.

Louise de Savoie jubilait. Pour elle, la partie était gagnée, son César allait bientôt devenir roi de France. C’est alors qu’il se passa un événement qui laissa tout le monde dans la plus grande stupéfaction : Louis, trouvant certainement son veuvage suffisant et se souvenant qu’il avait engrossé son Anne un an et demi plus tôt, se dit que, malgré sa santé vacillante, il se sentait tout à fait capable de procréer à nouveau.

Son père, Charles d’Orléans, que l’on avait « reconnu caduc, débile, malade et moribond », avait eu son dernier enfant à l’âge de soixante-douze ans et Louis en avait vingt de moins ! Il se mit donc en quête d’une reine possible pour l’asseoir sur le trône de France. Il n’en manquait pas mais aucune ne convenait à mon vieux roi, convoiteux de chair fraîche, devenant difficile sur la « marchandise royale ». Si on l’avait souvent accusé d’être peu exigeant pour la délicatesse de ses divertissements (tu vois qui était encore visé !), il n’en était pas de même pour la suavité du coït royal.

Le 7 août, un traité de paix et d’alliance avait été signé avec Henry VIII d’Angleterre à la suite de la défaite de la bataille de Guinegatte, surnommée journée des Éperons[4], où des Français de haut lignage avaient été faits prisonniers.

Leur incarcération était fort douce puisque, très rapidement, ils furent admis dans la familiarité d’Henry VIII, festoyant avec lui et jouant de grosses sommes, espérant ainsi pouvoir payer leur libération grâce aux gains accumulés. Parmi eux, le comte de Longueville, compagnon de jeux préféré du souverain anglais, eut une idée diabolique digne du plus rusé diplomate que Machiavel n’aurait certes pas renié. Il persuada Henry VIII de faire alliance avec la France en faisant s’épouser sa sœur Mary et mon souverain veuf et triste.

« Ces tendres liens uniraient nos deux pays, lui répétait-il avec l’évidence d’un homme politique aguerri. »

Et ce fut conclu mais après combien de palabres et de sordides discussions d’argent ! Que de tractations pour en arriver à ces épousailles ! À croire qu’Henry VIII était encore plus pingre que notre cher « éconhomme de roi ». Enfin, l’on signa la promesse de mariage. C’était l’occasion ou jamais pour Louis XII d’une réconciliation avec l’Angleterre.

Le mariage par procuration eut lieu à Greenwich le 13 août. Le duc de Longueville y représentait le roi, resté à Paris. Le contrat signé, Mary reçut un anneau d’or qu’elle enfila à l’annulaire de sa main droite. Après la messe, le cortège royal se rendit jusque dans la chambre nuptiale où, selon l’usage, Mary fut mise dans un lit où le duc de Longueville, au nom de son maître, la toucha de sa jambe dénudée. Elle était reine de France et l’on prépara sa venue dans son futur royaume.

Mary supplia son frère de lui permettre d’emmener avec elle le comte de Suffolk pour une raison très simple : il était son amant. Refus catégorique du roi son frère. Il promet qu’il l’enverrait en tant qu’ambassadeur dans quelque temps. Mary insista alors pour que sa gouvernante française Jane Popincourt ne la quittât pas. Elle se heurta cette fois au refus du roi son époux. Cette femme était la maîtresse du duc de Longueville et sa réputation de mégère avait plusieurs fois traversé la Manche, si bien que Louis XII exigea qu’elle restât sur le sol anglais et que jamais elle ne mît la pointe de son soulier sur la belle terre de France. J’ai entendu de mes grandes oreilles Louis prononcer cette phrase à son propos :

« C’est un bûcher de sorcière qu’il lui faudrait ! »

Ce jour d’automne 1514 était un brin froid mais le soleil avait daigné faire une timide apparition sur les côtes de France pour embellir, s’il en avait été besoin, les cheveux bruns, la belle taille et le teint blanc agrémenté d’une touche de vermeil du séduisant François, duc de Valois, comte d’Angoulême, agissant en qualité de premier prince du sang, venu accueillir le frais minois de dix-neuf ans aux cheveux dorés de Mary d’Angleterre, sœur du roi Henry le huitième du nom de la lignée des Tudors, qui devint Marie, nouvelle reine de France.

