Dès qu'elle avait entendu le hurlement et les bruits de pas, Iema-Ta avait retroussé sa robe, avait sauté sur son bureau et tendu les doigts en direction de la porte. L'énergie qui se dégageait de ses yeux sombres était terrifiante. Le shelam s'était tapi derrière une tenture murale et avait extirpé son long couteau de son pantalon. Une tension extrême, presque palpable, était tombée sur la pièce.

L'autre, le démon, ne maîtrisait plus la situation, et dans l'incertitude il avait choisi de se retirer dans les zones profondes du cerveau de Marti. Le Syracusain, brusquement restitué à lui-même, avait l'impression d'émerger d'un rêve. Il se souvenait que cette étrange femme, une complanétaire nanifiée par les microstases, était un passeur clandestin, mais il avait oublié les clauses de leur pacte. Il se demandait pourquoi Jek, livide, recroquevillé sur le fauteuil à suspension d'air, avait l'air terrorisé, pourquoi la femme, la robe remontée jusqu'à la taille, s'était accroupie sur le bureau comme une petite fille saisie d'un besoin pressant d'uriner, pourquoi le shelam s'était dissimulé derrière une tenture... Il avait perçu un cri, des bruits confus, mais il n'y avait pas prêté attention, il lui avait semblé qu'ils n'étaient que des éclats de la rumeur de la cité.

La porte s'ouvrit dans un fracas de tonnerre. Quatre silhouettes vêtues de blanc s'engouffrèrent dans la pièce. Leurs armes, de longues épées aux fines lames d'acier, accrochèrent des reflets de lumière.

Un sourire vénéneux fleurit sur les lèvres craquelées de Iema-Ta. Quatre ongles se détachèrent de ses doigts et fusèrent vers les intrus.

« Attention ! Ils sont empoisonnés ! » hurla une voix.

Trois d'entre eux eurent le réflexe de plonger sur le côté et de rouler sur le parquet, mais un ongle se ficha sous la pomme d'Adam du dernier, surpris, et s'enfonça profondément dans sa chair. Les yeux de l'homme, lequel, comme ses trois compagnons, avait des caractéristiques physiques identiques à celles de San Frisco (peau cuivrée, cheveux noirs et lisses, nez aquilin), se révulsèrent. Un filet de bave s'échappa des commissures de ses lèvres et sa respiration se fit de plus en plus sifflante. Il lâcha son épée, porta les mains à son cou, bascula vers l'arrière et s'effondra lourdement sur le plancher.

Les autres ongles se plantèrent en vibrant dans le panneau de la porte. Sans se départir de sa position accroupie, Iema-Ta pivota sur elle-même d'un quart de tour, tendit le bras droit et balaya la pièce exactement comme si elle tenait un ondemort. Jek et Marti, rencognés dans les fauteuils-air, baissèrent instinctivement la tête.

Le ricanement incessant de la petite femme s'étrangla dans sa gorge et ses yeux sombres s'agrandirent de surprise. Les trois hommes vêtus de blanc avaient disparu. Le cadavre de leur compagnon était l'unique preuve de leur passage. Iema-Ta sauta de son bureau et s'avança lentement entre les fauteuils. Sa robe retroussée se détendit, retomba comme un rideau empesé sur ses cuisses brunes, ses jambes et ses chevilles. Elle posa la main gauche sur l'accoudoir du fauteuil de Jek. Du coin de l'œil, le petit Anjorien remarqua qu'à l'extrémité de ses doigts, de nouveaux ongles poussaient à vue d'œil, comme des griffes rétractiles surgissant des coussinets de la patte d'un fauve.

« Prends garde, Iema ! hurla le shelam depuis sa cachette. Ce sont des Jersalémines ! Ils utilisent des sortilèges d'invisibilité ! — Nous n'avons jamais eu de problème avec ces crétins du peuple élu, cracha Iema-Ta. Qu'est-ce qu'il leur prend ? »

A peine avait-elle prononcé ces mots que deux hommes, surgis de nulle part, apparurent derrière elle. Elle décela instantanément leur présence, poussa un glapissement suraigu, pivota sur elle-même, allongea le bras. Quatre ongles fusèrent de ses doigts écartés. Mais, l'effet de surprise ne jouant plus, ils les esquivèrent d'une rapide rotation du torse et armèrent leurs épées. Les lames souples sifflèrent vers la tête de la petite femme. Une épée la frappa de haut en bas et lui fendit l'os frontal, l'autre décrivit une courbe horizontale et lui trancha le cou. La tête de Iema-Ta alla se fracasser contre la plinthe d'une cloison. Un panache de sang jaillit de son corps décapité, agité de soubresauts. Il oscilla un long moment sur lui-même avant de s'affaisser comme une outre vide sur le parquet. L'odeur de sang qui envahit la pièce se conjuguait avec des senteurs de soufre et de minéraux broyés.

Fou de rage, le shelam se rua hors de sa cachette et fondit en hurlant sur les deux hommes, dont les combinaisons blanches s'ornaient de larges corolles pourpres. Dans sa précipitation, il avait oublié la présence du troisième comparse. Une négligence coupable : une lame surgit du néant, s'enfonça dans ses reins et ressortit au niveau de son abdomen. Ses yeux horrifiés contemplèrent la pointe métallique. Il hoqueta, vomit un flot de sang, fit quelques pas vacillants et bascula sur le dossier d'un fauteuil à suspension d'air.

Les trois hommes s'avancèrent vers Jek et Marti. Le petit Anjorien ferma les yeux, persuadé que le fil affûté d'une lame allait s'abattre sur lui. En cet instant, il pensa curieusement à Baisemort, le sorcier des rats du désert, au buisson d'épines qui lui mangeait les deux tiers du visage, puis les images défilèrent en accéléré, tourbillonnèrent, s'effilochèrent, et il s'avéra incapable de mettre un peu d'ordre dans sa tête avant de mourir.

« Eh, ce n'est pas le moment de dormir, prince des hyènes ! dit l'un des trois hommes. On t'attend...

Qui, on ? » demanda Marti, qui recouvrait peu à peu ses esprits.

Le combat n'avait duré que deux minutes, mais ces deux minutes-là lui avaient paru durer une éternité.

« La tête des gocks veut toujours tout savoir ! s'exclama l'homme en esquissant une moue de mépris. Ecoute ton cœur et suis-nous ! Dans quelques secondes, les séides de cette sorcière grouilleront autour de nous comme des lucioles des neiges autour d'une charogne... Moscou, ouvrenous la route ! »

Le dénommé Moscou, celui qui avait neutralisé le shelam, sortit de la pièce et s'engagea dans le couloir.

