CHAPITRE XIII
LES FILS DU VENT
Les mythes de la Dispersion reposent pour partie sur la vérité historique et pour partie sur les mensonges des descendants de la nef.
Les hommes préfèrent souvent le mensonge à la réalité. Le mensonge leur permet de mieux supporter les dures réalités de leur existence. Ils s’inventent des passés glorieux et des êtres aux pouvoirs extraordinaires, qu’ils soient héros ou bien dieux, pour continuer d’entreprendre.
La vérité est que nous sommes maintenant coupés des autres branches humaines disséminées dans les étoiles. Nous refusons de l’accepter, car nous voulons conserver envers et contre tout cet espoir du grand rassemblement humain, cette idée qu’un jour nous serons réunis à nos frères quels que soient l’espace et le temps. Nous sommes issus d’un même système originel comme des enfants engendrés dans le même ventre, et nous sommes bercés de la nostalgie des origines. La guerre nous a séparés ; nous pensons que la paix guérira nos blessures profondes et nous ramènera à l’unité originelle.
Voilà pourquoi nous avons créé les griots.
Les griots sont les voix de nos espaces intérieurs, et non des êtres de chair et de sang. Les griots sont les chantres de nos aspirations profondes, les symboles qui nous aident à supporter la souffrance de la Dispersion. Ceux qui prétendent le contraire ne sont pas seulement de doux rêveurs mais des créatures néfastes, dangereuses ; qui, comme les fils récalcitrants d’une étoffe, finiront pas effilocher la trame, notre trame.
Nous nous appliquerons donc à les traquer et les éliminer sans pitié. Ce sont les raisons qui nous ont poussés à créer le corps des septions. En tant que gardiens vigilants de notre jeune histoire, ils recevront les pleins pouvoirs, et quiconque s’opposera à eux s’opposera à nous.
Archives nationales de
Kaod, le Conseil des Cinquante,
Ozane.
Trois hommes s’engouffrèrent dans l’appartement. Ce fut leur odeur qui frappa Seke, âpre, animale. Ils portaient des peaux cousues, bordées de motifs colorés, et brandissaient de longs bâtons taillés dans une matière ambrée et translucide. Une poussière ocre sédimentait leurs cheveux divisés en multiples tresses. Une énergie de fauves en chasse se dégageait d’eux, la même qu’on percevait chez les enfants du Tout lorsqu’ils s’égaillaient dans la nuit en quête de nourriture. Des cicatrices régulières, des scarifications rituelles sans doute, striaient leur front et leurs joues.
Effrayées par l’irruption de ces hommes, Azel et Eleb se tenaient serrées l’une contre l’autre dans un coin. Leurs visages figés flottaient sur le fond de pénombre comme des masques de tragédie. Des éclats de voix montaient des étages inférieurs de l’immeuble.
L’un des intrus s’avança vers Seke et pointa dans sa direction l’extrémité de son bâton. Les deux autres se placèrent de chaque côté de la porte tout en lançant des regards furtifs vers l’escalier. Le griot ne captait pas d’intentions menaçantes dans les sons de leurs formes.
Le brouhaha s’amplifia dehors, dégénéra en vacarme, mais les trois hommes restèrent immobiles et silencieux au milieu des particules de poussière soulevées par les courants d’air.
Le bâton tendu vers Seke se mit soudain à briller. Une flamme vive emplit la matière ambrée et souligna les scarifications de l’homme qui faisait face au griot. Son visage, jusqu’alors impassible, exprima une joie profonde, quasi extatique. Il s’inclina à deux reprises avant de ramener le bâton contre sa hanche.
« Ta venue réjouit nos cœurs, fils du ciel. »
Les éclats de sa voix puissante dominèrent les bruits extérieurs. Ses cicatrices continuaient à luire. Elles n’avaient donc pas été éclairées par la lumière du bâton, elles s’étaient illuminées en même temps que la matière ambrée. De l’intérieur.
« Nous t’attendions depuis très longtemps. Les maîtres sans importance avaient prévu ton passage.
— Qui êtes-vous ? demanda Seke.
