D'un œil distrait, Marti de Kervaleur observait le ballet des loges courtisanes, de grandes sphères blanches capitonnées et ouvertes sur le devant qui affluaient dans l'immense salle des réceptions officielles du palais Arghetti-Ang. Elles surgissaient des bouches enluminées des quatre couloirs d'accès et flottaient pendant quelques secondes, dans le plus grand désordre, deux mètres au-dessus du parquet d'optalium blanc et doré.
Les maîtres du protocole en habit d'apparat colancor et cape pourpres à liséré d'optalium argenté, gants gris, tricorne noir serti de pierres de lune entraient alors en action. Debout derrière un pupitre, ils pianotaient sur la console encastrée dans le bois précieux, et le mémodisque central se chargeait de placer les loges en fonction de la qualité et du mérite de leurs occupants. Elles s'envolaient silencieusement vers le plafond criblé d'étoiles holographiques, dessinaient des paraboles plus ou moins longues selon les distances qu'elles avaient à parcourir, se faufilaient entre les loges déjà installées et finissaient par s'immobiliser à l'emplacement choisi par le programmateur. Elles formaient à présent une sorte de gigantesque amphithéâtre en suspension dont les travées achevaient progressivement de se remplir.
Les rangs les plus bas, les plus proches de la scène centrale, se teintaient uniformément de pourpre et de mauve : ils étaient réservés aux loges ecclésiastiques, dont les occupants, les cardinaux de l'Eglise du Kreuz, vêtus de leur traditionnel surplis mauve et de leur colancor pourpre, s'adressaient mutuellement d'incessants signes codés de mains, de doigts et de bouches que seuls de très rares initiés étaient en mesure de déchiffrer.
Les rangs intermédiaires étaient occupés par les familles les plus prestigieuses de Syracusa : Vangouw, Phlel, Blaurenaar, Ariostea, Phart, Kervaleur, VanBoer... les familles qui avaient, des siècles plus tôt, renversé le Comité planétaire de sinistre mémoire et rétabli l'hégémonie de la noblesse... Les pairs de Marti de Kervaleur... Des courtisans pétris de grâce et d'ennui qui passaient une moitié de leur vie à tenter de comprendre les règles de l'étiquette et l'autre moitié à tenter de les observer. Des hommes et des femmes désœuvrés, futiles, vains, flagorneurs, procéduriers, désargentés, que l'avènement de l'Ang'empire avait d'ores et déjà rejetés dans les oubliettes de l'histoire. Un monde en décomposition...
Dans la pénombre des loges frappées des sceaux ancestraux se devinaient les faces poudrées, blêmes, sinistres, que les couronnes-eau lumineuses et les deux ou trois mèches réglementaires ne parvenaient pas à égayer. Marti de Kervaleur détestait la compagnie des grands courtisans (et cela valait également pour ses propres parents) : chez eux, le contrôle des émotions, la fameuse auto-psykè-défense, s'était transformé en une neutralité qui tenait de la négation pure et simple de la vie.
C'était parmi les loges des rangs supérieurs que l'on remarquait les toilettes les plus chatoyantes, les tissus les plus somptueux, les bijoux les plus ostentatoires, les couleurs les plus tranchées, les maquillages les plus vifs. Pour la plupart, les délégués des guildes professionnelles, les représentants de l'armée, de la médecine, des sciences, des transports, de l'industrie, des arts, des spectacles, de l'éducation, du commerce, de l'artisanat, de l'agriculture, n'appartenaient pas à la grande noblesse de sang. Ils s'étaient élevés au-dessus de leur condition par le travail, par l'intelligence ou par la malhonnêteté. Ils présumaient probablement que l'exhibition de leur fortune suffisait à compenser la médiocrité de leur naissance, ils ne réussissaient qu'à ressembler à des saliers huppés en train d'effectuer leur parade nuptiale.