« Un moment ! insista Marti. Qui êtes-vous et où voulez-vous nous conduire ?

Lui, c'est Montréal, et moi, c'est Changaii. Nous avons reçu l'ordre de convoyer le prince des hyènes jusqu'à l'aire de stationnement du vaisseau du Globe. Et maintenant que ta tête est satisfaite, gock, tu as le choix suivant : ou tu restes ici, et les hommes de Iema-Ta t'arracheront le cœur, ou tu viens avec nous... »

Montréal rengaina son épée, saisit le petit Anjorien par les aisselles et le jucha sur ses épaules. Puis les deux Jersalémines se dirigèrent vers la porte.

 

Marti n'hésita pas longtemps avant de leur emboîter le pas. L'autre, le démon, comprenait que s'il restait seul dans cette pièce, il perdrait rapidement son véhicule humain. Au moment même où il était sur le point de parvenir à ses fins, l'intervention inopportune des Jersalémines avait tout flanqué par terre. En contrepartie, et en attendant mieux, ils lui proposaient leur protection, augmentaient donc ses probabilités de survie et lui laissaient la possibilité de remettre son projet à plus tard. Et puis il était préférable de ne pas perdre le petit Anjorien en cours de route. L'autre avait pris la précaution d'implanter un programme de transfert dans le cerveau de Marti. Au cas où les choses ne tourneraient pas comme il le souhaitait, il aurait toujours la possibilité de changer de véhicule, d'émigrer dans l'esprit de Jek. Il suffirait pour cela que Marti pose la bouche sur celle du garçon, pendant son sommeil par exemple. Bien sûr, le corps d'un enfant était plus fragile que celui d'un adulte, mais il présentait d'autres avantages. Personne ne se méfie d'une créature pure et innocente de huit ou neuf ans...

Le petit groupe déboucha dans la venelle sombre. Moscou, l'éclaireur, marchait une vingtaine de pas devant eux. Le fourreau de son épée lui battait les bottes. Les étoiles de l'amas formaient une spirale éclatante dans le ciel de Franzia. Le disque blanc de Jer Salem déposait une clarté céruse sur les toits d'écorce peinte de Néa-Marsile.

« Comment allons-nous nous rendre au vaisseau ? demanda Marti.

Ta tête est comme le ventre d'un oursigre des neiges : insatiable ! soupira Changaï. Nous prendrons un ovalibus du réseau de transport en commun. La meilleure manière de ne pas attirer l'attention...

Même avec les taches de sang sur vos combinaisons ? »

Le Jersalémine jeta un bref coup d'oeil sur son vêtement.

« Quelles taches ? »

Marti et Jek se rendirent alors compte qu'elles avaient disparu, comme les Jersalémines quelques minutes plus tôt dans le bureau de Iema-Ta. Changaï se tourna vers Jek, perché sur les épaules de Montréal.

« Je parie que la tête du prince des hyènes se demande comment nous faisons pour devenir invisibles. »

En réalité, ce n'était pas ce mystère qui turlupinait le petit Anjorien depuis qu'ils étaient sortis du bâtiment, mais le comportement déroutant de Marti, de celui qu'il considérait comme son grand frère. Le visage du jeune Syracusain s'était transformé en un masque hideux, démoniaque, lorsque Iema-Ta lui avait proposé de troquer son petit compagnon contre un transfert cellulaire. L'espace de quelques secondes, Jek n'avait plus reconnu Marti de Kervaleur et l'angoissante sensation de côtoyer un monstre l'avait envahi. Il avait pris conscience que deux Marti cohabitaient dans le même corps, et que l'un, le monstre caché, n'hésitait pas à sacrifier les valeurs de l'autre, le compagnon enjoué, pour atteindre un but connu de lui seul. Et de ce Marti-là, il convenait dorénavant de se méfier comme de la peste nucléaire.

« Le shelam l'a dit : vous utilisez des sortilèges », intervint le Syracusain.

Les deux Jersalémines éclatèrent de rire. Jek sentit sous ses fesses et ses jambes les tremblements de la poitrine et des épaules de Montréal.

« Des idées de gock... », lâcha Changaï avec une moue de mépris.

Le vaisseau du Globe était minuscule : à peine trente mètres de long sur quatre mètres de haut. Il aurait pu entrer aisément dans la soute des dériveurs de secours du Papiduc. Compact, ovoïde, posé sur cinq pieds rectilignes, d'une teinte bronze uniforme, il était totalement dépourvu de hublots. La baie vitrée de la cabine de pilotage, renflement arrondi situé à la proue, et le sas d'embarquement étaient les seules ouvertures apparentes sur la coque luisante, ornée à la poupe d'un globe holographique bleu.

L'indéchiffrable clair-obscur de la nuit franzienne estompait les formes. Les rayons crus de projecteurs flottants éclairaient l'entrée du hangar, une construction de bois brut et de tôle ondulée. Des hommes, vêtus des mêmes uniformes blancs que Moscou, Changaï et Montréal, s'affairaient au pied de l'appareil. Les uns chargeaient des caisses métalliques sur le pont roulant de la passerelle flottante, d'autres vérifiaient les joints d'étanchéité du sas, d'autres encore enfonçaient les embouts des pompes de ravitaillement dans les cavités des réservoirs, d'autres enfin, armés de fusils à propagation lumineuse, patrouillaient autour du hangar et surveillaient les opérations d'embarquement. Des relents de carburant superfluide empuantissaient l'air humide et tiède. La perspective d'être à nouveau emprisonné dans une boîte en fer n'enchantait guère Jek, toujours perché sur les robustes épaules de Montréal.

Les trois Jersalémines et leurs deux protégés n'avaient rencontré aucune difficulté pendant le trajet entre le cœur de la vieille cité et le quartier excentré où était stationné le vaisseau du Globe. Les ovalibus de Néa-Marsile étaient pratiquement déserts à la tombée de la nuit, et de surcroît les membres du peuple élu, aisément identifiables à leurs particularités physiques et aux longs fourreaux de cuir tressé de leurs épées, inspiraient une crainte irrationnelle aux Franziens. Les natifs de la planète, y compris les shelams et les détrousseurs, évitaient soigneusement de les importuner, et si d'aventure un touriste imbibé de vin s'avisait de les provoquer, un regard noir, appuyé, suffisait en général à le calmer. Quant aux inconscients qui passaient outre à cet avertissement visuel, ils se retrouvaient rapidement avec une bonne lame d'acier au travers de la gorge ou du ventre.