— Kiljer, des grandes fosses orientales du plateau, du peuple des Nils. Nous n’avons pas beaucoup de temps : les septions sont maintenant avertis de notre présence. Il faut partir tout de suite si nous voulons garder une chance de leur échapper.
— Comment m’avez-vous trouvé ?
— Nous nous sommes laissé guider par le feu des origines.
— Pourquoi devrais-je vous suivre ?
— Il n’y a pas de place pour les fils du ciel dans l’Arkaod. Tu es en danger ici : tôt ou tard, les septions te retrouveront et te tueront. Nombreux sont les griots qui ont trouvé la mort sur Ozane.
— Mensonge ! »
La colère d’Azel, plus forte que sa frayeur, l’avait projetée vers le centre de la pièce.
« Les griots sont des dieux ! poursuivit-elle. Les dieux ne sont pas mortels ! »
Kiljer posa sur la petite femme un regard d’abord étonné puis condescendant.
« L’être qui ne meurt pas ne vit pas, répliqua-t-il d’un ton calme. Les fils du ciel sont des êtres vivants. Vous, Priors et Minors, vous avez renoncé à la vie en refusant la mort.
— Et vous, vous n’avez pas le choix ! lança Azel, hargneuse. Vous n’êtes pas des Nils mais des nihils, des bannis condamnés à vivre sans créatomes, à redevenir de simples mortels !
— Bénie soit la mort. La mort seule donne son prix à la vie. » Kiljer se tourna à nouveau vers Seke : « Que décides-tu, fils du ciel ?
— Comment savez-vous que des griots ont été massacrés sur Ozane ?
— Le temps nous est compté. Nous réclamons ta confiance. Les dragons volent vers nous. Les réponses te seront données en temps voulu.
— Ne l’écoutez pas ! gronda Azel. Ce sont des adorateurs de la mort ! Des barbares ! Tout ce qu’ils veulent, c’est votre sang ! Ils croient qu’en le buvant l’immortalité leur sera redonnée. »
Seke ne décelait pas d’hiatus entre les paroles de Kiljer et le son de sa forme. L’urgence de la situation lui interdisait de poser d’autres questions – le Nil n’avait-il pas parlé de dragons ? - de mieux évaluer les risques d’une telle entreprise, mais, étant donné l’accueil reçu dans le Vox, étant donné sa détresse et son indécision, il accepta l’invitation de son interlocuteur.
« Je vous suis. »
L’émissaire des fosses orientales s’inclina une nouvelle fois avec un large sourire puis, d’un geste, donna à ses deux compagnons le signal du départ.
« Le griot ne vous est pas réservé, hurla Eleb. Vous ne nous l’enlèverez pas ! »
Elle se rua comme une furie sur Kiljer. Le Nil l’évita d’un pas de retrait et, dans le même mouvement, lui posa l’extrémité de son bâton sur la poitrine. Le contact furtif avec la matière ambrée eut sur elle l’effet d’un choc électrique : projetée en arrière, elle décolla du sol et retomba durement sur le sol où elle demeura allongée, gémissante, parcourue de spasmes.
« Vous n’êtes qu’un... »
Le tumulte grandissant absorba les protestations d’Azel.
« N’ayez aucune inquiétude à son sujet, dit Kiljer d’une voix forte. Son créatome la remettra sur pied en quelques heures ; elle n’en gardera aucune séquelle. »
Il fit signe à Seke de se diriger vers la porte et lui emboîta le pas. Avant de sortir, le griot chercha Azel du regard pour la remercier de lui être venue en aide, mais il ne distingua que le corps tremblant d’Eleb entre les sièges renversés. Il en déduisit que la petite femme s’était dissimulée derrière son écran leurre pour ne pas subir le même sort que sa compagne. Conscient qu’elle continuait de l’observer, il lui adressa un sourire reconnaissant avant de passer sur le palier écrasé de lumière.
