« Encore combien de temps avant le passage du vaisseau ? demanda Marti de Kervaleur.

— Ah, l'impatience de la jeunesse ! soupira Robin de Phart. Ce genre de vaisseau est un peu comme les bateaux à voile de la préhistoire : on sait quand ils partent, on ne sait pas quand ils arrivent. Vous n'êtes pas bien dans notre chère Cité de l'Espace ? »

Marti n'eut pas besoin de répondre au vieux Syracusain : ses yeux battus, sa barbe clairsemée, son allure négligée, son costume froissé, tout en lui exprimait l'ennui, la morosité, la mélancolie.

Les deux Syracusains se retrouvaient tous les jours dans le même restaurant du quartier skoj. Là, devant une tasse de kawé, un épais liquide noir et bouillant, ils tuaient les heures en évoquant les charmes de leur planète. Pour le jeune Kervaleur, la présence d'un complanétaire dans cet univers clos, étouffant, dangereux qu'était la Libre Cité de l'Espace avait représenté une bouffée d'air frais.

Deux mois standard plus tôt, Marti s'était rematérialisé nu et couvert de sang dans le sas de réception des transferts cellulaires. Il n'avait pas eu le temps de se remettre de l'effet corrigé Gloson, le mal traditionnel des transferts par déremat, que les sangles de saisie d'un robot s'étaient enroulées autour de ses membres et l'avaient réduit à l'immobilité. Puis des pinces automatiques à prélèvement cellulaire et des sondes à résonance magnétique s'étaient abattues sur lui comme des vautours sur une charogne. Le robot lui avait injecté un somnifère. Il s'était endormi, avait repris conscience, affublé d'une longue tunique rayée, dans une sorte de gigantesque dortoir où l'on regroupait les « tempos », catégorie qui comprenait les visiteurs occasionnels, les hommes d'affaires extérieurs et les précaires dont les dossiers de candidature à l'admission définitive étaient en cours d'établissement.

Les citadimes, les permanents administratifs de la cité, avaient longuement interrogé Marti sur les raisons de sa présence dans leurs murs de métal. A quelques détails près il s'était bien gardé de parler du rituel de sacrifice et d'accouplement collectif pratiqué par les farouches guerriers du Mashama , il leur avait dit la vérité : il faisait partie d'un mouvement révolutionnaire sur Syracusa, lequel mouvement avait été trahi par l'un des siens et démantelé par les forces de l'ordre public. Il avait eu le temps de se glisser dans un déremat au moment où les interliciers avaient surgi dans leur repaire clandestin.

« Un déremat ? s'était étonné un citadime. Je croyais que tous les déremats étaient contrôlés par l'interlice et l'Eglise kreuzienne.

Nous comptions dans nos rangs le fils du président de la C.I.L.T. Il avait récupéré un déremat défectueux avant son passage dans un four de recyclage et l'avait réparé...

Dangereux de se rematérialiser dans l'enceinte de la cité... Si tu avais fait le moindre geste équivoque, les robots t'auraient instantanément injecté un arsenicron et éjecté dans l'espace. Pourquoi avais-tu du sang sur le corps ? Tu ne présentais pourtant aucune trace de blessure...

Euh... nous nous sommes battus avec les interliciers... Un blessé s'est effondré sur moi...

Une blessée. L'analyse sanguine est formelle : ce sang appartient à une femme.

Peut-être... Tout s'est passé tellement vite...

Demandes-tu le statut de libre citadin de l'espace ?

Je ne sais pas... »

Les citadimes s'étaient retirés pour délibérer. Une heure plus tard, l'un d'eux, un homme d'une cinquantaine d'années, était revenu énoncer le verdict : Marti était classé dans les « tempos » jusqu'au passage du vaisseau du viduc Papironda.

« Comment comptes-tu subvenir à tes besoins ? »

Marti avait haussé les épaules.

« Tu n'es plus sur Syracusa ! Ici, l'air, le gîte et le couvert se paient. Quelles sont tes compétences ? »

Le jeune Kervaleur avait jugé qu'il aurait été déplacé de lui retracer l'existence dorée d'un fils de grande famille syracusaine.

« Euh... je n'ai pas vraiment de spécialité...

En ce cas, tu seras affecté au service de nettoyage et de retraitement des déchets. Cela paiera ton air, ton gîte et ton couvert. Mais si tu veux embarquer à bord du vaisseau de Papironda, il va falloir te débrouiller pour gagner de l'argent. Beaucoup d'argent.

Comment ?

Tu verras, pour un beau gosse comme toi, syracusain qui plus est, les occasions ne manqueront pas... »

A partir de ce jour avait commencé une nouvelle et difficile existence pour Marti. La cité, un gigantesque assemblage en étoile de vaisseaux antiques, restaurés, reliés entre eux par des ponts étanches de transbordement les rues principales , se divisait en seize quartiers. A la population initiale, composée de raskattas, d'individus classés à l'Index, opposants politiques à l'Empire ou criminels de droit commun, étaient venus s'ajouter des émigrants, de pauvres hères des planètes environnantes que le mirage de la cité avait attirés comme des lucioles de l'espace. La démographie galopante contraignait les citadimes à chercher sans cesse de nouvelles solutions pour augmenter les capacité d'accueil. Ils avaient déjà rajouté trente vaisseaux à l'assemblage de départ, mais, outre qu'il leur était de plus en plus difficile de dénicher des appareils en bon état l'avènement des déremats, sept cents ans plus tôt, avait entraîné la destruction ou la mise au rebut de milliers de navettes trans-stellaires , la cité avait désormais atteint un seuil critique de développement. Les quartiers (les branches de l'étoile) étaient devenus des villes dans la ville, avec leur propre gouvernement, leurs propres lois, leurs propres milices, et les citadimes rencontraient des difficultés grandissantes à fédérer l'ensemble. Les trafics de toutes natures et les guerres entre bandes prenaient désormais des proportions inquiétantes. Il n'avait fallu qu'une quinzaine d'années standard pour transformer en cauchemar le rêve libertaire de quelques raskattas humanistes.

En plus du central d'oxygène et de l'office d'assainissement, les citadimes contrôlaient le système de défense, constitué d'un bouclier magnétique extérieur et d'une armée de robots T.H.S. (très haute sensibilité) qui détectaient et neutralisaient la plus infime présence suspecte, humaine mais également matérielle, comme les microbombes lumineuses à retardement ou les missiles autoguidés à fission qu'expédiaient régulièrement les forces impériales basées sur les mondes environnants. En tant que membre du service de nettoyage, Marti avait reçu une combinaison rouge, un masque respiratoire d'appoint et un passe ondulatoire, une petite carte magnétique qu'il portait en permanence autour du cou.

Les éboueurs, surnommés les « Ecarlates », étaient pratiquement les seuls citadins à pouvoir fréquenter les seize quartiers sans jouer leur vie à pile ou face. Sans eux, les kilomètres de tubes métalliques des vaisseaux raccordés se seraient rapidement engorgés et transformés en irrespirables dépotoirs. C'était incroyable ce qu'une ville spatiale de quelque trois cent mille âmes pouvait engendrer comme quantité de déchets. L'exiguïté des appartements-cabines, des ruelles-coursives et des compartiments communs se conjuguait à l'indiscipline et à l'inconscience générales pour produire des dépôts sauvages d'ordures que les puissantes souffleries projetaient sur les grilles d'aération, sur les producteurs de gravité artificielle et sur les turbines d'ancrage.

