Les proscrits de l'île de Pzalion n'ont plus le cœur à l'ouvrage. Les fosses excrémentielles s'engorgent, les filets en attente de réparation s'entassent sur les rochers qui surplombent les criques, les poissons et les crustacés frais commencent à manquer, les déchets envahissent les grottes à l'abandon... On ne se rassemble plus sur la place du village pour chanter les complaintes des pionniers de Manul Ephren.

Chaque jour, ils se regroupent sur la grève de sable noir la plus proche du pilier de soutènement. Chaque jour, l'angoisse chevillée au corps, ils accompagnent du regard Oniki dans son escalade et voient son corps de plus en plus déformé s'évanouir lentement dans les ténèbres.

Soji, la vieille thutâle, a bien essayé de dissuader Oniki de grimper dans le bouclier de corail.

« Attends au moins d'avoir accouché...

L'exercice me fait le plus grand bien, rétorque la jeune femme avec un large sourire.

Et si tu tombes...

Pourquoi tomberais-je ? Je me suis entraînée durement pendant mon apprentissage.

Et si les serpents de corail te mangent...

Les serpents sont devenus mes amis.

Et s'il n'y a pas de tuyau...

J'en ai découvert un. Un tuyau majeur. Je suis en train de le nettoyer... »

Soji ne met peut-être pas tout le poids de sa conviction dans ses arguments, dans ses suppliques, dans ses menaces, car en son for intérieur elle ne peut s'empêcher d'approuver le comportement d'Oniki. Au fond d'elle, elle est restée une thutâle, une femme qui, avant sa condamnation, consacrait toute son existence aux grandes orgues, et qui ressent de temps à autre de virulentes pointes de nostalgie des cimes coralliennes. Elle observe avec envie le corps blanc et rond d'Oniki qui se balance le long du pilier de soutènement. Lorsqu'elle est arrivée sur l'île, vingt ans plus tôt, elle n'était âgée que de quarante-cinq ans et ses muscles, ses articulations, ses os étaient en parfait état. Mais, accablée de honte et de chagrin par sa condamnation, par son exposition dans une cage sur la place de Koralion, par les insultes et les crachats de ses complanétaires, elle n'a eu ni la force ni l'envie de relever la tête, elle a abdiqué, elle est résignée à sa nouvelle condition de proscrite, de rampante. A présent, lorsque la petite tache pâle et floue du corps d'Oniki se dissout dans l'obscurité, elle maudit sa vieillesse, elle maudit ses rhumatismes, elle maudit sa mauvaise vue, elle se reproche amèrement d'avoir dilapidé le trésor de sa jeunesse...

Comme les proscrits ne savent pas quoi faire d'autre, ils attendent des heures durant au pied du pilier. Pour se rassurer, ils regardent tomber les lichens, qui voguent un long moment sur l'océan Gijen avant de se gorger d'eau et de couler. Tant que dégringolent les végétaux coralliens, on sait au moins que la future mère est vivante. Des fous de la garde personnelle d'Oniki tentent de la suivre dans son ascension, mais très vite ils jettent des regards sous eux, prennent peur et se hâtent de redescendre. Ils restent alors dans l'eau noire jusqu'à la taille, la tête levée vers la masse sombre du bouclier, cherchant à repérer la minuscule silhouette claire de la jeune femme qui se promène un kilomètre au-dessus d'eux.

La vie de l'île se suspend aux escapades d'Oniki dans le corail. On pousse de longs soupirs de soulagement lorsqu'elle réapparaît, ruisselante de sueur, les cheveux, la poitrine et les épaules couverts de poussières de lichens. Arrivée à une dizaine de mètres de la surface de l'océan, elle s'arrête et, rivée aux saillies du pilier, elle contemple ses compagnons d'exil. Bien qu'elle soit nue, offerte, elle ne décèle aucune lueur de concupiscence dans leurs regards, seulement de l'anxiété et de l'admiration mêlées. Elle leur sourit et c'est à ce moment-là, et à ce moment-là seulement, qu'ils condescendent à baisser la tête, à se diriger à pas lents vers le sentier et à reprendre leurs activités. Ils ne parviennent pas à combler leur retard et, jour après jour, s'accumulent les filets de pêche non ravaudés, les monceaux de déchets à l'entrée des grottes, les cadavres pourrissants de poissons et les carapaces vides des homards et des crabes.

Oniki dévale les derniers mètres du pilier avec une agilité surprenante pour une femme dont le ventre ressemble de plus en plus à un énorme et lourd sac de peau. Elle se baigne dans l'océan. Le sel picore les menues égratignures qui parsèment ses jambes et son dos, mais elle savoure la caresse de l'eau froide sur ses muscles endoloris, un moment qui lui rappelle la douche bienfaisante dans l'intimité de sa cellule du Thutâ, au retour des quarts.

Puis, escortée des simples d'esprit dont les cris et les rires s'envolent dans la nuit perpétuelle, elle regagne la grève de sable noir, s'essuie dans l'un des innombrables pans de tissu que les villageois ont laissés à sa disposition, se revêt de sa robe grise de proscrite un peu trop étroite désormais que des anonymes ont au préalable nettoyée, séchée et soigneusement pliée.

Soji l'a attendue au pied des rochers. Les yeux de la vieille femme luisent comme des braises sous le front ridé, sous les arcades proéminentes. Les courants d'air folâtrent dans ses cheveux gris et dans sa robe d'algues tramées.

« Où en es-tu ?

— J'avance bien, répond Oniki.

— Comment est le tuyau ?

— De plus en plus large... Aussi large qu'Opus Dei, le tuyau central du tamis de Koralion...

— Tu vois la lumière ?

