CHAPITRE
II
MIRMONES
Notre monde est un organisme vivant. J’entends par là qu’il se modifie sans cesse au gré de la mécanique céleste, qu’il se cherche en permanence de nouveaux équilibres. Imaginons la croûte de notre planète comme la peau d’un fruit qui ne serait pas fixée à la pulpe. Imaginons que, d’une pression de la main, nous fassions bouger cette peau de manière à ce que l’attache de la queue du fruit, qui serait donc le sommet de l’axe de rotation, son pôle, se retrouve à l’équateur, c’est-à-dire déplacée d’environ quatre-vingt-dix degrés. Considérons maintenant que les alignements planétaires exercent sur Frater 2 une pression comparable à celle de la main sur le fruit, et nous aurons une représentation fidèle des déplacements de la croûte de notre planète sur ses manteaux intérieurs. Nous comprendrons que les peuples des isles de Frater 2 sont à la merci de ces incessants phénomènes d’attraction qui provoquent raz-de-marée et bouleversements géologiques. J’engage donc les gouvernements de la planète à mener d’urgence une réflexion sur l’avenir de notre civilisation. Si la survie de l’humanité dépend de ses facultés d’adaptation, nous devons sans doute renoncer à la vision archaïque d’une civilisation terrestre, nous devons nous inspirer des murcies et des autres animaux aquatiques. La nature ne nous a pas équipés pour vivre dans l’eau, mais nous pouvons au moins flotter sur l’océan Fraternel, c’est-à-dire conquérir le territoire finalement le plus stable, le plus constant de Frater 2.
Juhok Monchell,
carnets de voyage,
musée d’Ansbel, Grande-Isle,
Frater 2
Du sommet de l’îlot battu par les vagues écumantes, on apercevait la falaise sombre et déchiquetée d’une terre lointaine. L’étoile du système, Soror, se levait dans une palette chatoyante de nuances bleues, mauves et pourpres.
Trois jours plus tôt, les voyageurs s’étaient réveillés dans une grotte profonde et humide. Ils avaient attendu que s’estompent les effets secondaires de la renaissance pour remonter, guidés par un rayon de lumière, à la surface de cette poussière rocheuse cernée par les vents et les eaux.
Trois jours qu’ils n’avaient rien mangé, qu’ils se contentaient de boire un peu d’eau de pluie recueillie dans le creux de leurs mains. La nuit, ils retournaient dans la grotte pour s’abriter des averses glaciales. Ils n’avaient pas encore éliminé tous les effets de la renaissance : mauvaise coordination, lassitude, nausée, douleur sourde dans les membres... La Chaldria attendrait, pour les transférer sur un monde plus accueillant, que leur physiologie soit prête à supporter un nouveau voyage. Ils percevraient l’appel intérieur, cette envie irrésistible de se jeter dans la légèreté et la fluidité infinies des flots cosmiques. Ils auraient pu forcer le seuil de la porte en « se servant de leur volonté comme d’une clef », selon l’expression de Marmat, mais ils auraient risqué l’errance et la solitude éternelles, la malédiction suprême du griot, un état de séparation perpétuelle entre l’âme et le corps.
Impossible de décoller avec les doigts, ou même avec une pierre plate, les mollusques déposés par les vagues sur les rochers noirs. Seke s’était acharné les premières heures, puis, comprenant qu’il n’y arriverait pas, il s’était résigné et plongé dans ses souvenirs maintenant lointains du désert du Mitwan. Il s’était remémoré les conseils des enfants du Tout lorsque la nourriture et l’eau venaient à manquer : ménager son énergie, rester calme et attentif jusqu’à ce que la nature propose la solution. Pour les habitants premiers de Jezomine, la faim, la soif et la douleur n’étaient que des épreuves destinées à renforcer la confiance des êtres vivants dans « les principes mâle et femelle fécondant l’univers des formes ».
Comme souvent lorsqu’il pensait aux skadjes, Seke sombra dans la mélancolie. Ils s’étaient effacés depuis des siècles de la surface de Jezomine, mais ils vivaient en lui avec une intensité qui allait augmentant à mesure qu’il s’éloignait de son monde d’origine. Il comprenait maintenant pourquoi Autre-mère l’avait recueilli, lui le petit d’homme, malgré les blessures infligées au silence du désert par ses vagissements : elle avait toujours su qu’il s’envolerait un jour de Jezomine, qu’il affronterait les immensités spatiales et les abîmes du temps, elle lui avait montré la beauté des formes, des petits et grands cycles, pour le préparer à ces départs, à ces déracinements permanents.