Montréal reposa Jek sur le sol de béton. Ils pénétrèrent dans le hangar, contournèrent des montagnes de caisses, un pied du vaisseau, et se dirigèrent vers un escalier tournant qui montait vers une pièce suspendue, sur les cloisons de laquelle se découpaient deux silhouettes mouvantes. Ils gravirent les marches étroites et accédèrent à un palier métallique ceint d'un garde-fou. De là-haut, ils avaient une vue d'ensemble de l'intérieur du hangar. Le flanc convexe du vaisseau ressemblait à une colline rocheuse polie par les eaux. Ils s'introduisirent dans la pièce exiguë qu'une bulle flottante inondait de lumière agressive. Elle n'était meublée que de tabourets à trois pieds et d'une grande table de bois où trônait un globe bleu, vert et ocre.

« Bienvenue, prince des hyènes ! »

San Frisco, souriant, vêtu d'une combinaison blanche à parements argentés, chaussé de hautes bottes noires, s'avança vers Jek et le souleva du sol.

« Je vois que tu as réussi à t'évader du cœur du viduc ! »

Un large sourire s'épanouissait sur la face du second, ce qui était chez lui l'expression d'une joie intense. Robin de Phart se leva mais n'osa pas faire ce que lui suggérait son cœur, étreindre chaleureusement Marti. Il se sentait pourtant dans la peau du père qui accueille son fils prodigue, mais ses élans affectifs, spontanés, se brisaient sur l'écueil de sa raison. Il comprenait maintenant pourquoi les Jersalémines avaient intégré, dans leur langage et dans leur comportement, l'éternelle opposition entre la tête et le cœur, entre l'intellect et les émotions.

Marti frappa la table du poing. Le globe oscilla sur son large socle.

« J'aurais dû me douter que vous étiez l'instigateur de cet enlèvement, sieur de Phart ! Nous étions sur le point de conclure un accord avec le passeur clandestin !

La colère emplit le cœur et la tête de notre jeune ami, déclara calmement San Frisco, tenant toujours Jek à bout de bras. Les promesses de Iema-Ta sont comme les jambes d'un moribond : elles ne tiennent pas plus de quelques secondes. C'est moi qui ai pris la décision d'envoyer mes hommes. Le prince des hyènes est cher à mon cœur et je ne pouvais pas intervenir à l'intérieur du Papiduc sans déclarer la guerre aux hommes de Papironda. Or nous n'avions rien à gagner, ni le prince des hyènes ni moi, dans un affrontement avec le viduc.

C'est toi qui as tué les deux gardiens postés devant ma cabine ? qui as ouvert ma porte ? demanda Jek.

Disons que ces deux gocks sont tombés par inadvertance sur la lame de ma dague et que j'ai appris à ouvrir toutes les serrures du Papiduc, quel que soit leur code...

Et ce sont tes hommes qui nous ont suivis dans les rues de Néa-Marsile ? »

San Frisco reposa Jek sur le plancher métallique.

« Je vois que le prince des hyènes a le sens de l'observation...

Pourquoi n'étaient-ils pas invisibles ?

Le don de l'invisibilité vient d'un mot sacré qui a été donné à nos ancêtres par l'abyn Elian, répondit San Frisco. Mais il a perdu de sa magie au fur et à mesure que se sont écoulés les siècles : autrefois, les membres du peuple élu restaient invisibles aussi longtemps qu'ils le souhaitaient. Et c'est dans cet état qu'ils se promenaient d'un monde à l'autre... Aujourd'hui, nous ne pouvons nous maintenir en invisibilité que l'espace de quelques secondes. Et encore, au prix d'une considérable dépense d'énergie... » Il se tourna vers Changaï : « Vous n'avez pas eu de problèmes ?

Francfort ne verra jamais les xaxas, murmura le Jersalémine. Les ongles empoisonnés de Iema-Ta ne lui ont laissé aucune chance...

Et maintenant, que proposez-vous ? » coupa Marti, hargneux.

Jek se dit que le monstre réfugié dans le Syracusain avait une tendance de plus en plus marquée à s'aventurer hors de sa tanière.

« Nous partons pour Jer Salem dans deux heures, dit San Frisco d'une voix sourde, visiblement rembruni par l'annonce de la mort de Francfort.

Je n'ai pas le projet d'aller sur Jer Salem, mais sur Terra Mater ! Et c'est la même chose pour Jek !

Moi, je vais avec San Frisco », dit précipitamment le petit Anjorien.

Son intuition lui disait que là-bas, sur Jer Salem, sur le caillou glacé du peuple élu, se présenterait une occasion de poursuivre le voyage. Et même si ce n'était pas le cas, il aurait fait n'importe quoi pour ne pas rester seul avec Marti.

« Ce garçon parle le langage de la raison, Marti, intervint Robin de Phart. Seul, sans ressources, vous n'aurez aucune chance de vous en sortir sur Franzia. Puisque le prince San Frisco a eu la bonté de nous inviter, nous qui ne sommes que des gocks, venez avec nous. Vous aurez l'opportunité d'assister au spectacle le plus extraordinaire que puissent contempler les yeux d'un être humain : le passage des xaxas, des migrateurs célestes. Un événement qui ne se produit que tous les huit mille ans... Ce détour sur Jer Salem ne nous retardera que d'une petite trentaine de jours. »

Le revirement d'attitude de Marti fut aussi spectaculaire qu'inattendu. L'autre, le démon, ne mettait pas longtemps à comprendre où se situaient ses intérêts.

« En ce cas, prince San Frisco, j'accepte votre invitation avec joie. Et je vous prie d'excuser mon agressivité. Je me sens un peu responsable de Jek et j'ai toujours peur qu'il ne lui arrive quelque chose... »

Malgré l'envie qui l'en démangeait, Jek s'abstint de lui demander pourquoi il avait failli le vendre à Iema-Ta une heure plus tôt. Bien qu'il fût environné d'adultes, il avait trop peur de donner l'éveil au monstre caché. Il s'ouvrirait de la double personnalité de Marti à San Frisco ou à Robin de Phart dès qu'il aurait la possibilité de converser en tête à tête avec l'un des deux hommes. Les yeux clairs du vieux Syracusain lui inspiraient confiance.

