CHAPITRE XIV

CHUTE LIBRE

Maîtres sans importance : prêtres du peuple nil (dérivé du mot « nihil ») des fosses orientales du plateau central ozanan. Plutôt que de prêtres, d’ailleurs, il conviendrait de parler de guides politiques et/ou spirituels, le peuple des fosses n’étant pas réputé pour une liturgie complexe. D’eux on sait seulement qu’ils vénèrent le feu originel, appelé encore « le joyau de la nef », un concept primitif, naïf, qui rappelle probablement leur origine spatiale – qui rappelle également les joyaux de la nef symbolisant l’appartenance aux ordres des Priors.

Les observateurs de Kaod notent que les maîtres sans importance portent des bâtons qui, par un étonnant tour de passe-passe, s’emplissent de lumière en diverses occasions. Lors de la cérémonie d’initiation, ils posent l’extrémité chauffée à blanc de leur bâton sur la poitrine ou sur le visage de l’impétrant, provoquant des scarifications symétriques qu’arborent avec fierté tout homme et toute femme des fosses. Chose étonnante : les cicatrices se mettent parfois à briller, un phénomène qui, dans les ténèbres des grottes où les Nils ont élu domicile, peut se révéler impressionnant. Certains de mes confrères supposent que les maîtres sans importance et les autres s’enduisent d’une matière phosphorescente. Je n’avancerai pour ma part aucune hypothèse à ce sujet, je me contenterai de rapporter les faits.

Ou, plus exactement, je consacrerai ma réflexion à cette autre question, tout aussi importante : pourquoi les chefs du peuple des fosses se font-ils appeler les maîtres sans importance ?

Curieusement je n’y vois pas un aveu d’humilité mais l’expression d’un orgueil incommensurable. Les successeurs de la déesse Brenilde (ou Brenehilde selon les régions) affirment ainsi qu’ils s’effacent devant la loi universelle, qu’ils se fondent dans les mouvements qui régissent le grand univers, mais, en prétendant connaître les secrets de la création, en s’affirmant comme « les yeux et les oreilles de l’infini », ils dénient à leurs fidèles toute possibilité de contester leur parole, ils instaurent un totalitarisme pseudo-mystique que nous haïssons de toutes nos forces, mes confrères et moi qui nous efforçons de servir la raison, d’être les porteurs de la vraie lumière. En refusant leur importance, les adorateurs du feu originel réfutent par avance les désirs du peuple des fosses. Ils refusent également cette possibilité d’influencer ou de modeler la matière qui est, à mon sens, le dessein premier de l’humanité.

Phylog Mastreano,

ethnologue et membre de la Confrérie prior de la raison,

Kaod (anciennement Arkaod),

Ozane.

Les akyous fonçaient au grand galop vers la faille. D’abord un simple ruban sombre dans le lointain, elle se dévoilait maintenant dans toute sa dimension. Son bord opposé se devinait à peine dans les lointaines brumes de chaleur. Le sillon, plus foncé que la terre environnante, se dirigeait tout droit vers le vide. Le troupeau n’avait visiblement marqué aucune hésitation avant de sauter. Il y avait dans la détermination des grands animaux une confiance qui aurait dû rassurer leurs cavaliers, mais, au fur et à mesure que se rapprochait le gouffre, les Nils, la Minor et le griot sentaient monter en eux une peur accentuée par le gigantisme de la faille et la vitesse de leurs montures.

Aucun d’eux n’aurait cependant songé à se laisser tomber. Pas seulement parce qu’ils auraient risqué de se rompre les os à une telle allure : ils avaient aperçu, à l’aube, les sphères rutilantes d’une escadre de viules. Elles fondaient sur eux comme un vol d’oiseaux de proie, propulsées par des moteurs auxiliaires dont le vent colportait les grondements.

« Un jour les créatomes fabriqueront des viules plus rapides que les fils du vent, avait murmuré Kiljer. Les septions extermineront les akyous et les Priors étendront leur hégémonie jusqu’aux fosses orientales.