Suffoqué par l’air brûlant, il entrevit des mouvements confus devant lui. Les deux accompagnateurs de Kiljer se frayaient un passage au milieu d’hommes et de femmes agglutinés dans l’escalier extérieur. Ils se contentaient de toucher de la pointe de leurs bâtons les silhouettes gesticulantes et vaguement menaçantes qui leur barraient le passage. Elles s’affaissaient aussitôt comme des herbes couchées par le vent. Seke enjamba des corps gisant en travers des marches, empêtrés dans les pans de leurs toges ou de leurs robes. Tous d’apparence jeune, se ressemblant dans leur perfection. Ils avaient surgi des étages inférieurs ou des immeubles voisins, alertés par le tumulte et l’épais nuage de poussière qui noyait les environs. Il en venait d’autres, convergeant des ruelles adjacentes. Deux viules étaient sur le point de se poser sur des terrasses proches. Au travers des fenêtres des nacelles, Seke aperçut des uniformes clairs semblables à ceux des hommes qui l’avaient pourchassé au sortir du Vox. Il trouva curieux que l’irruption de trois nihils suffît à provoquer un tel remue-ménage.
Ils arrivèrent enfin en bas de l’escalier. Les habitants de Kaod accouraient en nombre. La densité de la poussière étonna Seke : en principe, les pierres polies qui pavaient la ruelle ne se brésillaient pas.
Kiljer poussa un ululement, saisit Seke par le bras, l’entraîna vers une masse sombre dont les brusques écarts soulevaient d’immenses gerbes ocre. Après avoir fendu un petit groupe, ils se retrouvèrent devant un gigantesque flanc couvert de poils longs et emmêlés. Kiljer y plongea sans hésitation les doigts et, s’agrippant aux touffes rêches, grimpa avec agilité sur une échine perchée à une hauteur de plus de quatre hommes. Seke l’imita après un court instant d’hésitation, craignant à tout moment que l’animal – car il s’agissait bien d’un animal – ne se débarrasse de lui d’un cabrage ou d’une ruade. Chacun de ses gestes déclenchait des cascades d’une poussière qui lui agressait les narines, la gorge et les yeux. L’odeur rappelait, en plus âcre, la puanteur des vêtements des Nils. La laine semblait avoir baigné pendant des années dans une terre desséchée.
Kiljer lui enjoignit de s’installer derrière lui, à califourchon sur une surface arrondie et râpeuse, avant de lancer un deuxième ululement aigu et bref. L’animal poussa un rugissement, s’ébranla et partit au galop. Désarçonné par son accélération foudroyante, Seke eut le réflexe de se raccrocher aux poils de l’échiné et se rééquilibra en tirant de toutes ses forces sur ses bras. L’animal prit encore de la vitesse dans un crépitement assourdissant, semant derrière lui un panache dense, irrespirable. Les hurlements des habitants de Kaod s’estompèrent peu à peu. Entre ses paupières mi-closes, Seke entrevit devant lui deux autres masses lancées au grand galop. Elles abandonnaient elles aussi d’impressionnants sillages de poussière. Les balancements réguliers et l’épiderme rugueux de leur monture lui irritaient les cuisses et les fesses à travers la deuxième peau tissée par les créatomes. Il se cramponnait au crin pour ne pas être éjecté à chaque foulée. Les façades claires surgissaient comme des spectres de chaque côté de la ruelle. Des silhouettes surprises avaient tout juste le temps de se jeter en arrière ou sur le côté pour esquiver les sabots meurtriers.
Seke lança un coup d’œil par-dessus son épaule. Le quartier tout entier baignait maintenant dans un océan grisâtre dont les vagues léchaient les toitures ou les terrasses les plus hautes. Une vingtaine de mètres au-dessus du sol, une viule volait dans les ors rutilants de l’étoile Nor en s’efforçant de suivre l’allure des grands animaux. Mais leur vitesse ne diminua pas jusqu’à la sortie de l’agglomération, et, lorsqu’ils franchirent les quartiers extérieurs et aérés de Kaod, la viule n’était plus qu’un point étincelant dans le lointain. Ils débouchèrent sur le plateau où ils galopèrent encore un long moment avant de ralentir et de s’arrêter sur un ordre de Kiljer.
Seke ne fut pas fâché de descendre et de décontracter ses membres inférieurs tétanisés. La chaleur de Nor se déversa sur son crâne et ses épaules comme du métal en fusion. La terre calcinée lui incendia la plante des pieds. Il se dirigea vers un petit massif rocheux et se réfugia dans une zone d’ombre où le rejoignirent quelques instants plus tard Kiljer et ses hommes. Les rafales d’un vent brûlant dispersaient les nuages soulevés par la course des grands animaux.