— Pas encore... »

Soji laisse errer son regard sur les lichens ballottés par les vagues de l'océan Gijen, tellement denses qu'ils forment un épais tapis ondulant.

« Et les serpents ? reprend Soji.

— J'en ai vu quelques-uns... Ils sont beaucoup plus grands que ceux des orgues de Koralion...

— Vu ? Est-ce à dire que tu ne t'immobilises pas quand tu ressens leur présence ? »

Oniki ne répond pas à cette question. Non, elle ne s'immobilise pas, elle continue d'arracher les lichens sédimentés qui obstruent le tuyau, mais elle ne veut pas alarmer inutilement sa vieille sœur. Des têtes triangulaires aux yeux verts et brillants surgissent régulièrement à quelques centimètres d'elle, mais les reptiles géants se faufilent tranquillement dans l'entrelacs de corail. Les queues étranglées et blêmes dessinent des arabesques furtives dans l'obscurité opaque. Aux multiples chuintements des anneaux écailleux sur les polypes fossilisés, elle se rend compte qu'ils grouillent autour d'elle.

« Tu devrais maintenant t'arrêter de grimper jusqu'à la naissance de l'enfant, avance Soji.

— Il naîtra dans la lumière », affirme Oniki.

La vieille thutâle hoche la tête.

« D'après moi, il devrait pousser la porte dans moins d'une semaine... Viens te reposer dans ta grotte. »

En dépit de son immense fatigue (ses incursions dans le bouclier de corail durent nettement plus longtemps qu'un quart ordinaire du Thutâ), Oniki n'aime pas rester confinée dans sa grotte, à l'entrée de laquelle veille sa garde de fous. Autant elle se sent libre et heureuse lorsqu'elle tutoie les cimes coralliennes, autant les idées noires l'assaillent lorsqu'elle reste allongée sur son matelas d'algues séchées. Elle ne dort pratiquement plus. D'une part l'enfant manifeste sa présence avec de plus en plus de force, lui grêle l'intérieur du ventre de coups de pied, proteste avec vigueur contre l'exiguïté de sa prison de chair, d'autre part un sombre pressentiment l'envahit qui l'empêche de se livrer au sommeil.

Quelque part très loin d'ici, son prince inconnu est en danger. Dès qu'elle se glisse sous les couvertures, un froid glacial, d'une insoutenable intensité, se diffuse dans ses membres. Ce n'est pas une froidure ordinaire qui mordille la peau, mais un froid innommable; indescriptible, maléfique, qui provient d'un autre monde, qui s'attaque à l'être, qui déstructure, qui écartèle, qui dévore l'âme.

Elle éprouve une part infime de la souffrance intolérable de son prince, comme s'il était plongé dans le cœur d'une effrayante tourmente dont elle ne percevrait que l'haleine fétide et glacée. Ainsi qu'elle l'a deviné, il ne l'a pas abandonnée, il l'a quittée provisoirement pour s'en aller affronter un adversaire terrifiant, un adversaire qui s'en prend à l'essence même de l'humanité. Et de ce combat, qui engage l'avenir des hommes, il n'est pas certain de sortir vainqueur. Parce que leurs corps se sont épousés, parce qu'ils n'ont formé qu'un au cours de leur union, elle ressent sa peur et sa souffrance dans sa propre chair, et elle s'évertue à en prendre une partie sur elle pour le soulager de son lourd fardeau. Son intuition lui souffle que l'issue de la bataille est liée à sa propre tentative d'apporter les lumières de Tau Xir et Xati Mu sur l'île de Pzalion. Une idée folle, absurde : ne compare-t-elle pas ce qui, justement, est incomparable ? D'un côté se joue la pérennité des humanités dispersées dans les étoiles, de l'autre l'amélioration des conditions d'existence d'une poignée de proscrits. Cependant, elle ne peut s'empêcher de penser que son prince a besoin de cette lumière-là, même si elle ne représente qu'une goutte d'eau dans un océan, même si elle n'est destinée à briller que pour quelques malades mentaux et réprouvés de la planète Ephren. Allongée sur sa couche d'algues séchées, elle tremble, transpire d'angoisse, libère des larmes qui sillonnent ses joues, escaladent son menton, se répandent sur son cou... Elle pose alors les mains sur son ventre comme pour rassurer le petit être qui se nourrit d'elle.

Cette nuit-là, elle essuya une attaque particulièrement virulente du froid destructeur. Le vide hideux qui emplit son âme lui infligea une douleur indicible, et elle eut l'impression que son corps se dissolvait dans le néant. Elle se tourna et se retourna sur son lit, mais elle ne trouva aucune position qui fût en mesure de la soulager, même provisoirement. Surexcité, l'enfant s'agitait sans cesse, martelait son ventre de coups de poing et de coups de pied.

Elle eut une première contraction, un violent resserrement des muscles de son ventre et de son bassin, des échardes cuisantes qui la clouèrent sur le matelas. L'enfant ne voulait pas surseoir davantage, l'enfant exprimait son désir impérieux d'entrer dans la vie. Une vague de panique la submergea : elle n'avait pas fini de dégager le grand tuyau, et, contrairement à la promesse formelle qu'elle s'était faite, le nouveau-né n'ouvrirait pas les yeux sur les rayons rouges et bleus des étoiles d'Ut-Gen, sa première vision du monde se circonscrirait aux ténèbres omniprésentes qui recouvraient l'île et les environs comme un linceul.

Deuxième contraction, plus forte encore que la première. Elle crut que son ventre tendu s'ouvrait en deux, que des serres intérieures lui déchiraient la chair, lui écartaient le bas-ventre pour l'élargir et faciliter le passage de l'enfant. Elle serra les dents, puis, dès que les serres relâchèrent leur pression, elle repoussa les couvertures, se leva et se campa sur ses jambes flageolantes. Elle ne prit pas le temps de se revêtir de sa robe grise, pliée sur une pierre plate qui servait de siège. Il lui fallait désormais parer au plus pressé, finir de nettoyer le tuyau avant l'accouchement.