Pour quelqu'un comme Marti de Kervaleur, habitué depuis toujours au luxe et à l'oisiveté, le travail d'éboueur, un travail physique, âpre, ingrat, s'apparenta à un séjour en enfer. Il apprit à se faufiler dans les tubes tournants, étroits, afin de pulvériser, à l'aide d'une poire à rayons omicron, les résidus organiques de ses nouveaux concitoyens. A descendre dans les soutes, les pieds alourdis de semelles métalliques, le visage recouvert de son masque d'appoint, pour dégager les bouches d'évacuation obstruées par les débris synthétiques. A grimper dans les caissons supérieurs des coques pour atomiser les scories métalliques abandonnées par les sondes réparatrices. Les premiers jours, il avait bien cru mourir d'épuisement. Les courbatures et les crampes avaient envahi ses muscles, aussi durs que du bois. Les multiples écorchures de son visage, de son cou et de ses mains s'étaient infectées, avaient donné naissance à de grosses pustules aussi répugnantes à contempler que douloureuses à percer. Lorsqu'il regagnait le dortoir des tempos à l'issue de ses dix heures de service, il se laissait tomber tout habillé sur son lit suspendu. Il n'avait même pas la force d'aller se rafraîchir sous la douche commune ou de se traîner jusqu'au réfectoire. Il restait là, recroquevillé sur lui-même, prostré, exténué, et les larmes coulaient silencieusement le long de ses joues hâves. Les fiers guerriers du Mashama avaient rêvé de conquêtes glorieuses, du cliquetis des armes blanches, du sang noble et clair des corps à corps, et les seuls adversaires que le jeune Kervaleur était convié à défier étaient les excréments d'une sinistre cité de l'espace. Il se demandait ce qu'étaient devenus les autres, Jurius de Phart, Iphyt de Vangouw, Romul de Blaurenaar, Halricq VanBoer... Annyt Passit-Païr... La belle Annyt dont il regrettait amèrement d'avoir piétiné les sentiments... Moisissaient-ils dans les geôles d'Òrg, la planète-bagne ? Brûlaient-ils à petit feu sur une croix à combustion lente ? Et Emmar Saint-Gai... Quels bénéfices cet immonde tas de graisse avait-il retiré de sa traîtrise ?... Le sommeil cueillait Marti au sommet de la vague d'amertume et le déposait sur les rives agitées des cauchemars.

Il s'était progressivement adapté aux dures vicissitudes de sa nouvelle condition. Des douze heures de sommeil des premiers temps, il était passé à dix, puis à huit, un gain de temps qu'il avait mis à profit pour visiter les différents quartiers de la cité. Chacun d'entre eux regroupait environ cent vaisseaux aboutés ou raccordés par des ponts transversaux. Etant donné que rien ne ressemble davantage à un métal gris passé qu'un autre métal gris passé, à un intérieur de vaisseau qu'un autre intérieur de vaisseau, les quartiers se différenciaient principalement par leur atmosphère et leur odeur. Là où dominaient les Skoj régnait une joyeuse anarchie, une ambiance de ruche vibrionnante, flânaient des odeurs capiteuses d'épices et d'encens, résonnaient les éclats de voix des camelots et les rires des femmes qui discutaient sur le pas des portes des cabines. Les six quartiers tenus par les ex-ressortissants de Makleuh, divisés en bandes qu'on appelait myriades, étaient à la fois plus silencieux, plus propres et plus dangereux. Les rares passants rasaient les cloisons de peur d'être mêlés à un règlement de comptes entre bandes. C'était le royaume de la mort secrète : elle frappait sournoisement, sans prévenir, à l'arme blanche, dans l'ombre des soutes ou des coursives désertes, et l'odeur prédominante était celle, entêtante, écœurante du sang. Restaient les quartiers à majorité néoropéenne, les plus disparates, les plus difficiles à définir. Cette hétérogénéité s'expliquait par le fait que l'amas de Néorop regroupait plusieurs planètes aux climats et civilisations bien distincts. Les types raciaux, les modes vestimentaires et les mœurs les plus diverses étaient condamnés à se côtoyer dans les espaces restreints de la cité spatiale. Une promiscuité interplanétaire qui engendrait des tensions, de brusques flambées de haine, des querelles, des rixes, des explosions de violence que les citadimes avaient depuis longtemps renoncé à réprimer (un moyen comme un autre de résoudre l'épineux problème de la surpopulation).

De temps à autre, lorsque de virulentes rages de nostalgie lui meurtrissaient l'âme, Marti se réfugiait dans une ancienne cabine de pilotage désaffectée l'équivalent d'un square et contemplait la voûte céleste au travers de la baie vitrée et du halo bleuté du bouclier magnétique. Il n'avait jamais appris à lire les cartes célestes et il était incapable de localiser le système double de Rose Rubis et de Soleil Saphyr, mais le spectacle de la voûte étoilée suffisait à l'apaiser, à le consoler.

Il avait compris ce qu'avaient voulu dire les citadimes lorsqu'ils avaient sous-entendu qu'il lui serait facile de gagner de l'argent. Où qu'il se rende, on l'interpellait, on l'abordait, homme ou femme, jeune ou vieux, on lui proposait des sommes non négligeables pour disposer de son corps pendant une heure ou plus. Il avait refusé dans les premiers temps, d'une part choqué qu'on s'adressât à lui comme à un vulgaire prostitué, d'autre part rebuté par l'apparence physique de ses solliciteurs. Puis il avait pris conscience que, s'il ne rassemblait pas l'argent nécessaire à son voyage avant le passage du vaisseau, il serait condamné à rester confiné pendant des mois, des années peut-être, à l'intérieur de ce bagne de fer. Des années à se faufiler comme un châtrât dans les tubes métalliques, à désintégrer les substances non identifiées qui flottaient dans l'atmosphère nauséabonde des caissons et des soutes.

Il avait donc accepté l'offre d'une Néoropéenne entre deux âges, vêtue d'un ensemble relativement élégant en regard de la mode des hardes crasseuses en vogue dans les coursives et les ponts étanches. Elle l'avait entraîné dans sa cabine, avait refermé la porte à double tour, s'était déshabillée à la hâte, s'était allongée sur une couchette et l'avait prié de lui faire l'amour. Il s'était acquitté au mieux de sa tâche, s'efforçant d'oublier l'âpre odeur de savon désinfectant qui imprégnait le corps de sa cliente, la mollesse de sa peau et la saveur acide de ses baisers. Sensible à sa conscience professionnelle, elle avait rajouté cinq unités standard aux quinze initialement promises. Ils étaient convenus de se revoir une fois par semaine.

Marti s'était peu à peu constitué un réseau de clientes régulières il avait catégoriquement refusé de céder aux hommes, bien qu'ils lui aient parfois proposé le double de ce que lui donnaient les femmes. Quelle que fût leur origine, skoj, néoropéenne, makleuhsienne, elles appréciaient la finesse de ses traits, la soie de sa peau et la délicatesse de ses manières. Le plus souvent mariées, elles déployaient des trésors d'imagination pour éloigner leur conjoint si ce dernier avait le mauvais goût de traîner dans la cabine aux heures ouvrables. Le statut d'éboueur du jeune Kervaleur, symbolisé par la combinaison écarlate et le passe, lui permettait de naviguer d'un quartier à l'autre sans que les milices ou les bandes s'avisent de le molester, de le rançonner, de le torturer ou de l'égorger. Son service à peine achevé, il prenait une douche, se restaurait et filait à son rendez-vous du jour.