« Les Priors ne connaissent pas le pouvoir des fils du vent, lança Kiljer.
— Les fils du vent ?
— Les akyous. Les autres habitants de ce monde. »
Seke observa les animaux, recouverts d’une épaisse toison noire du mufle jusqu’à l’extrémité de la queue. Leurs yeux ronds brillaient sous les touffes désordonnées. De fines volutes s’échappaient de leur laine. Ils ne paraissaient pas taillés pour la vitesse avec leurs énormes masses, leurs pattes épaisses et courtaudes ; Seke gardait pourtant de la chevauchée la sensation d’une allure vertigineuse.
« Ce sont eux qui traversent le plateau pour se jeter dans la faille occidentale ? demanda le griot.
— Les Priors prennent pour un acte stupide un comportement essentiel à la survie de l’espèce, répondit Kiljer. Et même essentiel aux équilibres d’Ozane.
— Un suicide collectif ?
— Les fils du vent ne se jettent pas dans la faille pour se tuer. Tu auras bientôt l’occasion de le vérifier. »
Le Nil précisa, devant la mine étonnée de Seke :
« Ils traversent toujours le plateau dans le même sens, d’est en ouest. Ils ne reviennent jamais sur leurs pas. Si nous voulons échapper aux septions, nous n’avons pas d’autre choix que de sauter avec eux dans la faille.
— Vous l’avez déjà fait ? »
Kiljer observa un moment les akyous avant de répondre.
« Nous n’en avons jamais eu l’occasion. Mais les fils du vent ont jadis déferlé dans les rues de l’Arkaod pour sauver les premiers maîtres sans importance de la mort qui leur était promise, puis ils les ont emportés sur les bords de la faille et ils se sont lancés dans le vide.
— Ils ont survécu ?
— Ce sont eux qui ont fondé le peuple des fosses orientales, le peuple des Nils. »
Les trois akyous galopèrent jusqu’au coucher de Nor. Pas un arbre, pas un buisson, pas un brin d’herbe ne poussait sur le plateau chauffé à blanc par les rayons de l’étoile. Avec le crépuscule se leva un vent glacial dont les bourrasques claquaient avec la puissance de coups de fouet. La température chuta d’un seul coup de plusieurs dizaines de degrés. Ils suivaient depuis un bon moment le large sillon labouré, selon Kiljer, par le gros du troupeau. À l’odeur des animaux se mêlaient celles, plus sourdes, des excréments et de la terre sèche.
La piste donnait sur un immense cirque d’une profondeur de plusieurs centaines de mètres. Les akyous s’engagèrent dans un défilé qui, d’abord assez large, se rétrécissait à mesure qu’ils descendaient, jusqu’à devenir un passage exigu entre deux parois abruptes. Seke se demanda pourquoi ils empruntaient un chemin débouchant sur une nasse. La réponse lui fut donnée lorsqu’il perçut un son de forme ravissant, le plus beau qu’on puisse entendre dans un environnement aride : le chant de l’eau.
Au fond du cirque se dévoilait un lac à demi souterrain alimenté par plusieurs sources dégringolant en cascades de flancs rocheux aux formes fantasmagoriques. La fraîcheur des déjections indiquait que le gros du troupeau n’était pas passé depuis très longtemps. Les trois akyous s’abreuvèrent un long moment dans un concert de lapements et de borborygmes. Un couvercle rougeoyant, strié de bandes mauves et indigo, s’était posé sur le cirque. Les derniers rayons de lumière diurne se faufilaient dans les failles et criblaient de cercles mordorés la surface du lac.
Les trois Nils se désaltérèrent aux côtés de leurs montures, agenouillés sur le bord, les lèvres plongées dans l’eau d’une fraîcheur saisissante. Leur avidité, leur manque de retenue auraient consterné les enfants du Tout, mais ils n’avaient pas bu sans doute depuis plusieurs jours, une sobriété déjà remarquable pour des hommes. Seke les imita, heureux de pouvoir enfin chasser la poussière de sa gorge et de ses narines, puis il se lava le visage et le cou. Il contint son envie de retirer sa deuxième peau et de plonger tout entier dans l’eau afin de soulager les brûlures à ses cuisses et à ses fesses.