Elle sortit de sa grotte en veillant à ne pas déranger les fous qui dormaient à poings fermés, allongés à même le sol, entassés les uns sur les autres. Elle parcourut le long tunnel qui servait de couloir d'accès aux grottes et déboucha sur la place du village. Là, une nouvelle contraction la saisit, et elle dut s'appuyer des deux mains sur la paroi de la montagne pour ne pas défaillir. Dès que l'alerte fut passée, elle se faufila entre les monticules de déchets et les larges filets enchevêtrés les uns dans les autres. Les courants d'air colportaient de lourdes odeurs d'excréments et de putréfaction. Elle emprunta l'étroit sentier qui serpentait entre les rochers et plongeait vers l'océan. Elle allongea la foulée, consciente d'engager une impossible course de vitesse contre le temps. Contre la nuit, contre le froid, contre le néant, contre l'adversaire implacable qui s'acharnait sur son prince...

Ses pieds s'enfoncèrent dans le sable noir de la grève. Seuls les grondements assourdis des vagues léchant les rochers et le pilier de soutènement troublaient le silence inhabituel qui régnait sur l'île. Les mouettes noires semblaient avoir totalement déserté les environs. Elle pénétra dans l'océan Gijen, dont les premières vaguelettes moussues et grésillantes lui couvrirent la peau de frissons. L'enfant se mouvait dans son utérus, se positionnait pour donner des coups de tête et forcer le passage.

L'eau fraîche provoqua une autre contraction, longue, puissante. Ses jambes se dérobèrent sous elle, elle perdit l'équilibre et s'affala dans les vagues. Affolée, elle avala autant d'eau que d'air, suffoqua, toussa, cracha, puis s'efforça de recouvrer son calme et parvint à sortir la tête des vagues. Elle entendit alors une voix chevrotante dans son dos.

« Attends-moi ! »

Elle aperçut la vieille Soji sur la grève.

« Je viens avec toi ! »

Elle retira sa robe d'algues tressées et entra à son tour dans l'océan. Oniki contempla le corps de sa sœur du Thutâ, flétri, décharné, usé, les rides, les replis de peau sur son ventre, les outres vides de ses seins qui battaient ses côtes saillantes.

« C'est très dangereux, là-haut ! murmura Oniki, dans l'eau jusqu'au cou. Et il y a bien longtemps que tu n'as pas grimpé dans le corail...

— Quelque chose me dit que le petit pousse la porte ! répliqua Soji. Je sais également qu'il ne sert à rien de chercher à te convaincre et, vu ton état, je ne vais tout de même pas te laisser aller toute seule là-haut ! »

Soji rejoignit sa jeune sœur, esquissa une grimace en forme de sourire et agrippa les excroissances basses du pilier de soutènement. Oniki la vit s'extirper avec grâce de l'eau noire et, ruisselante, entamer l'escalade.

Les deux thutâles, l'ancienne en tête, gravirent les huit cents mètres du pilier. Les mains et les pieds de Soji n'étaient plus aussi fermes et sûrs que vingt années plus tôt, mais elle compensait son manque de force et d'agilité par un rééquilibrage constant du centre de gravité de son corps. Elle avait l'intelligence ou la sagesse de grimper à son rythme, de choisir des voies détournées qui requéraient moins de puissance. De temps à autre, lorsque l'abondance des prises facilitait son ascension, elle retrouvait les sensations grisantes des nettoyeuses du ciel et fredonnait un chant très ancien du Thutâ. En revanche, dès que se présentaient les difficultés, les saillies fragiles ou trop distantes les unes des autres, elle accusait le poids des ans et les longs gémissements qu'elle poussait trahissaient son impuissance, son désarroi. Oniki, plus leste, plus rapide, plus tonique, se portait alors à sa hauteur, l'encourageait, la poussait, lui ouvrait le chemin.

Les contractions de la jeune femme s'étaient espacées, mais ces longs instants de répit se révélaient encore plus dangereux que la douleur elle-même : elle perdait de sa vigilance, et les spasmes brutaux de ses muscles internes la prenaient désormais par surprise. A plusieurs reprises, elle faillit relâcher les saillies et basculer dans le vide. Elle eut chaque fois le réflexe de transférer le poids de son corps sur sa hanche, collée comme une ventouse contre le corail.

Quatre heures leur furent nécessaires pour parvenir au sommet du pilier. Une fois là-haut, elles s'assirent sur le rebord d'une profonde niche qu'avait découverte Oniki et reprirent leur souffle. La sueur leur collait les cheveux sur les tempes, sur les joues, sur le cou. Des gouttes de sang perlaient des éraflures qui leur striaient les bras, les épaules, le dos, les cuisses, les mollets.

« Alors, il est où, ce tuyau ? souffla Soji, visiblement éreintée.

— A une trentaine de mètres d'ici...

— Comment y accède-t-on ? Nous n'avons pas de plateforme de liaison...

— En se suspendant au bouclier et en avançant à la seule force des bras...

— Et si les prises s'effritent...

— Elles ont résisté pour l'instant. Il suffit de passer l'une après... »

Oniki n'eut pas le temps d'achever sa phrase. Elle se recroquevilla sur elle-même, terrassée par une contraction. Elle eut l'impression que les os de son bassin se dilataient, éclataient, que des esquilles acérées s'enfonçaient dans ses entrailles.

