Chapitre sixième

Quelle drôle d’année que cette année 1505 ! Elle allait pourtant donner le ton aux dix suivantes. Anne, voulant toujours affirmer sa volonté et refusant de perdre la face pour le procès de Gié, obtint de Louis qu’il dessaisisse le Grand Conseil dont l’indulgence l’avait offensée personnellement. Les cris et les larmes étaient toujours les armes les plus efficaces pour faire céder le roi. Il accepta donc de porter l’affaire devant le Parlement de Toulouse. Anne avait choisi cette juridiction qui lui paraissait plus malléable pour faire condamner le maréchal. Elle ne ménagea ni les présents ni son argent pour tenter de circonvenir les magistrats qui, tout en acceptant d’être corrompus, n’en raisonnèrent pas moins à l’instar du Grand Conseil et, en diplomates expérimentés, demandèrent un long délai avant de pouvoir se prononcer.

Après avoir joyeusement fêté Pâques avec sa femme et sa fille, encore bouleversé par la disparition de Jeanne de France et par les nouvelles catastrophiques venues de Naples qu’il espérait bien reprendre, notre roi fit une soudaine rechute.

Il tomba si gravement malade qu’on le crut aux portes de la mort. Il restait de longues heures prostré, sans forces, puis se dressait soudain, hurlant, se débattant contre des adversaires imaginaires, appelant sa reine, sa fille, criant mon nom, puis retombait, épuisé, dans une sorte de léthargie proche du dernier sommeil. Il ne dormait plus, il n’avait aucun appétit, se trouvait au dernier degré de la faiblesse. On criait partout « que de luy fust faict ».

Les médecins déclarèrent qu’il n’était pas en leur pouvoir de le sauver, ils tentèrent bien plusieurs fois de le saigner mais Louis avait encore la force de repousser leurs lancettes et de murmurer :

« Je ne verse mon sang que sur un champ de bataille ! »

Il se passa un phénomène ahurissant : le peuple, ayant appris que le roi était au plus mal et s’apprêtait à rendre son âme à Dieu (les mauvaises nouvelles courent plus vite que les bonnes !), se mobilisa en processions et prières publiques pour que « son cher père » recouvrât sa santé. Jour et nuit, dans les villes et villages de toutes les provinces, des femmes et des hommes se rendaient dans les églises en implorant la clémence divine pour celui « que l’on avait si grand’peur de perdre comme s’il eût été le père de chacun et qu’il les eût tous engendrés ».

Des foules considérables, toutes classes confondues, se pressaient chez le prévôt de chaque ville ou de chaque village pour prendre des nouvelles de la santé du roi.

On m’avait bien sûr éloigné de la chambre de mon roi. Il ne restait près de lui que le premier chambellan La Trémoille, Georges d’Amboise et Florimond Robertet, son secrétaire particulier. Il y avait bien sûr l’inaltérable présence de son épouse Anne, en digne reine et en femme amoureuse gardant une placidité qui lui était habituelle au milieu de l’affliction générale, ce qui ne l’empêchait pas de préparer en douce son départ pour sa chère Bretagne. Elle se disait peut-être que ce moment tant attendu de prendre le pouvoir était arrivé. En attendant, elle ne quittait pas le roi, agenouillée au pied de son lit en constantes prières. Quand je vis entrer le père Clérée, son dernier confesseur, je crus bien ne plus jamais revoir mon roi. Mais il se passa un événement qui allait changer le cours de l’Histoire. Un matin du mois de mai, le jeudi 10 précisément, il a suffi d’une courte absence de la reine, délaissant le chevet de Louis afin de se rendre à ses ablutions quotidiennes, pour que ce dernier reprenne ses esprits et, reconnaissant toutes les personnes présentes autour de son lit, se rende compte qu’il en manquait une de taille et demande qu’on aille quérir sur-le-champ le jeune François de Valois. Mon museau à peine visible par la porte entrebâillée de ma chambre, je ne perdais pas une miette de tous ces va-et-vient et quand je vis François se rendre vers la chambre royale, je ne pus résister à ouvrir mon huis en grand. Le jeune garçon m’aperçut, échappa à ses accompagnateurs et vint se jeter dans mes bras pour m’enserrer affectueusement :

« Ah ! Mon cousin, je ne vous vois plus guère et vous me manquez. J’aurais tant besoin de rire en ces tristes temps. » On vint bien sûr nous séparer sans ménagement en me jetant violemment par terre. Avant qu’il ne disparaisse dans la chambre royale, j’entendis le jeune garçon de onze ans menacer sa brutale escorte :

« Ne faites pas de mal à « mon cousin » ou je saurai m’en souvenir. »

Georges d’Amboise avait eu le bon sens de prier le roi d’établir ses dernières volontés. En fin politique qu’il était resté et dans un sursaut de lucidité patriotique, reprenant à son compte tout ce qu’avait entrepris en secret Pierre de Gié, il rappela au monarque son intention de rompre le traité de mariage de sa fille Claude avec Charles d’Autriche.

Ce fut sûrement le meilleur des remèdes qu’on pût administrer à Louis XII agonisant. Je dirais même que ce fut la potion miracle qui permit au roi de retrouver instantanément vigueur et perspicacité. Se redressant d’un bond dans son lit de douleurs, il dicta son testament à son « cher » Georges d’Amboise : sa fille Claude n’épousera pas Charles de Luxembourg, elle restera donc dans notre beau pays de France et, dès qu’elle sera nubile, elle convolera en de justes noces avec François d’Angoulême. Oubliés les serments sur l’Évangile du traité de Blois conclu il y a un an à peine ! De plus, il instituait un Conseil de régence constitué du cardinal bien évidemment, mais aussi de Louise de Savoie, de La Trémoille, de Florimond Robertet et du chancelier Rochefort qui suppléerait à sa veuve.

Quand la reine Anne revint dans la chambre du roi, son premier étonnement fut de voir l’époux à l’agonie qu’elle avait quitté quelques instants plus tôt assis dans son lit comme si de rien n’était. Son second étonnement, proche de la stupeur, fut d’entendre les décisions prises en son absence. La voilà prise de court ! Comment ne pas adhérer aux dernières volontés d’un mari au seuil de la mort et, qui plus est, un mari roi de France qui fait jurer sur l’Évangile à toutes les personnes présentes de servir et protéger François et sa fille Claude laquelle ne devra quitter le royaume sous aucun prétexte et de faire célébrer leur mariage dès que possible ?

Tout le monde jure sur l’Évangile, sur le canon de la messe et sur la relique de la sainte Croix. De cette manière, Louis nourrit peut-être l’espérance que leurs serments seront bien mieux tenus que les siens.