Dès qu’elle mit le pied sur le sol français, elle vit le beau François, souriant de toutes ses dents, fort belles et bien rangées, vêtu de blanc et d’or et la mine avenante. Il parla d’abondance, complimenta, charma, avant que d’attaquer, bien décidé à vaincre. Même si le duc de Suffolk, son jeune amant, était l’élu de son cœur, ce dernier s’était mis à battre à un rythme prompt à donner la pâmoison. Elle ne se doutait pas qu’il pût battre ainsi comme jamais elle n’avait pensé pouvoir l’arrêter. Mon cousin fut séduit à son tour et, comme à son habitude, éperdument amoureux, ce qui, tu t’en doutes, ne va pas arranger la suite des événements déjà assez compliqués. Elle avait été fiancée à Charles de Gand ! Tiens, un revenant ! Et il va d’ailleurs revenir en force, mais c’est pour plus tard ! Pour le moment, il n’est pas encore roi d’Espagne.

François la conduisit de Boulogne à Abbeville où mon roi devait l’épouser le 9 octobre. Elle venait de fêter ses dix-neuf ans, Louis en avait cinquante passés et en paraissait le double. Un mariage dont la gaieté frôlait la tristesse d’un enterrement. Décidément les mariages ont bien triste mine ces derniers temps ! Il n’y avait que mon somptueux habit de sayon jaune et rouge et la chasuble multicolore du cardinal qui coloraient la sempiternelle lugubre cour de France toute vêtue de noir en signe de deuil récent. Un nouveau mariage en noir que tout le monde, sauf mon roi, qualifiait de mariage blanc.

Ne voulant pas changer ses habitudes, le ciel du Nord s’était mis à l’unisson et s’assombrit si fort que l’on crut que la nuit était tombée devant que vêpres fussent sonnées. Marie n’était pas venue seule ! Sa suite était imposante.

Parmi ses demoiselles d’honneur, j’avais remarqué une jeune fille brune aux yeux noirs brillant tout à la fois de malice et de détermination. Ses fines mains virevoltaient comme de petits oiseaux folâtres, elle était toujours vêtue de robes écarlates au décolleté provocant et avait un cou long et gracile. On sentait que cette jeune fille avait du caractère. On la devinait obstinée, ambitieuse, manipulatrice, d’une force et d’une volonté peu communes. On la disait intelligente et courageuse. Très bien éduquée, elle dansait à ravir mais je sentais qu’il y avait en elle quelque chose de mauvais. Encore une personne qui allait aussi changer le monde, j’en donnais ma tête à couper !

L’avenir m’a prouvé une nouvelle fois que je ne m’étais pas trompé sauf sur ce dernier point, ma tête est bien restée solidement vissée sur mes épaules alors que la sienne fut proprement tranchée. Je ne t’ai pas dit son nom ? Anne Boleyn !

Si Louis était aux anges, retrouvant l’espoir de donner un successeur à sa dynastie des Valois-Orléans, Marie et François étaient bien déçus et je me souviens des soupirs à fendre l’âme de François quand on eut refermé la porte de la chambre nuptiale, abritant la jeune et le vieux marié.

Mon roi en était sorti le lendemain matin, rajeuni, réjoui, contant à qui voulait l’entendre qu’il avait « fait merveilles ». Je tentai tant bien que mal de consoler le pauvre François :

« Mon cousin », n’en prenez pas ombrage. Ça n’a pas plus duré qu’un quart d’ardeur ! »

Lui qui avait l’élégante habitude de rire haut et fort à mes mauvais jeux de mots me gratifia d’un regard consterné et tourna les talons, me laissant, pour une rare fois, décontenancé.

Le roi, de son côté, paya comptant ses prétendus exploits amoureux par une violente crise de goutte qui le força à boiter, ce qui accentua son allure de vieillard.

L’agitation était grande ; la cour se transformait en basse-cour tant les conversations qui emplissaient les couloirs ressemblaient à des caquetages de volailles affolées se disputant du grain dans lesquels une phrase irrespectueuse revenait comme un leitmotiv :

« Si notre vieux roi avait encore la semence fertile ! »

Si un fils naissait – ce fils tant attendu par Louis et tant craint par Louise –, « mon cousin » ne régnerait pas et fini toutes les faveurs promises et tous les rêves… ! Mon avenir s’était enveloppé dans un épais brouillard d’incertitude.

Le 5 novembre, Marie fut couronnée à Saint-Denis et son soupirant François, en tant que dauphin, soutint sur la tête de sa belle reine la pesante couronne. Le sacre est aussitôt suivi de son entrée solennelle à Paris. Le peuple est frappé d’étonnement par cette jeune reine couverte de joyaux.