« C'est de la folie ! grommela Soji. Retournons au village avant qu'il ne soit trop tard ! »

La souffrance déformait les traits d'Oniki. Des plaintes s'épanouissaient dans le sillon de son souffle précipité. Ses cheveux noirs entraient par poignées dans sa bouche. Puis, comme cela s'était passé les fois précédentes, la douleur s'estompa peu à peu.

« Je ne t'ai jamais demandé pourquoi tu as été condamnée à l'exil perpétuel sur Pzalion...

— Tu crois vraiment que c'est le moment ? s'étonna Soji. Nous sommes perchées à huit cents mètres de hauteur et tu es sur le point d'accoucher...

— J'ai envie que quelqu'un me parle... »

Soji tendit le bras et caressa tendrement les cheveux de sa jeune sœur.

« Tu es courageuse, petite Oniki. Je ne connais pas le salaud qui s'est enfui après t'avoir mise enceinte, mais quel qu'il soit, il ne te mérite pas !

— Ne dis pas de mal de lui ! protesta vivement Oniki. Il n'est pas courageux, il est au-delà du courage !

— C'est exactement ce que je pensais de l'homme que je croyais aimer... L'amour nous rend aveugles et stupides, petite sœur. Je le prenais pour un être exceptionnel, et lui n'avait en tête que de briser mes vœux de chasteté pour me posséder. Il m'avait promis de m'emmener sur un autre monde... J'étais déjà âgée de plus de quarante ans, censée donc avoir passé l'âge des folies. Et puis, lorsqu'il a obtenu ce qu'il désirait, il m'a dénoncée au cénacle des matrions et s'est sauvé comme un voleur. La suite est facile à deviner : les matrions m'ont soumise à la vérification, m'ont condamnée à l'exil perpétuel sur Pzalion, m'ont exposée sur la place de Koralion... Trois jours et trois nuits dans une cage, c'est long. Ils défilaient devant moi, m'insultaient, me crachaient dessus, me tiraient les cheveux, m'arrachaient des lambeaux de robe... C'était pire que tout lorsque je pissais sur moi... Je crois bien me souvenir que j'ai chié dans un coin de la cage, qu'ils contemplaient ma merde comme si c'était la pire horreur qu'ils aient jamais vue... »

Les yeux de la vieille femme s'emplissaient de larmes. Bien que vingt ans se fussent écoulés depuis ces événements, la blessure ne s'était jamais refermée, l'humiliation et la détresse étaient toujours aussi vives.

« Tu regrettes d'avoir rompu tes vœux de chasteté ? » demanda Oniki.

Un sourire triste s'afficha sur la face décrépite de Soji.

« Je ne regrette qu'une chose : avoir jeté mon dévolu sur cet homme-là. Non seulement il n'avait aucun scrupule, mais en plus, il baisait comme un pied ! A côté de lui, les fous de l'île sont d'incomparables amants !

— Est-ce que tu veux dire que...

— Ces pauvres bougres ont des besoins, comme tous les hommes... Peut-être même plus pressants que les autres hommes. Ils m'ont donné et me donnent encore du plaisir et de la tendresse. Ils n'ont aucun sens de l'esthétique, mais un toucher et une vigueur remarquables... Ça te choque ?

— Ce qui me choque, c'est que tu mettes tous les hommes dans le même sac !

— Je sais, celui qu'on aime est toujours différent des autres... », soupira Soji.

Cette conversation exaspéra tout à coup Oniki. Elle se pencha, empoigna une saillie sous le bouclier et se laissa pendre dans le vide. Elle mit à profit son élan pour lancer son bras libre à la recherche d'une autre prise, puis avança en balançant son corps de l'arrière vers l'avant, les jambes écartées, comme un acrobate de foire.

Soji hésita un moment avant de se décider à se lancer sur les traces de sa jeune sœur. A son tour, elle se suspendit huit cents mètres au-dessus de l'océan. Ses mains moites ripèrent sur les excroissances de corail. Elle jeta un coup d'œil sous son aisselle : d'ici, on ne distinguait plus l'île mais seulement un gouffre noir et sans fond.

Oniki avait déjà franchi les deux tiers du parcours quand une saillie s'effrita comme de la terre sèche entre ses doigts.

« Le Scaythe surveillant Phass sollicite un entretien télépathique d'urgence avec le Scaythe Xaphox, des échelons supérieurs... »

Xaphox attendit quelques minutes avant de répondre à son subordonné, détaché depuis près de neuf mois à la surveillance exclusive de l'esprit d'Oniki Kay, la thutâle condamnée au bannissement sur l'île de Pzalion.

« Et quand le sénéchal Harkot et le muffi Barrofill comptent-ils mettre ce vaste projet à exécution ? demanda le cardinal d'Esgouve, confortablement installé dans un fauteuil de ses appartements du temple kreuzien de Koralion.

— Dans moins d'un mois, Votre Eminence, répondit Xaphox, debout devant le volumineux bureau de bois. Lorsque le sénéchal aura réglé les derniers détails...

— Qui sont ?

— La création d'un corps d'effaceurs sacrés et la normalisation des relations entre l'Eglise du Kreuz et l'Ang'empire. »

Les doigts effilés du cardinal se glissèrent dans le liséré du cache-tête de son colancor et jouèrent distraitement avec des mèches de ses cheveux comprimés. A la demande de Xaphox, le grand inquisiteur, il avait renvoyé tous ses serviteurs, les missionnaires qui lui servaient d'assistants et son secrétaire particulier, le vicaire Grok Auman. Malgré la présence discrète de ses deux protecteurs de pensées bien qu'il eût rendu d'inavouables services aux prélats chargés des affectations, il n'avait pas réussi à obtenir deux protecteurs supplémentaires il ne se sentait pas très à son aise en face de Xaphox. Après la crainte irrationnelle de l'effondrement du bouclier de corail et celle plus vraisemblable mais pas davantage souhaitable d'une décision de la hiérarchie épiscopale le reconduisant dans ses fonctions de gouverneur de la planète Ephren, c'était même la situation qu'il redoutait le plus au monde. Devant le grand inquisiteur, il avait la détestable impression d'être un enfant perpétuellement pris en faute.

