Escortée de ses quatre protecteurs de pensées et de dame Alakaït de Phlel, sa fidèle dame de compagnie, dame Sibrit s'engagea résolument dans le large couloir habillé d'un turcomarbre bleu veiné d'optalium gris.
Disposés à intervalles réguliers, les gardes de faction en uniforme de grand apparat colancor et manteau pourpres, bicorne noir surmonté d'un panache blanc, hautes bottes dorées, large sabre au pommeau incrusté de gemmes claquaient des talons et se fendaient de profondes révérences sur son passage.
« C'est de la folie, ma dame ! De la folie ! Retournons dans vos appartements, je vous en conjure... », ne cessait de geindre dame Alakaït.
Dame Sibrit avait passé une large cape de tissu-vie directement sur son colancor de nuit. Elle en avait remonté le col évasé et l'avait maintenu fermé avec une broche d'optalium rose. Elle n'avait même pas pris la plus élémentaire coquetterie de ceindre sa tête d'une couronne-eau lumineuse, de se poudrer le visage et de tirer deux réglementaires mèches de cheveux hors de son cache-tête. Dame Alakaït, quant à elle, s'était changée et maquillée à la hâte, mais pas davantage que d'habitude elle n'était parvenue à donner un semblant de grâce à sa personne.
Des nuées de bulles-lumière flottaient sous le plafond orné de moulures et de gigantesques fresques qui représentaient des scènes des guerres artibaniques. Çà et là, derrière les colonnes de style Ang (base large, tore ventru, fût droit et chapiteau annelé), s'agitaient les silhouettes furtives de serviteurs en livrée blanche et de grands courtisans. Ces derniers hantaient le palais impérial jusqu'à la première aube, comme si, non contents de vivre aux crochets de l'Ang'empire via les prébendes, ils poussaient la perversité jusqu'à se nourrir du sommeil et des rêves de Menati Imperator.
Dame Sibrit ne leur accorda pas un regard, ni de complicité ni de mépris. Elle avait pris un certain plaisir à jouer de leurs intrigues, à les dresser les uns contre les autres, mais ils ne la divertissaient plus désormais, ils ne réussissaient même plus à s'en faire détester. Ils n'étaient que des ectoplasmes, des images holographiques intégrées dans le décor, des spectres perdus dans le labyrinthe du palais et dans les méandres de leur langage et de leurs gestes à triple, quadruple ou quintuple sens. Ils pensaient faire partie de l'élite de l'empire, ils s'imaginaient vivre des moments historiques, ils se tenaient le plus près possible de la source impériale pour s'abreuver de la grandeur de Syracusa, ils croyaient être les parangons des modes, des mœurs et des convenances, et ils vivaient à l'extérieur d'eux-mêmes comme des témoins suffisants de leur propre vide. Les couloirs qu'ils arpentaient étaient principalement ceux de leur vanité. Ils étaient tellement affairés à paraître qu'ils oubliaient d'être, et ils passaient à côté de l'histoire, ils ne devinaient rien de ce qui se tramait dans les sous-sols du palais impérial et de l'ancien palais seigneurial Ferkti-Ang.
Un rêve hideux avait jeté dame Sibrit hors du sommeil et l'avait décidée à rendre une visite impromptue et nocturne à son auguste époux. Ce rêve, elle le savait, n'était que l'expression de la réalité. D'une terrible réalité.
Depuis plus de douze ans, un personnage des contes de Ma-Jahi avait surgi de sa lointaine enfance et l'avait régulièrement visitée pendant son sommeil : Wal-Hua, le petit oursigre à la fourrure d'optalium rose, aux yeux d'émeraude et aux griffes de diamant, était devenu le guide omniprésent de son inconscient. Il s'y promenait en toute liberté et ouvrait les portes des pièces cachées qu'il lui plaisait de visiter. Et ces portes donnaient le plus souvent sur une femme, un homme et une fillette qui vivaient sur une petite planète bleue des confins, près d'un immense massif montagneux. Ils résidaient dans un village érigé autour d'un buisson aux fleurs brillantes. En dehors de leur maison, les autres constructions de pierre et de bois étaient abandonnées. Wal-Hua s'intéressait visiblement à leur histoire. Dame Sibrit ignorait qui étaient ces trois personnages aux allures de héros mythiques du grand livre-lumière du Chevalier des Etoiles, mais quelque chose lui disait qu'ils étaient bien réels, qu'ils évoluaient dans le même espace-temps qu'elle. Ils paraissaient attendre le retour de quelqu'un, d'un fils disparu peut-être. La petite fille avait un regard étrange, un regard qui englobait l'univers. Elle s'agenouillait devant le buisson aux fleurs lumineuses et recensait les millions d'étoiles qui, jour après jour, s'abîmaient dans le vide infini et glacial. L'homme et la femme grimpaient sur la montagne, s'asseyaient sur les rochers et se plongeaient dans de longues périodes de silence pendant lesquelles ils restaient totalement immobiles... Que faisaient-ils ? Que cherchaient-ils ? Wal-Hua, curieux, avait tenté de s'introduire dans leur esprit pour le savoir, mais un son brûlant, une insupportable vibration, l'avait obligé à battre en retraite.