« Les mouvements de la lithosphère ont encore déplacé le chaldran », dit Marmat Tchalé.
La voix grave de son confrère ramena Seke à la réalité, aux grondements des vagues, au ciel chargé de nuages sombres, aux rochers déchiquetés et noirs. Marmat n’avait pas ouvert la bouche depuis leur renaissance. Il était resté assis pendant trois jours sur un promontoire inaccessible à l’écume des vagues, grattant parfois d’un pouce distrait les cordes de sa kharba. Il n’en était redescendu que pour regagner la grotte à la tombée de la nuit, s’allonger sur le sol rugueux, étaler sa toge sur ses jambes et fermer les yeux.
« La dernière fois que je suis passé sur cette planète, je me suis retrouvé sur une étendue glaciaire et désertique, poursuivit Marmat. Le plus étonnant est que des hommes et des femmes m’y attendaient : ils avaient calculé les glissements de la croûte planétaire sur la lithosphère et donc le déplacement du chaldran, en observant les mouvements des corps célestes les plus proches, les satellites et les autres planètes du système. Une simple histoire de gravité : les corps célestes, lorsqu’ils sont alignés, exercent une forte attraction sur Frater 2 et provoquent des changements géologiques.
— La vie n’y est pas possible, alors ? »
Seke eut un peu de mal à reconnaître sa propre voix. Assis sur un rocher poli par les vagues à marée haute, il ne distinguait de Marmat que ses pieds déchaussés et pendant dans le vide. Des rayons de Soror perçaient entre les nuages déchirés et déposaient sur l’îlot une chaleur revigorante.
« J’ai dit « changements », pas « bouleversements ». Les terres les plus stables, les plus habitées, s’effritent, mais elles ne sont que rarement submergées.
— Tu es venu souvent sur Frater 2 ? »
Le bleu du ciel gagnait du terrain, la lumière de Soror se répandait comme une tache d’huile entre les rochers. Seke se dévêtit : il mourait d’envie de sentir la chaleur de l’étoile sur sa peau, de revivre ces instants magnifiques où il se promenait nu et libre dans le désert du Mitwan sous les rayons torrides de Source de vie d’en haut. Son lung, son organe mâle, se gorgea aussitôt d’énergie. Il eut une pensée pour Jaïfe, la jeune fille qui avait enfreint les règles de la confrérie des griots et lui avait montré la beauté du rapprochement.
Des larmes lui vinrent aux yeux. Jaïfe lui avait donné un aperçu de cette tendresse humaine qu’il n’avait pas connue avec les enfants du Tout ni avec son maître Marmat. Elle lui avait enseigné la volupté de la caresse, le bonheur des peaux qui se frottent, puis elle était morte, victime de la folie des hommes, l’abandonnant dans une solitude de plus en plus haïssable. Il ne restait d’elle qu’une image floue et des envies brutales d’effectuer de nouvelles incursions dans le territoire du plaisir.
Il avait demandé à Marmat comment soulager les tensions douloureuses de son lung.
« On peut obtenir par soi-même le plaisir qu’on prend avec une femme, avec un partenaire, mais il n’aura pas la même intensité, avait répondu son aîné. Le désir est un tyran exigeant : il te tourmente jusqu’à ce que tu lui donnes son dû, et jamais il n’est satisfait. »
L’image était juste : depuis que Seke avait découvert le plaisir, pourtant furtif, en compagnie de Jaïfe, le désir régnait en despote dans son corps.
« La toute première fois que je suis venu sur cette planète, c’était avec mon maître. Une cinquantaine d’années pour moi, un peu plus de douze siècles à l’échelle de Frater 2. »
Seke se redressa pour prêter une oreille attentive aux paroles de Marmat. Le griot lui avait parfois parlé de Galban la sèche, son monde d’origine, mais jamais encore de son maître.