En quelques semaines, il était parvenu à amasser plus de deux mille unités standard. Il y avait également gagné un surcroît de fatigue, qui parfois le conduisait au point de rupture, au bord de la nausée, mais le gonflement régulier de son pécule l'exhortait à tenir le coup, à satisfaire sa clientèle d'infidèles malgré le profond dégoût qui le gagnait.

Cette double activité professionnelle avait perduré jusqu'au jour où il avait rencontré le sieur Robin de Phart. Au sortir d'un rendez-vous d'affaires particulièrement éprouvant (une Makleuhsienne nymphomane), pris d'une soudaine fringale, il était entré dans la salle enfumée d'un restaurant skoj situé à quelques pas du central d'oxygène, près de ce qu'il était convenu d'appeler une place publique. Il s'était assis à une table et avait commandé un repas. Un vieil homme aux cheveux gris et au visage parcheminé s'était alors approché de lui. Marti avait présumé qu'en dépit de l'étrange noblesse de ses traits, il faisait partie des innombrables consommateurs d'amour vénal qui hantaient la cité.

Le vieil homme s'était planté devant la table et l'avait longuement observé.

« Qu'est-ce que vous me voulez ? avait lancé le jeune

Kervaleur, agressif, désireux de se débarrasser au plus vite de l'importun.

Vous êtes d'origine syracusaine, n'est-ce pas ? »

Contrairement à la plupart des citadins, le vieil homme parlait un impériang totalement dépourvu d'accent et, fait rarissime, plaçait les inflexions toniques sur les bonnes syllabes. Le serveur, un Skoj au visage grêlé, l'avait écarté sans ménagement du bras pour poser un récipient de porcelaine synthétique sur la table.

« Peut-être, et alors ?

Permettez-moi de me présenter : Robin de Phart, ethnosociologue... »

Marti leva la tête et examina son interlocuteur entre les volutes entrelacées de fumée qui s'élevaient du plat.

« Phart ? Vous êtes de la famille vénicienne de Phart?

Non seulement votre question induit la réponse, mon jeune ami, mais elle m'indique que vous avez vous-même quelque chose à voir avec le petit monde courtisan. Me permettez-vous de prendre place à votre table ? »

A partir de ce jour, les deux Syracusains s'étaient régulièrement rencontrés au restaurant skoj. Loin du monde natal, les complanétaires font de merveilleux confidents, et Marti avait ressenti le besoin pressant de s'alléger de quelques-uns de ses souvenirs, de dévider le fil de son histoire, n'occultant que les sacrifices rituels et les copulations collectives du Mashama.

« Combien vous ont rapporté vos prouesses amoureuses ?

Environ deux mille unités standard.

Et c'est avec ça que vous comptez payer votre voyage ? Le viduc Papironda vous en demandera plus de cinquante mille ! Son vaisseau devrait faire escale dans deux mois. Calculez le nombre de femmes qu'il vous faudra... honorer d'ici là, si tant est qu'elles s'acquittent de leur dette, et vous comprendrez vite à quel défi physiologique vous serez confronté ! Vous avez beau être jeune et vigoureux, je vous imagine mal satisfaire plus de deux mille clientes en un laps de temps aussi court... »

Atterré par les paroles de Robin de Phart, Marti avait fait appel au fantôme de son contrôle A.P.D. pour contenir les larmes qui lui montaient aux yeux.

« Je m'en voudrais de laisser un complanétaire dans la peine, avait repris Robin de Phart avec un large sourire. La somme dont je dispose suffira probablement à régler le montant de deux traversées spatiales. Vous pouvez donc cesser toute relation avec votre clientèle... pour peu, bien entendu, que vous acceptiez de voyager en ma compagnie jusqu'à l'amas planétaire de Néorop... »

Marti s'était demandé si la proposition très tentante de Robin de Phart ne s'assortissait pas de clauses sous-jacentes inavouables.

« En tout bien tout honneur, cela va de soi, avait ajouté le vieux Syracusain avec des lueurs de malice dans les yeux. Il y a bien longtemps que j'ai renoncé aux plaisirs de la chair. La solitude me pèse et, si j'achète quelque chose de vous, ce sont les instants d'enchantement que me procure votre conversation. En revanche, je ne peux payer aux citadimes le forfait pour votre air et votre gîte. Vous serez donc condamné à jouer les nettoyeurs jusqu'au passage du vaisseau... Qu'en pensez-vous ? »

Bouleversé, Marti s'en était voulu d'avoir mis en doute la sincérité des intentions de Robin de Phart. Il avait balbutié des remerciements, puis il s'était rendu compte que, s'étant surtout attaché à parler de lui-même, il ne savait pratiquement rien de son interlocuteur.

« Et vous, qu'êtes-vous venu faire dans un endroit pareil ?

— Je suis classé à l'index des grands hérétiques. J'ai été condamné à la croix-de-feu à combustion lente en l'an 1 de l'Ang'empire. Cela fait donc quinze ans que je joue à cache-cache avec les interliciers et les Scaythes inquisiteurs de l'Eglise kreuzienne. Etant donné que la Cité de l'Espace est le dernier îlot de liberté dans l'univers, il est assez logique que je m'y sois réfugié. Un vaisseau de contrebande m'a déposé ici il y a treize mois de cela. J'ai sollicité et obtenu le statut de libre citadin, grâce auquel j 'ai eu le droit de louer une cabine individuelle, oh ! pas une suite luxueuse : un réduit, un placard amélioré.

Pour quel motif vous a-t-on condamné ?

Propos hérétiques et blasphématoires... que je n'ai bien sûr jamais tenus. En réalité, les kreuziens m'ont intenté un procès par contumace parce que j'étais un ami de Sri Alexu, l'un des derniers maîtres de la science inddique.

Sri Alexu ? Jamais entendu parler...

Et des guerriers du silence ?... D'une certaine Naïa Phykit ? »

C'était la première fois qu'on le prononçait devant lui et pourtant ce nom éveilla un vif intérêt dans l'esprit de Marti. Il résonnait en lui comme un appel familier et lointain, comme une promesse de rencontre, comme une croisée des destins. Il fut saisi d'une sorte de vertige mental, d'une exaltation qui provenait du plus profond de ses fibres.

« Non, bien sûr, vous ne la connaissez pas, poursuivit Robin de Phart. Les parents et les maîtres d'éducation se sont empressés de se conformer aux instructions du sénéchal Harkot... Sri Alexu avait une fille, Aphykit, ou Naïa Phykit, selon l'expression populaire. Elle se trouvait dans le monastère absourate lors de la bataille de Houhatte. Son père l'avait envoyée à la rencontre du mahdi Seqoram, le grand maître de la chevalerie absourate, l'un des deux autres initiés de l'Indda. Les Scaythes inquisiteurs ont fouillé la planète Selp Dik dans ses moindres recoins mais ils n'ont jamais retrouvé sa trace.

Peut-être est-elle morte... »

A peine eut-il prononcé ces mots que Marti eut la certitude du contraire. Non seulement elle était vivante mais il lui fallait partir à sa recherche. Une force mystérieuse l'y poussait, comme un vent surgi d'une zone inconnue, inexplicable, de lui-même.

« J'ai acquis la certitude qu'elle a survécu à l'incendie du monastère absourate et qu'elle a trouvé un moyen de gagner un autre monde, déclara Robin de Phart.

Quel monde ?