Le spectacle, pourtant fastueux, ne parvenait pas à tromper l'ennui de Marti de Kervaleur. Cela faisait maintenant trois ans que son père, le très estimable Burphi de Kervaleur, le contraignait à assister aux cérémonies du 22 de fracius. La première introduction officielle de Marti à la cour vénicienne avait eu quelque chose d'un émerveillement, mais, une fois consumé le plaisir de la découverte, les fêtes commémoratives du couronnement de l'empereur Menati s'étaient rapidement transformées en corvée. Les discours interminables que l'on y prononçait et les spectacles conventionnels que l'on y jouait étaient des nourritures bien fades pour l'esprit exalté d'un jeune homme de vingt ans.
Marti de Kervaleur jeta un bref coup d'œil sur sa gauche : assis sur la confortable banquette de la loge familiale, ses parents conversaient à voix basse. Les doigts longs et fins de sa mère, gantés de blanc, enserraient les montants torsadés du garde-corps. De quoi pouvaient-ils bien parler ? De menus détails de l'étiquette, probablement... De la position de leur loge par rapport aux autres grandes familles, peut-être... Des dernières frasques de l'impératrice, l'imprévisible et cruelle dame Sibrit... De l'efficacité des protecteurs de pensées... Des nouveaux programmes mentaux du sénéchal Harkot... Caquetages courtisans...
S'ils avaient appris à quelles secrètes et coupables activités se livrait leur fils unique, nul doute que leur contrôle A.P.D., ce paravent mental dont ils étaient si fiers, aurait immédiatement volé en éclats.
Une bulle d'inquiétude emprisonna soudain les entrailles de Marti de Kervaleur. Etreint par le besoin pressant d'être rassuré, il jeta un bref regard en direction de l'acaba blanche et immobile de son protecteur de pensées, assis, en compagnie des quatre protecteurs de ses parents, sur la banquette arrière de la loge. Quelles que fussent les circonstances, Marti ne se séparait jamais de son protecteur : il lui permettait de cultiver et de préserver son jardin secret, envahi d'herbes folles, luxuriantes, vénéneuses, d'où s'exhalait le parfum enivrant de la rébellion. Ses parents lui avaient pourtant donné les précepteurs les plus réputés, les maîtres d'éducation en vogue dont les nobles familles s'arrachaient les services à prix d'or. Ils avaient voulu le fabriquer à leur image, le polir, en faire un parfait courtisan, l'un de ces êtres cauteleux, fourbes, qui passaient l'essentiel de leur existence à courir de réceptions en spectacles, de cérémonies en soirées, de réunions officielles en intrigues officieuses...
Marti de Kervaleur et ses amis du mouvement clandestin Mashama (« origine », en vieille langue syracusaine), tous de jeunes nobles comme lui, se faisaient une tout autre idée de l'avenir. Ils refusaient catégoriquement d'être assimilés à de simples oiseaux écervelés et pépiants de basse-cour. A l'ombre de leurs protecteurs de pensées et dans les replis des secondes nuits, les insoumis du Mashama œuvraient pour la réhabilitation des valeurs anciennes, des vertus guerrières syracusaines des temps de conquête.
Les dernières loges s'envolèrent vers les rares emplacements encore libres. Elles se pressaient maintenant sur une trentaine de niveaux. Les rangs supérieurs se perdaient parmi les étoiles 4-D du plafond, les caméras d'holovision et les nuées de bulles-lumière flottantes. Les personnalités les plus influentes de l'Ang'empire étaient désormais rassemblées dans la salle des réceptions officielles du palais impérial Arghetti-Ang : les cardinaux permanents du palais épiscopal, les cardinaux gouverneurs des deux cents planètes majeures, les nobles familles gardiennes de l'étiquette et de la tradition, les officiers supérieurs de l'interlice (d'anciens mercenaires de Pritiv pour la plupart), les conseillers impériaux, les délégués des guildes professionnelles, les plus grands artistes de ce temps, cantateurs, peintres, musiciens, sculpteurs, danseurs, holo-astes... Tous étaient accompagnés, selon les fonctions et les moyens, d'un, deux, trois, voire quatre protecteurs de pensées, entassés sur les banquettes arrière des loges.