Depuis quelques mois, le petit oursigre ne se manifestait que de manière épisodique et les rêves de l'impératrice avaient repris leur cours antérieur. Privés de guide, ils partaient de nouveau dans tous les sens. Elle avait ainsi vu le jeune Syracusain Marti de Kervaleur elle avait pourtant essayé de mettre en garde les Kervaleur, l'un des rares couples de courtisans qu'elle appréciait, contre les coupables agissements de leur fils ramper dans des conduits noirs et sales, saboter le système d'oxygénation d'une ville de l'espace, elle avait vu un petit garçon de huit ou neuf ans apaiser miraculeusement une horde d'animaux féroces, elle avait vu une émeute dans les rues d'une cité de toile, une réunion secrète entre un jeune cardinal kreuzien et des vicaires dans un sombre caveau... Autant d'événements qu'elle ne parvenait pas, pour l'instant, à relier les uns aux autres mais dont elle restait persuadée qu'ils avaient un rapport entre eux.
Et puis, cette nuit, Wal-Hua était revenu et elle avait vu l'horreur.
Dame Sibrit et dame Alakaït approchaient des appartements de l'empereur. Les gardes, les agents civils de la sécurité et les Scaythes assistants ou protecteurs se faisaient de plus en plus nombreux.
« Par pitié, ma dame... gémissait la dame de compagnie. Retournons dans vos appartements... Vous allez me faire mourir... »
Chère Alakaït, dont la frayeur permanente n'avait d'égale que la loyauté...
Elles croisèrent un groupe de douairières en grande conversation devant une fontaine parfumée. Ces punaises décaties complotaient à toute heure du jour et de la nuit. C'était leur unique raison de vivre : nul mari, nul amant, nul enfant ne les attendait et, plutôt que de se retirer dans la solitude glacée de leur chambre, elles préféraient se réchauffer en mots inutiles et en projets insensés. Dame Sibrit se demandait parfois où elles trouvaient le temps de dormir. Elles ne se couchaient pas peut-être parce qu'elles craignaient de ne pas se réveiller, empoisonnées par leur propre fiel.
Contrôle A.P.D. oblige, elles s'efforcèrent de diluer le venin des regards qu'elles décochèrent à l'impératrice dans des sourires figés et des révérences onctueuses. Elles ne lui pardonnaient pas son refus du prélèvement de ses ovules, elles ne lui pardonnaient pas d'être belle, hautaine, intelligente, rebelle... Elles ne lui pardonnaient rien parce qu'elles étaient incapables de pardonner, incapables de ressentir autre chose que de la rancœur et du mépris. A force de manœuvres, elles avaient obtenu l'exil de Xaphit, la fille de dame Sibrit et du seigneur Ranti. Elles faisaient à présent le siège méthodique du muffi Barrofill le Vingt-quatrième pour qu'il consente à annuler le mariage de Menati Imperator et de la provinciale, considéré par toute la cour comme une erreur tragique. Dame Sibrit, qui ne détestait pas les provoquer, passa devant elles sans même feindre d'avoir remarqué leur présence. Petite démonstration de dédain qui, conjuguée à l'audace de sa tenue et de sa démarche, suffirait à les occuper pendant un bon mois.
A l'extrémité du couloir se dressait la porte monumentale des appartements de l'empereur, surmontée d'un linteau de marbre blanc sur lequel était gravée, en lettres diamantines, la devise de la famille Ang : Pour le Beau et pour le Bien. Ici, le carrelage de turcomarbre était tellement poli qu'il réfléchissait, comme un miroir géant, les moindres reliefs et sculptures de la porte de bois de raïental. A proximité des quartiers privés de Menati Imperator régnait une agitation intense, désordonnée, bruissante. Serviteurs, cardinaux, Scaythes de la sainte Inquisition, courtisans, officiers supérieurs de l'interlice, historiographes officiels, artistes de renom se bousculaient devant l'identificateur cellulaire serti dans le linteau de marbre.
L'intrusion inopinée de dame Sibrit et de sa dame de compagnie glaça tout ce beau monde. Un silence épais tomba soudain sur le couloir et des dizaines de regards incrédules, choqués sauf, bien entendu, les regards neutres des maîtres de l'auto-psykè-défense se posèrent sur les deux femmes et leurs protecteurs de pensées. Les familiers du palais impérial n'étaient guère habitués à ce genre d'insolence : ce n'était pas à l'impératrice de rendre d'officieuses et impromptues visites au seigneur absolu de l'univers, mais à celui-ci de la convoquer par voie officielle lorsque tel était son souverain plaisir. Ainsi le voulait l'étiquette. Dame Sibrit était certes réputée pour son caractère imprévisible (chez elle, la paritole se confondait avec la provinciale...) et ses frasques, mais elle n'avait encore jamais eu l'audace de se présenter nuitamment chez son auguste époux sans avoir au préalable sollicité l'autorisation des maîtres du protocole.
Toutefois, les réprobateurs se gardèrent bien de dévoiler le fond de leur pensée. Ils s'inclinèrent respectueusement comme le conseillait la condition noble et grassement rémunérée de grand courtisan. Il ne s'agissait pas de déplaire, d'une manière ou d'une autre, à la provinciale et d'aller grossir le lot des familles frappées de disgrâce impériale. On n'aimait pas dame Sibrit mais ce n'était pas une raison pour scier la branche sur laquelle on était confortablement assis. S'il prenait l'absurde fantaisie à la première dame de l'Ang'empire de vous haïr, cela pouvait signifier le commencement d'un interminable exil (un grand courtisan se considérait en exil dès qu'il se sentait indésirable dans l'enceinte du palais, dans le saint des saints, dans le paradis impérial...).