« Mon maître était un homme bon et sage, oh ! jamais un être humain n’atteindra à sa bonté ni à sa sagesse. Il m’a sauvé la vie en me choisissant comme disciple sur Galban la sèche. Je n’étais qu’un vaurien, l’un de ces enfants sans foi ni loi qui s’introduisaient la nuit dans les habitations pour voler l’énergie vitale d’hommes, de femmes et d’enfants. »
Le vent emportait vers le large sa voix imprégnée de tristesse. Seke s’allongea sur son rocher pour s’offrir à la chaleur de Soror, roula sa tunique en boule et la glissa sous sa nuque.
« J’élevais des vervoles, de minuscules rampants qui s’introduisent dans le cerveau des dormeurs par les conduits auditifs. Ils libèrent un liquide anesthésiant avant de perforer les tympans, puis ils se glissent dans les hémisphères cérébraux pour emmagasiner l’énergie vitale. Quand ils sont gavés, ils ressortent par la bouche ou les yeux. À ce moment-là, le dormeur est plongé dans une sorte de coma qui se prolonge jusqu’à sa mort. On l’appelle, sur Galban la sèche, le « sommeil sans rêve et sans retour ». Je récupérais mes vervoles dans des boîtes spéciales et les rapportais au responsable local du réseau. Il me donnait pour chacun dix ansecs, la monnaie du continent sud de Galban. Il revendait le contenu des boîtes à des trafiquants qui traitaient eux-mêmes avec des entreprises spécialisées dans le rajeunissement et, de façon plus générale, le prolongement de l’existence humaine. Certains hommes et certaines femmes des cercles les plus fermés de Galban ont pu ainsi dépasser les quatre ou cinq cents ans. Mais, pour que ceux-là continuent de vivre, il fallait que d’autres meurent. De plus en plus nombreux. Et moi j’étais l’un de ceux qui vidaient les villages de leurs forces vives, un semeur de sommeil sans rêve et sans retour, un ver dans le fruit. Le jour de mes dix ans, j’avais déjà amassé plus de dix mille ansecs, une petite fortune, oui, une petite fortune, à l’âge de dix ans. »
Les premières notes de la kharba retentirent et, presque aussitôt, la voix de Marmat fut rythmée par la scansion incantatoire caractéristique de ses transes.
« Les hommes de mon village, ces hommes qui auraient pu être mon père, mon grand-père, me donnaient le titre de « badja », à moi, l’enfant de dix ans, le voleur de vie. Oh, quels fous peuvent élever un enfant, un ignorant, au rang de badja, le génie tout-puissant de la légende ! Ils me vénéraient comme un demi-dieu, ils me flattaient comme on flatte un animal domestique à qui l’on réclame un travail exténuant, ils quémandaient mes faveurs, ils piétinaient leur honneur pour me soutirer de l’argent, et je prenais plaisir à les humilier, moi l’orphelin, l’ombre parmi les ombres, le vaurien brûlé par les rayons de Scyrt, l’enfant privé d’enfance. Oh, j’étais déjà entouré de femmes, moi qui n’avais pas de poil au menton, moi qui hier encore tétais ma mère. Elles jouaient avec mon lung, elles l’engloutissaient dans leur bouche, et je croyais que c’était cela, être un homme, cette dévotion portée au petit bout de chair qui me poussait entre les jambes. Je leur distribuais mes ansecs, content d’elles, content de moi, oh, je pensais que ces femmes avaient de l’admiration pour moi, le badja, la corne d’abondance, et elles me méprisaient, elles me maudissaient dans le secret de leur âme, elles, obligées de ravaler leur orgueil pour avaler mon lung, elles, les portes de vie qui se battaient avec l’énergie du désespoir pour nourrir leurs enfants, pour ne pas se refermer à jamais. Un jour, dans la grande cité d’Ournakou, la nouvelle famille dominante a ordonné que les réseaux d’énergie vitale soient anéantis. Alors sont venus les soldats, plus féroces que les fauves du continent sud, avec le nom et le signalement de chacun des membres des réseaux, ils nous ont traqués, du plus grand au plus petit, aidés par les hommes et les femmes de mon village. Ceux-là voulaient maintenant éliminer le témoin gênant de leurs bassesses, l’imposteur, le faux badja, le petit vicieux vautré sur sa montagne d’ansecs, ils criaient vengeance, ces hommes qui resteraient à jamais imprégnés de l’odeur et la saveur de mon argent, ces femmes qui garderaient toujours le goût de mon lung dans la gorge. Je me suis