Si, à l’annonce des décisions royales, Louise de Savoie afficha une joie triomphante, il n’en fut pas de même pour notre Anne. Elle se rendait compte que sa Bretagne allait perdre sa liberté et qu’elle était en quelque sorte grugée par son époux de roi. Si sa désapprobation fut visible, elle ne put que faire mine d’accepter, incapable de s’opposer à une volonté quasi unanime. Profondément blessée dans son orgueil et s’estimant gravement offensée, Anne quitta Blois sans sa fille Claude le 1er juin et se rendit dans sa Bretagne. Elle prit pour excuse un pèlerinage, le Tro Breiz[1], qu’elle avait juré de faire si le roi retrouvait guérison. Elle voulut prouver une nouvelle fois son indépendance. Et loin des autres broutilles coutumières, c’est une véritable brouille qui va, pour la première fois, opposer les deux « fols amoureux ».

Louis l’accusera ouvertement de prolonger exagérément son voyage et le « sage ministre » Georges d’Amboise interviendra, raisonnant l’une, apaisant l’autre et permettant finalement au couple de se réconcilier.

Elle ne revint cependant à la cour que fin septembre. Ils retrouvèrent très vite leur intimité et même si elle le mit en garde – « Je ne suis pas revenue uniquement pour suffire à la satisfaction de vos appétits charnels et sachez que mon cœur n’est pas encore pacifié !… » –, elle sent bien que son roi a changé et qu’il se défie de sa reine. Elle sait qu’elle a perdu toute influence sur lui mais se refuse à admettre la nullité de sa politique. Je t’ai assez décrit son caractère, ce n’est pas une femme à s’avouer vaincue et elle va user de tous ses charmes et de toute son intelligence pour reconquérir son pouvoir terni. Elle retrouve un peu de sa superbe quand, le 9 février de l’année suivante, le Parlement de Toulouse, après un an de tergiversations, prononce enfin l’arrêt contre Pierre de Gié. Il est condamné pour « certaines grandes causes et considérations » mais totalement absous du crime de lèse-majesté. Il perd le gouvernement de François de Valois, les capitaineries d’Amboise et d’Angers et sa compagnie de cent-lances. Il est en outre, pendant cinq ans, suspendu de sa dignité de maréchal et exilé à dix lieues de la cour. Les juges n’osèrent pas le condamner aux frais de procédure qui s’élevaient à 36 000 écus. Comme la reine Anne s’était portée partie civile, elle dut les payer sur ses deniers personnels.

À l’écoute du verdict, sans manifester le moindre mouvement d’humeur, l’ex-maréchal ne prononcera qu’une seule phrase :

« La pluie m’a saisi de bonne heure !… »

Il se retira au Verger, un magnifique domaine qu’il possédait en Anjou, ne reparaîtra jamais à la cour et mourra sept ans plus tard, avec la satisfaction de savoir que son cher disciple François était assuré de succéder à Louis XII sur le trône de France.

On ne sut jamais si la reine Anne s’estimait totalement vengée. Entre la mise à mort réservée à Pierre de Rohan et sa luxueuse et libre existence oisive dans la douceur du pays tourangeau, je ne suis pas sûr que la reine n’ait pas trouvé la sentence bien clémente par rapport à ce qu’elle espérait. La réussite de son acharnement se réduisait à l’avoir écarté définitivement de la cour mais elle venait de réaliser qu’elle avait privé le roi d’un ami fidèle et d’un précieux conseiller. Elle allait vite comprendre que son royal époux, en fin stratège de l’instrument politique, allait lui faire payer cher son semblant de victoire.

Mon roi fut un des premiers gouvernants à se servir de l’opinion en la manipulant adroitement. Il chargea des agents à sa solde de répandre la rumeur du mariage de la fille du roi de France à un Autrichien-Flamand-Espagnol alors qu’il serait tellement mieux pour elle et pour le royaume qu’elle épousât François de Valois.

Devant l’ampleur suscitée par ce mouvement populaire, il n’y avait plus qu’une solution : réunir une assemblée consultative composée des députés de la nation. Un an jour pour jour après la « résurrection de notre souverain », c’est au château de Plessis-lès-Tours, où toute la cour s’était déplacée, que va se dérouler, le 10 mai 1506, ce qui peut ressembler à des états généraux.

Le roi, vif de corps et de figure, siégeant sur son trône, la reine à ses côtés, tous deux entourés par le jeune François de Valois et par le cardinal d’Amboise, en présence des principaux prélats, des princes de sang et des grands seigneurs, y compris les barons bretons, reçut l’importante délégation constituée des deux représentants de chaque ville du royaume parmi les nobles et les bourgeois. Ils avaient choisi comme orateur un théologien de grand renom qui n’était rien moins que le chanoine de Notre-Dame de Paris, Thomas Brico. Plus habitué à dispenser des remontrances que des compliments, il commença néanmoins son discours par un éloge fort appuyé qui n’était autre que le panégyrique du roi et des bienfaits prodigués à son peuple : la tranquillité intérieure du royaume, la diminution de la taille, le respect des personnes et des biens, la réduction des dépenses de la cour et la réforme de la justice. Le chanoine ne manqua pas de clore son apologie par une phrase qui allait faire mouche :

« Pour ces causes et autres qui seraient trop longues à citer, nous devons appeler le Roi Louis douzième : Père du peuple. » Les acclamations à n’en plus finir et les ovations aussi tonitruantes qu’elles étaient sincères suscitèrent une émotion partagée par toute l’assistance.

Au travers de mes yeux embués, je vis que mon souverain lui-même ne pouvait retenir ses larmes. Thomas Brico enchaîna avec peine la seconde partie de son discours :

« Sire, nous sommes ici venus sous votre bon plaisir pour vous faire une requête pour le bien général de votre royaume, qui est telle que vos très humbles sujets vous supplient qu’il vous plaise de donner Madame Claude de France, votre fille unique, en mariage à Monsieur François, duc de Valois, ici présent, qui est tout françois. »

Louis laissa se prolonger le silence soudain qui gagna l’assistance et prit la parole en s’éclaircissant difficilement la gorge tant l’émotion l’étreignait.

Il remercia pour les bonnes paroles et, ne répugnant pas à mentir ouvertement, osa déclarer :

« qu’au regard de la requête touchant ledit mariage, il n’en avait jamais ouï parler mais que de cette matière il communiquerait avec les princes de son sang pour en avoir leur avis ».

Moins d’une semaine plus tard, il fit annoncer par son chancelier qu’il acceptait la requête dans un discours fleurant bon le mensonge, l’humilité et la démagogie la plus totale dont le dernier paragraphe aurait mérité l’accompagnement des violes larmoyantes de Josquin des Prés :

« … et pour ce que nous sommes tous mortels et qu’il n’y a plus chose certaine que la mort, ny plus certaine que l’heure d’icelle, le roy, notre souverain seigneur, veut que si le cas advenait qu’il allast de vie à trépas, sans avoir lignée masculine, que vous promettiez et juriez, et faictes promettre et jurer par les habitants des cités et des villes dont vous estes envoyez, selon la forme qui vous sera baillée par escrit, de faire accomplir et consommer ledit mariage, et obeyrez et tiendrez, le dict cas advenant, mordit sieur de Valois vostre vray roy, prince et souverain seigneur, et que, de tout ce, envoyerez vos lettres et scellés de chascune cité et ville en dedans la feste de la Magdeleine prochain venant ; combien que le roy, avec l’ayde de Dieu, a bon espoir de vivre qu’il fera consommer le dict mariage et verra les enfans de ses enfans. »

 

Vive le Roy !