C'est donc sans encombre que dame Sibrit et son escorte franchirent le seuil de la porte principale des quartiers privés de Menati Imperator. Aucun garde ne s'avisa de la prier de passer sous l'identificateur cellulaire, ce qui eût constitué une forme déguisée de suicide. Elle pénétra dans le premier vestibule, où se pressait une foule de serviteurs, de courtisans ou de Scaythes, qui, comme ceux qui étaient restés dans le couloir, se figèrent lorsqu'ils l'aperçurent. Elle picora quelques visages des yeux, reconnut des représentants des grandes maisons véniciennes parmi eux, Burphi de Kervaleur et Jokiri Passit-Païr, deux hommes dont les familles avaient été éclaboussées par l'énorme scandale du Mashama. Elle entrevit également des femmes outrageusement fardées, des amies ou des rivales déclarées dont le seul but était de se faufiler, au moins une fois dans leur vie, dans le lit de Menati Imperator. Celles-là ne purent s'empêcher de faire grise mine malgré le déploiement instantané de leur contrôle A.P.D. Ce n'était pas cette nuit qu'elles auraient l'honneur d'être couvertes par le maître absolu de l'univers. Elles devraient se contenter de ranimer les ardeurs défaillantes ou fuyantes de leurs époux légitimes, ou encore d'assouvir le désir frénétique de quelque jeune prédateur guettant une proie esseulée et facile.
Le vestibule s'était tout à coup peuplé de statues. Des murmures s'insinuèrent dans le silence glacial.
« Rebroussons chemin, ma dame ! » chuchota Alakaït de Phlel, alarmée par les regards assassins qui prenaient sa maîtresse pour cible.
La dame de compagnie savait pertinemment que ses exhortations resteraient lettre morte. Cette escapade nocturne n'était qu'une épreuve à ajouter à la longue liste des frayeurs que lui avaient occasionnées les lubies de l'impératrice.
Les deux femmes et leurs protecteurs contournèrent la fontaine centrale du vestibule dont les jets alternés composaient une symphonie mélodieuse et nostalgique. Une dizaine de portes, moins grandes que la porte principale mais tout aussi surchargées de motifs sculptés, se découpaient sur les murs habillés de tentures-eau aux motifs changeants. Les rayons des bulles-lumière, soufflées par d'imperceptibles courants d'air, se superposaient et formaient des figures géométriques entrelacées et fugaces. Les statues reprenaient vie, s'inclinaient et se reculaient d'un pas lorsque dame Sibrit sollicitait le passage. Elle se dirigea vers une porte située sur la droite de la fontaine, celle qui donnait sur le conversoir de la chambre de l'empereur et que protégeait une imposante escouade de la garde pourpre.
D'un geste précis, elle glissa la main dans une niche ogivale et pressa le bouton d'ouverture. Dans l'incertitude, les gardes recouvrèrent leurs réflexes militaires et se raidirent en un impeccable garde-à-vous. Toujours suivie de dame Alakaït de Phlel et de ses protecteurs, l'impératrice s'engouffra dans le conversoir, une pièce exiguë, baignée de lumière bleue et meublée de confortables fauteuils à suspension d'air. Des écrans-bulles de l'H.O., l'Holovision officielle, posés sur des étagères autosuspendues, diffusaient en boucle un reportage sur les hauts faits de Menati Imperator. Comme toujours, dame Sibrit fut amusée de se reconnaître dans l'un des minuscules personnages qui s'animaient à l'intérieur des bulles.
Un maître du protocole, un homme au visage et aux vêtements sévères, jaillit comme un diable komodien d'un recoin sombre du conversoir et se précipita vers elle. Tant était grande sa surprise que sa révérence se transforma en une courbette fort peu protocolaire, indigne de sa fonction.
« Ma dame ! Pourquoi ne m'avez-vous pas prévenu de votre visite ? L'empereur m'a expressément recommandé de ne laisser entrer personne !
Monsieur, il ne parlait probablement pas de son épouse ! » répliqua-t-elle d'une voix cassante.
Le maître du protocole se redressa. Ses yeux fuyants et la moue qui étirait ses lèvres fardées de nacrelle noire trahissaient son embarras. La stupeur avait fait voler en éclats les principes de base de son contrôle mental. Il lui était relativement facile de filtrer les courtisans, hommes et femmes, qui sollicitaient une entrevue particulière avec Menati Imperator, mais l'apparition soudaine de l'impératrice lui procurait la désagréable sensation d'être coincé entre un marteau et une enclume. Désobéir à l'empereur, c'était perdre sa confiance et être banni dans une aile mineure du palais, voire dans un autre palais, résister à l'impératrice, c'était s'attirer ses foudres et être précipité dans les affres de la déchéance. Dans un cas comme dans l'autre, il risquait fort de perdre ses privilèges, acquis au prix de manœuvres aussi savantes que sournoises.
« Partons, ma dame, souffla Alakaït de Phlel. Nous mettons cet homme dans l'embarras... »
Chère Alakaït, toujours prête à compatir aux malheurs d'autrui...