« Alors c'est vrai que tu es un prince de Jer Salem », dit le petit Anjorien.

Malgré la tristesse qui imprégnait ses traits, San Frisco s'efforça de sourire.

« Un prince en exil... Mais l'heure est venue de retrouver mon peuple et de défier les abyns... »

Des hululements prolongés retentirent soudain dans le hangar, transpercèrent le plancher et les cloisons de la pièce. Changaï, Montréal et Moscou dégainèrent aussitôt leurs épées et se ruèrent sur le palier.

A la lueur des projecteurs flottants, ils distinguèrent des ombres furtives qui affluaient vers l'entrée du hangar et les corps allongés des sentinelles, dont l'une avait réussi à ramper jusqu'au portail et à tirer la poignée du système d'alarme encastré dans un montant métallique. Pris au dépourvu, les Jersalémines n'avaient pas eu le temps d'organiser leur défense. Certains avaient eu le mauvais réflexe d'invoquer le mot sacré de l'abyn Elian et s'étaient soustraits aux regards des assaillants. Une erreur, car leur translation d'invisibilité, outre qu'elle n'allait durer que quelques secondes, les aurait épuisés au moment où ils réapparaîtraient et devraient reprendre le combat. Si cette tactique avait parfaitement fonctionné contre Iema-Ta et ses ongles diaboliques, elle risquait fort de s'avérer suicidaire contre des adversaires en nombre et qui, à en juger par leur organisation, leur sang-froid, leur discipline, leurs impeccables uniformes bleu nuit, étaient des combattants de métier. De furieux corps à corps s'engagèrent entre les caisses métalliques, entre les pompes de carburant et sous la carène du vaisseau. Le cliquetis des armes blanches ponctua bientôt les hurlements ininterrompus des sirènes. Des flots saccadés de carburant superfluide s'échappèrent des extrémités des tuyaux, éjectés des étroites cavités de réception de la coque, et se répandirent en langues visqueuses et luisantes sur le béton du hangar. Les hommes d'équipage chargés du remplissage des réservoirs n'avaient pas eu le loisir de pousser les verrous des valves de sécurité.

« N'utilisez pas les ondemorts ! hurla une voix. Qu'une onde touche une seule goutte de carburant et nous serons réduits en cendres ! »

Les Jersalémines, qui réapparaissaient comme des spectres en divers points du hangar, ne bénéficiaient pas longtemps de l'effet de surprise. Les assaillants, alertés par les cris de leurs comparses, réussissaient le plus souvent à parer leurs attaques et mettaient immédiatement à profit l'asthénie qu'avait engendrée leur translation d'invisibilité.

San Frisco extirpa sa dague d'une poche intérieure de sa combinaison.

« Ne bougez pas d'ici ! » ordonna-t-il à Jek et aux deux Syracusains.

Il rejoignit Changaï, Moscou et Montréal sur le palier. Il ne lui fallut qu'une seconde pour identifier les agresseurs. Il y avait encore quelques heures, il portait le même uniforme qu'eux...

« Les hommes du viduc... Il nous a retrouvés...

Qu'est-ce qu'il veut, ce maudit gock ? grommela Changaï.

Deux choses : le prince des hyènes et le sang de la vengeance. Sa tête et son cœur n'ont pas apprécié que je le quitte sans prévenir.

Propose-lui un marché, prince San Francisco, suggéra Moscou. L'enfant gock contre un traité de paix... »

San Frisco lui décocha un regard incendiaire.

« Je ne suis plus le second du Papiduc, mais un prince de Jer Salem, un des quarante seigneurs du peuple élu. En tant que tel, je ne m'abaisserai pas à négocier avec le viduc Papironda ! »

Et, pour couper court à toute conversation, il brandit bien haut sa dague et se rua dans l'escalier tournant. Changaï, Montréal et Moscou se lancèrent sur ses traces.

Lorsqu'ils prirent pied sur le béton du hangar, la situation des Jersalémines n'était guère brillante. Les hommes du viduc n'avaient pas seulement l'avantage du nombre, ils étaient également mieux armés, mieux organisés, et ils acculaient peu à peu les défenseurs dispersés vers le fond du hangar. Les tuyaux souples des pompes serpentaient sur le sol et continuaient de vomir leurs jets saccadés de carburant.

San Frisco considéra ces débordements intempestifs de superfluide comme une grande chance : ils interdisaient l'emploi des brûlentrailles, fusils à propagation lumineuse et autres ondemorts. Or les membres du peuple élu avaient l'habitude d'utiliser des armes blanches c'était, davantage qu'une habitude, une coutume sacrée, un commandement de la Nouvelle Bible de Jer Salem , et ils faisaient généralement preuve d'une grande efficacité dans les combats au corps à corps. Il fallait seulement qu'ils reprennent leurs esprits, qu'ils cessent de s'affoler devant la supériorité numérique de leurs adversaires.

San Frisco estima que la meilleure manière d'aider les siens à recouvrer la bravoure légendaire de leurs ancêtres, c'était de payer de sa personne. Il fondit comme un rapace sur les deux assaillants les plus proches, enfonça sa dague dans le cœur de l'un, esquiva le poignard à courte lame de l'autre et, d'un geste fulgurant, lui trancha la gorge. Galvanisés par l'exemple de leur prince, Changaï, Montréal et Moscou rameutèrent les leurs, réorganisèrent la défense, regagnèrent peu à peu du terrain, repoussèrent les hommes du viduc vers l'entrée du hangar.

Jek, Robin et Marti, sortis à leur tour sur le palier, virent que la bataille faisait rage en contrebas. De nombreux cadavres jonchaient le béton lisse et des rigoles de sang se diluaient dans les mares visqueuses de carburant. Le petit Anjorien fut à la fois stupéfait et consterné de reconnaître quelques-uns des hommes d'équipage du Papiduc. Il est plus difficile de sortir de son cœur que d'une boîte en fer. Il comprit que c'était pour lui qu'ils s'entretuaient.