N'y voyez aucune offense, mais je préfère momentanément garder cette information pour moi-même. »

Le vieux Syracusain s'était levé. Avant de se dissoudre dans le flot humain qui ondulait dans le clair-obscur des coursives, il s'était retourné et avait longuement fixé son complanétaire. Il était vêtu d'une ample veste blanche et d'un pantalon bouffant noir, à la mode skoj, et ses cheveux ondulés formaient une auréole grise autour de sa tête. Marti s'était demandé si le sieur de Phart, descendant de l'une des plus illustres familles véniciennes, avait réussi à s'accoutumer à l'absence de colancor, cette seconde peau dont les Syracusains ne pouvaient plus se passer.

« Vous aurez la réponse à votre question si vous décidez d'aller jusqu'au bout du voyage, mon jeune ami... De votre voyage... »

Marti progressait lentement dans le tube d'aération. Des robots de sécurité, encastrés dans les parois métalliques, agitaient de temps à autre leurs sangles de saisie, mais il suffisait au jeune Kervaleur de tendre son passe ondulatoire pour qu'elles réintègrent aussitôt leurs gaines. A la fin de son service, une irrésistible impulsion l'avait entraîné à visiter le central d'oxygène, gigantesque bloc auquel étaient reliées toutes les canalisations des vaisseaux. Il avait attendu que ses collègues Ecarlates, des émigrants de toutes origines, de pauvres bougres condamnés à trimer toute leur vie pour payer leur oxygène et leur nourriture, se soient engagés dans le corridor du vestiaire pour leur fausser compagnie et emprunter la succession de coursives et de ponts qui menait au central. La généreuse proposition de Robin de Phart lui avait permis de rompre unilatéralement toute relation commerciale avec ses clientes. Il disposait donc de tout son temps.

Une fois parvenu au pied de la muraille métallique du central, il n'avait marqué aucune hésitation. Il avait descellé la grille d'une bouche d'aération et s'était glissé dans le tube. Il avait pris soin de remettre la grille en place, d'effacer toute trace de son passage. Bien qu'il n'y eût jamais mis les pieds, il connaissait le plan du central dans ses moindres détails, comme s'il était gravé dans son cerveau. Il avait l'impression que quelqu'un d'autre agissait à sa place, un Marti inconnu, déterminé, implacable. Il lui semblait remplir une mission de préparation, de reconnaissance. Reconnaissance de quoi, il ne le savait pas encore, il savait seulement qu'il devait ramper jusqu'à l'extrémité de ce tube, puis en remonter un second jusqu'au cœur du grand générateur.

Les citadimes, même les plus anciens, ignoraient l'existence de ce passage. Seuls auraient pu s'en souvenir les techniciens fondateurs de la Cité de l'Espace mais ces derniers avaient mystérieusement disparu depuis une dizaine d'années standard. Le central, l'organe vital de la cité, faisait l'objet d'une surveillance permanente. Des rayons à identification cellulaire en balayaient les coursives d'accès, des automates équipés d'ondemorts en gardaient chaque porte codée, chaque soute intermédiaire, chaque sas blindé. Mais dans le tube anodin qu'il avait emprunté, Marti ne rencontrait aucune autre adversité que les sangles de saisie qui cessaient de danser dès qu'elles détectaient les ondes de son passe. Les techniciens avaient probablement prévu ce dégagement pour permettre aux réparateurs d'intervenir, en cas d'urgence, dans les plus brefs délais. Comme l'urgence ne s'était jamais présentée et qu'ils n'avaient jamais eu besoin de consulter les plans, les citadimes avaient oublié jusqu'à son existence.

Chaque mouvement de Marti soulevait une irrespirable poussière. Le rayon de sa torchelase captait des formes étranges, des filaments gluants qui ressemblaient à des algues et qui flottaient au gré des imperceptibles souffles d'air. Sur les parois s'était déposée une sorte d'humus, un épais mélange de matières organiques en décomposition. A certains endroits, les filaments étaient tellement denses qu'il était obligé de les arracher pour se frayer un passage. Une sueur acide lui perlait sur le front, lui dégringolait dans les yeux. L'air, surchargé de particules toxiques, lui irritait la gorge et les poumons. Il regrettait de ne pas avoir emporté son masque d'appoint. Il se promit d'y penser la prochaine fois... La prochaine fois ? Il y aurait donc une autre exploration de ce genre ? Dans quel but ? Qui décidait et agissait à sa place ? Qu'est-ce qui l'empêchait de revenir sur ses pas malgré la folle envie qui l'en saisissait ?

Plus il s'enfonçait dans le tube et plus s'amplifiait le grondement du générateur. Il se retrouva bientôt dans une soute intermédiaire, obscure, sur les parois de laquelle se découpaient une dizaine d'autres bouches rondes. Un robot surgit soudain de l'obscurité et se dirigea vers lui. Un modèle T H.S. mobile, un tronc de métal argenté équipé de deux chenillettes crantées qui crissaient sur le plancher. Un volet coulissa sur la partie centrale du tronc. De la cavité jaillit le canon court d'un ondemort.

Marti ne perdit pas son sang-froid. Son cerveau, lucide, résolu, lui transmettait des instructions claires, précises. Il baissa sa lampe, leva lentement son passe à hauteur de l'ondemort. Le T.H.S. resta un long moment immobile, comme déconnecté, puis un œil blanc s'alluma au-dessus du volet, crucifia les ténèbres. Les secondes s'égrenèrent, interminables. Marti, pétrifié, suspendu à l'analyse ondulatoire du robot, retenait son souffle. Il était conscient que la réussite de sa mission quelle mission ? dépendait entièrement de la réaction du surveillant mécanique.

L'œil s'éteignit enfin, l'ondemort réintégra sa niche, le volet se referma dans un claquement sec. Les chenilles s'ébranlèrent, entamèrent un mouvement tournant, grincèrent affreusement sur le plancher métallique, et l'obscurité avala peu à peu le T H.S., gardien mystifié de la soute.

Marti essuya d'un revers de manche la sueur qui lui ruisselait sur le front. Il mijotait dans son épaisse combinaison et ses bottes. Un terrible sentiment de solitude le suffoqua. L'autre, celui qui avait investi son esprit, celui qui décidait et agissait à sa place, l'amputait de son humanité. L'autre il le pressentait n'était pas un être de chair et de sang mais un démon venu des non-univers pour semer la mort et la désolation sur les mondes recensés. Et pourtant, Marti n'avait ni les moyens ni l'envie de se rebeller. Il ne lui restait pas d'autre choix que d'accepter d'être un agent du malheur.

Le rayon de la torchelase balaya la paroi. La troisième bouche était celle de la veine étroite et abrupte qui menait au cœur du générateur. Trente minutes furent nécessaires à Marti pour la parcourir. Les parois lisses, glissantes, dépourvues de prises, ne lui facilitèrent pas l'ascension. Ici, plus d'humus, plus de filaments, rien d'autre qu'une pellicule de poussière fine qui voletait au moindre déplacement d'air. Le T.H.S. de la soute, s'il s'était laissé abuser par le passe ondulatoire, remplissait parfaitement son rôle d'assainisseur : il détruisait impitoyablement les déchets solides qui atterrissaient dans sa zone de surveillance.

Le rugissement du central transperçait les tympans du jeune Kervaleur. L'extrémité du siphon était fermée par une grille vissée à la cloison. Ce fut un jeu d'enfant que de la démonter. Marti n'eut même pas besoin d'utiliser le minuscule tournevis dont était équipé chaque Ecarlate. Il lui suffit de tirer d'un coup sec et les vis, rongées par la rouille, se brisèrent comme de vulgaires brindilles.