« Vous m'attendrez ici en compagnie de mes protecteurs, dit dame Sibrit. Menati Imperator est mon époux légitime, et je n'ai aucun ordre à recevoir de sa valetaille ! Veuillez saisir le code d'ouverture du sas, monsieur !
Ma dame ! Je vous en conjure...
Exécutez-vous, monsieur, ou, dès la première aube, je m'occupe personnellement de votre avancement ! »
Une pâleur mortelle se déposa sur le visage du maître du protocole. A pas lents, lourds, le dos voûté comme s'il portait toute la misère de l'univers sur les épaules, il se rendit à proximité du sas blindé, une ouverture arrondie et recouverte d'une feuille d'optalium doré, et extirpa un boîtier de commande de la poche de sa cape. Ses doigts effleurèrent une succession de touches à reconnaissance cellulaire. Un double claquement brisa le silence feutré du conversoir, le sas s'entrebâilla et, sans tenir compte de la détresse du maître du protocole ni du regard suppliant de dame Alakaït de Phlel, dame Sibrit pénétra dans la chambre de l'empereur.
Menati Imperator ne vit ni n'entendit entrer l'impératrice.
Il ne fallut que quelques secondes à dame Sibrit pour identifier la jeune femme nue qui, vautrée sur lui, accaparait tous ses sens. C'était la cadette des Motohor, Veronit, une redoutable intrigante, une vipère aux crochets venimeux. Elle était mariée à Jokiri Passit-Païr, que l'impératrice avait aperçu dans le vestibule et dont la jeune sœur, Annyt, avait été prise dans la rafle de l'arc de Bella Syracusa. Jokiri Passit-Païr avait probablement poussé sa femme dans les bras de l'empereur pour négocier la grâce de sa jeune sœur. Et il avait apparemment obtenu satisfaction, puisque Annyt avait été libérée et que les cérémonies de son mariage avec le jeune Emmar Saint-Gai allaient se tenir dans trois ou quatre mois. Jokiri Passit-Païr n'avait sans doute pas prévu que dame Veronit pousserait la conscience professionnelle jusqu'à payer de sa personne pour rendre grâce à la mansuétude de l'empereur.
Dame Sibrit observa distraitement les corps enlacés de Menati et de Veronit. Leur blancheur immaculée tranchait sur le violet soutenu des draps de soie. Leurs soupirs ponctuaient les frottements de leurs peaux moites et le bruissement des multiples fontaines excavées dans les murs de marbre blanc. Les colonnes torsadées du baldaquin oscillaient légèrement aux mouvements amples et synchronisés des amants.
Dame Sibrit n'éprouvait aucune jalousie devant ce spectacle. Il y avait bien longtemps qu'elle ne ressentait plus que de l'indifférence vis-à-vis de son auguste époux. Leur amour s'était consumé comme un feu de brindilles sèches, s'était très rapidement transformé en un monceau de cendres froides dispersées par les mornes vents de l'ennui.
Les fesses de dame Veronit, parcourues de vagues adipeuses, étaient plus volumineuses que ne le laissaient supposer ses tenues, étudiées pour mettre en valeur sa sveltesse. En revanche, pour une femme dont les admirateurs vantaient la « poitrine d'airain », ses seins se révélaient étrangement menus et flasques. Et lorsqu'on avait le privilège d'entrevoir sa toison pubienne, on se rendait compte que la cascade flamboyante de sa chevelure rousse n'était peut-être pas aussi naturelle qu'elle le prétendait.
Quant à Menati Imperator, il s'empâtait à vue d'œil. Le corps délié, musclé, que dame Sibrit avait autrefois tenu dans ses bras s'ornait à présent de bourrelets peu seyants. Les contorsions savantes et les ondulations du bassin de dame Veronit le tout puisé dans l'ouvrage de référence en la matière : Des sept règles majeures de la pratique amoureuse, de l'illustre Gérehard de Vangouw n'arrachaient pas la moindre grimace d'extase à l'empereur.
Dame Sibrit estima que la comédie avait assez duré.
« Mon seigneur... »
Dame Veronit tressaillit, se retourna. Lorsqu'elle aperçut l'impératrice, elle poussa un cri et ses yeux noisette s'agrandirent d'effroi. Son contrôle mental, il est vrai mis à mal par les assauts de Menati, s'effilocha comme un nuage déchiré par le vent. Elle roula sur elle-même, s'immobilisa sur le côté opposé du grand lit et rabattit un pan de drap sur son corps. Tremblante, glacée, elle demeura immobile, espérant sans doute se réveiller dans sa chambre et constater que tout cela n'était qu'un mauvais rêve.
Menati ne chercha pas à couvrir sa propre nudité (nudité animale, sacrilège, qui, en théorie, pouvait conduire tout droit devant un tribunal sacré et à l'intérieur d'une croix-de-feu). Son sceptre impérial, sceptre dont la taille et la vigueur étaient l'objet secret de bon nombre de conversations féminines, perdit rapidement de sa superbe. Il tourna simplement la tête vers son épouse et la fixa d'un air las.
« On ne peut dire que votre visite tombe au meilleur moment, ma dame, dit-il d'un ton morne. Voyez, vous avez terrorisé cette jeune personne...