— Ils semblent uniquement intéressés par ce qui se passe à l’intérieur de Kaod, avait objecté Seke.

— Ils attendent que leur puissance soit assez grande pour défier le feu originel.

— Le feu originel ?

— Le présent de l’humanité première, le substrat de la nef.

— Azel m’a également parlé de matrice originelle lorsqu’elle m’a expliqué le fonctionnement des créatomes. »

Kiljer avait détourné les yeux du ciel enflammé par les rayons naissants de Nor.

« Les créatomes sont les rejetons du dragon, des légions de l’invisible qui tendent vers un but aussi ancien que l’univers.

— D’où vient ce dragon ? »

Kiljer s’était dirigé vers l’akyou qui manifestait son impatience- en martelant le sol à coups de sabots.

« Du cœur des hommes... »

Seke leva une dernière fois la tête. Des reflets fugitifs lui indiquèrent la position des viules, impossibles à discerner dans le ciel incandescent.

« Accroche-toi, fils du ciel ! » hurla Kiljer.

Les trois animaux franchirent les derniers mètres sans ralentir l’allure et se jetèrent dans le gouffre. Seke eut d’abord la sensation que tout se suspendait, puis, entraîné par son poids, l’akyou piqua vers le bas. Les deux hommes décollèrent de son échine mais restèrent agrippés aux poils de sa toison. Les pensées déferlèrent dans l’esprit de Seke. À l’impression de légèreté, à l’euphorie générée par cette chute vertigineuse se mêlait une appréhension sourde en même temps qu’un immense soulagement. Il ne distinguait pas le fond de la faille, seulement la paroi aux perspectives fuyantes et par endroits hérissée d’aiguilles rocheuses. Les deux autres akyous tombaient un peu plus loin. Leurs poils dressés libéraient une poussière de plus en plus fine. Azel avait lâché prise, l’un des Nils l’avait rattrapée par le bras et plaquée contre lui. Sa robe en partie défaite faseyait au-dessus d’elle comme une voile déchirée. Son visage n’exprimait pas de frayeur, juste une résignation teintée d’inquiétude. Aucun autre bruit ne résonnait que les sifflements de l’air.

Le cycle de Seke s’achevait sur cette planète, comme celui des autres griots dont avait parlé Kiljer. Il espérait que Löte l’avait précédé dans les mondes de l’au-delà, les mondes où la vie change de sens selon les enfants du Tout. Mais personne ne pouvait affirmer que les êtres aimés attendaient de l’autre côté, personne n’avait percé le mystère des cycles. Il lui faudrait une chance inouïe pour retrouver Löte dans les tourbillons du temps. Il ne reverrait sans doute jamais Marmat Tchalé, l’homme qui lui avait servi de maître et de père. Il l’avait déçu en renonçant à sa vie de griot pour tenter l’aventure humaine. Il mourrait sans avoir reçu sa kharba, aussi nu et démuni que le jour où le père de Kaleh l’avait abandonné dans le désert du Mitwan. Il n’était pas allé au bout du chemin. Même si Löte lui avait appris la splendeur de l’union et guéri certaines de ses blessures profondes, il emportait avec lui des regrets.

La faille semblait ne pas avoir de fond. La paroi plongeait dans un lit obscur et reculant sans cesse. L’attention de Seke fut attirée par une vibration qu’il n’avait pas entendue jusqu’alors. Elle émanait de la masse inerte de l’akyou. La forme extérieure de l’animal en renfermait une deuxième plus profonde, différente, qui se révélait à l’occasion de cette formidable chute. Seke se consacra à l’écoute de ce nouveau son. A l’harmonie première et paisible de l’akyou se substituait un chant à la fois plus ample et complexe, pour l’instant à l’état d’ébauche, attendant sans doute que s’efface la forme première pour donner sa pleine mesure et atteindre à la dimension d’un chœur cosmique. Le même phénomène était observable chez les deux autres akyous.