On disait pourtant que son frère l’avait livrée sans dot. D’où venaient ces bijoux ? N’était-ce pas le cadeau d’un vieil amoureux à sa jeune épouse ? Notre bon roi devenait-il « dispendieux » sur la fin de sa vie ? Toutes ces interrogations n’empêchaient pas la foule de célébrer leur nouvelle reine en chantant :

« Marie avec nous se marie. »

Le roi dépérissait à vue d’œil et n’avait plus besoin de se faire annoncer par l’ample voix du chambellan tant sa toux grasse et ininterrompue résonnait sous les voûtes des couloirs froids et interminables de l’hôtel des Tournelles à Paris.

Je n’ai jamais supporté que l’on tousse, c’est un bruit qui me met les nerfs en pelote. Pour remédier à ce supplice, j’avais trouvé le moyen de me fabriquer de petites boules de cire d’abeille qui assourdissaient grandement les bruits gênants et m’apportaient une grande quiétude. Je les avais d’ailleurs appelés mes « boules de quiestude ».

La fraîcheur éblouissante de Marie irradiant nos pupilles en émoi, Louis ne put que prier Jean Perréal d’en faire son portrait qui restitua dans une peinture sur bois, sans en rien embellir, la parfaite beauté de cette jeune femme que l’on disait « plus folle que reine ». Si elle l’était déjà, la vie quotidienne n’allait pas tempérer sa folie. Chaque jour, la jeune, éclatante et désirable reine au teint de miel, à la douce peau translucide, à la belle chair pleine mais non enflée de graisse, voyait entrer son vieil époux, voûté, ridé, au teint jauni, frileux malgré les devants de cotte fourrés de loup, ses collets et mancherons superposés et ses chaperons de martre. On le devinait à peine sous cet amas de vêtements. Il se retenait de lâcher des vents dont il m’avait garni les narines pendant le trajet de sa chambre à celle de son épouse. Elle s’inclinait devant lui, en une gracieuse révérence, lui baisait sa main décharnée et lui posait la question d’usage en un « françois » saupoudré d’une charmante pointe d’accent anglais :

« Comment se porte mon doux seigneur ce matin ? »

Il répondait invariablement, après avoir abondamment craché dans son mouchoir :

« Mal, ma mie, très mal mais tellement mieux quand je vous vois. »

Il la gratifiait d’un sourire édenté qui donnait un haut-le-cœur à la pauvre Marie. J’intervenais aussitôt :

« Va te coucher, Beau Sire !

— C’est bien mon intention ! » me répondait-il avec un sourire salace en direction de la belle Marie.

J’insistais :

« Va rejoindre ta couche tout seul, il faut te ménager ! » Il tentait de me taper gentiment avec ma marotte qu’il m’avait prise des mains :

« Méchant fol qui ne veut pas que son roi donne un héritier à la couronne ! »

Je voyais dans les yeux de la jeune reine comme une supplication et j’entendais clairement sa pensée joliment teintée d’un séduisant accent :

« Ô genty Triboulette, éloignez lé vieil roy dé mon couche ! » Il me fallait être diplomate et convaincant. Je m’approchais doucement de lui, récupérais ma marotte et je lui disais avec un gracieux sourire :

« Si tu veux procréer, Beau Sire, garde tes forces pour cette nuit, et va prendre les potions fortifiantes que t’ont préparées tes charlatans ! »

Mes arguments étaient toujours d’une salvatrice efficacité.

« Ma beauté, ma mie, je vais prendre potion et repos et serai au fond de votre lit dès le coucher du soleil. »

Marie regrettait déjà que les jours soient si courts en décembre.

Nous allions fêter la fin de l’année et bientôt passer en l’an 1515. Déjà ! Paris était couvert de neige, et l’hôtel des Tournelles, non loin de la porte Saint-Antoine, ressemblait à une immense meringue à la crème fouettée.

François négligeait quelque peu sa femme Claude, la petite dauphine, maladive comme son père et boiteuse comme sa mère, et la trouvait bien moins appétissante que sa rieuse, séduisante et coquette belle-mère. « Mon cousin » était irrémédiablement amoureux. Quant à la santé fragile de Louis, elle déclina fortement. Entraîné dans les fêtes et les banquets bien au-delà de minuit, le vieux roi ne tenait plus le rythme accéléré que lui imposait (sciemment ?) sa petite Marie, épanouie, enjouée et souriante. Le roi d’Angleterre avait-il envoyé une haquenée[5] pour le porter bientôt et plus doucement en enfer ou en paradis ? Je ne le crois pas. C’était seulement une jeune femme écervelée, tout en récréation, peu encline à la mélancolie et seulement esclave de ses passions amoureuses.