Gloire à Notre Père du peuple !

Que Dieu lui accorde santé et prospérité !

Après son règne, « luy doint Dieu le royaume de Paradis » !

 

Au milieu de ce délire, on jure sur les Saints Évangiles et comme si cela n’était pas prévu de longue date, on fixe les fiançailles au surlendemain, le 21 mai. Claude a six ans et demi, son fiancé, le beau François, est dans sa douzième année.

Absent des réunions qui ont précédé l’acceptation de la requête, je connaissais trop bien mon roi et ses conseillers pour savoir qu’ils avaient tout établi d’avance. Le traité de Blois était effacé comme s’il n’avait jamais été signé et Louis le douzième renforçait son autorité suprême en maintenant une tradition de la succession capétienne par ordre de progéniture, sauvegardant ainsi son royaume de tout risque de morcellement.

L’impassibilité de la reine Anne figurait bien sa totale désapprobation et si elle avait renoncé à ses fameuses scènes, elle ne pouvait s’empêcher de répéter qu’elle était « moult déplaisante de ce qui se faisoit » et rappelait sa devise : « Non mudera. »

Quelle splendide fête fut donnée dans cet agréable château de Plessis-lès-Tours ! Encore une preuve que tout ce rassemblement qu’on disait sans aucune préparation n’était qu’une mise en scène parfaitement orchestrée.

Tu penses bien que de telles agapes ne s’improvisent pas en deux jours ! On mangea à s’en faire péter la sous-ventrière, on dansa jusqu’à perdre haleine, on s’amusa jusqu’à ne plus pouvoir s’en tenir les côtes et je fus le premier responsable des plus grands éclats de rire en me taillant un succès retentissant dans mes tours les plus spectaculaires et dans mes reparties les plus spirituelles qui faisaient mouche en rafale.

Je retrouvais ma verve et mon invention qui s’étaient grandement étiolées à la suite de tous les événements tragiques de ces trois dernières années et je fus moi-même rassuré d’être encore opérationnel et – n’ayons pas peur des mots – au plus haut sommet de ma sagacité.

Louise de Savoie rayonnait de bonheur dans une robe écarlate qui mettait en valeur le noir corbeau de sa chevelure et le vert émeraude de ses yeux.

Je compris pourquoi Pierre de Gié avait poussé son insistance à obtenir ses faveurs jusqu’aux frontières du harcèlement. Mais elle ne quittait pas d’un regard courroucé son François qui papillonnait au milieu d’un parterre de femmes qui caressaient ce « beau grand garçon ». Elle envoya sa fille Marguerite, la sœur aînée de François, jolie jeune fille qui paraissait bien plus que ses treize ans, pour faire cesser ces badinages qui risquaient de désunir l’harmonie adorative d’une mère et d’une sœur pour leur « César d’amour ».

Cette foison de femelles aux charmes enfin dévoilés nous changeait de l’austérité habituelle de la reine obligeant les demoiselles de sa suite à des tenues tellement incolores qu’elles effaçaient leurs séduisants attraits. Ces robes aux couleurs chatoyantes, ces coiffes brodées d’or, ces lèvres vermeilles, ces gorges apparentes et ces minauderies à nouveau tolérées me mirent le corps en émoi et je me dis qu’il était grand-temps que j’aille faire mon « pèlerinage annuel auprès de ma sainte matrone Rosa Caron ». L’excitation me troublait si fort que je songeai même à augmenter la fréquence de mes visites mais je savais que cette pensée s’évanouirait dès que j’aurais « œuvré ».

Il y avait longtemps que la cour ne s’était pas mise en joie de cette belle manière mais nous étions tous conscients que cela ne durerait pas.

En effet, les guerres d’Italie reprirent de plus belle et on retrouva notre roi guerrier aussi fort et vigoureux que dans sa jeunesse. Louis XII s’empara de Gênes et exigea que l’on fêtât son triomphe dans toutes les grandes villes du royaume. C’était une liesse populaire très différente des festivités de la cour. Tout d’abord, dès son retour à Lyon, ce fut l’accueil victorieux des troupes, Louis XII en tête, immortalisé dans un magnifique tableau de Jean Perréal et glorifié par l’ouvrage de Jean Marot qui, comme à son habitude, raconte les exploits du roi à Gênes sans y avoir mis les pieds.

Dans sa précipitation à partir pour la guerre, mon roi m’avait pour ainsi dire oublié en route et c’était tant mieux. Durant toute sa campagne d’Italie, je ne quittais pas « mon cousin » et j’assistais à son éducation, confiée à Artus Gouffier, seigneur de Boisy, son nouveau gouverneur après la disgrâce de Pierre de Gié. François était entouré de quatre fils de nobles qui profitaient également de son éducation et partageaient ses passions et ses loisirs.

Les liens d’amitié qui les unissaient étaient très forts et ils resteront proches du futur roi François Ier qui les fera accéder aux plus grandes charges du royaume.

Pour l’instant, ils rêvaient tous de s’illustrer sur les champs de bataille à l’exemple de leur roi Louis et des grands capitaines et chevaliers dont ils se répétaient les noms : Jacques de Nemours, Georges de La Trémoille, Gaston de Foix, La Palice et, bien sûr, le chevalier Bayard. Ils rageaient de ne pouvoir participer aux expéditions et se défoulaient comme de jeunes loups en furie lors de l’apprentissage du maniement des armes.

La préparation au métier de roi n’était pas vraiment une partie de plaisir, comme tu vas t’en rendre compte :

Dès le lever, pendant que « mon cousin » prenait des forces en avalant un déjeuner fort plantureux, on lui lisait des histoires relatant les prouesses passées des grands chevaliers. Après commençaient les leçons de géométrie, d’astronomie et de musique. Ensuite il « s’esbaudisssait à chanter musicalement », ce qu’on appelait « plaisir de gorge ». On lui enseignait le luth, l’espinette, la harpe et la flûte. Vers le midi, tout en mangeant un repas frugal, il révisait les leçons matinales. Suivaient des pages d’écriture en lettres romaines. Ensuite, il changeait de vêtements pour aller monter un coursier et galoper durant une heure ou deux pour s’arrêter au bord d’un lac ou d’une rivière et nager en eau profonde par n’importe quel temps et quelle que fût la température ; quand il sortait de l’eau, il grimpait aux arbres aussi lestement qu’un chat. Frotté, nettoyé et rafraîchi, il s’en revenait au château en observant arbres et plantes et en se récitant les écrits des anciens. Il rentrait souper et pendant qu’il dévorait de bon appétit entouré de ses condisciples, je les faisais s’esclaffer en imitant quelques figures les plus représentatives de la cour. Puis, avant le coucher, on priait Dieu, en lui rendant grâce de ses bienfaits, en particulier celui d’avoir la santé du corps et de l’esprit : « Mens sana in corpore sano. »

Parfois, les nuits de pleine lune, on réveillait François et ses camarades pour les emmener sur les remparts du château voir la face du ciel et noter les aspects et les conjonctions des astres. On les laissait enfin dormir quelques heures et récupérer d’une journée bien remplie.