Quelque chose bougea dans le creux des paumes de Seke : les poils auxquels il s’agrippait étaient en train de se rétracter. Kiljer s’en était également rendu compte, qui cherchait une autre prise. Le cuir de l’animal apparaissait maintenant entre les touffes éparses et rases, tapissé d’une épaisse couche de poussière qui commençait à se désagréger. Une nue suffocante enveloppa les deux hommes. Des particules de plus en plus fines s’infiltrèrent dans leurs yeux, leurs narines et leurs gorges. Bien que les poils fussent de plus en plus courts et glissants, Seke s’y cramponna avec l’énergie du désespoir. Il devinait que le métabolisme des akyous se modifiait pour leur permettre d’amortir ou d’enrayer leur chute.

Il parvint à enfoncer ses doigts dans le cuir épais et rugueux avant que la laine ne se rétracte entièrement. Un coup d’œil latéral lui apprit qu’un des Nils avait lâché prise et qu’il tombait au-dessus de son akyou désormais glabre. Les animaux paraissaient encore plus massifs ainsi dénudés. Ils ne portaient pas une dizaine de cornes mais plus d’une cinquantaine, de toutes les tailles, réparties de chaque côté de leur crâne, de leur chanfrein et de leur poitrail. Le troisième Nil s’était débrouillé pour saisir l’une des cornes de sa monture tout en maintenant Azel serrée contre lui. La lumière rasante de Nor se diluait dans la pénombre de la faille.

Ils atteignirent une zone de vapeur imprégnée d’une forte odeur de soufre. Un fil sinueux, d’un vert brillant, se déroulait en bas de la faille. Le fond, désormais visible, se rapprochait à une vitesse alarmante. À première vue, les parois resserrées se refermaient en contrebas ou ne laissaient qu’un passage étroit bordé de rochers aux arêtes menaçantes.

Le son de sa forme naissante estompait entièrement la vibration première de l’akyou et rappelait par ses tonalités les chants des créatures volantes. De violents tourbillons criblaient la surface du ruban vert brillant d’où s’échappaient des spirales vaporeuses et brûlantes.

Kiljer cracha du fond de la gorge une succession de ulule-ments rituels. La vapeur avait nettoyé la poussière de son visage et dégagé ses cicatrices qu’une lueur ténue soulignait.

Seke sentit à nouveau bouger quelque chose sous ses doigts. Des tiges perçaient le cuir de l’akyou, habillées de barbes humides agglutinées. Les membres supérieurs de l’animal s’étiraient, sa tête s’allongeait, ses membres postérieurs se métamorphosaient en une double queue ondulante, son corps tout entier se couvrait de plumes noires.

Le ruban vert brillant du fond de la faille s’avérait être un fleuve majestueux d’une largeur de plus d’une demi-lieue, charriant une matière visqueuse, rutilante, parcourue de courants or et rouge. Il jetait sur le bas des parois des lueurs vives qui révélaient les échines torturées de rochers. De plus en plus intense, la chaleur ravivait les brûlures provoquées par la chevauchée des heures passées.

Les akyous continuèrent de tomber sans esquisser le moindre geste, puis, alors qu’ils semblaient sur le point de s’écraser, ils déployèrent leurs membres supérieurs et les agitèrent avec une douceur et une amplitude étonnantes. Ils parvinrent à infléchir leur trajectoire, à gagner un peu d’altitude et se stabiliser une vingtaine de pas au-dessus de la surface frémissante.

Seke et Kiljer reprirent brutalement contact avec l’échiné de leur monture. Étourdis par le choc, ils se retinrent aux plumes en espérant qu’elles ne s’arracheraient pas. Du coin de l’œil, le griot vit qu’Azel et son compagnon étaient également restés juchés sur leur akyou. Seul le dernier Nil, celui qui avait lâché prise, continua de tomber tout droit et percuta la matière en fusion dans une somptueuse gerbe verte et dorée.