Il pénétra dans la salle du central, une immense pièce dont le rayon de la torchelase ne parvint pas à révéler le plafond. Le bruit se faisait maintenant assourdissant. Une multitude de conduits partaient du corps du générateur, un bloc cylindrique, compact, gris mat, d'une trentaine de mètres de diamètre et d'une centaine de mètres de haut. Le central cumulait les rôles de pompe cardiaque et de poumon. Les gaz carboniques, aspirés par des hottes sensitives disposées tout au long des coursives et dans les cabines, se déversaient dans des cuves moléculaires. Entraient alors en jeu les synthétiseurs, des appareils filtrants qui se chargeaient de séparer les molécules d'oxygène et de carbone. Les filtres emprisonnaient les déchets carboniques et l'oxygène retraité était projeté dans les tubes d'alimentation. C'étaient les citadimes qui se chargeaient du remplacement des filtres, des tamis photosynthétiques fabriqués sur les mondes Skoj et dont le vaisseau du viduc Papironda assurait l'approvisionnement régulier.

Marti fit le tour du générateur, promenant le rayon de sa torchelase sur la gigantesque masse grise engoncée dans son entrelacs de tubes recouverts d'une épaisse poussière noire. L'insupportable vacarme lui imposa de coincer le manche de sa lampe entre ses dents et de se boucher les oreilles avec les doigts. D'énormes canalisations se dressèrent devant lui, le contraignirent à se faufiler entre leur ventre obèse et le plancher, des goulets tellement étranglés qu'il rencontrait les pires difficultés à s'en dégager, qu'il abandonnait des lambeaux de tissu et de peau sur le métal surchauffé.

Il repéra soudain une petite excavation quelques mètres au-dessus de lui. De la même manière que cela s'était passé devant le T H.S., son cerveau lui intima des ordres clairs, concis, impérieux. Se servant des tubes échelonnés comme des barreaux d'une échelle, il commença à grimper le long du générateur. Les vibrations générées par le grondement des turbines provoquèrent un incoercible tremblement de ses membres. Il eut de plus en plus de mal à maîtriser ses mouvements. Ses tympans saturés l'élançaient douloureusement. A plusieurs reprises, la torchelase faillit lui échapper des mains.

Il se hissa à hauteur de l'excavation, un renfoncement pratiqué dans l'épaisse enveloppe métallique du central. Il se jucha à califourchon sur un tube coudé. D'une main il agrippa un bord de la cavité, de l'autre il en éclaira l'intérieur. Il découvrit les touches rondes et poussiéreuses d'un clavier de mémodisque.

Un flot d'informations techniques jaillit soudain d'un recoin de son cerveau. Le rôle de ce clavier, relié au mémodisque de la cité, consistait à refermer les valves des canalisations qui nécessitaient des travaux urgents de nettoyage ou de réparation. Il avait été placé en hauteur de manière à échapper à l'attention des agents impériaux infiltrés (on en avait démasqué quelques-uns qu'on avait renvoyés à l'expéditeur en petits morceaux). Les citadimes répugnaient à condamner les tubes, même provisoirement, parce qu'ils n'aimaient pas descendre dans la salle du générateur et se livrer à une gymnastique éreintante pour accéder au clavier. Ils ne s'en servaient donc jamais. En cas de besoin, ils se contentaient d'envoyer des microsondes dissolvantes ou colmatantes dont ils suivaient les évolutions sur des écrans de contrôle. Les sondes présentaient l'avantage sur les hommes de pouvoir travailler dans n'importe quelles conditions.

Marti fixa les touches poussiéreuses jusqu'au vertige. Des chiffres défilèrent dans sa tête.

Un code d'accès.

Un code qui commandait la fermeture générale des valves des tubes de circulation d'oxygène. Lors de son prochain passage, il lui suffirait de saisir cette succession de chiffres sur le clavier pour interdire au précieux gaz de se diffuser dans les vaisseaux. Les citadins ne verraient pas la différence dans les premiers temps. Au bout de quelques heures, ils ressentiraient une fatigue inhabituelle, une lourdeur dans les membres, une forte migraine. Les plus résistants se traîneraient jusqu'à leur cabine pour s'étendre sur leur couchette, les autres s'allongeraient directement sur le plancher des coursives et des ponts. Le code aurait également détruit les données du mémodisque général, et les citadimes n'établiraient pas la relation entre l'asphyxie de la cité et cet insignifiant clavier de la salle du générateur. Les hottes continueraient d'aspirer les gaz carboniques, qui satureraient les cuves et les filtres. Les joints et les valves ne résisteraient pas longtemps à la brutale montée de la pression atmosphérique. Le cœur du générateur se disloquerait, des lézardes se formeraient le long des tubes, des cloisons et des carènes. Le vide, la hantise des populations spatiales, s'engouffrerait avidement dans les ponts, dans les coursives, dans les cabines. Une formidable secousse désarticulerait les vaisseaux raccordés en étoile, les gaz furieux prendraient d'assaut les turbines, les réservoirs d'énergie magnétique. Une effroyable déflagration embraserait l'espace.

L'avenir des trois cent mille humains de la cité reposait sur un simple mouvement des doigts de Marti de Kervaleur.

La prochaine fois, ordonna l'autre, le démon. Une heure avant d'embarquer sur le vaisseau du viduc Papironda...

« La Libre Cité de l'Espace... » murmura San Frisco.

Contrairement à Jek, qui avait le cœur au bord des lèvres, le second ne semblait pas avoir été incommodé par l'émergence du Papiduc de son bond Shlaar.

D'une démarche hésitante, le petit Anjorien se rapprocha de la baie et contempla la multitude de formes scintillantes reliées les unes aux autres par des tubulures grises. De loin, l'ensemble faisait penser à un monumental jeu de construction.

« Nous n'y resterons que deux jours standard, reprit San Frisco. Le temps de décharger les marchandises. C'est largement suffisant : mon cœur et ma tête étouffent rapidement à l'intérieur de cette boîte en fer.

Le Papiduc est aussi une boîte en fer ! » fit observer Jek.

San Frisco lança un regard de biais au petit Anjorien.

« Il y a une différence fondamentale, prince des hyènes : le Papiduc est un monde en mouvement...

Peut-être, mais ma tête et mon cœur étouffent dans ce monde en mouvement ! Et je suis bien content d'aller faire un tour dans la boîte en fer... »

Un halètement rauque secoua le second, ce qui chez lui équivalait à un fou rire.

« Le grand prince des hyènes souffre du mal de l'espace... L'ignorant considère le ciel comme un ennemi, le sage s'en fait un ami... »

Les discussions avec San Frisco avaient constitué les seules véritables récréations de Jek tout au long des trois mois standard qu'avait duré le voyage. Bien que le second eût la fâcheuse manie de parler par énigmes ou par sentences, il tenait un peu le rôle de p'a At-Skin pour le petit Anjorien (un p'a plus svelte, plus ténébreux et moins fanfaron). Une sympathie visiblement réciproque, puisque San Frisco n'avait jamais manqué de venir le rejoindre dans sa cabine lorsque s'achevaient ses quarts de permanence.