Mon roi se plaisait à dire qu’un royaume ne se confie pas à un jeune cousin inexpérimenté et il insistait pour que l’éducation du jeune François fût intensive et sans relâche.

Ce jeune garçon était déjà un rude gaillard infatigable et ne donnait pas l’impression d’avoir été un enfant retenu dans les jupons de sa mère et de sa sœur. Cette atmosphère féminine ne lui avait pas ôté la moindre virilité mais, au contraire, le poussait à rechercher la compagnie des femmes qui le trouvaient charmant et sentaient bien, en fines mouches qu’elles étaient toutes, qu’il serait un « bien bel amant-roi ». François me parlait si souvent des charmes et des attraits de la beauté féminine que je n’avais pas besoin d’être devin pour savoir que « mon cousin » ne serait jamais l’homme d’une seule femme, encore moins de la petite Claude.

Notre intimité finissait par déranger, si j’en juge par l’agacement de ses condisciples qui, parfois, ne manquaient pas de me titiller :

« Tu ferais mieux de prendre pour compagnon un des singes des montreurs de foire ! lançait un des jeunes compagnons de François, en me désignant du coin de l’œil.

— Réponds-lui donc, « mon cousin » ! » me pressait le jeune duc, passablement énervé que l’on me brocarde, même gentiment.

« Mon cousin », je prends sa comparaison pour un compliment. Je lui répondrai qu’avec son grand savoir, il ne doit sûrement pas ignorer que l’on a toujours prêté à la gent simiesque de grandes marques d’intelligence. Je ne m’étonne donc point qu’il ne fasse pas partie de ma famille !

— Mes amis, vous comprenez pourquoi, lorsque je serai roi de France, si Dieu le veut, Triboulet sera mon bouffon. » Lorsque j’entendais une phrase comme celle-ci, je devenais le croyant le plus fervent de la religion catholique et me précipitant hors du château toutes affaires cessantes, je distribuais à profusion des aumônes à tous les mendiants qui jonchaient le parvis de l’église avant d’y pénétrer, de me jeter à genoux à me faire éclater les rotules et de demander à Dieu et à la Vierge Marie de me laisser vivre assez longtemps pour « bouffonner mon cousin ».

Pour fêter encore sa belle victoire de Gênes, le 28 septembre 1508, Louis XII avait choisi la ville de Rouen pour faire une dernière entrée solennelle. L’usage voulait que l’on m’envoyât en avant pour annoncer l’arrivée de la cour. D’habitude, j’étais dans une carriole tirée par un âne que conduisait un voiturier. Ce jour-là mon roi avait décidé que je partirais annoncer sa venue sur un beau destrier caparaçonné à ses couleurs. Si je pense sincèrement que je ne suis pas un mauvais cheval, cela ne m’empêchera jamais d’être persuadé que je suis un piètre cavalier.

Me suis-je pris pour le roi ce jour-là ? Me suis-je senti prêt à troquer mon royaume pour un cheval ? Quelle mouche m’avait piqué ? Tout gonflé d’orgueil et brandissant ma marotte des bonnes grandes fêtes, je me mis aussi à piquer vigoureusement mon cheval, lequel, évidemment, m’emporta au grand galop. Les chambellans et autres valets de chambre avaient beau s’égosiller :

« Arrête-toi, malheureux, arrête ! Si on t’attrape, nous te ferons voir de quel bois nous nous chauffons ! »

Tu penses bien que leurs menaces, au lieu de me freiner, me donnaient des ailes. J’en donnais aussi au cheval qui devait se prendre pour Pégase tant je l’éperonnais de toutes mes forces tandis que les autres couraient derrière nous affolés en me houspillant de plus belle :

« Tu n’arrêteras donc pas ? Arrête, ventredieu ! »

Hors d’haleine comme mon coursier et caracolant toujours, je leur criais en riant comme un bossu :

« Par le sang Dieu, maudite bête ! J’ai beau le piquer tant que je peux, il ne veut pas s’arrêter ! »

Heureusement, arrivé sur la grand-place, deux lansquenets se jetèrent au-devant de ma monture, la stoppèrent net, évitèrent ainsi que je ne fasse une mauvaise chute qui m’aurait peut-être plus bistourné que je ne l’étais déjà.

On rapporta cet épisode au roi qui s’amusa beaucoup et voulut faire partager son hilarité avec « sa Brette » qui réagissait inévitablement en levant les yeux au ciel et en gratifiant son cher Louis d’un regard d’une méprisante condescendance qui signifiait clairement :

« Comment puis-je être amoureuse d’un homme si niais qui ne s’amuse qu’aux singeries d’un vulgaire histrion ? »

Le soir même, dans une des salles du château de Bouvreuil[2], elle s’amusait néanmoins d’une pièce de théâtre assez leste représentée par une troupe mandée tout exprès de Paris. En toute franchise, mes « singeries » étaient cent fois plus drôles et moins vulgaires que cette bluette mais elle avait l’avantage d’être le fruit issu des ineffables cerveaux de ses protégés André de La Vigne, Jean Marot, Faustus Andrelin et Jean Lemaire de Belges qui lui avaient flatteusement dédié ce qu’ils avaient pompeusement intitulé : Le Roman de Jehan de Paris. Leur absence de talent exigeait bien qu’ils fussent quatre pour pondre d’aussi insipides dialogues entre une puce lie et son roi Jehan qui firent se tordre de rire ces seigneurs et dames tant les allusions au couple royal étaient appuyées :

 

LA PUCELLE : Sire, vous avez amené une moult belle armée, la mieulx en point que jamais l’on vit en ces contrées.

JEHAN : Ma mye, je l’ai fait pour l’amour de vous !

LA PUCELLE : Et comment pour l’amour de moy ?

JEHAN : J’ay ouy dire que l’on vous devoit combattre demain, et pour ce que je vous viens offrir si vous avez point à faire de mes gens d’armes, qui ont de bonnes lances et roiddes.

LA PUCELLE : Sire, je vous merde de vostre offre, car il n’y fault pas si grande assemblée.

JEHAN : Il est vray, car ce sera corps à corps en champ de bataille estroit.