La belle avait donc épuisé ce qui restait de mon pauvre roi qui, le jour de Noël, se mit au lit, seul, agité de diarrhées et de fièvres pernicieuses. Certains croyaient à de nouvelles crises de ce mal qu’il avait déjà surmonté pendant des années. Mais lui savait pertinemment qu’il ne se relèverait pas et il entra en agonie avec sérénité, se préparant calmement pour son dernier sommeil. Il garda force et lucidité pour dicter son testament, son corps possédant encore un ressort extraordinaire. Il confirma, tout comme en 1505, le Conseil de Régence. Autour du lit, Charles de Bourbon, comte de Vendôme, François de Bourbon, son frère, comte de Saint-Paul, l’aumônier Guillaume Parvy, qui avait reçu la dernière confession de la reine Anne, La Trémoille, Louis d’Orléans, comte de Dunois, le grand chambellan, des officiers anglais représentant la reine Marie, les chevaliers Bayard et La Palice. Louis tourna la tête vers François, ce qui lui arracha un rictus de souffrance, et il lui fit signe de venir près de lui :

« François, mon fils, prenez soin de ce royaume et de son peuple que j’ai chéri du plus profond de mon âme. »

Il me fit signe d’approcher à mon tour. Entrecoupé de force soupirs et halètements, faisant un effort extrême pour tenter de dessiner un semblant de sourire sur son visage blême et sinistre, il me hoqueta :

« Et toi, Triboulet, tu avais bien raison, c’est mon portrait que j’aurais dû laisser vieillir à ma place. Ne laisse pas la nature te dégrader. C’est elle qu’il faut craindre, plus que la camarde. »

Mon corps tétanisé était incapable de se secouer de sanglots et mon regard, fixé sur l’homme allongé devant moi à qui j’étais redevable de mon existence, qui m’avait permis d’atteindre une des positions les plus enviables à la cour de France, mon regard s’emplissait de pitié, de reconnaissance, d’admiration et de tristesse qui venaient grossir les larmes coulant abondamment de mes yeux et humidifiant ma barbe.

Il tendit une main tremblante en direction de « sa poupée anglaise » comme il se plaisait à l’appeler parfois : « Mignonne, ma mie, vous aurez ébloui de votre grâce et de votre jeunesse les derniers jours d’un vieux roi qui meurt d’avoir voulu vous trop aimer, et je ne puis vous offrir comme plus beau présent de Noël que ma mort qui ne saurait tarder. »

Comme si elle attendait que l’on prononçât son nom pour accourir, la mort vint le chercher brutalement, ne lui laissant même pas le temps d’un râle.

Sa tête, presque réduite à la taille de celle de ma marotte, disparut au milieu de la foison des oreillers en plume. Guillaume Parvy, son aumônier, lui administra l’extrême-onction.

J’appris plus tard qu’un cavalier-messager était parti au triple galop à l’annonce du mal-être du roi pour alerter Madame de Savoie afin qu’elle ne perdît pas un seul instant pour venir rejoindre son César qui allait enfin accéder au trône de France.

Après une année, presque jour pour jour, mon roi était parti rejoindre celle qu’il avait le plus aimée. Paris résonnait de cloches funèbres qui couvraient les voix des crieurs répétant d’un ton monocorde :

« Bonnes gens, le bon roi Louis, le père du peuple, est mort. »

François prend tout de suite ses responsabilités de gendre et de futur roi de France. Il appelle Galéas de Saint-Séverin, grand écuyer du roi, pour qu’il se charge de la direction des cérémonies funèbres.

Je ne pus empêcher un fou rire intérieur quand j’appris que François avait dépensé seulement 13 000 livres pour celui que tous pleuraient dans les rues comme roi et père du peuple alors que Louis, lui-même taxé d’économie virale à la limite de l’avarice, avait été quatre fois plus généreux avec son prédécesseur Charles VIII. L’ingratitude est mesquine jusque dans son prix !

Tout fut décidé comme si l’on voulait effacer au plus vite le nom et le souvenir de ce souverain très ou trop populaire. Son corps, transféré le 3 janvier à Notre-Dame, fut enseveli le lendemain à Saint-Denis.