Cette jeune personne, comme vous dites, est une catin ! répliqua froidement dame Sibrit. Elle a un cul de chigalin, des petits seins, et de plus, elle se teint les cheveux... »
Menati Imperator se redressa sur un coude et fronça les sourcils.
« Je ne vous connaissais pas ce langage ordurier, ma dame ! Est-ce votre naturel provincial qui revient au grand galop ?
Je ne vous connaissais pas ce goût déplorable dans le choix de vos putains, mon seigneur. Vous avez conservé vos habitudes de soudard !
Il suffit, ma dame ! Vous n'étiez pas invitée à vous introduire chez moi, et si vous ne voulez pas que je vous fasse chasser séance tenante, veuillez rester dans les limites de la décence ! »
Dame Sibrit contourna le pied du lit, saisit un coin du drap et, d'un geste brusque, découvrit le corps de dame Veronit.
« Le sieur Jokiri Passit-Païr vous attend dans le grand vestibule, dame Veronit. A l'avenir, épargnez votre peine : sa jeune sœur Annyt a déjà reçu le pardon de l'Eglise. Nous, première dame de l'univers, avons à nous entretenir en privé avec notre impérial époux... »
Dame Veronit se leva et se rua vers le couloir d'accès à la salle des ondes lavantes et délassantes où l'attendaient ses vêtements.
« Non, non, ma dame ! dit dame Sibrit d'une voix forte. Sortez telle que vous êtes. Il est temps que vos chantres puissent juger de la réalité de vos charmes. »
Epouvantée, dame Veronit lança un regard implorant à Menati Imperator, mais il n'intervint pas. D'une part parce qu'il ne se sentait ni l'envie ni la force de contrarier son épouse, d'autre part parce que l'idée de lâcher une courtisane entièrement nue dans les couloirs du palais le séduisait. Le scandale qui en résulterait le dédommagerait des piètres performances amoureuses de dame Veronit. Elle ne s'était pas montrée à la hauteur des espérances qu'avaient suscitées ses mines enjôleuses et ses promesses verbales. La seule créature qui ait jamais réussi à réjouir les secondes nuits de Menati Imperator, c'était sa propre femme, dame Sibrit.
La tête basse, les larmes aux yeux, dame Veronit sortit par le sas d'un couloir qui donnait directement dans le vestibule et dont Menati déclencha l'ouverture automatique par l'intermédiaire du boîtier de commande posé sur sa table de nuit.
« N'est-ce pas vrai qu'elle a un cul de chigalin ? fit dame Sibrit avec un petit sourire.
L'image est un tantinet osée, mais je dois admettre que vous avez raison, ma dame... La pauvre risque de se laisser mourir dans ce couloir plutôt que d'affronter les regards de la cour.
Rassurez-vous, mon seigneur : même chez les Motohor, la faim et la soif sont plus fortes que la honte... »
Dame Sibrit s'assit sur le rebord du lit et laissa errer son regard sur les murs de marbre blanc, sur les tapis d'Orange, sur les fontaines d'optalium, sur la baie ogivale et vitrée qui donnait dans le jardin privé. Elle songea avec nostalgie que cette pièce avait autrefois abrité leurs étreintes, leurs baisers, leurs tendres serments.
« Je suppose que vous n'avez pas bafoué la moitié des règles de l'étiquette impériale pour m'entretenir du fessier de dame de Motohor, reprit l'empereur.
Je suis venue vous parler d'un rêve, mon seigneur.
Un rêve ? Vous avez traversé tout le palais, défié les maîtres du protocole et cruellement privé l'empereur de son plaisir pour me raconter un rêve ? Vous moquez-vous de moi, ma dame ? »
Dame Sibrit se leva et s'approcha de la baie vitrée.
« J'avais fini par oublier la magnificence de ce jardin », murmura-t-elle rêveusement.
La lumière tamisée des innombrables projecteurs de sol jouait dans les pétales évasés et translucides des fliottes de nuit, se réfléchissait à l'infini sur les gemmes des allées, ruisselait dans les cascades babillantes de la grande fontaine de pierre noire. Elle se remémora les longues secondes nuits passées dans les senteurs capiteuses et les bruits ensorcelants du jardin privé de l'empereur. Ils avaient fait l'amour sur l'herbe fuchsia, comme des animaux, comme des primitifs. Les effleurements du vent coriolis, conjugués aux caresses enfiévrées de Menati et au délicieux frisson de l'interdit, lui avaient procuré des sensations d'une intensité rare.
Elle avait attiré des hommes dans ses quartiers pour tenter de renouer avec ces merveilleux instants de plaisir et d'abandon, mais elle n'avait retiré d'eux que déception et dégoût. Ils se montraient mollassons dans tous les sens du terme, comme s'ils avaient dû renoncer à leur virilité, à leur vitalité, pour endosser l'habit de courtisan. Elle avait besoin de violence, elle aimait goûter la saveur âpre de la sueur et du sang, elle voulait être prise avec fureur, avec douleur, et eux s'égaraient en attouchements délicats, en frôlements recherchés, en interminables jeux de langue et de mains, en préliminaires inutiles et fastidieux. La prose affectée de Gérehard de Vangouw, le grand érudit, avait fait un tort considérable à la profession d'amant.