 

À la fin, le roi « à la lance roidde va se coucher avec la pucelle et grant joye s’entrefirent les deux amants »…

Voilà ce qui contentait « dame reine Anne ». Elle félicita les auteurs pour leur bonne humeur qui savait distraire si agréablement l’auguste assistance et elle les gratifia d’une belle somme en or qui suscita au quatuor bien accordé une démonstration de courbettes serviles et une abondance de promesses louangeuses dans leurs prochains ouvrages consacrés uniquement à leur « douce et charitable reine ».

Louis, qui dévorait les légendes chevaleresques des chevaliers du Moyen-Âge en s’imaginant être le roi Arthur et fort de ses victoires militaires suivies de ses entrées cérémonieuses dans les principales villes du royaume, finissait par se prendre réellement pour un empereur romain de la veine du grand César ou de l’empereur Auguste. Il poussa la vanité jusqu’à se faire « buster » en armure romaine all’antica par le sculpteur italien Lorenzo de Mugiano. Au bas de chaque frontispice ou de chaque peinture était gravé : « Force impériale », « Gloire victorieuse », « Rex belli » ou « Rex imperator ». Cette apothéose lui triturait parfois les méninges et on ne pouvait pas lui en vouloir de songer à devenir empereur mais son souci de bien gérer son royaume le ramenait immédiatement à la raison.

Le peuple lui en a été toujours reconnaissant, ne serait-ce que par l’intermédiaire de Pierre Gringore, devenu l’auteur populaire par excellence. Dans Les Abus du monde, il représente le roi entouré de deux dames, à sa droite la Justice, les yeux bandés et les mains liées, et à sa gauche la Cour, avec un glaive et une balance. Au pied du roi, un homme, Jugement, tenant un rouleau de papier, s’adresse à lui :

 

Tu fais régner la sacree majeste

Du magnanime en son auctorite

Portant ceptre et royalle couronne

Car sans justice et magnanimité

Ne regneroit, c’est pure vérité.

 

Le 22 avril 1509, le roi Henry VII d’Angleterre meurt, et son fils Henry, huitième du nom, monte sur le trône. La réputation de ce beau garçon de dix-huit ans trousseur de jupes avait largement traversé la Manche et j’eus une nouvelle nuit blanche agitée de prémonitions. Le lendemain matin, je fis part de mes craintes à mon roi : « Celui-là va nous causer du souci ! »

Il opina de la couronne. Tout comme moi, il s’attendait sous peu à une manifestation hostile de la part du nouveau roi anglais. Contrairement à nos présomptions, il ne sera pas le premier à perturber « notre règne ». Ce fut notre « guerrier-pape » Jules II, fort de sa haine viscérale pour Louis XII et pour la France, prenant comme outrages personnels l’établissement des Français en Italie, qui déclenchera les hostilités. Cet homme de soixante ans, qui ressemblait comme deux gouttes de marbre au Moïse de Michel-Ange, était aussi violent qu’intelligent, ce qui n’est pas peu dire. Il était plus à l’aise en armure qu’en soutane. Il ne ressemblait pas du tout à ses prédécesseurs et fuyait la pompeuse apparence des rouges prélats, juchés sur leurs mules et semant la parole de Dieu uniquement s’ils étaient certains que la récolte serait abondante et augmenterait leur inépuisable enrichissement.

Je me suis posé la question et me la pose encore : quand le pape Jules II prenait les armes au nom de la Chrétienté, y avait-il encore quelque chose de sacré ? À cette époque, pas le temps de trouver une réponse, la guerre étant clairement déclarée, il fallait donc reprendre les armes. Tous les conseillers de Louis, sans exception, le mettaient en garde contre les fâcheuses conséquences d’une nouvelle expédition en Italie. Il leur répondait inlassablement :

« Il faut exporter la guerre pour avoir la paix chez soi ! » Et il ajoutait en guise de conclusion :

« L’honneur le vault, justice l’ordonne ! »

Une fois de plus, je suis astreint à escorter mon roi à la guerre. Il ne veut plus partir en campagne sans que je sois à ses côtés, avant et après la bataille, cela s’entend !

 

Beau Sire,

Tu veux que je t’accompagne

Dans toutes tes campagnes

Parce que ta douce compagne

Me poursuit de sa hargne

Et m’enverrait jusqu’en Romagne

Pourvu que de ma vue je l’épargne.

 

Je fus donc contraint de le suivre non pas jusqu’en Romagne, mais dans son expédition contre les Vénitiens, au siège de Preschiera plus précisément. Jean Marot, pour une fois, avait été obligé de délaisser « sa reine adorée », qu’il venait de glorifier protectrice des arts dans une de ses flagorneuses « odes-guimauves », pour faire partie du voyage et remplir entièrement sa charge d’historiographe-correspondant de guerre en étant cette fois-ci au cœur même des combats. Dès qu’ils furent engagés, je fus à tel point effrayé par l’artillerie que je me cachai sous un lit où l’on vint me dénicher avec peine une fois la bataille achevée.

Je l’avoue, je suis un froussard dans l’âme, les détonations des canons et les roulements des tambours me glacent les sangs. Dès que j’entends une pétarade, je suis à tel point affolé que je perds tout jugement et je n’ai plus qu’une issue : me terrer comme un animal jusqu’à ce que tout soit fini.

Ce que je fis ! Et ce qui n’échappa pas à cet imbécile de Jean Marot, trop content d’avoir enfin l’occasion de me ridiculiser, en écrivant :

 

Triboulet, fol du roi, ayant le bruit, l’horreur,

Courait parmi la chambre en su grande frayeur

Que sous un lit de camp, de peur, s’est retiré

Et croy qu’encore y fut, qui ne l’en eut tiré

Qu’est de merveilles pour si sages craignant coups

Qui font telles tremeurs aux innocents et foulx.

 

Marot, que je n’arrêtais pas de traiter de « maraud » devant toute la cour, trouvait là une « bien belle basse » vengeance avec ses vers de mirliton. Il n’en était pas à sa première attaque. Il se plaisait à réciter à qui voulait l’entendre un portrait de moi grossièrement brossé et guère flatteur prétendant que j’étais un pauvre hère tout juste capable de dire d’énormes sottises, que mon cerveau était fêlé, totalement dépourvu d’idées sérieuses et raisonnables et que je ne fâchais aucun de ceux que je contrefaisais. Il n’omettait pas au passage de décrire mes caractéristiques physiques en appuyant perfidement sur ma difformité. Je te livre ses six vers dans leur version originale :

 

Triboulet fut un fol, de la tête escorné,

Aussi saige à trente ans que le jour qu’il fut né,

Petit front et gros yeux, nez grand, taillé à voste

Estomac plat et long, hault dos à porter hoste.

Chacun contrefaisait, chanta, dansa, prescha,

Et du tout si plaisant qu’onc homme ne fascha.