Je suivis le convoi funèbre de mon roi, tout de noir vêtu sans grelots ni marotte. Mon masque rieur de la comédie s’était changé en masque triste de la tragédie et j’eus la pudeur de ne laisser couler de mes yeux que des larmes d’eau alors que mon cœur versait des larmes de sang.

Le corps de Louis XII fut inhumé auprès de sa chère Anne de Bretagne selon leur souhait commun. Le grand écuyer de France s’approcha de la fosse et cria par trois fois « Le roi est mort » pendant qu’on jetait les étendards de France sur le cercueil. Il prit la bannière du royaume, la baissa en répétant : « Le roi est mort », puis il la releva en criant avec la même force : « Vive le roi ! » Toute l’assemblée reprit en chœur la phrase qui faisait de « mon cousin » Sa Majesté François Ier roi de France.

La jeune veuve pensait peut-être continuer à s’en donner à cœur et à corps joie, maintenant que son vieil époux était bien couché sous terre sans risque de se relever. Le duc de Suffolk avait assisté à l’enterrement en tant que représentant d’Henry VIII et comptait bien retrouver son statut d’amant de Marie. Quant au futur roi de France, il papillonnait autour de la reine veuve, certain d’arriver à ses fins. Son entourage le mettait en garde contre les conséquences catastrophiques d’une grossesse de la reine mais cela ne semblait pas l’affoler plus que de mesure et il fanfaronnait :

« Si elle a un fils, il ne sera qu’un enfant et il faudra bien un régent et d’après l’ordre du royaume, le régent, c’est moi ! »

Louise le tançait d’importance :

« Ne vois-tu pas que cette femme est fine et caute. Elle ne cherche qu’à t’attirer à elle afin que tu l’engrosses et si elle vient à avoir un fils, le voilà dauphin et futur roi de France et toi, te voilà encore simple comte d’Angoulême sans le moindre espoir d’accéder au trône. Songes-y ! »

Ne faisant aucune confiance à son fils, encore moins à Marie, Louise fit appliquer la coutume qui veut que l’on séquestre les veuves royales durant quarante jours. Pendant plus de deux mois la reine avait reçu les faveurs (le mot est rude !) de mon défunt roi, il l’avait donc chevauchée au moins une bonne trentaine de fois et si les potions revigorantes avaient rempli leur office, la semence royale pouvait bien avoir engendré un dauphin posthume.

Les quarante jours d’attente furent très pénibles, d’abord pour la reine Marie qui était en claustration dans sa chambre, fenêtres et volets fermés, à la seule lueur des chandelles, ensuite pour toute la cour de France dont les rumeurs allaient bon train.

Il faut dire que je prenais un malin plaisir à les alimenter en semant par-ci par-là un proverbe du genre :

« Jamais femme habile ne mourut sans héritiers ! »

Pour plus de sûreté, Louise de Savoie fit surveiller jour et nuit la princesse par une escouade de dames d’honneur dirigées en alternance par Madame d’Aumont et par Madame de Nevers qui avaient l’ordre formel de ne laisser approcher aucune personne du sexe masculin, que ce soit son fils, le duc de Suffolk ou même un quelconque soldat.

Celle qu’on disait plus folle que reine devint vraiment folle au point de faire courir le bruit de sa grossesse, s’enflant le ventre avec des linges et imaginant qu’elle pourrait acheter l’enfant d’une femme grosse qui lui serait fourni dans le temps du prétendu accouchement. Louise n’était pas femme à se laisser duper aussi facilement. Elle envoya une délégation de sages-femmes pour la visiter. La supercherie fut découverte et il y eut grand soulagement à la cour. François, qui ne pouvait se faire sacrer roi avant d’être certain que la reine ne fût point enceinte, brava les interdits de sa mère, pénétra dans la chambre de Marie et lui demanda si le temps était venu pour lui de porter la couronne de France. Marie n’eut d’autre choix que de lui répondre :

« Sire, je ne connais point d’autre roi que vous ! »

À dix-neuf ans, la sœur du roi d’Angleterre et veuve du roi de France était donc un parti intéressant et Henry VIII, qui avait déjà envisagé de la marier à Charles de Gand, retenterait bien cette alliance prometteuse mais il voudrait voir revenir sa chère sœur avec les nombreux bijoux que lui avait offerts Louis XII. François n’était pas de cet avis et il écrivit à Henry :