« La poudre de terre est notre alliée : elle nous protège des brûlures de l’étoile Nor. »
Kiljer observait le griot avec l’expression à la fois sévère et aimante d’un père surveillant son enfant. Des gouttes d’eau s’étaient écoulées des commissures de ses lèvres et avaient semé des tavelures sombres sur le masque ocre et craquelé qui recouvrait son visage. Ses scarifications elles-mêmes disparaissaient sous l’épaisse couche de poussière séchée.
« Nous avons semé les septions ? demanda Seke.
— Nous sommes entrés dans l’Arkaod : une impardonnable provocation aux yeux des Priors. Leurs gardiens nous pourchasseront jusqu’à la faille. »
Kiljer dressa l’extrémité de son bâton vers le ciel. Seke entrevit, par les échancrures de sa tunique et de son pantalon, d’autres scarifications qui luisaient doucement dans la pénombre. Ses muscles, s’ils n’avaient pas les proportions parfaites des hommes de Kaod, paraissaient à la fois déliés et robustes. Il demeura un moment dans cette position, les pieds écartés, la tête tournée vers le ciel, les bras levés au-dessus de la tête. Des éclairs lumineux parcoururent la matière ambrée du bâton.
« Moi, Kiljer, fils des fosses profondes, héritier des maîtres sans importance, je rends grâce au feu originel transmis à mon peuple par les grands ancêtres de l’arche. Qu’il nous guide sur les chemins de la vie, qu’il nous donne force, courage et confiance. »
Les deux autres Nils brandirent à leur tour leur bâton et répétèrent en les psalmodiant les derniers mots de Kiljer.
« Qu’il nous donne force, courage et confiance. »
Les akyous s’ébrouèrent. Après s’être abreuvés, ils s’étaient assoupis debout, la tête légèrement affaisse. Des cornes saillaient de leur toison de chaque côté de leur crâne. Seke en dénombra une dizaine, larges, courbes, d’un brun foncé tirant sur le noir. Leurs extrémités évasées se confondaient avec les touffes de laine, raison pour laquelle, sans doute, il ne les avait pas encore remarquées.
Les Nils remisèrent leurs bâtons dans les gaines cousues sur le côté de leurs tuniques et se dirigèrent vers les grands animaux. Seke s’apprêtait à suivre Kiljer quand il capta un son qui n’était pas émis par l’environnement visible. Même lorsqu’il ne consacrait pas son attention à l’écoute du chœur des formes, il restait conscient qu’à chaque forme correspondait une vibration. Tout comme à chaque surface, à chaque volume correspondaient une densité et une couleur. Des masses sombres des akyous, par exemple, s’élevait un chant d’une douceur et d’une harmonie surprenantes ; de Kiljer, une vibration puissante, presque martiale ; des deux autres Nils, des sons monocordes entrecoupés de notes joyeuses ou nostalgiques ; il y avait également les murmures soyeux des cascades, le chuchotement envoûtant de l’eau, le bourdonnement grave et continu des rochers.
Et, enfin, ce chant ténu, étouffé, à la fois tenace et empreint de frayeur.
Ce son dont la forme restait pour l’instant dissimulée. « Vous ne devriez pas rester planquée derrière votre leurre. » La voix de Seke se répercuta dans les grottes bordant le lac. Les Nils tirèrent leurs bâtons de leurs gaines et se retournèrent. Les akyous renâclèrent, secouèrent la tête. De leur toison s’envolèrent des spirales blanchâtres écharpées par les rafales de vent.
Une silhouette apparut au milieu des rochers, crachée par le néant. Seke reconnut immédiatement Azel malgré la poussière grise recouvrant son visage, ses cheveux et son vêtement.
« Tu as eu tort de venir avec nous, femme, gronda Kiljer. Tu vas devoir retourner à pied à Kaod.