 

Tu l’as bien compris, ce maraud de Marot ne m’aimait pas beaucoup et je le lui rendais bien. Cependant, le monde entier peut lui être reconnaissant d’une action d’éclat dont il est l’auteur, du moins je le présume : il a été le géniteur de son fils Clément qui, lui, était un véritable poète doté d’un immense talent. Eh oui ! Parfois les chiens de gouttière font des chats de race ! Ce pauvre Jean est bien le père du célèbre Clément Marot dont j’aurai l’occasion de te reparler dans mon second règne de bouffon. Je l’ai toujours appelé messire Clément, ayant pour lui tout le respect que je n’ai jamais eu pour son père. Toutes ces critiques, qui ne pensaient qu’à me rabaisser, qu’à m’ôter toute valeur, sont tellement loin de la vérité qu’elles ont retenu l’attention de quelques historiens de qualité lesquels m’ont réhabilité en écartant les soupçons d’idiotie, d’hébétude ou de simplicité d’esprit dont on m’a affublé trop souvent.

Toi aussi, tu as dû connaître la critique et sûrement en souffrir au moins un temps ; mais c’est le genre de blessure qui cicatrise vite dès que l’on se rend compte du peu d’intérêt que représentent ces gens nés pour détruire, incapables de construire et inaptes à la création. On est bien heureux de savoir que, finalement, chacun est à sa place et qu’elle ne peut être interchangeable. Ces écrivaillons m’ont méchamment égratigné avec un constant acharnement, et alors ? Qui reste dans l’Histoire ? Pour eux, le pire, c’est qu’en croyant m’anéantir, ils ont contribué à ma renommée.

Cette même année, je venais de fêter mes trente ans et je n’ai pas résisté à m’offrir un curieux présent : mon épitaphe. En étant l’unique auteur, j’évitais d’être la victime posthume d’un quelconque « Marot d’heure » (maraudeur pour ceux qui ont l’esprit trop bien tourné !). J’espérais bien entendu qu’on la graverait le plus tard possible sur ma pierre tombale et j’étais assez fier de ma clairvoyance qui montrait le parfait reflet de moi-même :

 

Triboulet suis, qu’on peut juger en face

N’avoir esté des plus sages qu’on face.

Honneste fus chacun contrefaisant,

Sans jamais estre aux dames malfaisant.

Du luth jouay, tambourin et vielles,

Harpes, rebecs, doulsaines, challemelles,

Pipetz, flaiolz, orgues, trompes et corps,

Sans y entendre mesure ni accords.

En chantz, danses, fis choses non pareilles,

Mais dessus tout de prescher fis merveilles ;

Car mon esprit, qui n’eut oncques repoz,

En vingt paroles faisoit trente propoz.

Armé en blanc, joustay d’espée et lance,

Aussi cruel à plaisir qu’à oultrance.

Devant moi pages tremblaient comme la fièvre,

Fyer menaceur, et hardy comme un lièvre.

Le roy adonc me fait seoir à sa table,

Où luy donnay maint passe-temps notable.

Oncques homme qu’il eust en son service

Ne fit si bien comme moi son office.

 

Et puis, orgueilleusement, je ne doutais pas que tous ceux qui passeraient devant ma tombe fussent bien obligés de s’arrêter un long moment pour prendre le temps de lire le texte tout entier de cette belle épitaphe.

À propos d’écriture, Anne se languit de son roi qui ne revient pas assez vite de la guerre et elle lui envoie des lettres déchirantes qui transcrivent sa réelle tristesse de ne plus avoir son « cher et tendre mariamant » auprès d’elle. Elle avait conseillé (et non plus exigé !) à son cher seigneur et maître de s’établir solidement dans le Milanais au lieu d’aller se disperser jusqu’au sud de l’Italie mais il ne tenait plus compte de ses conseils et s’entêtait à guerroyer loin de sa couche. Anne, noyée dans une profonde tristesse, se comparait à Pénélope, fidèle et confiante dans le retour de son mari, et demandait au divin Jean Bourdichon de « l’enluminer » dans une miniature qui la représentait écrivant, toute vêtue de noir, un chien à ses pieds, symbolisant la fidélité avec, derrière elle, au pied d’un grand lit vide ses dames de compagnie agenouillées. À chaque heure de la journée, Anne écrivait à Louis et ses lettres se terminaient toutes par ces mots :

 

… dont la Royne qui se plainct a bon droict

Et qui tousjours près d’elle te vouldroit

reviens sans auculne retarde

car ton retour trop longtemps me tarde.

 

Deux bonnes nouvelles vont se croiser et mettre en joie les deux amoureux séparés. Louis lui annonce sa victoire à Agnadello, et Anne lui annonce qu’elle est une nouvelle fois enceinte. Tous deux font « faire partout feuz de joye » pour fêter ces heureux événements.

Louis revient victorieux pour le plus grand contentement d’Anne qui le reçoit avec « baisers, accollemens et embrassemens ». Mais elle ne peut pas s’empêcher de l’agacer en voulant à nouveau lui donner des conseils sur la marche à suivre en Italie :

« Arrêtez-vous sur le succès d’Agnadello et cessez vos querelles avec le pape. Il vous sera aisé de trouver un terrain d’entente.

— Croyez-vous mon oreille si paresseuse pour ne pas entendre ce que vous me répétez sans cesse ?

— Ce pape est dangereux, ce n’est pas un Borgia.

— Mes armées le rendront à la raison, comme elles ont fait des Vénitiens. C’est lui qui pliera et se mettra à mes genoux.

— Vous blasphémez, mon doux sire, et vous comprendrez que je ne saurai me ranger sous vos enseignes. »

Adieu les chatteries ! Bienvenue aux bouderies. Les retrouvailles amoureuses et passionnées n’auront pas duré bien longtemps et la morosité ambiante se serait confortablement installée si Pierre Gringore, de plus en plus prolifique, ne nous avait régalés de sa dernière pièce Les Écus du pape. Cette satire sans compromis du souverain pontife à qui il fait dire « Je suis le pape Jules second qui agace ou nuit au monde entier » réjouit grandement la cour et le peuple.

Pendant l’absence du roi et des principaux seigneurs et chevaliers, le royaume continuait à être bien géré par tous les conseillers qui appliquaient à la lettre les ordres royaux. La bourgeoisie, autrefois plus discrète, commençait à prendre une grande importance dans les principales villes de France. Les commerçants, eux aussi, décidèrent de se grouper en une puissante communauté de métiers, tout comme les ouvriers, les maîtres d’ouvrage et les maîtres d’œuvre qui créèrent une société compagnonnique qu’on appelait « les premiers compagnons du devoir », ayant pour outils symboliques l’équerre et le compas. Ces associations discrètes aux signes distinctifs prônaient la fraternité, la solidarité, le travail sur la matière, la soif d’apprendre et de savoir et une plus grande connaissance des uns et des autres dans leur différence de pensées. Ces fratries se réunissaient régulièrement et échangeaient leurs idées pour la réalisation d’ambitieux projets. L’ambition, vertu longtemps réservée aux nobles, s’étendait maintenant à toutes les couches de la population qui voulaient démontrer que la véritable noblesse n’est pas l’apanage des grands seigneurs.