Les Jersalémines, poussant des rugissements, s encourageant les uns les autres, effectuant d'incessants moulinets avec leurs épées, obligèrent les hommes du viduc à battre en retraite. Mais, alors que les membres du peuple élu pensaient avoir rétabli la situation, une deuxième vague d'assaillants surgit de l'obscurité et déferla vers le bâtiment. Plus de cent hommes d'équipage en uniforme bleu nuit et rabatteurs de compagnies cynégétiques, armés de machettes à lames évasées. Les yeux brillants et les rictus de ces derniers indiquaient qu'ils étaient sous l'emprise fanatisante de l'halluvin, un vin franzien additionné de plantes hallucinogènes. Les sirènes d'alarme se turent et un silence oppressant retomba sur le hangar, seulement troublé par le clapotis du carburant qui s'écoulait des tuyaux.

Un ordre bref et guttural retentit dans le lointain. Les premiers rangs de la milice du viduc s'immobilisèrent à une vingtaine de mètres des Jersalémines regroupés derrière le prince San Frisco, impassibles, campés fièrement sur leurs jambes. Les deux troupes se défièrent du regard. Les rabatteurs, dont la plupart avaient retiré leur gilet sans manches pour exhiber leur torse nu et leurs tatouages guerriers, bouillaient d'impatience d'en découdre avec leurs adversaires. Ce règlement de comptes entre le viduc et son ancien second leur offrait une excellente occasion de se venger du mépris dans lequel les tenait le peuple élu. Pour une fois, ils se sentaient en position de force, et les ricanements stupides qui s'échappaient de leurs bouches entrouvertes résonnaient comme des clameurs de triomphe. Cette nuit, ils pourraient se vanter d'avoir fait couler le sang des démons de Jer Salem et le prestige qu'ils en retireraient leur assurerait l'admiration des hommes et les faveurs des femmes.

Une silhouette se détacha de la milice et s'avança dans les faisceaux croisés des projecteurs mobiles. De son poste d'observation, et bien que l'entrée du hangar fût en grande partie occultée par la masse du vaisseau, Jek identifia instantanément le petit homme au crâne chauve, sanglé dans une élégante veste noire, qui se dirigeait d'un pas tranquille vers San Frisco.

« Que me veux-tu, viduc ? demanda le prince de Jer Salem après que le viduc Papironda se fut arrêté à quelques pas de lui et eut écarté les bras pour montrer qu'il était désarmé.

Tu le sais bien, San Frisco. Je viens récupérer mon fils Jek. »

La voix acérée du maître du Papiduc transperçait le silence.

« Ni sa tête ni son cœur ne t'appartiennent, dit le Jersalémine.

Ce n'est pas à toi d'en décider. Tu as profité de la fête traditionnelle de l'atterrissage pour tuer deux de mes hommes et ouvrir la porte de sa cabine. Remets-moi l'enfant et je passe l'éponge sur ta désertion. Refuse et aucun des tiens n'en réchappera. Je dépècerai moi-même vos cadavres et les renverrai morceau par morceau sur Jer Salem.

Tu ne t'adresses plus à ton second, viduc, mais à l'un des quarante princes du peuple élu. Je n'ai aucun ordre à recevoir d'un pirate de l'espace. »

Un sourire froid affleura les lèvres minces du viduc.

« Eclaire-moi au moins sur les raisons qui te poussent à vouloir m'enlever Jek.

Contrairement à ce que tu penses, je ne cherche pas à te le voler ni à l'enfermer dans la cage de mon cœur. Je crois de mon devoir d'éliminer les obstacles qui l'empêchent d'accomplir son destin.

Vous autres, les Jersalémines, vous avez la détestable manie de tout savoir sur tout ! cracha le viduc d'une voix gonflée d'impatience. Vos têtes et vos cœurs sont autant remplis de merde que le trou du cul d'un phice des mondes Skoj ! Que sais-tu du destin de Jek ? Tu te prends pour un dieu tout-puissant ?

J'agis seulement selon mon cœur, viduc.

C'est ta dernière parole ? »

San Frisco hocha la tête.

« Eh bien, il ne me reste plus qu'à prendre par la force ce que je n'ai pu obtenir par la négociation. Il y a derrière moi des Franziens qui meurent d'envie de vous égorger, toi et les tiens. De vraies bêtes féroces... »

Le viduc enfonça ses yeux dans ceux de son ancien second, puis, sans cesser de le fixer, s'éloigna à reculons, sortit peu à peu des feux des projecteurs mobiles et se fondit dans la nuit. Sa milice se déploya silencieusement sur toute la largeur de l'entrée du hangar.

Jek vit les deux troupes s'avancer l'une vers l'autre, il distingua les faces déformées par la haine, les scintillements des lames d'acier. Le cœur du petit Anjorien se serra. Ils n'étaient que trente Jersalémines, épuisés par le premier assaut, contre plus de cent hommes frais et, pour certains, surexcités par l'halluvin. Malgré la bravoure des membres du peuple élu, aucun doute ne subsistait sur l'issue de la bataille. Le viduc l'avait affirmé : il récupérerait par la force ce qu'il n'avait pu obtenir par la négociation. Il avait décidé de faire de Jek son fils, son héritier, et rien ni personne ne l'empêcherait de réaliser son dessein. Il ne se souciait pas des désirs du petit Anjorien. Il avait l'habitude de soumettre les hommes et les événements à sa volonté, et il aurait, au besoin, déclenché une guerre interplanétaire pour faire valoir ce qu'il estimait être son droit.

Les hommes du viduc entrèrent en contact avec les Jersalémines. Le fracas des armes, les ahanements, les rugissements, les cris de souffrance se répercutèrent sur les cloisons convexes et le toit de tôle ondulée du hangar.

San Frisco, Changaï, Moscou, Montréal et les autres furent rapidement ensevelis sous des grappes humaines. Le prince de Jer Salem opérait un véritable carnage parmi ses adversaires. Il repoussait de l'épaule ou du genou les nombreux cadavres qui s'affaissaient sur lui. Sa dague, prise de démence, dansait un ballet endiablé et le tissu de sa combinaison s'imbibait de sang. Cependant, quels que fussent son courage et son adresse, il ne pourrait contenir longtemps les attaques méthodiques des hommes du viduc. Un essaim de rabatteurs aux torses luisants submergeait progressivement Changaï et Moscou.

Brusquement, tout ce sang, toute cette violence furent intolérables à Jek. Le sacrifice des Jersalémines lui parut d'autant plus odieux qu'il était vain. Il n'avait pas le droit de laisser San Frisco et les siens braver la colère du viduc Papironda, c'était à lui d'écarter les obstacles qui se dressaient sur sa route, à lui de régler ce problème. Alors la même détermination l'habita que lorsqu'il avait affronté les hyènes du désert d'Ut-Gen. Il eut le sentiment d'être protégé par une armure d'invincibilité et sa frayeur le déserta.