enfui dans les montagnes blanches du Selk où règne l’épouvantable chaleur de Scyrt. Les soldats de la famille dominante m’ont suivi, ils m’ont retrouvé, ils m’ont ramené au village, ils m’ont dévêtu, ils ont dit à chaque homme et à chaque femme de m’arracher un morceau de moi-même avec les dents, avec les ongles, avec une lame. Alors ceux que j’avais nourris ont poussé des cris de colère et se sont approchés de moi pour me dépecer. Et je voyais les lèvres autrefois douces des femmes s’ouvrir sur des rangées de dents tranchantes, je voyais s’agiter leurs ongles durs et pointus au bout de leurs doigts autrefois caressants, je voyais les mains des hommes autrefois suppliantes se refermer sur les manches de poignards ou de faucilles. Seuls les enfants me fixaient avec le regard grave des sages, oh, l’impalpable sagesse des enfants ! Mes bourreaux m’auraient vidé de mon sang et de mes viscères si le visiteur céleste ne s’était pas manifesté... »
Toujours allongé, les yeux clos, Seke se laissait porter par la voix grave de Marmat et les notes de la kharba. Parfois il entrevoyait une scène, un paysage écrasé de lumière, un nuage de Poussière, un visage d’enfant ou de femme à la peau noire et aux yeux brillants ; des sensations le traversaient, peur, douleur, froid, faim, soif ; il s’accroupissait entre deux rochers aux arêtes plus aiguisées que des lames ; un feulement transperçait la nuit, le cri d’un selkin jaune, le fauve le plus dangereux des montagnes blanches ; Scyrt se levait dans un ciel d’un jaune éclatant, ses rayons rasants drapaient d’ocre les tourbillons soulevés par un vent brûlant ; des soldats lui enfonçaient le canon d’une arme dans les reins, le poussaient, nu et sans défense, devant une muraille de vêtements colorés et de faces haineuses ; des larme humiliantes roulaient sur ses joues ; une femme fixait son bas ventre avec un rictus carnassier ; un homme brandissait une boîte dans laquelle se tortillaient des vervoles ; son cœur battait plus fort qu’un tambour ; il n’était plus qu’un enfant de dix ans battu par des vagues de terreur.
« Il surgit d’un autre espace et d’un autre temps, l’homme qui allait devenir mon maître, et la lumière de son apparition frappa de terreur les villageois et les soldats. Oh, avec quelle précipitation ils reculèrent, les hommes et les femmes courageux qui voulaient me réduire en charpie et jeter mes restes aux charognards ! Oh, quelle fïère allure avait le visiteur avec sa toge drapée sur l’épaule, sa longue tunique bariolée, sa cordelette, son tarbouche blanc et son bâton noueux ! Il vint vers moi et dit : « Voici enfin le disciple que je cherche depuis toujours, voici enfin le garçon qui m’accompagnera sur les chemins célestes, qui deviendra un jour un griot, une voix de l’espace. »Alors il tira sa kharba d’un repli de sa toge et se mit à chanter ; alors les soldats et les villageois s’assirent sur le sol et l’écoutèrent pendant deux jours et deux nuits. Ils versèrent des larmes d’amertume et de joie, ils perçurent un temps l’ordre invisible du monde, ils se regardèrent avec lucidité et compassion, ils s’en repartirent chez eux le matin du troisième jour, chantant les louanges du griot. Mon maître me prit par la main et nous fûmes happés par les flots de la Chaldria. Nous n’allâmes pas loin, ou son corps ne l’aurait pas supporté, ou il aurait été condamné à l’errance perpétuelle, nous nous rendîmes à Ourna-kou, la capitale de Galban la sèche. Mon maître chanta encore devant la famille régnante, le clan cruel des Ambalambe, et ceux-là, offusqués par ses paroles, voulurent le mettre à mort, oh, la folie des tyrans et de leurs serviteurs ! Nous parvînmes à nous échapper, à retrouver le chaldran. »
Seke crut percevoir un mouvement tout près de lui. Il rouvrit les yeux, se redressa, fouilla l’îlot du regard, ne discerna rien d’autre que le noir des rochers, le bleu du ciel et de l’océan. Il resta un moment à l’écoute du chœur des formes, entendit un bruit sourd, entrevit une gerbe de gouttes scintillantes, pensa qu’un gros poisson ou un mammifère marin profitait du retour du beau temps pour se livrer à des acrobaties aériennes. Il se rallongea et, par réflexe, se couvrit le bassin d’un pan de sa tunique.