Jek avait mis à profit ses longues plages de temps libre pour explorer le Papiduc de fond en comble : les salles des machines, la cabine de pilotage, les soutes bourrées de caisses, de conteneurs, de véhicules, les compartiments où s'entassaient les émigrants des mondes Skoj, les uns désireux de demander leur admission à la Libre Cité de l'Espace, les autres de chercher fortune sur les planètes de l'amas de Néorop. Il avait parcouru des kilomètres de coursives, s'était faufilé dans les caissons d'étanchéité, s'était fourvoyé dans des passages qui ne menaient nulle part, avait visité des cabines ensevelies sous les archives, les pièces détachées et les moisissures... La tendresse maladroite de m'an At-Skin lui manquait à tel point qu'il descendait parfois dans les compartiments des émigrants, se rencognait contre une cloison et épiait, pendant des heures, les femmes skoj. Celles-ci n'avaient aucun sens de la pudeur certaines régions reculées des mondes Skoj n'avaient pas encore reçu la révélation du Verbe Vrai du Kreuz et des obligations vestimentaires qui en découlaient et il leur arrivait de déambuler entièrement nues dans les coursives. Du coin de l'œil, il leur dérobait quelques précieuses minutes d'intimité, il chapardait le grain de leur peau blanche, les filets noirs et brillants de leur chevelure, les ondoiements de leur poitrine, les plis de leur ventre...

Un autre rituel avait rythmé la monotonie du voyage : le repas quotidien auquel le conviait le viduc Papironda. Le maître du Papiduc, que ses hommes redoutaient comme la peste nucléaire, se métamorphosait en hôte prévenant et disert dès qu'il se retrouvait en tête à tête avec son petit invité. Des microdômes géodésiques lumineux ornaient la table, scellée au plancher de la salle à manger et recouverte d'une nappe immaculée. Jek, qui prenait ses autres repas en compagnie des hommes d'équipage au restaurant commun, ne chipotait pas sur les mets savoureux préparés et servis par le cuisinier personnel du viduc. Son estomac devenait subitement un gouffre impossible à combler et son hôte le regardait se goinfrer d'un air à la fois étonné et amusé.

Leurs conversations avaient presque toujours tourné autour du même sujet : Artrarak. Le viduc avait longuement évoqué les circonstances de sa rencontre avec le vieux quarantain.

« Je venais tout juste d'acheter le vaisseau. J'étais en rade sur Franzia, une planète de l'amas de Néorop. Afin de constituer mon équipage, j'avais loué un bureau à Néa-Marsile, la capitale du continent occidental de Franzia. A cette époque cela se passait il y a plus de cinquante ans , les mondes néoropéens étaient en guerre. L'espace se couvrait des corolles lumineuses des explosions. La plupart des voies stellaires étaient coupées.

Pourquoi ils étaient en guerre ?

Est-ce qu'on sait vraiment pourquoi éclatent les guerres ? Un mélange de haine ancestrale, de mégalomanie gouvernementale et de mobiles économiques, je suppose... Les émissaires de la Confédération de Naflin avaient tenté de ramener les belligérants à la raison, mais sans succès. Un matin, un quarantain s'est engouffré dans mon bureau. Il avait de longs bras et une drôle de bouille. Il m'a demandé si mon vaisseau était disponible. Je lui ai répondu que ça dépendait du marché qu'il me proposait. Il m'a dit qu'il en avait besoin pour une livraison d'armes.

Artrarak vendait des armes ?

Il ne les vendait pas. Il n'a jamais eu le sens du commerce. C'était un agent de la chevalerie absourate. Il avait reçu l'ordre d'équiper les rebelles de Spain, menacés d'écrasement par les forces coalisées de Franzia, Nouhenneland et Alemane. L'ordre absourate ne voulait pas que Spain tombe aux mains des alliés.

Pourquoi ?

De la stratégie militaire. Trop compliqué à expliquer... "Qu'est-ce que je gagne dans cette histoire ? ai-je demandé à Artrarak. Pas d'argent, en tout cas, a-t-il répondu, mais une possibilité ultérieure de monopole commercial entre Néorop et Ut-Gen... Ut-Gen, ce minable caillou radioactif ? C'est précisément sa radioactivité qui lui donne toute sa valeur, a-t-il argumenté. A l'issue de la guerre, le marché des minerais irradiés connaîtra un formidable essor." Il a fini par me convaincre. Il a réussi ce tour de force de disposer de mon vaisseau et de mon équipage sans débourser une seule unité ! Trois jours plus tard, nous nous sommes posés sur un petit satellite mort où les agents absourates avaient dissimulé les armes, des filets ex-ex (expansifs-explosifs) de défense... Les combinaisons, les masques, le terrain accidenté, la très faible gravité, tout cela ne facilitait guère le travail et le chargement nous a pris plus d'une semaine... »

Le viduc avait ensuite raconté le long et périlleux voyage jusqu'à Spain, les incessantes parties de cache-cache avec les vaisseaux de guerre des coalisés, le franchissement du blocus stratosphérique...

« Artrarak nous avait entraînés en enfer ! Dix-sept des vingt-neuf moteurs du vaisseau avaient été touchés par les rayons supraconducteurs des batteries orbitales. Nous avons atterri en catastrophe sur Spain, un monde aussi noir et puant que le cul d'un phice des mondes Skoj ! Le pire est que ces crétins de Spainish nous ont pris pour des ennemis. Pendant trois jours standard, ils ont fait pleuvoir un vrai déluge de feu sur le Papiduc. J'ai été touché par une bombe à propagation lumineuse. Tiens, regarde... »

Il avait dégrafé sa veste et désigné les longues cicatrices qui lui barraient la poitrine et le ventre.

« Je n'étais pas beau à voir. J'avais perdu la moitié de mes tripes et de mes poumons. Tu n'imagines pas les dégâts que provoque une bombe à propagation lumineuse... »

Jek n'avait pas cherché à imaginer. « Tout le monde, et moi le premier, croyait que j'étais en partance pour les mondes de l'au-delà. Tout le monde, sauf Artrarak. Tandis que la bataille faisait rage dehors, il m'a installé dans une soute, m'a allongé sur un matelas et m'a soigné pendant plus de dix jours. Dix jours ! Des heures et des heures à m'enduire le corps avec un onguent de sa composition. Le plus incroyable était qu'il le fabriquait sur place. Il versait des poudres dans un réservoir de liquide de refroidissement, mélangeait le tout et en obtenait une sorte de pâte gluante qu'il étalait sur mes plaies. Et tu sais comment il retirait le pus ? »

Jek n'était pas certain d'avoir envie de savoir. « En l'aspirant et en le recrachant ! » Un haut-le-cœur avait saisi le petit Anjorien, et le dessert, un gâteau crémeux des mondes Skoj, avait pris un atroce goût de fiel.

« Artrarak le bêtazoomorphe m'a fait revenir de chez les morts, Jek... Mes plaies se sont cicatrisées et j'ai pu remonter dans ma cabine. Il me manquait juste et il me manque toujours un bout de poumon et quelques centimètres de boyaux. Mon équipage n'en revenait pas. Deux semaines plus tard, les Spainish ont reçu un message de l'Ordre absourate et se sont enfin rendu compte de leur méprise. Nous leur avons livré les filets ex-ex et, pour se faire pardonner, ils ont mis une armée de techniciens et de réparateurs à notre disposition. Nous sommes repartis un mois plus tard, escortés par leur chasse aérienne. Cette fois, nous n'avons pas rencontré de difficultés pour forcer le blocus stratosphérique : les filets ex-ex avaient détruit la plupart des batteries orbitales. Artrarak a tenu sa promesse. Je l'ai déposé à Glatin-Bat, la capitale de la zone contaminée d'Ut-Gen. Là, il m'a mis en rapport avec les trars des clans errants, avec lesquels j'ai signé des contrats d'exclusivité commerciale... Je ne l'ai jamais revu. J'ai appris qu'il avait rempli diverses missions pour le compte de la chevalerie absourate, puis qu'il avait décroché une dizaine d'années avant l'avènement de l'Ang'empire. En revanche, j'ignorais qu'il était venu s'établir dans ce trou à rats qu'est... qu'était le Terrarium Nord...