Louise de Savoie, qu’on avait éloignée de la cour et qui se morfondait dans sa résidence de Cognac, se faisait donner un rapport hebdomadaire et détaillé des progrès de l’éducation de son fils chéri mais elle voulait surtout être informée des moindres avancées de la grossesse de « sa chère sœur Anne ». Et elle ne voyait rien venir jusqu’à ce jour du mois d’octobre où la reine donna naissance à une nouvelle fille, Renée.

 

Louise se sert de “sa voix”

Pour hurler sa grande joie

Apprenant que par deux fois

Anne met bas fille de roi.

 

J’étais une fois de plus satisfait de ce quatrain qui remportait un immense succès dans les cuisines du château et qui, fort heureusement, n’eut jamais d’écho auprès des appartements royaux.

La reine, déjà désespérée de ne pouvoir donner un héritier au trône, quelques heures après la naissance de sa seconde fille, apprit la mort de Georges d’Amboise, ce qui la plongea dans un immense chagrin que son mari ne partagea absolument pas.

J’attendais le retour de mon roi au relais de chasse quand je vis arriver le secrétaire du cardinal qui cherchait Sa Majesté pour lui annoncer « une bien triste nouvelle » :

« Mon maître, Monseigneur Georges d’Amboise vient de rendre son âme à Dieu. »

« Il a dû ne pas savoir qu’en faire ! » fut la rapide pensée que je me gardais bien de livrer, préférant afficher hypocritement une figure de circonstance, tout en lui indiquant : « Le roi chasse. Si le cœur t’en dit d’aller le retrouver pour lui annoncer la b… la triste nouvelle, il est parti il y a une bonne heure dans la direction de Molineuf. »

Après deux heures de marche, il réussit à rejoindre la chasse pour livrer sa triste nouvelle qui ne parut pas émouvoir le roi puisque ce dernier, sans un mot de condoléances, éperonna son cheval pour continuer sa partie de chasse.

Je regrette d’apprendre que Machiavel est à Lyon pendant que nous sommes allés passer quelques jours à Amboise, mais il me fait porter un pli où je reconnais son exquise délicatesse dans un style très pur qui n’appartient qu’à lui ; il m’avertit de sa tristesse de n’avoir pu me rencontrer avant son départ pour l’Italie et m’assure de son retour en France l’année suivante. Quand on a le privilège de faire partie des personnes à qui Machiavel porte un certain intérêt, tu penses bien que le mépris et la méchanceté de ceux qui ne lui arrivent pas au bas de son talon sont choses bien futiles et ne méritent qu’indifférence.

L’espoir de paix avec l’Italie n’était qu’un doux leurre qui s’évapora avec la haine grandissante de Jules II pour les Français qu’il n’hésitait pas à traiter de barbares. Il fit savoir urbi et orbi que si Louis XII ne retirait pas ses troupes de l’État pontifical, il serait considéré non seulement comme son ennemi personnel mais aussi de la Foi. Louis, pour toute réponse, le traita d’antéchrist, ce qui mit la reine Anne dans tous ses états. Elle voyait déjà son mari damné et, avec lui, tous ceux qui participaient à cette guerre impie.

Cela eut pour effet de renforcer sa ferveur religieuse car, dorénavant, elle passait ses jours en prières et avait donné l’ordre à toutes les églises du royaume d’élever leurs supplications vers le ciel pour que le roi mette fin à cette guerre-sacrilège.

Jules II forme la Sainte Ligue des princes italiens bientôt rejoints par l’Aragon, les cantons suisses et l’Angleterre. Louis est largement dépassé par ce pape, ces rois et ces princes passés maîtres dans l’art de la politique tortueuse et il ne peut leur opposer qu’une brutalité qui répond parfaitement à celle de Jules II. Sur qui compter ? De qui se méfier ? Il se sent trahi de toutes parts et n’a plus le temps de réfléchir ; il lui faut combattre sans perdre un instant et c’est la guerre horrible où l’on ne fait pas de quartier, où les campagnes sont ravagées et les paysans massacrés.

Au cours d’un pillage, Louis, dans sa colère guerrière, commet, à mon sens, un bien plus grand sacrilège que cette guerre contre le pape. Il fait refondre la statue en bronze de Jules II qui trônait à Bologne pour en faire un canon qu’il baptisera « la Julie ». Cette belle statue était l’œuvre de Michelangelo Buonarroti (Michel-Ange), cet athlète, âgé de trente-cinq ans, qui avait été chargé par Jules II de peindre la voûte de la chapelle Sixtine. Il avait débuté son travail depuis deux ans et était loin d’être au bout de ses pinceaux, la voûte mesurant quarante mètres de long sur quinze de large. Lui qui disait :

« Je suis né pour sculpter, non pour peindre », avait, avant ses vingt ans, déjà sculpté une Madone à l’escalier et un sublime Combat des Lapithes et des Centaures. Il se plaisait à affirmer sans modestie qu’il avait atteint la perfection en sculptant la Pièta de San Pietro, polie et achevée dans les moindres détails. Mais cet artiste tout en contradiction, comme tous les bons artistes, aimait aussi donner un aspect inachevé à ses œuvres, préférant s’arrêter de peur de compromettre son ouvrage à force de finition.

Je te parle de lui parce qu’il méritait grandement ces quelques mots en hommage à son génie car je n’ai pas approuvé le triste sort réservé à sa belle statue. Louis XII, le premier mécène à contribuer au renouveau de la renaissance artistique, s’abaisser ainsi à ce vandalisme, c’est révoltant !

On a beau être en guerre, c’est une atteinte à la beauté et à la création de profaner ou de détruire des œuvres d’art qui doivent rester intactes, signatures d’une nécessité d’éternité.

Mais contrairement aux certitudes de mon roi qui pensait que l’âme humaine s’ennoblissait en faisant la guerre, je persistais à croire qu’elle rendait les hommes indignes.

« Vous vous exposez aux vengeances célestes ! » menaçait la reine Anne en égrenant inlassablement son chapelet d’or et de pierres précieuses, persuadée que tout ce qui arrivait n’était qu’une punition divine, conséquence du conflit avec le pape.

Les vengeances, célestes ou non, furent de taille ! Milan et Gênes perdus, la France frappée d’interdit et Louis excommunié par Jules II. Au plus fort de sa haine antifrançaise, il commande que l’on frappe une médaille à son effigie le représentant coiffé de la tiare, brandissant un fouet, chassant les « barbares » et foulant aux pieds les fleurs de lys.