« Loué soit le feu originel ! »

Des grondements sourds couvrirent en partie l’exclamation de Kiljer.

Les akyous volèrent jusqu’à la tombée du jour en suivant le fond de la faille, parfois obligés de reprendre un peu d’altitude pour éviter les arches dressées comme des ponts au-dessus du fleuve étincelant. La teinte verte du magma résultait probablement d’associations chimiques également à l’origine de la persistante odeur de soufre.

L’air brûlant léchait la face, le cou, les mains et les pieds de Seke, mais pas le reste de son corps. Sa deuxième peau remplissait à peu près sa fonction isotherme. Kiljer et l’autre Nil ne paraissaient pas souffrir de la chaleur, au contraire d’Azel dont le visage, les jambes et les bras se couvraient d’une inquiétante teinte brique.

Les ténèbres s’emparèrent de la faille après le déclin soudain des rayons plongeants de Nor. La lumière montait à présent du magma et formait entre les parois un tunnel brillant aux reflets verdâtres. Les akyous évoluaient dans les airs avec une grâce et une agilité a priori incompatibles avec leur masse. Quand le ciel ne fut plus qu’un vide empli d’étoiles, ils remontèrent vers les zones intermédiaires de la faille et se posèrent sur un large éperon rocheux. Vu d’ici, le fleuve de magma redevenait ce mince filet tortueux dont les volutes de fumée estompaient l’éclat. Seke et les autres apprécièrent de respirer un air un peu moins torride, un peu moins soufré. Une rapide exploration leur confirma qu’ils ne trouveraient rien dans les environs pour étancher leur soif ni assouvir leur faim. Rien non plus pour rafraîchir leur peau enflammée. Tandis que les akyous récupéraient de leurs efforts, ils s’assirent au milieu de l’éperon, encore étourdis de l’ivresse du vol.

« Rien que pour avoir expérimenté ce saut, rien que pour avoir assisté à la métamorphose des akyous, je ne regrette pas d’avoir perdu mon créatome », déclara Azel, les yeux encore agrandis par l’émerveillement.

Ne supportant plus le contact de l’étoffe sur sa peau, elle avait rabattu le haut de sa robe sur ses hanches et laissé sa poitrine découverte. La brûlure provoquée par le bâton sur son sein gauche s’était transformée en une cicatrice boursouflée, étirée, luisante, semblable aux scarifications des Nils.

« Voici la récompense pour ceux qui acceptent de s’abandonner aux cycles, renchérit Kiljer. L’ordre caché du monde leur est donné.

— Ouais, ça n’a pas réussi à Emphir ! gronda le deuxième Nil.

— L’heure était venue pour lui de franchir la porte invisible. Aucun être vivant ne peut prévoir son heure.

— Les Priors s’acharnent à la retarder, fit observer Azel.

— Ils sont persuadés de changer l’ordre des choses. Mais, si l’univers a une grande capacité d’adaptation, il est régi par des règles qu’on ne peut transgresser. Les Priors brisent le mouvement intangible des cycles. En retour il leur sera offert un exil terrible dans l’inertie de la matière.

— Comment pouvez-vous le savoir ?

— Nous avons tous un rythme biologique propre, êtres conscients, animaux, végétaux, minéraux. Si nous le ralentissons ou l’arrêtons, nous épousons alors un rythme différent, nous nous soumettons aux lois d’un autre règne. »

La réaction de Danseur-dans-la-tempête face à la mort, cet abandon total, admirable, montrait mieux que tout discours la valeur de l’acceptation. Seke recouvrerait-il un jour l’innocence de Qui-vient-du-bruit, retrouverait-il ces années de silence, de bonheur et de partage ? Depuis qu’il vivait en compagnie des hommes, le bruit et le malheur le poursuivaient comme une maladie, comme une souillure.