— Je... je fais partie de ceux qui contestent l’hégémonie des Priors comme vous », plaida Azel.
Elle rabattit sa robe sur ses jambes et recouvrit d’un pan défait son épaule et sa poitrine.
« Tu crois sans doute que les créatomes ne sont que des auxiliaires dévoués et pratiques, déclara Kiljer d’une voix dure. Ils sont tous reliés les uns aux autres, ils forment une intelligence globale, un instrument de surveillance, ils t’entendent et te voient où que tu ailles, quoi que tu fasses. Tu représentes pour nous un danger. »
Azel se mordit les lèvres et, pendant quelques instants, Seke crut qu’elle allait fondre en larmes.
« La rumeur court à Kaod que vous avez la possibilité de... de neutraliser les créatomes... »
Kiljer s’avança de trois pas et se planta devant la petite femme.
« Tu accepterais de renoncer à l’immortalité pour suivre des adorateurs de la mort, des barbares assoiffés de sang ? »
Azel acquiesça en silence. Le vent jouait dans ses cheveux dénoués et découvrait par intermittence son visage d’une pâleur inhabituelle. Au second plan, la surface du lac tendait un miroir sombre et profond où se réfléchissaient les premières étoiles.
« Nous n’avons que peu de temps, reprit Kiljer. Le feu originel devra, pour neutraliser ton créatome, détruire certaines de tes défenses immunitaires. Si tu envisageais par la suite d’en recevoir un autre, sache qu’il te tuerait en quelques jours, voire en quelques heures. Quelle est ta décision ? »
Des lueurs de frayeur troublèrent les yeux d’Azel. Le pan de tissu enroulé autour de son épaule retomba sur le côté et découvrit à nouveau sa poitrine. Elle ressemblait en cet instant à une petite fille trop vite grandie, pressée de devenir une femme. Elle releva la tête et s’efforça de soutenir le regard de Kiljer.
« Tu seras à jamais une fille des fosses profondes, une Nile. » Il abaissa la pointe de son bâton sur la partie supérieure du sein gauche d’Azel.
« Que le feu originel détruise le dragon intérieur qui te retient captive et t’empêche de connaître la joie de la mort. »
Une lumière ambrée se diffusa dans le bâton, se transféra dans le corps d’Azel, resurgit quelques instants plus tard par ses yeux, ses narines et sa bouche. Elle brillait avec intensité dans les ténèbres naissantes, soulignait les arêtes des rochers et les formes immobiles des akyous. Azel n’eut aucune réaction dans un premier temps, puis ses traits se crispèrent, elle proféra une longue plainte qui s’acheva en hurlement. La peau tendre de son sein rougeoyait comme de la braise au contact du bâton. De la brûlure s’échappait une odeur de chair grillée dispersée par les bourrasques. Les jambes vacillantes de la petite femme ne la porteraient plus très longtemps. Seke faillit supplier Kiljer d’arrêter, mais la lumière commença à décroître, et il comprit que la cérémonie allait bientôt prendre fin.
Azel résista encore un peu avant de s’effondrer. L’obscurité retomba sur les lieux, froide, à peine égratignée par l’éclat des myriades d’étoiles et du croissant céruse d’un satellite.
L’immobilité de la petite femme n’alarma pas Seke : le son de sa forme résonnait en sourdine. Malgré la cruauté de l’épreuve, elle n’avait pas franchi la porte de l’autre monde. « Partons », dit Kiljer.
Les deux autres Nils soulevèrent Azel par les bras et les jambes, et, se servant de la laine comme d’une échelle, la hissèrent avec agilité sur l’échiné d’un akyous. L’un d’eux se plaça à califourchon derrière le corps inerte tandis que le deuxième redescendait pour s’installer sur une autre monture.
Kiljer remisa son bâton dans sa gaine.
« Si telle est la volonté du feu originel, elle sera remise sur pied dans quelques jours. »
Il s’absorba un petit moment dans la contemplation du ciel étoilé.
« Ou bien elle mourra », ajouta-t-il avant de se diriger d’un pas tranquille vers le troisième akyou.