« Eh bien, ma dame ! J'attends vos explications ! » fit Menati Imperator d'un ton impatient.
Dame Sibrit se retourna avec vivacité. Des lueurs farouches dansaient dans ses splendides yeux turquoise.
« Je dois au préalable vous faire l'aveu de l'un de mes secrets...
— Si vous songez à vos innombrables amants, ma dame, je crains que votre confession ne soit parfaitement inutile. Il y a bien longtemps que je suis informé des jeux intimes et secrets que vous organisez dans vos appartements. Je les ai tolérés parce que j'ai une tendance coupable à vous témoigner de l'indulgence... Souvenirs nostalgiques, peut-être, de nos ébats sur l'herbe de ce jardin... En revanche, je n'ai pu avoir confirmation des folles rumeurs qui courent sur votre compte : on prétend que vous faites égorger les hommes qui ne vous donnent pas satisfaction et que vous vous baignez dans leur sang. Mes informateurs ne sont pas parvenus à démêler le faux du vrai dans ces bruits, mais ils ont eu la confirmation que des hommes de cour, des fils de famille, des officiers supérieurs et même de simples serviteurs ou gardes ont disparu dans des circonstances mystérieuses, sans laisser de traces...
L'univers est vaste, mon seigneur, soupira dame Sibrit en haussant les épaules. Et les hommes sont parfois saisis d'envies subites de l'explorer... »
Menati Imperator se leva à son tour et, toujours nu, vint rejoindre son épouse devant la baie. Ses yeux noirs et luisants s'immergèrent dans les lacs d'eau claire de son interlocutrice.
« Prenez garde, ma dame ! lança-t-il d'une voix sourde. Le titre d'impératrice ne donne pas tous les droits.
Certes, mon seigneur, mais le titre d'empereur, lui, donne tous les devoirs.
Précisez votre pensée !
Mon secret concerne mes rêves, et non mes amants. Que vous me fassiez surveiller, soit, mais vous devriez changer d'informateurs : ils manquent terriblement de discrétion. Et sur l'oreiller, ils ne résistent pas au plaisir de se raconter... Mes songes, disais-je, sont prémonitoires.
Diantre ! Vous commencez vraiment à m'effrayer, ma dame !
Si je vous l'ai caché jusqu'alors, c'est que je craignais le jugement de l'Eglise du Kreuz. Les inquisiteurs considèrent les prémonitions comme des reliquats de sorcellerie. Je voulais éviter le scandale que n'aurait pas manqué de provoquer le procès en sorcellerie de la première dame de l'Ang'empire. Mais en cette seconde nuit, je ne puis plus me taire... » Elle jeta un bref regard autour d'elle. « Vos appartements sont-ils sûrs, mon seigneur ? »
De la main, Menati Imperator lui fit signe de l'attendre et s'éclipsa dans la salle des ondes lavantes. Il en revint une minute plus tard enveloppé dans une ample cape de nuit blanche.
« Allons dans le jardin, puisque vous semblez tant l'apprécier...
Vous sortez sans colancor, mon seigneur ?
Ce n'est pas la première fois, que je sache ! Vous ne me posiez pas ce genre de question lorsque vous m'entraîniez impatiemment sur l'herbe fuchsia... »
Le jardin attenant à la chambre de Menati Imperator était clos de murs et en principe inaccessible aux regards indiscrets. Toutefois, les grands courtisans et les cardinaux de l'Eglise faisaient preuve d'une telle curiosité qu'il s'en trouvait probablement d'aucuns qui, au prix de quelque ingénieux stratagème, épiaient en ce moment même les faits et gestes de leur souverain.
Dame Sibrit et Menati Imperator se dirigèrent vers la fontaine de pierre noire et s'assirent sur la margelle du bassin. Le bruissement incessant de l'eau présentait l'avantage de rendre impossible toute tentative d'interception de leur conversation.
« Des rêves prémonitoires, disiez-vous...
J'avais prévu la fin du seigneur Ranti et j'avais tenté de l'en prévenir. J'avais prévu que vous seriez le meurtrier de votre propre frère et des deux fils que je lui avais donnés. J'avais prévu la mort de Tist d'Argolon et des grands courtisans de la fronde... J'ai récemment vu l'assassinat de Barrofill le Vingt-quatrième... Ce ne sont, bien sûr, que quelques exemples...
Le muffi se porte comme un charme ! »
Une moue méprisante déforma la bouche de dame Sibrit.
« Vous êtes un comédien médiocre, mon seigneur. Le sénéchal Harkot vous a conseillé de vous débarrasser de Barrofill. Mon rêve m'a même désigné son successeur : un jeune prélat manipulé par le haut vicariat... Me trompé-je ? »
Menati Imperator en appela à toutes les ressources de son contrôle mental pour ne pas dévoiler le trouble dans lequel l'avaient plongé les révélations de son épouse.
« Vos visions ne peuvent-elles pas vous abuser, ma dame ?
Elles se sont toujours révélées exactes... Toujours. »
Trois des cinq satellites de la seconde nuit s'étaient déjà abîmés à l'horizon, signe que l'aube ne tarderait plus à lancer son offensive. Une lueur indécise ourlait les reliefs lointains et sombres de Vénicia, parsemés à intervalles réguliers des bulles de vigie des miradors à pensées.