« Les griots célestes n’appartiennent pas au même règne que nous, reprit Kiljer en fixant Seke. Ils sont régis par d’autres cycles. Le temps pour eux n’est pas le même que pour nous. C’est ce qui leur permet de voyager de monde en monde, de porter la bonne nouvelle aux peuples dispersés, de renforcer l’unité humaine dans les immensités spatiales. »

Le Nil parlait avec une assurance tranquille. La nature et le dessein du voyageur céleste ne faisaient pour lui aucun doute.

Seke n’eut même pas le réflexe de lui demander d’où il tenait de telles certitudes. Plus il visitait de mondes et moins le grand rêve de l’unité humaine lui paraissait accessible, ou même souhaitable. Les propos de Kiljer soulignaient à ses yeux le gouffre qui séparait les griots des autres hommes et renforçaient son sentiment de solitude et d’inutilité.

« Si le dragon parvient à exterminer les griots, alors l’idée humaine s’effacera de l’univers, poursuivit Kiljer. Il en a tué plus de vingt sur ce monde.

— Vingt ? s’étonna Azel. Ça fait plus de cent cinquante ans que je travaille dans l’enceinte du Vox, et jamais je n’ai entendu parler de l’apparition de voyageurs célestes.

— Les septions les ont fait disparaître avant que se propage la rumeur de leur venue. »

D’un mouvement de tête, Azel désigna Seke.

« Pourquoi n’ont-ils pas tué celui-ci ?

— Son apparition n’était pas prévue. Ils avaient relâché leur surveillance.

— Ils avaient prévu les autres ?

— Ils ont mis au point un système de détection très performant. Leurs capteurs leur annoncent le passage d’un griot deux ou trois jours avant sa matérialisation dans le chald. Il leur suffit de l’attendre, dissimulés derrière leurs boucliers leurres, de s’emparer de lui pendant qu’il souffre des effets de la renaissance et de l’éliminer. »

Kiljer marqua une pause pendant laquelle il posa son bâton à plat devant ses jambes croisées. Le vent ployait les plumes des akyous dans un frissonnement musical. Le son de leur forme vibrait désormais avec une amplitude majestueuse, comme si, par leur métamorphose, ils étaient passés dans une autre dimension. Dans un autre règne, selon les paroles de Kiljer.

« Pourquoi n’avaient-ils pas prévu le passage de Seke ? insista Azel.

— Un griot était apparu quelques jours plus tôt, finit par répondre Kiljer. Ils ne pensaient pas qu’un deuxième suivrait de manière si rapprochée, un phénomène qui ne s’est jamais produit depuis l’atterrissage de la nef sur Ozane. Ils ont cru qu’ils avaient tout leur temps avant de reprendre leur surveillance. Ils ont été alertés un peu tard.

— Par qui ?

— Ton créatome sans doute. Par la grâce du feu, vous avez pu sortir du Vox avant leur intervention.

— Et vous ? Comment avez-vous été prévenus ? »

Kiljer saisit son bâton, le leva à bout de bras et le contempla avec une ferveur extatique.

« Le feu originel nous a guidés. Mais sans toi, femme, sans ton initiative, nous serions arrivés trop tard. »

L’éclat diffus des étoiles ne parvenait pas à diluer l’encre noire de la faille. Le silence étouffait les grondements montant des profondeurs. Le deuxième Nil, appelé Jarkil, dénouait une à une ses innombrables tresses d’où s’échappaient de fines coulées de poussière.

« Ce griot qui s’est matérialisé quelques jours avant moi, vous savez ce qu’il est devenu ? » demanda Seke.

Kiljer écarta les bras dans un froissement de peau.