Sous les regards éberlués de Robin de Phart et de Marti, il grimpa sur la barre inférieure du garde-corps du palier, prit une longue inspiration et libéra un hurlement aigu. Aussitôt, comme tétanisés par ce cri surgi des hauteurs, les combattants, y compris les rabatteurs des compagnies cynégétiques, suspendirent leurs gestes. Personne ne songea à enfoncer les épées, les dagues ou les machettes dans les chairs offertes. Dégoutants de sang, de sueur et de carburant, ils relevèrent la tête et aperçurent le petit Anjorien penché pardessus la balustrade du palier. Exactement comme cela s'était passé avec les hyènes, ils semblaient avoir subitement perdu toute agressivité, toute envie de se battre.

Jek descendit du garde-corps et se dirigea vers la cage de l'escalier. Marti lui agrippa le bras.

« Tu as perdu la tête ? Ils vont te transformer en charpie ! »

Ce n'était pas Marti qui s'exprimait, mais l'autre, le démon. Il se rendait subitement compte que Jek n'était pas un enfant innocent comme il l'avait cru dans un premier temps, mais un humain que traversaient des réminiscences de l'état originel, un humain qui percevait le bruissement de sa source. Des graines de science inddique germaient spontanément dans le terreau de son âme. Il n'avait pas encore pris conscience de son pouvoir, qui ne se manifestait pour l'instant que par bribes, par saccades, mais c'était une individualité dangereuse, à effacer en priorité, comme les guerriers du silence, comme la fille Alexu, comme Tixu Oty l'Orangien...

Marti relâcha sa prise et Jek dévala l'escalier quatre à quatre. Une fois parvenu en bas, il se faufila entre les cadavres, entre les caisses renversées, entre les tuyaux des pompes, entre les pieds du vaisseau, entre les hommes, qui le regardèrent passer sans esquisser le moindre geste. San Frisco repoussa du bras les assaillants qui l'encerclaient et lui emboîta le pas.

Jek sortit du hangar et se plaça résolument dans les faisceaux des projecteurs mobiles.

« Viduc Papironda ! déclara-t-il d'une voix étonnamment puissante. Puisque c'est moi que vous venez chercher, me voici ! »

San Frisco demeura à l'écart, dans une poche de ténèbres, comme s'il avait admis la nécessité de laisser le petit Anjorien se débrouiller seul. Une minute plus tard, le viduc émergea de l'obscurité. Ses traits fins, aristocratiques, étaient imprégnés de gravité.

« Epargnez les Jersalémines, dit Jek. Ordonnez à vos hommes de se replier.

A condition que tu repartes avec moi, déclara le viduc.

Je viendrai avec vous... Mais il y a d'autres façons de traiter son fils. »

Au moment même où il prononçait ces paroles, Jek ressentit l'immense détresse cachée de son interlocuteur. C'était comme si toutes les informations et émotions contenues dans le cerveau et le cœur du viduc se déversaient d'un seul coup dans son propre cerveau, dans son propre cœur. La bombe à propagation lumineuse qui l'avait blessé sur Spain n'avait pas seulement endommagé ses poumons et ses entrailles, elle avait également déchiqueté ses organes sexuels. Et Artrarak, s'il était parvenu à soigner ses blessures, n'avait pas pu lui rendre sa virilité... Le viduc avait rêvé de fonder une famille, d'avoir des enfants, mais son accident l'avait condamné à la solitude et l'avait empêché de concrétiser son projet. Il avait consulté les spécialistes les plus célèbres des mondes connus mais son corps avait systématiquement rejeté les organes naturels ou artificiels qu'on lui avait greffés. Au cours du voyage entre Ut-Gen et la Libre Cité de l'Espace, l'idée d'adopter Jek s'était peu à peu enracinée dans son esprit. Davantage qu'à un aveugle besoin de possession, c'était à un appel profond de ses fibres qu'avait obéi le viduc. Non seulement le petit Anjorien comprenait son acharnement à le récupérer, mais il l'en aima comme il n'avait jamais aimé son propre père biologique. P'a At-Skin n'aurait pas mis la moitié de l'univers à feu et à sang pour remettre le grappin sur son fils disparu. Avait-il seulement parcouru les quelques mètres qui séparaient la maison familiale d'Anjor du poste d'interlice le plus proche ? Le viduc avait enfin trouvé une raison de vivre et il s'y accrochait comme un naufragé de l'espace à sa planche autonome de survie. Sa violence relevait d'un instinct animal, primitif, fondamental, de ce même instinct qui poussait les hyènes à défier les tribus du désert nucléaire d'Ut-Gen pour assurer la survie de leur espèce.

Les larmes vinrent aux yeux de Jek. Ainsi que son cœur le lui conseillait, il s'avança vers le viduc, posa la tête sur son abdomen et lui entoura la taille de ses bras. Il sentit très nettement les muscles contractés du maître du Papiduc se détendre, se dénouer, les battements de son cœur s'accélérer, les mouvements de sa poitrine s'amplifier. Il huma l'odeur de renfermé l'odeur caractéristique du vaisseau et les effluves du parfum qui imprégnaient ses vêtements. Les mains douces et tièdes du viduc vinrent se poser sur sa nuque. Ils restèrent ainsi enlacés durant de longues minutes. Le viduc était une terre asséchée, assoiffée, qui absorbait avidement les flots de tendresse et d'émotion qui s'écoulaient de leur étreinte.

Il écarta les mains et se recula, les yeux tendus d'un ineffable voile de tristesse.

« Tu seras mon père pour toujours, murmura Jek. Il n'est pas besoin de se voir pour s'aimer. »

Un pâle sourire se dessina sur le visage émacié du viduc. Des larmes jaillirent de ses yeux et roulèrent sur ses joues creuses. Puis il leva lentement le bras et fit signe à ses hommes de se replier. Les rabatteurs, frustrés d'un triomphe facile, traînèrent des pieds mais finirent par s'exécuter. L'halluvin avait beau les métamorphoser en fauves, il ne les privait pas pour autant de toute forme d'intelligence. Ils ne tenaient pas à se retrouver isolés contre les Jersalémines. Et puis ils n'avaient pas encore perçu les primes substantielles que leur employeur d'un soir leur avait promises.

D'un geste empreint d'une douceur infinie, le viduc ébouriffa les cheveux de Jek puis, sans un mot, il pivota sur lui-même et s'enfonça dans la nuit sur les talons de ses hommes.