« Elmet Tchalo, ainsi s’appelait mon maître. Il me baptisa Marmat, ce qui signifie dans sa langue natale « le nouveau-né » ou « le re-né », et c’est bien ce que je fus lorsqu’il me choisit pour disciple : un enfant mal né à qui l’on offrait une nouvelle naissance. J’ajoutai son nom à celui qu’il m’avait donné lorsqu’il fut emporté par les spirales du temps. Par respect, je remplaçai le « o » par le « é », et je devins Marmat Tchalé, moi l’enfant sans parents, moi l’ancien voleur de mémoire. Avant de partir, mon maître m’aida à recevoir ma kharba et me mit en garde contre la grande tentation du griot, la tentation du jugement, la tentation du modèle, la tentation de l’orgueil. Je n’ai pas toujours écouté ses conseils, j’ai souvent posé les hommes sur le plateau de ma balance, je me suis souvent érigé en juge des âmes. O dieux, mon mépris ne coulait pas sur eux mais sur moi, le petit vicieux assis sur son tas d’ansecs, le faux badja, l’exploitant de la misère humaine qui aurait dû périr sous les dents et les ongles de ses semblables. Je les ai blâmés parce que je n’ai jamais réussi à me pardonner... »
Seke n’avait pas besoin de distinguer le visage de Marmat pour savoir que son maître pleurait. Une rafale de vent souleva sa tunique et la projeta sur les rochers proches. Il lança la main Pour la rattraper.
C’est alors qu’il la vit.
Une jeune fille aux cheveux dorés, vêtue d’une longue robe blanche. Elle ressemblait à une magicienne ou une créature des légendes de certains mondes, une impression accentuée par l’aspect miraculeux de son apparition. La finesse irréelle de son visage le subjugua. Elle paraissait avoir été déposée sur l’îlot par le vent ou la lumière de Soror. Il resta un long moment hypnotisé par ses yeux couleur d’eau claire, avant de se souvenir qu’il était nu et que son lung se dressait entre ses jambes comme une lame encombrante. Il se saisit de son pantalon et entreprit de l’enfiler avec une telle précipitation qu’il perdit l’équilibre et s’affala entre les rochers. Le rire éclatant de la jeune fille accompagna sa chute. Il se releva comme il put, lui tourna le dos, faillit tomber une fois encore, se raccrocha à une aspérité, se battit avec l’étoffe récalcitrante. Il l’apercevait du coin de l’œil, silhouette figée, nimbée de lumière, il sentait le poids de son regard sur son corps, il devenait de plus en plus fébrile, de plus en plus maladroit.
« Qui êtes-vous, mademoiselle ? »
Elle détourna enfin les yeux de Seke pour les lever sur le promontoire où se tenait Marmat.
« Je suis Löte, fille aînée d’Osfoët, de la dynastie des Fresles, reine de Grande-Isle. Vous êtes les griots célestes ? »
C’était davantage une affirmation qu’une question. Marmat glissa sa kharba dans un pli de sa toge, descendit du promontoire et observa un petit moment Seke qui essayait en vain de remonter son pantalon tire-bouchonné.
« Je ne crois pas que nous offrions une image très céleste, mon jeune confrère et moi-même, mais, effectivement, nous sommes les griots. On dirait que vous avez trouvé l’emplacement du nœud chaldrien. »
Les yeux de la jeune fille revinrent se poser avec la légèreté de papillons sur Seke, mortifié.
« Le nœud chaldrien, c’est un autre nom de la porte chal-driane gardée par les portiers célestes ? »
Sa voix musicale accentuait le trouble du jeune griot. « La Congrégation existe toujours ? s’étonna Marmat.
— Ils ont annoncé votre venue à ma mère, mais certains courtisans pensent qu’ils lui ont plutôt tendu un piège.
— Dans quel but ?
— Renverser la dynastie des Fresles. Et, sans doute, préparer l’invasion de Grande-Isle par les armées des dragons de l’Ankl.