« Le rêve de cette nuit concerne le sénéchal Harkot, reprit dame Sibrit.
Un être remarquable ! coupa aussitôt Menati Imperator. Dévoué, clairvoyant, discret... Je n'ai qu'à me louer de son travail.
Un être abject, terrifiant ! corrigea dame Sibrit. Et dont le dessein n'est pas de vous servir, pas davantage qu'il n'est de servir les humanités... »
L'empereur se redressa avec vivacité et fit quelques pas sur l'allée centrale du jardin. Ses pieds crissèrent sur les gemmes scintillantes et les pans de sa cape s'enroulèrent autour de ses jambes nues.
« Mesurez vos propos, ma dame ! Vous ne vous adressez pas à vos palefreniers de Ma-Jahi ! Vous encourez un terrible danger à vous mêler des affaires de l'Etat. Vous n'êtes pas la mieux placée pour juger des intérêts de l'Ang'empire...
Un bon souverain, mon seigneur, est celui qui recueille les avis, quels qu'ils soient, et qui arrête ses décisions en toute connaissance de cause. »
Il s'immobilisa et libéra un rire sardonique. La brise nocturne soulevait quelques boucles de ses cheveux noirs et courts. Dans l'intimité, il avait pour habitude de détacher les longues mèches torsadées et artificielles qui ornementaient le cache-tête du colancor. Au naturel, sans fond de teint, sans fard, sans nacrelle, son visage était déjà celui d'un vieillard.
« Que sais-tu des souverains, toi, la petite provinciale ? Toi qui aurais dû passer toute ta vie dans le purin des chigalins de ton père ?
Les chigalins ont un avantage sur les hommes, répondit dame Sibrit sans relever le tutoiement insultant qu'il avait expulsé de sa bouche comme un crachat. Ils révèlent impitoyablement la valeur du cavalier qui les monte. Vous, vous n'avez plus aucune idée de votre valeur : les soi-disant conseillers dont vous vous entourez ne sont que des flagorneurs, des individus passés maîtres dans l'art de vous brosser dans le sens du poil et dont le seul but est l'augmentation régulière de leur prébende. Ils sont prêts à tout pour conserver leurs privilèges, à pousser, au besoin, leur femme dans votre lit. Ils ne prononcent que les mots qu'il vous plaît d'écouter, et ils médisent de vous dans l'ombre des couloirs... Moi, je viens vous instruire d'une vérité qui n'est pas bonne à entendre. Acceptez-la, et vous pourrez modifier le cours des choses, vous serez celui qui aura sauvé l'humanité de son plus grand naufrage, votre nom sera béni et honoré pendant des siècles...
Instruisez-moi d'abord de vos intérêts en cette affaire, ma dame ! Car je suppose que vous ne me proposez pas d'être le sauveur de l'humanité sans escompter retirer quelque bénéfice personnel de votre démarche.
Vous vous méprenez sur mon compte comme vous vous méprenez sur le compte du sénéchal.
Eh bien, crache ta prétendue vérité et finissons-en ! Je me sens las et je souhaite me reposer un peu avant la première aube.
Cela fait seize ans que vous dormez, mon seigneur ! que nous dormons tous ! Seize ans que vous avez remis les clés de votre empire au sénéchal Harkot... Pendant que vous vous prélassez avec vos putains, le sénéchal œuvre dans le secret de son laboratoire. Il a récemment rencontré quelqu'un dans les sous-sols murés du palais Ferkti-Ang... Savez-vous qui ? »
Menati Imperator haussa les épaules et secoua la tête.
« Pamynx, l'ex-connétable du seigneur Ranti », déclara dame Sibrit.
Le rire tonitruant de l'empereur troua le silence du jardin.
« J'ai failli un instant te prendre au sérieux, mais voilà une précision qui prouve une tendance certaine au délire schizophrénique ! J'ai moi-même installé Pamynx à bord du déremat destiné à le rapatrier sur Hyponéros.
Disons que vous avez installé un Scaythe d'Hyponéros dans ce déremat, mais, d'une part, rien ne ressemble davantage à un Scaythe qu'un autre Scaythe, et, d'autre part, il a fort bien pu revenir sur Syracusa par ses propres moyens...
Ça suffit ! glapit Menati. Tu vas maintenant prendre le même chemin que dame Veronit. Avec un peu de chance, tu la croiseras dans le couloir et tu pourras ratiociner à loisir sur la grosseur de son cul ! »
Dame Sibrit prit subitement conscience de la vanité de sa démarche. L'attitude de l'empereur n'était que la résultante logique de l'action souterraine des Scaythes effaceurs. Dans son rêve, elle avait vu Harkot et Pamynx se livrer à une hideuse caricature de baiser, elle avait vu les Scaythes protecteurs, attirés par une silencieuse impulsion, emprunter des souterrains qui menaient près des cuves excavées à même le sol meuble des fondations du palais Ferkti-Ang. Là, ils retiraient leur acaba blanche et se laissaient couler dans une cuve emplie d'un liquide épais et bouillant. Leurs corps se dissolvaient comme les cristaux que les joailliers impériaux trempaient dans des solutions acides pour les remodeler. Harkot, enfoui dans son acaba bleue, supervisait les opérations. Il paraissait recueillir les ondes d'énergie qui émanaient du gigantesque récipient. Puis il se tournait vers d'autres Scaythes, brun-vert, ruisselants, qui sortaient d'une deuxième cuve et s'approchaient de lui d'une allure hésitante, cahotante, une allure qui rappelait à dame Sibrit les premiers pas vacillants des chigalins nouveau-nés. Il posait ensuite sa bouche sur leur bouche et ils s'abîmaient dans un long échange de données. C'était un rituel silencieux, étrange, barbare, effrayant, quelque chose qui ressemblait à une abominable genèse. Les Scaythes reconditionnés récupéraient la première acaba à leur portée, s'en allaient reprendre leur place près des humains qu'ils étaient censés protéger et entamaient sans attendre leur patient travail de déstructuration. Ils effaçaient d'abord toute pensée négative à leur encontre, renforçaient la nécessité de leur présence, puis ils s'attaquaient aux souvenirs les plus anciens, les plus cachés. Ils procédaient par petites touches, pour ne pas donner l'éveil, ils grignotaient la mémoire comme de minuscules rongeurs installés dans les greniers des esprits.