Marti sortit de sa cabine et s'engagea dans la coursive déserte. Depuis que le vaisseau du Globe était passé en pilotage automatique, les appliques ne diffusaient plus qu'une lumière diffuse, maladive. Le miaulement aigu des moteurs incisait délicatement le silence de l'espace.

La remise en état des pompes, le ravitaillement en carburant et le chargement des caisses avaient pris environ cinq heures, auxquelles s'étaient rajoutées deux heures pour la cérémonie des morts. On avait aligné les cadavres jersalémines (les autres, on les avait laissés pourrir sur place) sous la carène, et le prince San Francisco c'était son véritable nom, mais les gocks, par commodité, l'avaient surnommé San Frisco avait lu d'interminables versets de la Nouvelle Bible de Jer Salem. La perte de Changaï, un fidèle de la première heure, un homme qui l'avait loyalement servi depuis le début de son exil, l'avait profondément affecté, mais il s'était efforcé de conserver sa fermeté à sa voix jusqu'à la fin de la cérémonie. Puis on avait hissé les corps dans le vaisseau, on les avait enfournés dans l'incinérateur de bord et on avait recueilli leurs cendres dans une urne métallique. Elles seraient dispersées au-dessus du glacier des Ancêtres de Jer Salem.

La passerelle s'était enroulée sur elle-même, avait réintégré la soute d'embarquement et le sas s'était refermé dans un chuintement étouffé. Les vantaux du toit du hangar, commandés par un système automatique, s'étaient ouverts sur le ciel étoilé. Le vaisseau avait décollé dans un vrombissement rageur.

Le prince San Francisco avait convié ses invités gocks et quelques Jersalémines à partager son repas dans la salle commune, attenante à la cabine de pilotage. Ils n'avaient pas reparlé de la bataille contre les hommes du viduc, mais les fréquents coups d'œil que Robin de Phart et les Jersalémines avaient jetés sur Jek témoignaient de la très forte impression qu'avait produite sur eux la manière miraculeuse dont le petit Anjorien avait mis fin au carnage.

Marti n'avait pratiquement pas touché à la nourriture qui garnissait son assiette. L'énoncé de la composition des mets chenilles des neiges farcies, cervelle de phoque argenté, intestins d'oursigre blanc ne l'avait guère incité à se familiariser avec la gastronomie jersalémine.

« Un peu d'ouverture d'esprit, Marti ! l'avait exhorté Robin de Phart. C'est absolument délicieux... »

Robin... pourquoi se croyait-il toujours obligé de s'intéresser à ses moindres faits et gestes ?

S'il avait boudé le repas, Marti avait en revanche apprécié le fait que chaque passager disposait d'une cabine individuelle.

« D'habitude, nous sommes deux par cabine, avait précisé Montréal d'une voix morne. Mais comme plus de la moitié des nôtres sont rassemblés dans l'urne... »

Chacun s'était donc retiré dans ses appartements. Robin de Phart avait bien tenté de nouer une conversation avec son complanétaire, mais il s'était heurté à un véritable mur et n'avait pas insisté. Marti avait pris une douche brûlante et avait passé la combinaison blanche et propre que Montréal avait distribuée à chaque invité.

« Sinon, les nôtres s'apercevront immédiatement que vous êtes des gocks et ils ne vous laisseront même pas le temps de poser le pied sur Jer Salem...

Et qu'est-ce qu'ils nous feront ?

Ça dépendra de l'humeur des abyns... Soit ils vous déshabilleront, vous jetteront dans le grand cirque des Pleurs et vous offriront en pâture aux oursigres sauvages, soit ils vous trancheront le membre viril, vous ouvriront le ventre et vous enfermeront dans les chenillères d'élevage...

Il y a d'autres possibilités ?

Quelques-unes, mais ces deux-là sont les plus courantes... »

Marti s'était allongé sur la couchette, mais l'autre, 356 le démon, n'avait pas voulu le laisser goûter le repos que réclamait son corps rompu. L'autre avait changé ses projets. Il n'était plus question d'émigrer dans le corps de Jek, car les réminiscences de l'état originel du petit Anjorien risquaient de détruire ses données. L'autre était une simple greffe mentale, il n'était pas relié aux données basiques de la cuve. Il n'avait pas d'autonomie et nécessitait un véhicule humain pour ses déplacements. Il ne pouvait pas introduire des implants d'effacement dans l'esprit des humains, hormis dans celui qu'il occupait. Il avait été programmé pour accomplir une mission bien précise et il optait toujours pour les aiguillages qui le rapprochaient de son but. Or Jek était désormais un grain de sable dans les rouages de son mécanisme, un obstacle en devenir. Il fallait donc l'éliminer au plus vite, avant qu'il ne devienne un humain-source, un être-soleil qui le capturerait dans son champ de gravité et le neutraliserait. De par leur rayonnement, leur chaleur, leur souveraineté créatrice, les humains-source constituaient les ennemis ultimes de l'Hyponéros. A défaut d'effacer la mémoire de Jek, l'autre pouvait ordonner à son véhicule humain d'agir à sa place.

Il devait parer au plus pressé.

Tuer Jek.

Il ne dissoudrait pas l'âme du petit Anjorien. Elle chercherait probablement à revenir d'une manière ou d'une autre dans les champs de matière, mais à ce moment-là, la création aurait disparu (les dernières probabilités fournies par l'Hyponéros s'élevaient à plus de 78,07 %) et les âmes des humains n'auraient plus aucun point d'ancrage, elles seraient condamnées à errer dans le vide glorieux jusqu'à la fin des temps.

Marti emprunta la coursive qui menait à la cabine de Jek. En dehors des deux hommes de quart, consignés dans la cabine de pilotage, tout le monde dormait. Le besoin de sommeil, qui était l'une des caractéristiques principales des humains, arrangeait bien les affaires de l'autre. Etrange état de conscience que le sommeil : il permettait aux dieux oublieux de déterrer les clés enfouies de leur royaume, d'ouvrir une porte sur leur inconscient, mais il les entraînait à baisser leur garde, à relâcher leur vigilance. Un abandon qui témoignait d'une confiance aveugle en leur pérennité.

Marti longea une série de portes en enfilade. Une voix grave retentit dans son dos, le fit tressaillir. L'autre se terra instantanément dans les couches profondes de son esprit.