« Le Scaythe surveillant Phass sollicite un entretien d'urgence avec le Scaythe Xaphox des échelons supérieurs...

— Patientez encore quelques secondes, germe Phass, répondit mentalement Xaphox.

— J'insiste sur le caractère urgent de cette communication...

— De quoi s'agit-il ?

— Oniki Kay est sur le point de mettre son enfant au monde. Elle est remontée dans le corail... »

« Par normalisation, vous entendez probablement destitution de l'actuel muffi Barrofill le Vingt-quatrième, sieur Xaphox, avança le cardinal avec cette moue affectée qu'il se croyait obligé d'esquisser pour se donner un air intelligent.

— Disons une solution à l'épineux problème que pose sa réticence à collaborer avec le pouvoir temporel de l'Ang'empire... »

Le cardinal d'Esgouve contempla la bulle-lumière qui dérivait sous le plafond au gré des souffles d'air. Il avait songé à faire acte de candidature à l'élection muffiale, mais les nombreux pairs, plus ou moins amis, qu'il avait consultés à l'abri d'une bonne vingtaine de protecteurs, cela va de soi l'avaient découragé de persister dans cette voie. Il avait cru comprendre, dans les méandres de leur langage à triple ou quadruple sens, qu'il n'avait pas l'étoffe d'un pasteur infaillible. En revanche, s'il votait pour eux, il se verrait proposer une charge digne de ses immenses qualités, le gouvernement d'une planète majeure ou un poste permanent au palais épiscopal de Vénicia, par exemple. Bien que Barrofill le Vingt-quatrième, enraciné dans les pieds de son trône, ne semblât guère décidé à passer la main, la guerre de succession était d'ores et déjà déclarée.

« Comment savez-vous que l'enfant est sur le point de naître ? »

Une question stupide pour un Scaythe des échelons supérieurs, relié en permanence aux données basiques de la cuve...

« Par les sensations que je capte dans l'esprit de sa mère.

— Vous ne captez rien dans l'esprit de l'enfant ?

— Les enfants ont-ils un esprit dans le ventre de leur génitrice ?

— Question stupide pour un germe... D'après les implants historiques de la cuve, les humains reçoivent ce qu'ils appellent leur âme bien avant leur conception.

— Simples interprétations religieuses... Les humains conçoivent comme les mammifères, et les embryons mammifères ne reçoivent que des implants d'instinct. Un nouveau-né humain recueilli par les animaux devient lui-même un animal régi par les lois de son espèce d'adoption.

— Erreur, germe Phass : les données fournies par les conglomérats ne laissent planer aucun doute sur la différence fondamentale qui existe entre les hommes et les animaux... »

Le cardinal se leva et se dirigea vers la baie vitrée de son bureau, qui donnait à la fois sur une colline de quartz noir et sur le port de Koralion. Des colonnes de lumière rouge tombaient du bouclier de corail et empourpraient l'océan Gijen, les aquasphères de pêche, les élégantes maisons à colonnades, les ruelles sinueuses... Le vent des hauteurs mugissait dans les tuyaux des grandes orgues. L'atmosphère d'Ephren était celle d'un crépuscule perpétuel et nostalgique.

« Il reste un détail à régler, et non le moindre, murmura-t-il d'une voix songeuse, le sort du muffi Barrofill le Vingt-quatrième...

— Le sénéchal y pourvoit, Votre Eminence. »

La voix du grand inquisiteur qui, sortant d'un échange télépathique, en avait mal contrôlé le volume, vrilla les tympans du cardinal.

« Je ne suis pas sourd ! Ne vous croyez donc pas obligé de crier si fort, monsieur l'inquisiteur.

— Veuillez me pardonner, Votre Eminence... »

« Quelle décision devons-nous prendre ? demanda le germe Phass. Le guerrier du silence qui a fécondé Oniki Kay ne s'est plus manifesté. Pourtant, d'après ce que nous savons des humains, le facteur paternité aurait dû le pousser à reprendre contact avec cette femme.

— Les humains sont difficiles à enfermer dans les probabilités. Ils ne sont pas gouvernés par la pure logique.

— Certes. J'estime à moins de cinq pour cent de chances de revoir cet homme. Il y a aussi une réelle possibilité cinquante pour cent que cet enfant soit un humain-source, un ennemi ultime de l'Hyponéros.

— En ce cas, la solution est simple. Je vais de ce pas expédier dix mercenaires de Pritiv aux coordonnées que vous m'indiquerez. Leur ordre de mission sera de tuer la mère après son accouchement et de prendre l'enfant vivant. Il servira à la fois d'appât et de cobaye. Nous jouerons ainsi sur les deux tableaux. Nouvelle communication dans cinq minutes. »

Le cardinal se retourna et s'efforça de soutenir le regard de Xaphox, dont les yeux globuleux et uniformément jaunes brillaient dans la pénombre de l'ample capuchon.

« Ce projet du sénéchal et du muffi Bar... du futur muffi de l'Eglise du Kreuz ne comporte-t-il pas certains... dangers ?

— Des dangers. Votre Eminence ?

— Eh bien... des textes sacrés attribués au Kreuz soutiennent que la foi n'a de véritable prix que si elle s'accompagne du libre arbitre, répondit le cardinal.

— Il n'est pas question d'attenter au libre arbitre des croyants, Votre Eminence, mais seulement d'éliminer les mauvaises influences qui les empêchent de recevoir la révélation du Verbe Vrai. Là se limitera le rôle des effaceurs sacrés.