La douleur revenait sans cesse, lancinante, intolérable. Elle s’épanchait de sa poitrine comme une source bouillante, se répandait dans son corps jusqu’aux extrémités de ses merrïbres, jusqu’à ses ongles. Chaque foulée du grand animal, chaque vibration l’attisait, l’empêchait de s’assoupir.
Azel regrettait amèrement l’impulsion qui l’avait précipitée dans cette aventure et lui avait coûté son créatome. Elle avait suivi sans réfléchir le griot et les trois nihils dans la ruelle inondée de poussière, elle s’était juchée sur un akyou. Cramponnée à la laine, elle n’avait rencontré aucune difficulté pour se maintenir en équilibre sur l’échiné rugueuse. Elle était arrivée au bord du lac aussi fraîche et dispose qu’au sortir de l’appartement d’Eleb. La chevauchée n’avait abandonné aucune trace, aucune irritation sur sa peau pourtant tendre, seulement une épaisse couche de poussière que le créatome n’avait pas estimé nécessaire de nettoyer.
Il avait fallu que le griot détecte sa présence malgré l’écran leurre pour que son existence bascule dans une autre dimension.
La souffrance.
Avant ce jour, son corps n’avait été qu’un instrument pratique et toujours disponible, un support qu’on ne remarquait pas. Depuis que le nihil lui avait posé la pointe de son bâton sur le sein gauche, elle avait pris brutalement possession de cette demeure organique dont elle n’avait jamais vraiment cerné les limites. Outre la douleur persistante dans sa poitrine, elle ressentait le contact avec l’épiderme râpeux de l’akyou, le souffle brûlant de l’air sur ses jambes, les morsures des grains de poussière sur son visage, les effleurements réguliers des genoux du nihil assis derrière elle. Son créatome n’était plus là pour neutraliser les attaques de la matière, pour corriger les désordres du temps. Désormais consciente qu’elle s’était engagée sur le chemin qui menait inexorablement à l’effacement, elle ne comprenait pas comment elle avait pu accepter la proposition du nihil. Elle s’était investie dans une forme d’opposition aux Priors, aux Cinquante en particulier, dont le joug pesait de plus en plus sur le peuple ozane, mais jamais elle n’avait envisagé de perdre ses privilèges de descendante de la nef, de rejoindre les rangs des bannis.
Un cri perçant domina le crépitement des sabots sur la terre. L’akyou s’immobilisa après avoir parcouru une courte distance au pas. Azel rouvrit les yeux et entrevit les deux autres animaux dans la poussière épaisse. Après que le nihil eut dévalé le flanc du grand animal, elle eut elle-même envie de changer de position, de se dégourdir les jambes. Elle attendit que les élancements se soient dissipés pour se laisser glisser le long de la toison noire. Les frottements sur les poils rêches ravivèrent les douleurs à sa poitrine, en provoquèrent d’autres sur son ventre et ses cuisses. Ses jambes se dérobèrent lorsqu’elle entra en contact avec le sol. Elle roula sur une terre jonchée de cailloux. Son gémissement alerta les nihils et le griot regroupés quelques pas plus loin. Ils se précipitèrent dans sa direction et l’aidèrent à se relever. Sa robe en lambeaux ne dissimulait pratiquement plus rien de son corps. Un liquide tiède et doux coulait sur sa poitrine et son ventre.
Du sang.
Il jaillissait de la blessure ouverte par le bâton enflammé et se séparait en plusieurs filets de chaque côté de son sein. Affolée, elle tenta d’écraser les serpents pourpres qui s’échappaient de son corps.
« Du calme, dit Kiljer. Le sang va bientôt se coaguler et la blessure se refermer. »
Elle chercha une approbation dans le regard du griot. Elle ne distinguait pas le ciel, seulement les nuages de poussière en suspension. Les yeux clairs du voyageur céleste lui répondirent qu’elle n’avait rien à craindre, qu’elle avait fait un choix à la fois courageux et juste. Elle les entendit dire encore qu’ils étaient arrivés au bord de la faille occidentale, à des centaines et des centaines de lieues de Kaod, que le gros du troupeau avait déjà... sauté (elle ne fut pas certaine d’avoir compris ce dernier mot). Elle sombra peu à peu dans une inconscience apaisante.