« Les reines de France ne sont que les dépositaires des bijoux de la Couronne qui doivent se transmettre de l’une à l’autre. Une veuve peut à la rigueur les conserver jusqu’à sa mort, à titre de douaire, si elle reste en France, mais elle ne saurait les emporter dans son pays d’origine, encore moins en disposer à sa guise. »

Henry lui répondit que les joyaux offerts étaient des cadeaux personnels et qu’il serait malvenu de les lui reprendre. J’agitai mes grelots :

« Donner, c’est donner et reprendre, c’est voler ! Mais prêter c’est prêter et ne pas rendre, c’est voler ! » François, toujours sous le charme de la belle Anglaise, songea un instant à répudier Claude, enceinte de sept mois, et à prendre pour épouse sa veuve de belle-mère. J’avais entendu la reine Anne pousser les hauts cris, mais ce n’étaient que pépiements à côté des beuglements furieux de Louise de Savoie quand elle apprit ce projet insensé.

Heureusement, Marie n’avait qu’une idée en tête : épouser le duc de Suffolk. François, revenant à la raison, vit alors le parti qu’il pourrait en tirer dans ses négociations avec la couronne d’Angleterre. Il promit d’aider les deux amants, mais le plus urgent fut d’aller se faire sacrer à Reims. Ce fut fait le 25 janvier 1515 et, le 13 février, le roi de France, François premier du nom, entra solennellement dans Paris.

Marie et Suffolk étaient présents, attendant avec impatience l’agrément qui leur permettrait de convoler en de justes noces. François, désirant garder alliance et amitié avec son « frère anglais », usa d’une brillante diplomatie à la française.

Cela se termina à l’anglaise, par un score nul et un partage à l’amiable : fifty-fifty. Les bijoux, la vaisselle, tout fut divisé en deux parts égales, hormis un somptueux diamant, le « Miroir de Naples », que la reine Claude réclamait à cor et à cri et qu’Henry VIII se garda bien de restituer. François se hâta de marier celle qui n’avait été reine de France que durant quelques mois et renvoya les deux époux s’expliquer avec le roi d’Angleterre. Bon débarras !

Je pus longuement plaisanter sur le mariage des deux « lovebirds » :

 

Après le roi caduc

Marie se marie

Avec son grand duc

Un plus chouette parti

Qu’“hibou” d’impatience

De conclure cette alliance.

 

Je rendis une dernière visite de courtoisie à ma matrone qui me donnait l’impression de ne jamais vieillir. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’elle gardait une certaine fraîcheur, mais elle était encore gaillarde. Contrairement à nos habitudes, elle m’entraîna dans un recoin de sa cahute qui lui servait de coucher. Elle me jeta presque sur sa paillasse, m’ôta les chausses avec la dextérité d’une professionnelle du déshabillage masculin, releva sa jupe et me chevaucha brusquement en imprimant les mouvements d’un cavalier au triple galop sur un cheval sauvage. Elle hurlait :

« Laisse-toi dompter, mon bel étalon ! »

Je me cabrai à moult reprises, essayant de me dégager, ce qui n’eut pas l’air de lui déplaire, à moi non plus d’ailleurs car nous ne tardâmes pas à unir nos orgasmes dans des hennissements de jouissance. Sans ménagement, elle se désarçonna de sa monture qui resta de longues minutes haletant, sans puissance ni force, pendant qu’elle était retournée s’asseoir à sa table, lapant goulûment une écuelle de potage.

« Nous ne nous reverrons plus mais je garderai un beau souvenir de toi », me dit-elle entre deux déglutitions.

Ayant repris mon souffle, je voulus lui répondre, elle m’en empêcha :

« Ne dis rien. Garde tes banalités pour ton nouveau roi. Je ne te raccompagne pas, tu trouveras bien le chemin du retour tout seul. Dirige-toi vers le sud, quand tu apercevras des érables, guide-toi avec leurs cimes, tu verras le soleil darder ses rayons, continue tout droit et compte cent pas. Répète cette opération quatre fois. Quand tu auras passé six clairières, tu apercevras le village de L’Ormeau, tu n’auras plus qu’à longer la Loire pour rejoindre la grand-route qui conduit tout droit vers le château. À présent, va-t’en ! »

Au moment où je me dirigeais vers la porte, elle me rappela et me tendit une toute petite fiole bouchée avec de la cire remplie d’un liquide d’une pâle couleur jaune. Quand je la pris dans ma main, elle ajouta seulement :

« On ne peut s’en servir qu’une seule fois ! »