« Nous sommes sans nouvelles de lui ni des Nils que nous avions envoyés à sa rencontre. »

Il expliqua que les trois hommes de l’expédition précédente s’étaient rendus dans l’Arkaod plusieurs jours avant l’arrivée présumée du griot avec pour mission de le soustraire aux griffes des septions. Comme ils n’avaient pas pu bénéficier de la migration des akyous, ils avaient traversé une partie du plateau à bord de radeaux sur les fleuves souterrains, puis ils avaient fini à pied à partir de l’aven des xabins, le gouffre qui servait de refuge aux insectes rouges avant leur grande migration. L’expédition, pourtant conduite par l’un des maîtres sans importance les plus expérimentés du peuple nil, n’avait pas donné signe de vie, ni par les voies du feu ni par les voies de l’air. On supposait que les septions les avaient repérés et condamnés à subir le sort de tous les Nils qu’ils capturaient : l’anéantissement par les décratomes, les nanotecs chargées de la déstructuration moléculaire. Il y avait fort à parier que le griot avait connu la même fin.

« Si les exécutions des septions ne laissent aucune trace, commenta Seke, comment pouvez-vous affirmer qu’une vingtaine de griots ont trouvé la mort sur ce monde ?

— Le feu, répondit Kiljer sans hésiter. A l’homme qui fusionne avec le feu originel, un certain nombre de réponses sont données. » Il observa un temps de silence avant d’ajouter, d’une voix grave : « Tu es le premier que nous ayons réussi à sauver.

— Votre acharnement à secourir les griots a coûté de nombreuses vies à votre peuple...

— Nous sommes les fils du feu. Et le feu nous a demandé de tout mettre en œuvre pour épargner les voyageurs célestes. Que nous importent nos vies ?

— Vous saviez que les akyous allaient se transformer en créatures volantes ? »

Kiljer ramassa son bâton et s’approcha du bord de l’éperon rocheux.

« Ce qui est caché doit rester caché, répondit-il sans se retourner. Car ce qui est caché exige la confiance. Et la confiance est la clef d’une relation féconde avec l’univers. »

Ils passèrent une grande partie de la nuit à deviser. D’une curiosité inlassable, Azel posa d’innombrables questions sur les peuples et les mœurs des autres mondes. Les Nils écoutaient, acquiesçant de temps à autre d’un hochement de tête, rythmant les réponses de Seke de grognements ou de claquements de langue. Leurs scarifications luisaient parfois dans la nuit et transformaient leurs visages en masques intrigants. Le feu qu’ils adoraient semblait couver à l’intérieur de leur corps et se réveiller par instants. Le même phénomène était visible sur la cicatrice du sein gauche d’Azel, comme si le bâton de Kiljer, en détruisant son créatome, l’avait marquée d’un sceau éternel. Sa jeunesse artificielle commençait à s’estomper, les premières traces du temps s’imprimaient déjà sur ses traits, dans son regard, dans son attitude. Elle découvrait la souffrance et l’angoisse liées aux mécanismes biologiques, la grandeur et la tragédie de l’éphémère. Sa mémoire cellulaire neutralisée par le créatome lui était rendue et, avec elle, l’angoisse de la fin programmée, le prix donné à chaque émotion, à chaque instant.

Alors que les premières lueurs de l’aube se coulaient en ruisseaux épars au-dessus de la faille, elle demanda au griot de chanter, une requête appuyée avec enthousiasme par les Nils. Le premier réflexe de Seke, recru de fatigue et de tristesse, fut de refuser, mais, alors qu’il s’allongeait sur la roche dure pour chercher un peu de repos et d’oubli, un grand silence se fit en lui. Emporté par une source puissante et paisible, il se releva et se plaça au bord de l’éperon rocheux, tournant le dos à la gueule béante de la faille. Il cessa d’être Qui-vient-du-bruit, l’homme qui pleurait l’absence des êtres aimés, il devint lui-même un espace infini, la caisse de résonance de la Création.