Il m'a aussi sauvé la vie ! s'était exclamé Jek, au bord des larmes. Il m'a donné son masque quand les kreuziens ont gazé le ghetto.

Artrarak est mort comme il a vécu, Jek : en seigneur. Tu as eu beaucoup de chance de l'avoir rencontré. La seule chose que je ne comprends pas, c'est pourquoi il t'a exhorté à te rendre sur Terra Mater. Avec un vaisseau comme le mien, il faut plus de vingt ans pour faire le voyage.

Artrarak m'a dit qu'il y avait des réseaux clandestins de passeurs sur Néorop.

Ont-ils des déremats ? Des relais cellulaires ? »

Jek avait esquissé une moue significative.

« Il serait plus raisonnable que tu restes avec moi, avait ajouté le viduc. L'univers est plein de dangers pour un enfant de huit ans. Je n'ai pas de fils, pas d'héritier...

Non ! Je veux devenir un guerrier du silence !

Artrarak n'a probablement jamais admis la défaite de l'Ordre absourate. La mainmise des Syracusains et de leurs valets, les Scaythes d'Hyponéros, sur les mondes recensés ne laisse que très peu de place à l'espoir. Il n'a pas eu d'autre choix que de se raccrocher à des rêves, à des chimères. Naïa Phykit, Sri Lumpa et leurs soi-disant guerriers du silence sont des créations de l'inconscient collectif... des légendes si tu préfères. Moi, je t'offre un avenir peut-être moins glorieux, mais concret et, par bien des côtés, enviable... »

Les paroles du viduc avaient semé la confusion dans l'esprit de Jek. Sa résolution, cette belle résolution qu'avait consacrée la soumission des hyènes, avait peu à peu décliné. Au cœur du vide interstellaire, là où les pieds reposaient sur un misérable plancher métallique, là où l'on ne pouvait lever les yeux sur aucun nuage, aucun soleil, aucune clarté, là où les grondements sourds des moteurs étaient les seuls chants d'oiseaux, là où l'air puait le carburant et le liquide de refroidissement, là où l'on se cognait sans arrêt aux cloisons, aux portes, aux canalisations, aux hommes, les moindres états d'âme prenaient des proportions effrayantes, les doutes devenaient des failles insondables, les souvenirs s'effilochaient comme des bancs de brume écharpés par le vent. Jek en était arrivé à remettre en cause l'existence de p'a et de m'an, ces deux personnages dont il avait de plus en plus de mal à reconstituer les traits.

Jek et San Frisco étaient maintenant seuls dans une salle annexe de la cabine de pilotage. Le regard du petit Anjorien se porta au-delà de la Cité de l'Espace et se perdit dans le vide interstellaire.

« Où se trouve l'étoile de Terra Mater ?

— On ne peut la contempler d'ici, prince des hyènes, répondit San Frisco. Tu vois l'essaim de points lumineux, là, juste en dessous de la cité ?... L'amas de Néo-rop...

C'est là d'où tu viens ? »

Le second hocha la tête. Ses cheveux noirs et lisses accrochèrent des éclats de lumière.

« De Jer Salem, un satellite de Franzia.

Tu n'as pas envie de retourner y vivre ? »

San Frisco enveloppa Jek d'un regard grave et pénétrant.

« J'étais un prince autrefois, comme toi, mais les miens m'ont banni.

Pourquoi ?

Ni mon cœur ni ma tête n'étaient en accord avec leur interprétation des textes sacrés... » Il observa un long moment de silence puis ajouta : « Mais le jour approche de l'épreuve de vérité. Un jour attendu par mon peuple, le peuple élu, depuis plus de huit mille ans. Nous saurons alors quelles têtes et quels cœurs auront eu raison. Nous saurons si les abyns, les prêtres gardiens de la tradition, ne se sont pas trompés.

C'est quoi, cette épreuve de vérité ?

Celle à laquelle les Jersalémines se préparent depuis la nuit des temps. Celle qui les conduira dans la nouvelle Jer Salem, l'Ancien et Nouveau Monde, la planète de l'Eternité... Je t'en parlerai plus tard, prince des hyènes. Pour l'instant, je dois m'occuper des manœuvres de raccordement à la cité... Autre chose : le viduc m'a chargé de te dire que tu es consigné à bord du vaisseau pendant toute la durée de l'escale.

Pourquoi ? Pourquoi ?

Tu es dans son cœur. Et il est plus difficile de sortir de son cœur que d'une boîte en fer. Si tu veux poursuivre ton voyage, il faudra que tu fasses preuve d'une grande détermination... Comme devant la horde de hyènes... »

Robin de Phart observait le gigantesque vaisseau par l'un des hublots de la salle d'embarquement. La carène noire, luisante, criblée d'innombrables tuyères, couvrait tout l'espace. Une trentaine de ponts transbordeurs saillaient de ses flancs et allaient se jeter dans les soutes de stockage de la cité. Les débardeurs finissaient de décharger les vivres, les filtres photosynthétiques et les autres produits de première nécessité. Robin de Phart se demanda où les citadins trouvaient l'argent pour payer ces montagnes de marchandises. Il supposait que le viduc Papironda, un homme réputé pour son intransigeance, sa férocité même, n'effectuait pas les ravitaillements par pure philanthropie.

Il se retourna et jeta un regard anxieux sur le sas de la salle d'attente, où régnait une véritable cohue. Marti n'avait toujours pas donné signe de vie et l'embarquement était prévu dans moins d'une demi-heure sidérale.

Le vieux Syracusain n'avait désormais plus le temps de partir à la recherche de son complanétaire. Ce dernier, excédé par le travail d'Ecarlate, s'était pourtant montré enthousiaste à la perspective de quitter la Cité. L'accostage du vaisseau avait paru lui insuffler une nouvelle énergie et il s'était dépouillé de la morosité, sa compagne favorite, comme d'un vêtement trop longtemps porté. Que s'était-il passé dans la tête du jeune Kervaleur ? Avait-il, au dernier moment, décidé de renoncer au voyage, de remplir un dossier d'admission définitive et de reconstituer son réseau de clientes ? Ou bien lui était-il arrivé quelque chose ?

Robin de Phart avait dû débourser cent vingt mille unités standard, soit la quasi-totalité de ses réserves pécuniaires, pour acquitter le montant de leur voyage. Il doutait fort qu'on lui en rembourserait la moitié s'il était seul à embarquer, mais ce n'était pas cette perte financière qui le désolait le plus (elle avait plutôt tendance à le soulager, car l'argent, s'il facilitait les transactions, induisait une méfiance de tous les instants, une prudence qui confinait à la paranoïa). Même s'ils ne se connaissaient que depuis quelques mois, Marti occupait une place prépondérante dans sa vie. Il avait commencé à éprouver pour son jeune compagnon un sentiment qui s'apparentait fort à de la tendresse paternelle, du moins le présumait-il car n'ayant jamais eu le loisir de fonder un foyer, il ne s'y entendait guère en paternité. Ses travaux d'ethnosociologie lui avaient pris tout son temps. Il avait prévu de réaliser une encyclopédie holographique des différentes lois et coutumes qui régissaient les peuples disséminés dans les étoiles. Il avait projeté d'étudier l'influence des conditions atmosphériques, de la gravité et de l'intensité des rayons solaires sur l'organisation sociale et religieuse des multiples ethnies humaines. Dessein ambitieux que son classement à l'index kreuzien avait réduit à néant.