Toute la belle aventure italienne qui était à l’avantage de mon roi tournait à son détriment hors des frontières du royaume car, en France, personne ne va lui en faire grief, ni ses conseillers, ni les grands seigneurs, ni la bourgeoisie, encore moins le peuple. On oublie les expéditions coûteuses, les sévères défaites, on ne parle que de sa supériorité morale, de sa persévérance à améliorer le sort de ses sujets et on se remémore avec une certaine nostalgie les accueils victorieux des troupes. Louis peut continuer sans faillir sa sage politique financière en appliquant toujours ses trois principes : paix, justice et police.

Pierre Gringore ne prend pas les armes mais continue son combat littéraire et théâtral contre le pape : il publie coup sur coup La Chasse du cerf des cerfs, virulent pamphlet contre Jules II qu’il ne craint pas de nommer serf des serfs (serras serrorum) et de jouer sur l’équivoque de l’homophonie par rapport à sa bestialité (cerf) et son devoir de servir Dieu (serf).

Mais il va connaître un triomphe absolu avec son fameux Cry et sotie du jeu du Prince des Sotz où il se permet d’aller beaucoup plus loin puisqu’il n’hésite pas à représenter le pape sous le nom d’Homme obstiné, revêtu des habits pontificaux et coiffé de la tiare. Deux autres comédiens représentent le Peuple français et le Peuple italien venant se plaindre de sa tyrannie. L’Homme obstiné fait venir ses deux confidentes Hypocrisie et Simonie quand surgit une autre comédienne Punition divine qui les oblige à se repentir de leurs péchés. Il n’y allait pas de main morte !

Faustus Andrelin, Jean Lemaire de Belges avec mon « cher » Marot y vont aussi de leurs diatribes pour dénoncer les abus de Venise et du pape. Malheureusement, il fallait bien que ce regain de santé qui durait depuis plus de cinq années se détériorât. Fatigué par les combats perdus et les nombreuses expéditions transalpines, notre bon roi retomba malade au point qu’il « estoit pour lors tout décrépit ».

Entre deux expéditions, il tente de se requinquer dans ses châteaux, tantôt à Amboise, tantôt à Blois. C’est l’endroit qu’il préférait à cause du doux climat de la vallée de la Loire. Il avait fait ajouter une aile au château et l’on pouvait ainsi y loger toute la cour qui comptait un demi-millier de personnes dont la suite d’Anne représentait les deux tiers.

C’est donc au château de Blois que Louis reçoit Machiavel qui, durant son séjour, écrit Les Histoires florentines. Mon roi lui demande évidemment son avis sur la situation italienne et l’agresse d’entrée :

« J’ai l’impression que le pape mène sa politique d’après vos écrits.

— Sire, je vous assure qu’il n’en est rien. Je pense simplement qu’il en fait une mauvaise interprétation. Je souhaite qu’il n’en soit pas de même pour les princes qui me feront l’honneur de me lire. Je vous confirme mon absence totale d’admiration pour le pape Jules et dois avouer que je le hais de toute mon âme. Si Votre Majesté me fait la grâce d’écouter mes paroles avec une indulgente attention, je ne saurai trop lui conseiller de ne pas user de la force avec l’infernal pontife. Vous vous présentez à lui comme le fléau de Dieu.

— Je suis Louis le douzième, roi Très-Chrétien, cependant je ne puis souffrir que le représentant de Dieu sur la terre nous traite de barbares, c’est une insulte que je ne saurai pardonner. Il prend les armes comme un vulgaire soudard en me crachant sa haine au visage, c’est lui qui le premier a lancé les hostilités. Je vais dénoncer mon serment d’obédience et lui jeter un concile à la tête. Je suis résolu à sauver mon honneur ou à perdre tout ce que l’on possède en Italie. Cy endroit faict mettre au lieu d’honneur ! »

Machiavel, loin de s’offusquer, s’amuse de la vive réaction du roi et se plaît même à attiser sa colère. Il va jusqu’à accuser feu Georges d’Amboise d’avoir sciemment élaboré la perte du roi de France en contribuant à l’élection de Jules II. Il lui suggère l’ingénieuse conception de susciter une révolte des barons romains afin de mettre cet insupportable pontife en difficulté et de lui donner assez de tablature pour ne rien entreprendre contre la France. Mais malheureusement, mon roi ne reconnaît pas l’efficacité de la politique diplomate telle que la prône Machiavel et ne suivra pas ce judicieux conseil car il n’avait cure d’inquiéter Jules II, il voulait tout simplement l’abattre.

Nos longues promenades dans le parc du château étaient beaucoup plus calmes et ne généraient aucun conflit. Elles ne s’émaillaient pas tout le temps de dialogues, nous pouvions rester de longues minutes sans dire un seul mot avec juste la satisfaction de nous sentir bien ensemble. Il avait même l’exquise délicatesse de s’enquérir si cette longue marche ne me fatiguait point et si mes pauvres jambes cagneuses ne me faisaient pas trop souffrir.

« Carissimo Niccolo, lui disais-je, j’ai souffert bien plus sans bouger à côtoyer des gens dénués d’esprit et mon bonheur d’être à vos côtés me donne une telle force que je me sens de marcher jusqu’à l’épuisement bien au-delà de la course de Philippidès ! »

Quand je le regardais me sourire de ses yeux malicieux, je mesurais ma chance d’intéresser, ne serait-ce que quelques heures, cet homme remarquable qui était l’exemple type de l’homme historique dans ses caractéristiques et dans ses qualités, qu’elles soient intimes ou extérieures.

Il me flattait au plus profond de mon orgueil quand il me complimentait sur mes bouffonneries. Il alla jusqu’à me dire « que le génie a des droits et transforme les hommes et les choses selon les besoins de son invention ».

Je le voyais comme un des précurseurs de ce que j’ai appelé le renouveau, la renaissance, ma renaissance puisque, avec lui, je me sentais devenir un autre, celui que j’aurais rêvé être. J’oubliais ma difformité mais mes chers os ne manquaient pas de me ramener promptement à la réalité. Quand il regagna son Italie natale, il me serra dans les bras, plongea longtemps son regard dans le mien et, le temps d’une phrase, délaissant son bel accent italien, me dit :

« Rien de ce qui résulte du progrès humain ne s’obtient avec l’assentiment de tous, et ceux qui aperçoivent la lumière avant les autres sont condamnés à la poursuivre en dépit des autres. »

Un courtisan m’avait croisé dans le parc du château lorsque je conversais avec Machiavel et le soir, au beau milieu du banquet, les nombreuses coupes de vin ayant fait leur office, il se mit à m’apostropher avec hargne :

« Je t’ai vu cet après-midi avec il signore Machiavelli. Comment un homme tel que lui peut-il converser avec un âne et encore un âne qu’on ne peut même pas bâter tant il est bossu comme un chameau ? »