« Je suis Seke de la confrérie des griots, je viens d’un lointain univers pour donner le salut, frères d’Ozane, j’ai franchi des distances inconcevables pour vous rappeler que vous appartenez à la grande famille de tout ce qui vit. J’ai vu, oui, j’ai vu la nef des origines se poser sur ce monde, j’ai vu, oui, j’ai vu apparaître des hommes et des femmes amaigris par les privations, affaiblis ou mutilés par les luttes, consumés par l’espoir et la haine, je les ai vus creuser les fondations de la gigantesque construction destinée à accueillir les visiteurs de l’espace. Car ils avaient gardé en mémoire que d’autres venaient comme eux du monde d’origine, que d’autres s’étaient comme eux dispersés dans la Galaxie, qu’ils avaient comme eux affronté l’inconnu, les dangers des immensités spatiales... »

Le chant de Seke dissipait sa fatigue et sa tristesse. Il n’avait aucun effort à faire pour choisir les mots, pour trouver la scansion ou les notes justes. Azel et les deux Nils l’écoutaient avec une intensité presque palpable. Les coups de griffe du jour naissant ensanglantaient la nuit et les plumes frissonnantes des akyous.

« ... vous raconter l’histoire de Brenilde, la femme qui déroba le joyau de la nef, le feu des origines, pour l’emporter dans les fosses orientales du plateau central. Elle avait compris, elle, l’épouse d’un Prior de haut rang, que le joyau deviendrait une entité maléfique entre des mains mal intentionnées. Elle avait surpris une conversation entre son époux et l’émissaire d’une entité mystérieuse : « Je te promets l’immortalité si tu me laisses régner sur les âmes, disait l’un.

— Comment puis-je accéder à ta requête ? demandait l’autre.

— Il te suffit de me remettre le joyau de la nef, ce feu éternel qui brûle dans une grotte souterraine de la colline d’Arkaod. Sers-moi avec loyauté, et je te donnerai, à toi et aux tiens, le secret de l’immortalité. » L’époux de Brenilde se mit aussitôt en quête du joyau, mais, plus personne ne sachant où se trouvait cette salle souterraine, il erra de nombreux mois dans les fondations d’Arkaod. Brenilde mena ses propres recherches, interrogeant la nuit son époux, explorant le jour les sous-sols du plateau central. Pendant vingt ans, ils cherchèrent chacun de leur côté et se retrouvèrent la nuit sur leur couche ; pendant vingt ans, elle se donna à lui sans jamais trahir son secret, oh ! je ne connais pas d’adversaire plus retors qu’une femme rusée. Il advint cependant qu’un xabin rouge se posa sur l’épaule de Brenilde et la guida vers le gouffre qui s’était creusé sous le poids de la nef. Comme il n’y avait aucun chemin ni aucune autre voie pour descendre, le xabin lui ordonna de le suivre et vola dans le vide. Elle s’y jeta à son tour sans craindre de se briser les os sur les rochers. Alors ses cheveux se transformèrent en plumes, couvrirent ses bras et son dos, et elle se posa en douceur au fond du gouffre. C’est ainsi qu’elle découvrit le feu originel dans une salle de la nef enfouie dans la terre et que, sur les conseils du xabin, elle vola jusqu’aux fosses orientales où elle se réfugia. Son époux la rechercha pendant encore vingt ans sur le plateau central. Lorsqu’il arriva au bord du gouffre, les bavards xabins lui racontèrent ce qu’il était advenu de la belle Brenilde. Ils lui proposèrent de rejoindre son épouse, de sauter à son tour, mais il refusa de les écouter et revint en Archaod le cœur empli de colère. Alors il consacra le reste de son existence à percer le secret de cette immortalité que son épouse lui avait dérobé. À la mystérieuse entité il rapporta les éclats du joyau de la nef disséminés dans les fondations. Brenilde devint pendant ce temps la gardienne et la déesse des grands akyous... »

La lumière des bâtons et des cicatrices des Nils chassait les derniers îlots de ténèbres. Les rayons de Nor naissante enflammaient les crêtes du bord occidental de la faille.

Les akyous s’ébranlèrent et donnèrent le signal du départ. Azel fut la dernière à se relever, les yeux dans le vague, encore envoûtée par le chant de Seke. Elle rajusta tant bien que mal sa robe, se dirigea vers le dernier akyou libre et s’y jucha en s’agrippant à ses plumes.