En proie à l'inquiétude, il rivait maintenant son regard au sas de la salle d'attente, guettait l'apparition de la silhouette familière de son complanétaire. Les minutes s'égrenaient à une vitesse effarante. Le temps s'était réglé sur les battements accélérés de son cœur.

Le hululement d'une première sirène d'appel transperça le brouhaha. Les passagers, visiteurs, commerçants, citadins nostalgiques de leurs mondes d'origine, convergèrent vers les bouches de deux ponts d'embarquement. Les contrôleurs du vaisseau, en uniforme bleu nuit, procédaient à une première fouille corporelle, humiliante, brutale, sur les voyageurs avant de les autoriser à s'engouffrer dans le pont. Une brève échauffourée éclata entre les hommes d'équipage et un Makleuhsien qui n'appréciait visiblement pas la propension qu'avaient leurs mains à s'attarder sous les vêtements de sa femme. Il se calma et bredouilla de plates excuses lorsque le canon froid d'un ondemort vint lui caresser la nuque. Et pour lui faire définitivement passer le goût de l'insolence, les contrôleurs s'ingénièrent à explorer le corps de sa femme dans ses moindres recoins.

La salle d'attente se vida lentement de ses occupants. Le hurlement de la deuxième sirène d'appel déchira le silence qui, lentement, retombait sur les lieux. Les rampes plafonnières s'éteignirent l'une après l'autre. Robin de Phart, figé par la détresse, ne se décidait pas à bouger, et cela bien que les probabilités de voir apparaître Marti fussent maintenant quasi nulles. La pensée l'effleura de rester dans la Libre Cité avec son jeune complanétaire, mais il se rendit vite compte que c'était un projet absurde, irréalisable : sans argent, sans ressources, il ne survivrait pas plus d'une semaine dans ce monde où l'espace et l'air étaient si précieux.

« Monsieur ! cria un contrôleur. On rentre les ponts dans cinq minutes !

Je viens... », murmura Robin de Phart, la mort dans l'âme.

D'aussi loin qu'il s'en souvenait, c'était la première fois de sa vie qu'il avait envie de pleurer. La tête et les épaules basses, il se dirigea d'un pas lourd vers un pont d'embarquement. Comme s'ils compatissaient à la douleur muette de ce vieillard voûté, les douaniers du Papiduc ne jugèrent pas utile de l'importuner. Ils s'abstinrent même de lui demander son titre de transport.

Quelques minutes plus tard, alors qu'ils enfonçaient les manettes de sécurité des ponts, un bruit soudain de cavalcade attira leur attention. Un homme vêtu d'une combinaison d'Ecarlate déboucha comme un fou furieux dans la salle d'attente. Il était recouvert de poussière noire de la tête aux pieds et des zébrures sanguinolentes sillonnaient son visage.

« Attendez ! »

Il courut à toute allure vers la bouche d'un pont.

« Où tu vas comme ça ? dit un contrôleur en s'interposant.

Je dois embarquer...

Montre-moi ton titre de transport. »

Courbé, les mains sur les genoux, Marti s'efforça de reprendre son souffle et de rassembler ses idées.

« C'est... Robin de Phart... qui... qui...

Je ne connais pas de Robin de Phart.

Un vieil homme... aux cheveux gris... Il porte une veste blanche, un pantalon noir...

Le vieux qui vient d'embarquer ? D'accord, je vais vérifier. Mais gare à toi si tu t'es foutu de nous ! »

La Libre Cité de l'Espace n'était plus qu'un minuscule point gris dans le lointain. Marti et Robin de Phart, installés dans leur cabine pour cent vingt mille unités, ils avaient eu droit à une cabine double avec hublot , contemplaient distraitement le velours sombre de la voûte céleste. Le vieux Syracusain, tout à la joie des retrouvailles avec Marti, n'avait pas encore songé à lui demander des explications sur son retard, sur l'état de sa combinaison et sur les égratignures de son visage. Il leur faudrait trois mois pour gagner leur destination, Franzia, une planète de l'amas de Néorop. Trois mois pendant lesquels ils n'auraient rien d'autre à faire que parler. Robin de Phart avait ouvert sa précieuse malle de voyage, que les hommes d'équipage avaient transbordée quelques heures avant l'embarquement. Il avait soigneusement inspecté ses vidéholos, ses films à émulsions, ses antiques livres-papier et son matériel d'enregistrement holographique. Puis, après s'être allongé une heure sur sa couchette, il était venu rejoindre Marti qui, lui, n'avait pas décollé le nez du hublot.

Une intense lueur illumina l'espace.

« On dirait que ça vient de la Cité... », murmura Robin de Phart, livide.

Le point gris se volatilisa en une gerbe d'étincelles dorées.

« Ça ressemble à un feu d'artifice », commenta Marti d'une voix morne.

Le vieux Syracusain lui lança un regard outragé.

« Un feu d'artifice ? La cité vient d'exploser ! Vous savez ce que cela signifie... »

Oui, trois cent mille morts...

L'autre, le démon, s'est tapi dans une zone inaccessible du cerveau de Marti, hanté par d'étranges et vagues souvenirs... Ses doigts courent sur un minuscule clavier... Il perd l'équilibre... Il tombe, rebondit sur des canalisations, s'écorche le visage sur une excroissance métallique, s'évanouit... Il se relève, titube, rampe dans un tube, débouche sur une coursive... Il court à perdre haleine, aiguillonné par la peur... Un simple mauvais rêve... Des bribes d'une autre existence...

Un rugissement assourdissant fit vibrer les cloisons et le plancher de la cabine. Le Papiduc exécutait son premier bond Shlaar.

« Les pauvres gens... », souffla le jeune Kervaleur, sincère.

CHAPITRE X

Peut-on tuer un Scaythe d'Hyponéros ?

Cette question, les humains furent nombreux à se la poser. En revanche, ils ne furent qu'une poignée à s'y essayer. Il y eut par exemple le grand courtisan Julius de Crekk, qui tenta d'assassiner le sénéchal Harkot à l'aide d'une simple dague métallique. Ou encore le Platonien Pahol Berumbë qui convoqua une dizaine de Scaythes protecteurs dans sa demeure de Bralia où les attendaient plus de cent hommes armés jusqu'aux dents. En la matière, l'initiative la plus originale est à porter au crédit de Tiri Al Naserb, un Rabanou : il réussit à précipiter un inquisiteur, dont on se demande ce qu'il était advenu de sa clairvoyance, dans une cuve d'acide chloryléthinique. Probablement convient-il d'ajouter à ces quelques exemples célèbres un certain nombre de tentatives anonymes. Les Scaythes ont longtemps constitué un mystère indéchiffrable : on ne savait rien de leur mode de reproduction, de leur métabolisme, de la composition chimique de leur chair et de leurs organes, de leur mode d'alimentation, de leurs mœurs... Il est nécessaire, si ion veut procéder à l'étude approfondie d'une espèce, d'en disséquer un spécimen. Or, s'ils mouraient (les hypothèses à ce sujet se contredisent), les Scaythes ne laissaient aucune trace de leur passage sur les mondes recensés. Peut-être se comportaient-ils comme les lézards géants des fleuves, ces animaux mythiques de la planète Deux-Saisons ? (Sri Lumpa : « seigneur Lézard » en langue sadumba.) Peut-être se cachaient-ils dans un endroit connu d'eux seuls pour s'éteindre en paix ?

 

Extrait du journal intime de Messaodyne Jhû-Piet, poète syracusain de la première période post-Ang'empire.

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