— Bien sûr, bien sûr... »

Le cardinal se posta de nouveau devant la fenêtre et contempla les colonnes pourpres qui éclaboussaient la cité de Koralion. Bien qu'il ne fût âgé que de cinquante-sept ans, il se sentait lui-même au crépuscule de sa vie.

Les deux femmes progressaient avec une lenteur exaspérante le long de l'immense tuyau. Les lichens coralliens, accumulés depuis des siècles, sédimentés, formaient un bouchon compact, dur, nettement plus résistant que le végétal fibreux des grandes orgues de Koralion. Parfois, il s'en allait par plaques entières et découvrait tout un pan de la paroi convexe. La difficulté résidait dans le fait qu'elles ne pouvaient utiliser qu'une seule main, l'autre restant fermement rivée aux saillies ou aux excavations du bouclier. Elles ne voyaient pratiquement rien, elles étaient obligées de grimper à tâtons, d'assurer leurs prises avant de désagréger le magma corallien.

Oniki avait déblayé le tuyau sur une hauteur de plus de deux cent cinquante mètres, et comme le bouchon supérieur bloquait le passage des lichens venus de l'espace, il ne s'était pas engorgé. Couvertes de sueur et de fibres végétales, elles manquaient d'air, elles suffoquaient, elles avaient l'impression d'étouffer. Une âpre odeur de décomposition leur agressait les narines. Elles évitaient d'ouvrir la bouche pour ne pas avaler les poussières ou les brindilles sèches qui voletaient autour d'elles.

Oniki s'était rattrapée de justesse quelques minutes plus tôt sous le bouclier. Le vide l'avait happée lorsque l'excroissance s'était effritée, mais elle avait eu le réflexe de jeter son bras libre vers l'avant et sa main avait saisi le bord coupant d'une cavité. Elle avait à peine eu le temps de se rééquilibrer qu'elle avait subi une nouvelle et terrible contraction. Suspendue au-dessus de l'abîme par la seule force de ses doigts, elle avait puisé dans d'insoupçonnables réserves d'énergie et de volonté pour tenir le temps que les muscles de son ventre et de son bassin se décontractent et que la douleur s'apaise.

L'enfant ne bougeait plus à présent, comme s'il avait admis la nécessité de ne pas importuner sa mère. Les contractions revenaient à intervalles réguliers, mais Oniki, attentive, les prévenait et se calait contre la paroi dès que les serres acérées commençaient à s'enfoncer dans sa chair. Bien que Soji se montrât moins rapide que sa jeune sœur, son aide s'avérait précieuse. Elle s'occupait d'un bon tiers de la circonférence du tuyau. De temps à autre, pardessus son épaule, Oniki jetait un coup d'œil sur la forme grise du corps de la vieille thutâle, sur ses jambes et ses bras écartés qui lui conféraient l'allure d'une araignée. Elle l'entendait fredonner la même chanson que lors de l'ascension du pilier, ponctuée de jurons, de soupirs, de plaintes, de gémissements.

Soji chantait pour oublier la fatigue, pour oublier la peur, pour oublier les glissements, les craquements, les chuintements qu'elle percevait tout autour d'elle et dont elle ne connaissait que trop bien l'origine. Autrefois, elle avait vu l'une de ses sœurs dévorée par un grand serpent de corail, et l'image de cette bouche hideuse et distendue se refermant sur les jambes gesticulantes hantait ses souvenirs. Elle chantait également pour se concentrer sur ses gestes, pour retrouver le goût de l'ivresse corallienne, pour exprimer son bonheur d'être redevenue une fille du ciel. Ses muscles, incendiés par l'effort, tremblaient de plus en plus et elle rencontrait des difficultés grandissantes à maintenir ses positions, en particulier lorsqu'elle ne trouvait aucune prise sur laquelle poser les pieds, qu'elle ne pouvait compter que sur l'appui d'une seule main, d'un seul bras. Des lames chauffées à blanc lui incisaient les doigts, les poignets, les épaules.

Le bouchon de lichen semblait s'épaissir au fur et à mesure qu'elles montaient. Il avait maintenant la consistance d'une terre durcie par la sécheresse, et c'était à coups d'ongles qu'elles devaient le désagréger. Elles ne discernaient aucune lueur, aucun rayon, même infime, des étoiles d'Ephren.

Le découragement gagna Soji. Elle n'avait plus envie de lutter contre cette pénible impression de s'enfoncer dans une nuit sans fin.

« Jamais nous n'y arriverons ! »

Epuisée, Oniki s'immobilisa contre la paroi et reprit son souffle. Elle sentit subitement un liquide tiède lui couler entre les cuisses.

« Je perds les eaux ! »

Ce cri eut pour effet de ranimer les ardeurs défaillantes de Soji. Galvanisée, la vieille thutâle se rattela instantanément à la tâche, attaqua le lichen sédimenté à coups d'ongles puissants et rageurs. Le tuyau fut brusquement noyé sous une pluie de poussières et de brindilles en suspension.

Oniki sentit nettement se dilater le col de son utérus. Pas maintenant... pas maintenant... attends encore un peu... Elle ne pouvait plus revenir en arrière, elle n'aurait ni les moyens ni la force d'empêcher son enfant de tomber dans le vide. Avec l'énergie du désespoir, elle repoussa la souffrance qui la crucifiait sur la paroi de corail et se remit à son tour au travail. Elle entendit de nouveau le fredonnement de Soji, chanta en chœur avec sa vieille sœur. A quelques centimètres de sa bouche brillèrent fugitivement deux yeux ronds et verts.

