Emportée par la foule
Il fait rouler derrière lui une armature de poussette à commissions. La structure doit être un peu fragile pour accueillir l’ampli-magnétophone arrimé le plus solidement possible grâce à tout un bric-à-brac de bouts de fils de fer entremêlés. Mais, par prudence, il tire le tout à l’oblique, évitant toute verticalité excessive en tassant sa silhouette, genoux légèrement pliés. Avec l’accordéon en bandoulière, cela fait beaucoup de poids, d’embarras. On s’en rend compte quand il avance sur le quai. Dès qu’il grimpe dans le wagon, tout change. Un chapeau noir posé de guingois sur la tête, il prend aussitôt une posture avantageuse – ou juste équilibrée –, les reins cambrés. On n’a pas eu le temps de le voir appuyer sur une touche du magnétophone que déjà le wagon est envahi par une rythmique implacable, mêlée de lignes de violons. Il ne doit surtout pas donner l’impression que l’essentiel de la musique vient de la cassette enregistrée. Aussi attaque-t-il le pianotage de l’accordéon avec une précipitation outrancière, suivie bientôt du sourire mécanique qu’il adresse à la fois à sa musique elle-même et à l’effet de convivialité qu’elle est censée produire sur le public. Récemment encore, son sourire signifiait aussi qu’il était conscient de surprendre, mais l’inflation musicale métropolitaine a chassé cette idée. Il joue Les Yeux noirs, La Java bleue, mais on sent qu’il entre dans le paroxysme de l’exploit confortable avec La Foule. Parfois son sourire investigateur n’accroche aucun autre regard, et c’est un peu triste de le voir revenir à son instrument avec une concentration résignée. Il y a souvent un gosse qui réagit, donne du coude à sa mère, et ça suffit. C’est étrange, cette musique pour plaire à tout le monde, cette musique pour danser qui ne fait pas même lever les sourcils, comme si la quête avait commencé dès les premières notes, cette mélancolique musique de joie emportée par la foule.