— Des dragons ? »
Marmat sollicita du regard Seke, toujours accaparé par son pantalon.
« Comment êtes-vous arrivée sur ce rocher ?
— Par des passages souterrains. Je ne vous aurais pas trouvés sans mes guides. »
D’un mouvement de menton, elle désigna les formes sombres qui dépassaient du bas de sa robe. On aurait pu les prendre pour des pierres si des frissons ne les avaient pas de temps à autre parcourues.
« Je me souviens de petits animaux rampants appelés les adapodes, murmura Marmat. J’en ai aperçu sur les étendues glacées du pôle la dernière fois que je suis venu sur Frater 2.
— Ma vision ne m’avait pas trompée ! s’exclama la jeune fille. Vous êtes bien les voyageurs célestes que nous attendons depuis si longtemps.
— Votre vision ? »
Les yeux de la jeune femme volèrent à nouveau vers Seke mais n’osèrent pas le fixer.
« Je vous ai vus à l’âge de dix ans. Vous, tel que vous êtes maintenant, lui – elle tendit le bras en direction de Seke –, plus jeune, encore un enfant.
— Comment saviez-vous que nous étions les griots ?
— La vision n’est pas qu’une affaire de vue. Je n’en ai parlé à personne. J’avais trop peur qu’on me convainque de folie et qu’on m’enferme à jamais dans une tour du palais réginal. Certaines de mes sœurs sont prêtes à tout pour prendre ma place. J’accepterais d’être déshéritée du trône des Fresles, mais pas au Prix de ma liberté.
— Est-ce que vous pouvez nous conduire à Grande-Isle ? »
Elle acquiesça d’un vigoureux hochement de tête.
« Nous devons faire vite. Il m’a fallu un long moment po arriver jusqu’ici, sans doute plus d’un jour, et ma mère est en danger.
— Nous rendons visite aux peuples humains pour chanter la gloire de la Création, pour rappeler aux hommes qu’ils coulent de la même source, en aucun cas pour soutenir les régimes en difficulté. »
La jeune fille leva les mains en signe de protestation.
« Quelle femme, quel homme de Frater 2 se montrerait assez présomptueux pour oser dicter leur conduite aux voyageurs célestes ? À ceux qui franchissent les immensités spatiales pour porter le Verbe de monde en monde ? Je ne vous demande pas de sauver le trône des Fresles, je crois seulement que votre intervention peut éviter un terrible bain de sang. Les dragons de l’Ankl guettent les premiers troubles pour lancer leurs armées à l’assaut de Grande-Isle.
— Que savez-vous de l’Ankl ?
— Peu de chose. Si ce n’est que ce culte a commencé avec l’arrivée de prêcheurs fanatiques vêtus de chasubles rouge sang et qu’il a conquis la plupart des isles de Frater 2. On dit que, partout où ils passent, les dragons abandonnent une terre brûlée et jonchée de cadavres.
— Quel est leur symbole ?
— Un petit animal à la fois reptile et oiseau qu’ils appellent l’anklizz. »
Le halo bleuté de. Soror disparaissait à nouveau sous les nuages lourds poussés par le vent du large au-dessus de l’îlot.
« Tu as entendu, Seke ? Nous sommes pressés. Qu’est-ce que tu attends pour te rhabiller ? »
Marmat remit de l’ordre dans sa tenue et rajusta son tarbouche, ignorant l’œillade assassine lancée par son jeune confrère.
Les galeries se succédaient, éclairées par des formes luminescentes incrustées dans les parois de roche et de terre.
Löte avait frémi lorsque les adapodes, après avoir franchi la porte basse du rempart, s’étaient enfoncés dans le labyrinthe souterrain. Des grondements réguliers brisaient le silence des entrailles de Grande-Isle. Elle les avait pris pour les cris de la légendaire murcie blanche avant de se rendre compte qu’ils n’étaient que l’écho assourdi du roulement des vagues. Le réseau des galeries s’étendait sous l’océan Fraternel, comme le révélaient les odeurs de saumure et d’iode. Des filets d’eau se faufilaient entre les aspérités des parois et formaient par endroits de véritables mares.