Soji glissa la main dans une faille sinueuse du bouchon de lichen, probablement creusée par un serpent. Elle sentit une résistance souple et visqueuse sur la pulpe de ses doigts, crut pendant quelques secondes qu'elle touchait un grand reptile. Elle refoula sa peur, résista à la tentation de retirer sa main. Ses doigts transpercèrent la matière molle et débouchèrent à l'air libre. Une langue de chaleur intense lui lécha la peau. Des rayons rougeâtres, obliques, jaillirent par la mince ouverture.

« Il ne reste plus que vingt centimètres d'épaisseur ! » hurla-t-elle.

Ce furent ses dernières paroles. Toute à sa joie, elle ne prit pas garde à l'oscillation soudaine de la saillie à laquelle elle s'agrippait. Surprise, fatiguée, elle commit une erreur de débutante. Au lieu de chercher immédiatement une autre prise, elle se cramponna à l'excroissance dont la base se détachait de la paroi.

« Soji ! Non ! » cria Oniki.

Le bras et l'épaule de la vieille thutâle basculèrent soudain vers l'arrière, ses pieds se dérobèrent sous elle. En dernier ressort, elle tenta de se pendre au bouchon de lichen, le temps d'évaluer la situation et de repérer de nouvelles prises. Ses jambes gigotèrent dans le vide. Son poids et ses mouvements désordonnés ébranlèrent la couche supérieure de lichen, parcourue de lézardes.

« Soji ! Colle-toi à la paroi ! »

Le bouchon tout entier s'affaissa dans un craquement sinistre. Un flot de lumière pourpre, vive, inonda le tuyau. Eblouie, Oniki ne vit pas tomber sa vieille sœur, elle perçut seulement son interminable hurlement qu'absorba peu à peu le silence des cimes coralliennes.

Elle n'eut pas le temps de libérer ses larmes. Elle crut qu'elle s'était empalée sur une monstrueuse écharde. L'enfant passait la tête dans le col de l'utérus et poussait pour sortir, pour prendre sa première respiration. Cette fois, elle en était certaine, ses os allaient éclater, sa chair se déchirer. Elle fut traversée par la tentation de renoncer, de se laisser tomber dans le vide, de rejoindre Soji dans l'apaisement de la mort. Puis elle repensa à la souffrance de son prince qui luttait, là-bas, contre l'implacable ennemi des hommes, et elle trouva encore en elle des ressources pour franchir les deux mètres qui la séparaient du toit du bouclier. Dans un état second, bien que gênée par ses seins et par son ventre distendus, elle parvint à se hisser sur la surface plane du corail, baignée de la lumière rouge de Tau Xir. Des milliers d'étoiles criblaient le velours sombre de l'espace.

Hors d'haleine, elle s'allongea, replia les jambes de chaque côté de son ventre et les maintint écartées à l'aide de ses mains. Elle prit conscience de mouvements confus autour d'elle mais, refermée sur sa douleur, elle n'eut pas le courage de soulever ses paupières. Sa respiration s'accéléra, de longues plaintes s'échappèrent de sa gorge. Elle aurait donné n'importe quoi pour que cesse, ne serait-ce que quelques secondes, son effroyable supplice. L'enfant forçait la porte étroite de sa prison de chair, et sa rage de naître dévastait tout sur son passage. Elle n'avait plus la force de pousser pour l'aider à se dégager, elle n'était plus qu'une créature égarée par la souffrance, une plaie faite femme. Bien que rafraîchissant, le vent de hautain ne parvenait pas à l'apaiser.

Dans un dernier effort, l'enfant passa la tête dehors, puis les épaules. Un réflexe spontané entraîna Oniki à se redresser, à saisir le petit être par les aisselles et à l'expulser entièrement hors d'elle. Puis elle le pressa contre sa poitrine et, exténuée, s'effondra sur le dos. Elle perçut les palpitations du cœur de son bébé, les reptations maladroites de ses jambes et de ses bras, empoissés de liquide amniotique et de sang, sur ses seins, sur son ventre. Il n'avait pas poussé de cri comme le voulait l'usage Soji lui avait certifié que le hurlement d'un nouveau-né était le signe d'une excellente santé mais il était bel et bien vivant, pelotonné contre elle, tiède, fragile. Ils étaient tous les deux, la mère et l'enfant, enveloppés d'un grand calme. Peau contre peau, cœur contre cœur, souffle contre souffle. Goûtant la nostalgie de la séparation et la joie de la réunion...

L'enfant... Elle se rendit soudain compte qu'elle ne s'était pas préoccupée de savoir si c'était un garçon ou une fille. Elle ouvrit les yeux, releva la tête, regarda entre les petites cuisses et distingua, sous le cordon ombilical, le minuscule bout de chair flaccide qui reposait sur le coussin des bourses.

Un garçon... Un prince pour son prince.

Elle vit aussi qu'il avait les yeux grands ouverts et qu'il la contemplait d'un air à la fois grave et tendre. La profondeur de ce regard l'étonna : elle avait entendu dire que les nouveau-nés ne distinguaient pas les formes avant plusieurs semaines. Or elle avait l'impression de faire face à un regard d'adulte, à un regard intelligent, pénétrant.

Au second plan, elle aperçut des silhouettes mouvantes, auréolées de lumière rouge. Des hommes vêtus d'uniformes gris frappés de triangles entrecroisés sur la poitrine, aux visages dissimulés sous des masques blancs et rigides. Comment étaient-ils arrivés jusqu'ici ? Seules les thutâles savaient grimper dans les orgues de corail...

« Le Scaythe veut le gosse vivant ! Tuez seulement la femme ! N'utilisez pas les lance-disques ! fit une voix nasillarde, déformée par la fente buccale du masque.

— Il a encore son cordon, ovate ! lança quelqu'un.