Accablée, elle se rendait compte que Menati Imperator, le maître absolu de l'univers, n'était pas disposé à l'écouter parce qu'il était tout simplement lui-même un effacé, un abdicataire. Il négligeait les devoirs et les fonctions de sa charge parce qu'il avait renié son humanité, sa souveraineté. Il renonçait au trône de l'Ang'empire comme il avait déjà renoncé à son statut d'homme.
Subitement, un voile se déchira dans l'esprit de dame Sibrit. Un tableau vivant lui fut révélé dont elle était le personnage central. Le sénéchal Harkot lui était apparu sous la forme de Wal-Hua, le petit oursigre des légendes de Ma-Jahi, et s'était servi du pouvoir de ses rêves pour localiser les trois personnages qui résidaient sur la planète bleue des confins. Cette femme, cet homme et cette fillette représentaient le dernier espoir des humanités, et non pas, comme elle avait tenté de s'en persuader, l'empereur de l'univers... Etaient-ils les fameux guerriers du silence dont lui avait parlé l'un de ses amants d'une nuit, un jeune et fougueux serviteur ? Si tel était le cas, elle avait remis sans le vouloir l'Hyponéros sur leur piste.
Maintenant que le sénéchal avait obtenu ce qu'il désirait, elle était en danger. Elle ne lui était plus d'aucune utilité et il avait le choix entre l'éliminer et l'effacer, ce qu'il n'avait pas fait jusqu'à présent parce qu'il avait eu besoin de l'intégralité des fonctions de son esprit.
« Tu traites les courtisanes de putains, mais elles ne font que suivre l'exemple qui leur vient d'en haut ! siffla l'empereur dont la face bouffie s'était brusquement recouverte d'un effrayant masque de haine. Tu es la pire de toutes, Sibrit de Ma-Jahi, tu es la catin suprême ! Et pour ma part, je crois que les rumeurs qui circulent sur ton compte sont vraies ! Je crois que tu es un monstre, une créature maudite, une femelle démoniaque qui se gorge du sperme et du sang de ses victimes ! »
Elle leva des yeux emplis de larmes sur Menati Imperator.
« Pardonnez-moi de vous avoir dérangé, mon seigneur...
— A partir de cet instant, petite traînée provinciale, ta vie va devenir un véritable enfer ! La cour ne te pardonnera pas l'outrage que tu as fait subir à dame Veronit. Tu n'es plus protégée par mon amour, tu n'es plus protégée par rien ! Dorénavant, évite de te frotter aux hommes ! Leur dard et leur sang pourraient bien être empoisonnés... Fiche le camp ! Je ne t'ai que trop vue, que trop tolérée ! »
Dame Sibrit se leva. Ses jambes flageolantes se dérobèrent sous elle et elle dut se retenir à la margelle du bassin pour ne pas s'affaisser sur les gemmes scintillantes de l'allée. Les éclaireurs de l'aube se répandaient dans la plaine céleste, débusquaient les ténèbres. Les étoiles s'éteignaient l'une après l'autre, comme soufflées par une invisible bouche.
« Ayez une bonne fin de seconde nuit, mon seigneur », bredouilla-t-elle.
Titubante, elle traversa le jardin privé, puis la chambre. Le même sas s'ouvrit devant elle que celui par lequel avait disparu dame Veronit, nue et désespérée.
Dame Sibrit, gouvernée par ses rêves, avait eu le tort d'être trop clairvoyante. Elle était désormais l'insupportable miroir de liberté et de lucidité dans lequel les hommes refusaient de se contempler.
Elle était seule.
En s'engageant dans l'étroit couloir, elle eut l'impression d'être une proie sans défense convoitée par une horde de prédateurs.
CHAPITRE XV
Mon cœur ne cesse de chanter ton nom,
Et je pleure
Mon corps ne cesse de désirer ton corps,
Et je pleure
Mes seins ne cessent d'implorer tes mains,
Et je pleure
Mon ventre ne cesse de réclamer ton poids,
Et je pleure
Ma bouche ne cesse d'exiger ta langue,
Et je pleure
Mes yeux ne cessent de pleurer ton absence,
Et je chante
Poème attribué à Phœnix, Jersalémine, femme supposée du prince San Francisco des Américains.