Löte avait observé les formes luminescentes lorsque les adapodes s’étaient arrêtés pour prendre un peu de repos : elles ressemblaient comme des sœurs aux mirmones, les mollusques en forme d’étoile sertis par dizaines dans les murs du palais réginal. Dès qu’on approchait la main, elles perdaient de leur éclat et se retiraient dans leur trou avec une surprenante vivacité.
Par-dessus son épaule, Löte lançait des coups d’œil discrets et réguliers au jeune griot. Il marchait une dizaine de pas en arrière. Elle s’en voulait d’avoir éclaté de rire lorsqu’il était tombé dans les rochers. Elle l’avait trouvé séduisant dans son plus simple appareil, bien davantage que les courtisans ou les officiers parés de leurs plus beaux atours. Elle n’avait pas eu l’intention de se moquer de lui et elle se demandait maintenant comment dissiper ce malentendu. Elle supposait qu’un homme nu se sentait cruellement mortifié par le rire d’une femme. C’était pourtant lui, ce jeune inconnu au regard farouche, qu’elle avait attendu toute sa vie. Pour lui qu’elle, la princesse héritière du trône des Fresles, avait repoussé ses prétendants plus ou moins déclarés, plus ou moins prestigieux. Elle l’avait su dès qu’elle l’avait découvert allongé sur les rochers noirs de l’îlot. Elle l’avait épié un long moment avant de révéler sa présence, troublée, emplie de la tristesse infinie du chant de son confrère plus âgé. Sans doute ces émotions fortes et contradictoires avaient-elles déclenché ce rire réflexe, ce rire idiot...
Ils s’étaient mis tous les trois en chemin, descendant d’abor. dans la grotte, puis empruntant la première galerie qui plongeait presque à pic dans les profondeurs de Frater 2.
Les deux adapodes libres s’approchèrent du plus vieux des griots et entreprirent de se glisser sous les semelles de ses sandales.
« Qu’est-ce qu’ils...
— Ils estiment que vous avez des difficultés locomotrices et ils cherchent à vous aider », expliqua Löte.
Le visiteur céleste boitait de plus en plus bas. Elle n’aurait jamais pensé qu’un griot pût endurer des maux ordinaires. Les mythes de la Fraternité les décrivaient comme des êtres épargnés par les maladies, par les ravages du temps.
« Pas besoin de leur aide !
— Il nous reste encore beaucoup de chemin. Si vous les repoussez maintenant, ils risquent de vous laisser vous débrouiller tout seul jusqu’au bout. »
La réaction du vieux griot rappelait à Löte l’attitude de son père vis-à-vis des adapodes. Même agonisant, le consort Ynold aurait préféré ramper lui-même plutôt que de recourir à l’assistance des chausse-pieds. Il ne tolérait pas leur présence dans ses appartements ni dans les pièces communes du palais réginal. Pas question d’encourager la paresse dans l’entourage de la reine des Fresles. L’effort et la souffrance, disait-il, ont au moins le mérite d’exercer la volonté, d’entretenir la vigilance.
« Elle a raison, intervint le jeune griot. Nous gagnerons du temps. »
Son aîné le fixa d’un air courroucé.
« Qu’est-ce que tu en sais, Seke ? Tu n’es pas moi, tu ne seras jamais moi. »
La sécheresse de sa réponse ainsi que l’embrasement soudain de ses yeux globuleux étonnèrent Löte.
« Je... je voulais juste t’épargner des efforts inutiles. »
Le jeune voyageur lâchait ses mots avec réticence, comme s’il craignait de se laisser piéger par leur sens.
« Ne cherche pas à m’épargner. Jamais. »
Repoussés par le vieux griot, les deux adapodes s’écartèrent et se remirent en chemin. Il les suivit d’une allure énergique, Rappliquant à dissimuler sa claudication. D’un claquement de langue, Löte donna à ses propres chausse-pieds le signal du départ. Elle parcourut une succession de galeries relativement planes en restant calée dans le sillage des deux griots, puis elle exploita la traversée d’une cavité au sol pentu pour se porter à la hauteur du plus jeune. Il lui adressa un regard de biais où elle discerna du dépit ainsi qu’une curiosité empreinte d’admiration – cette dernière impression n’était sans doute que le fruit de son imagination.
« JE voulais... »
Elle prit une profonde inspiration pour apaiser les battements de son cœur et raffermir sa voix.