« Qu'est-ce que tu fais là ? »

Montréal surgit de la bouche d'une coursive adjacente et s'avança vers le Syracusain. Des braises de méfiance luisaient dans ses petits yeux fendus. Des rais de lumière transperçaient ses cheveux mi-longs et lisses.

Marti eut beau s'interroger sur les raisons de sa présence dans cette coursive, il ne trouva aucune explication cohérente à fournir au Jersalémine.

« Ta cabine n'est pourtant pas dans ce quartier », reprit Montréal d'un ton tranchant.

Depuis son refuge, l'autre, le démon, souffla une réponse à Marti.

« Je me suis perdu... Je n'ai pas encore l'habitude du vaisseau...

Il fallait rester bien sagement allongé sur ta couchette !

J'avais besoin de me dégourdir les jambes... Vous avez également du mal à trouver le sommeil ?

Le prince San Francisco m'a demandé de garder la cabine du prince des hyènes.

Il ne risque pourtant pas grand-chose à l'intérieur du vaisseau.

D'où qu'il vienne, la tête et le cœur d'un prince sont très précieux... Suis-moi, je vais te raccompagner. »

Montréal tourna les talons et se dirigea d'un pas décidé vers l'intersection de deux coursives. Les semelles de ses bottes blanches claquèrent en cadence sur le plancher métallique. Marti lui emboîta le pas. Il avisa le pommeau rond de sa longue épée qui émergeait du fourreau de cuir tressé. Comme la plupart des Jersalémines, Montréal portait son arme sur le côté, la pointe vers l'avant et la poignée vers l'arrière.

Des ordres concis affluèrent tout à coup dans le cerveau du Syracusain. Il se rapprocha discrètement de Montréal et mit à profit le mouvement de balancier de son bras pour saisir le pommeau entre le pouce et l'index. En un geste précis, fulgurant, il extirpa l'épée de son fourreau. Le Jersalémine perçut le subtil frottement de l'acier sur le cuir, se jeta contre la cloison et se retourna. Marti, qui avait anticipé son déplacement, pourtant vif et soudain, lui enfonça brutalement la pointe de l'épée dans la cage thoracique. La lame crissa sur ses côtes, lui perfora le cœur. Tué net, il s'affaissa sans bruit le long de la cloison.

Marti ne perdit pas de temps. Il laissa l'épée au travers du corps du Jersalémine, pour éviter une trop grande profusion de sang, le chargea sur ses épaules et franchit à grandes enjambées les quelques mètres qui le séparaient de sa cabine. Il s'y engouffra, referma la porte, s'accroupit, posa le cadavre sur le plancher, le poussa dans l'espace vide sous sa couchette et le recouvrit d'une couverture. Puis il déchira un morceau de drap, ressortit, modifia le code de la serrure sur le clavier extérieur, enclencha le système automatique de verrouillage, nettoya, à l'aide de son chiffon, les quelques éclaboussures de sang sur les cloisons et le plancher de la coursive, et se dirigea vers la cabine de Jek.

La poignée ronde de la porte refusa obstinément de pivoter sur son axe.

Le petit Anjorien avait pris la précaution de pousser le verrou intérieur de sécurité. Marti ne se heurtait pas seulement à une porte fermée. L'autre avait beaucoup perdu dans le bureau de Iema-Ta : le transfert pour Terra Mater et la confiance de l'enfant. Tuer ce dernier s'avérerait peut-être plus ardu qu'il ne l'avait d'abord supposé.

L'autre comprit qu'il était inutile d'insister. Il risquait au mieux de passer toute la nuit dans la coursive, au pire de donner l'alerte à tout l'équipage. Or il avait encore besoin de son véhicule humain. Il lui fallait maintenant choisir un autre aiguillage.

La mort de Montréal n'aurait servi à rien.

CHAPITRE XIV

Sibrit de Ma-Jahi, épouse de Menati Imperator : de nombreuses interrogations subsistent au sujet de celle qui fut la première dame de l'Ang'empire de l'an 1 à l'an 16. Elle avait épousé le seigneur Ranti Ang en premières noces, mariage qui servit principalement à apaiser les populations de la province de Ma-Jahi, enclines à la rébellion. Puis, à la mort du seigneur Ranti Ang (à l'issue d'un complot qu'elle est soupçonnée d'avoir fomenté), elle devint l'épouse de Menati Imperator auquel, malgré l'insistance des douairières du palais impérial, elle ne donna aucun héritier. Le mystère de la disparition de dame Sibrit n'a jamais été élucidé. Elle cessa de paraître à la cour à la suite d'un scandale qu'elle avait elle-même orchestré : elle obligea dame Veronit de Motohor, une courtisane de haute noblesse, à déambuler entièrement nue dans les couloirs du palais (an 16). L'impératrice fut-elle victime de la vengeance des Motohor, comme le soutiennent certains historiens ? A l'opposé de cette hypothèse, certains éléments permettent de penser qu'elle fut traduite devant un tribunal sacré pour faits de sorcellerie et que la sentence le supplice de la croix-de-feu à combustion lente fut appliquée sur une place publique de Romantigua, le cœur historique de la cité impériale. Anatul Hujiak, le grand érudit néoropéen, prétend quant à lui qu'elle tomba dans un piège tendu par le sénéchal Harkot : elle prit un effacé pour amant, un homme dans l'esprit duquel les Scaythes avaient implanté un programme mental d'assassinat.

Lorsque la deuxième épouse de Menati Imperator, dame Annyt Passit-Païr (an 16-an 23), décida de refaire la décoration de ses appartements, les ouvriers exhumèrent de multiples cadavres ou squelettes des murs et sous-sols des quartiers de l'impératrice. On comprit alors que les rumeurs les plus folles qui avaient couru sur le compte de dame Sibrit n'étaient que l'expression de la terrible vérité et que ses nombreux surnoms (l'Impératrice Rouge, la Provinciale Sanguinaire, la Putain Démoniaque, la Gourgandine Infernale, etc.) étaient justifiés : elle se baignait bel et bien dans le sang frais des hommes qu'elle attirait dans sa chambre. Elle les étranglait à l'aide d'un filin magnétique au moment précis où ils s'abîmaient dans l'extase, et les égorgeait ensuite avec ses ongles et ses dents. On sut à ce moment-là quel monstre avait abrité le palais impérial, et on plaignit Menati Imperator...

 

« L'histoire du grand Ang'empire »,

Encyclopédie unimentale

 

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