— Et alors ? Tranchez d'abord la gorge de la femme, et ensuite le cordon !

— Dommage de supprimer cette beauté !

— Tu n'es pas difficile : elle est couverte de saloperies, et son ventre, on dirait un sac vide ! De toute façon, tu connais la consigne. »

Ils étaient une dizaine à converger vers elle. La croûte de corail vibrait à chacun de leurs pas. Les semelles de leurs bottes crissaient sur les polypes fossilisés. Certains d'entre eux avaient dégainé leur poignard à lame courbe.

« Comment a-t-elle fait pour venir jusque-là ?

— C'est une thutâle bannie. Une spécialiste.

— J'espère que l'ovalibus du Scaythe ne va pas traîner en route. Le bouclier ne me paraît pas très solide !

— Il va moins vite qu'un déremat, mais il sera là dans deux ou trois heures. Il n'y aura qu'à l'attendre tranquillement, sans bouger... »

Oniki tenta de se relever, mais ses jambes tremblantes refusèrent de la porter. Les griffes de la peur se fichèrent dans ses entrailles. Elle serra convulsivement son fils contre elle. Ils n'auraient pas le temps de faire plus ample connaissance. Elle eut un goût de désespoir dans la gorge.

Un mercenaire lui empoigna les cheveux puis, d'un geste brutal, lui tira la tête en arrière et lui dégagea la gorge.

« Bordel ! Qu'est-ce que c'est que ça ? » glapit une voix.

Le mercenaire suspendit son mouvement et jeta un coup d'œil pardessus son épaule. Il crut d'abord que des vagues houleuses agitaient l'océan figé de corail.

« Nom de Dieu ! Des serpents géants ! »

D'innombrables reptiles rampaient dans leur direction, la tête dressée un mètre au-dessus du bouclier, la gueule ouverte sur de longs crochets recourbés. Leurs corps annelés, dont certains atteignaient une longueur de trente mètres, traçaient des éclairs sinueux et furtifs. Leurs yeux ronds et verts étincelaient sur le fond sanguin de la voûte céleste.

Les mercenaires de Pritiv retroussèrent une manche de leur uniforme. Des disques métalliques coulissèrent sur les rails de leur lance-disques, greffés dans la peau de leur avant-bras.

« Ne touchez pas le gosse ! » rugit l'un d'eux.

Les premiers disques sifflèrent dans les airs, décapitèrent simultanément plusieurs serpents, dont les corps secoués de spasmes parcoururent une dizaine de mètres avant de s'immobiliser. Mais il en arrivait d'autres, lancés à pleine vitesse, surexcités par l'odeur du sang.

Les mercenaires furent peu à peu submergés par leurs adversaires affluant de toutes parts. Leurs courts poignards se révélèrent totalement inefficaces dans le combat rapproché contre les reptiles, dont la vitesse d'exécution et la souplesse ne leur laissèrent pas l'ombre d'une chance. Les anneaux écailleux se resserrèrent sur leur torse, sur leur gorge, les crochets se plantèrent dans leur cou, et, l'un après l'autre, ils furent engloutis par les gueules tellement distendues que les mâchoires donnaient l'impression de se disloquer.

Le calme se rétablit progressivement sur le toit du bouclier de corail. Les dix serpents qui avaient avalé les mercenaires restaient totalement immobiles, comme paralysés par les bosses qui déformaient leur abdomen blanchâtre. La digestion leur prendrait plus de quinze jours. Les autres s'étaient enroulés sur eux-mêmes autour d'Oniki.

La jeune femme récupéra un poignard qui gisait sur le corail et, précautionneusement, trancha le cordon desséché, noirci, qui la reliait encore à l'enfant. Quelques instants plus tard, de nouvelles contractions la saisirent, moins violentes qu'avant la naissance, et elle expulsa le placenta, qu'un reptile happa d'un preste coup de gueule. Puis elle présenta le sein à son fils. Une vague de joie l'inonda lorsque les petites lèvres se refermèrent sur le téton et commencèrent à aspirer le colostrum. Ses seins se dilatèrent, s'alourdirent jusqu'à la douleur.

Elle décida d'appeler son fils Tau Phraïm. Tau parce qu'il était né sous l'étoile rouge, Phraïm parce que c'était le nom du serpent de corail en langue ancienne ephrénienne.

Les hommes masqués de blanc avaient dit qu'un ovalibus allait se poser sur le bouclier dans une ou deux heures. Elle présuma que les Scaythes d'Hyponéros surveillaient ses pensées et que la présence de ces hommes avait un lien avec son prince. Tant qu'elle serait protégée par les serpents, elle ne risquerait rien. Il lui fallait éviter de descendre, mais trouver un moyen de prévenir les proscrits de l'île de Pzalion pour qu'ils lui procurent de quoi subvenir à ses besoins. Le petit Tau Phraïm montrait déjà un appétit féroce, et elle devait d'urgence reconstituer ses forces pour continuer de le nourrir.

CHAPITRE XIX

Je suis ton serviteur, ton transporteur,

Jouis de ton séjour en moi.

Je suis le fils de la gardienne de la porte,

Un semeur de vie.

Je vole à des allures vertigineuses

A travers l'immensité,

Une vitesse dix, vingt, trente, cent, mille fois

Supérieure à celle de la lumière.

Je ne vois pas, je n'entends pas, je ne sens pas,

Je ne touche pas, je ne goûte pas,

Mais je chante et resplendis de clarté,

Et mes concentrés de lumière, mes cristaux,

Brillent d'un éclat supérieur

A l'éclat des plus grandes étoiles.

Jouis de ton séjour en moi,

J'ai été conçu pour servir...

Chant du Xaxas,

Bible américaine de Cheyenne-2

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