« ... vous présenter mes excuses pour tout à l’heure.
— Pour quelle raison ?
— J’ai ri quand vous êtes tombé. J’en suis vraiment désolée. Je n’avais pas l’intention de vous offenser. »
Ils traversèrent la cavité et s’engagèrent dans une nouvelle galerie dont l’étroitesse leur interdisait de marcher de front. Löte se retrouva cette fois devant le jeune griot et dut sans cesse repousser la tentation de se retourner. La lumière des mirmones peinait à déchiffrer les ténèbres. Une humidité pénétrante se diffusait dans l’air imprégné d’une âcre odeur de saumure. L’obscurité et le silence s’associaient pour décupler les sensations de la princesse.
« Vous n’avez rien à vous reprocher. »
Le chuchotement du jeune griot la fit sursauter puis frissonner.
« Nous ne pensions pas que quelqu’un viendrait nous chercher sur cet îlot, poursuivit-il. Nous attendions d’être remis de notre voyage pour repartir. Je... »
Il marqua un long temps de silence. Les gargouillements des adapodes dans une flaque d’eau dominèrent pendant quelques instants les bruits d’écoulement, le grondement lointain l’océan Fraternel, les expirations précipitées des deux hommes.
« J’ai dû vous paraître idiot, reprit le jeune griot.
— Oh non ! »
Löte se mordit aussitôt la lèvre inférieure. Sa réponse préci pitée avait retenti comme un cri du cœur. Par chance, elle pou vait dissimuler sa confusion dans les ténèbres des profondeurs.
« Je ne voulais pas non plus vous offenser, murmura encore le jeune griot. Il ne faut pas croire que... Enfin, je n’ai pas l’habitude de me présenter tout nu devant les gens à chaque renaissance.
— Évidemment ! »
Löte n’avait pas réussi – ni même essayé – à masquer le dépit ? de sa voix.
Les gens...
Sa mère et ses sœurs avaient raison de la traiter d’incurable rêveuse. Les griots visitaient des dizaines de mondes, vivaient sur un autre plan temporel, symbolisaient l’amour universel. Ils n’avaient pas de temps à perdre avec les fantasmes des jeunes filles à l’imagination fertile. Löte resterait un visage anonyme dans la multitude, une silhouette parmi des millions d’autres.
La galerie déboucha sur une immense salle hérissée de stalagmites, d’où partaient plusieurs passages plus ou moins éclairés. Dans certains d’entre eux, les mirmones en grappes : dispensaient une lumière éblouissante. Des sons prolongés, semblables à des soupirs musicaux, s’entrelaçaient et composaient un chœur à l’étrange beauté. Löte avait connaissance du chant des mirmones, de la fascination qu’elles exerçaient sur les équipages des bateaux de pêche, de leur responsabilité dans les naufrages, mais elle ne l’avait jamais entendu, même lors des longues croisières que ses sœurs et elle avaient effectuées à bord du navire amiral de la flotte réginale.
Les adapodes s’immobilisèrent au milieu de la salle pour indiquer qu’ils avaient besoin de repos. Elle souleva ses pieds en commençant par le droit (aucun membre de la cour n’aurait commencé par le pied gauche, une superstition devenue une règle protocolaire). Ses chausse-pieds rejoignirent leurs deux congénères devant une bouche abondamment éclairée, puis ils disparurent tous les quatre dans le passage.
Le griot à la peau noire, visiblement exténué, s’assit sur une excroissance rocheuse et délaça ses sandales.
« Où sont-ils allés ? » demanda-t-il d’une voix haletante.
Löte s’adossa à une stalagmite en s’efforçant d’ignorer la présence du jeune visiteur.
« Chasser, répondit-elle. Ils se nourrissent uniquement de mollusques et de crustacés.
— Quand reviendront-ils ?
— Je ne sais pas.
— Si le temps presse autant que vous le dites, nous ferions mieux de repartir sans les attendre.
— Sans eux, je serais incapable de retrouver le chemin. »
Le vieux griot se massa énergiquement une cheville avant de relever la tête.
« On ne peut vraiment pas se passer d’eux, Seke ? »
Löte ne put s’empêcher de poser son regard sur le jeune visiteur, figé dans un recoin de pénombre.
« J’ai bien peur que non. Je n’entends plus le son des formes. »