Les maîtres du protocole se reculèrent de chaque côté de la scène centrale, une estrade surélevée et ornée de motifs holographiques changeants. Les bulles-lumière s'éteignirent l'une après l'autre. Les caméras de l'holovision, commandées depuis les cabines médiatiques, émirent leur caractéristique grésillement.
L'immense pièce fut peu à peu plongée dans un clair-obscur diffus, égratigné par les jets courbes et scintillants des fontaines de sol. Puis les faisceaux puissants de projecteurs mobiles balayèrent la scène centrale.
Une porte coulissa sur le mur du fond et livra passage au sénéchal Harkot, enfoui dans une acaba bleu roi à l'ample capuchon souligné d'un liséré noir. Instantanément, un silence mortuaire ensevelit la salle des réceptions. Le sénéchal s'avança jusqu'au bord de l'estrade et s'immobilisa face aux loges. Le tissu de l'acaba recouvrait entièrement sa tête, comme chaque fois qu'il paraissait en public, événement de plus en plus rare. Ses yeux noirs brillaient dans l'ombre du capuchon. Marti de Kervaleur n'avait jamais eu l'honneur de contempler le visage du sénéchal Harkot, mais c'était un privilège qu'il abandonnait volontiers à d'autres : il avait un jour entrevu le faciès de son protecteur de pensées dont le capuchon avait glissé sur les épaules, et il avait été horrifié par l'apparence monstrueuse du Scaythe, par sa peau rugueuse et verdâtre, par son crâne glabre et crevassé, par ses yeux globuleux et dépourvus d'iris. Il ne comprenait pas comment les Syracusains en étaient arrivés à confier les clés de leur destinée à ces caricatures d'êtres humains. Le mouvement Mashama n'aurait de trêve tant qu'il n'aurait pas chassé tous les Scaythes d'Hyponéros du territoire syracusain et des satellites.
Du sénéchal Harkot, on ne savait pas grand-chose. C'était un être discret, secret même. On ne l'apercevait qu'à l'occasion des cérémonies officielles, enveloppé dans sa sempiternelle acaba bleu roi, immobile, impénétrable, énigmatique. On murmurait que le programme de développement des effaceurs, des Scaythes qui déprogrammaient et reconditionnaient les cerveaux à volonté, lui prenait tout son temps. On prétendait qu'il avait lui-même exécuté le seigneur Ranti Ang, qu'il avait été le héros de la légendaire bataille de Houhatte, au cours de laquelle avait été consommée la défaite de l'Ordre absourate, pilier de l'ancienne Confédération de Naflin... On racontait également qu'il avait comploté avec le muffi Barrofill le Vingt-quatrième pour destituer le connétable Pamynx et favoriser le rapprochement entre Menati et sa belle-sœur, dame Sibrit... Difficile de démêler le vrai du faux dans les innombrables rumeurs qui circulaient à son sujet. Certains courtisans affirmaient, à pensées et mots couverts, qu'Harkot n'était lui-même qu'un vulgaire pantin dont les maîtres d'Hyponéros manipulaient les fils. Ce à quoi d'autres rétorquaient que personne n'avait encore réussi à prouver l'existence d'un monde nommé Hyponéros... Toujours est-il qu'il occupait la fonction la plus prestigieuse du palais Arghetti-Ang, un poste clé que briguaient les grandes familles, excédées que les affaires de l'empire fussent confiées à un paritole, un étranger, pire, à un non-humain. On devait notamment au sénéchal Harkot les miradors à pensées, de hautes tours au sommet desquelles veillaient en permanence des Scaythes vigiles, chargés de détecter les éventuels rassemblements d'hérétiques ou d'opposants (espèces en voie de disparition). Vénicia elle-même, la capitale syracusaine promue au rang de capitale universelle, ne comptait pas moins de quarante-deux de ces disgracieuses constructions. Quarante-deux fautes de goût, quarante-deux ruptures de rythme dans la symphonie architecturale de la cité.
Le muffi Barrofill le Vingt-quatrième s'avança à son tour sur l'estrade ruisselante de lumière. Il se dirigea, de son allure dandinante, dans le coin opposé à celui où Harkot s'était installé. Il semblait éprouver les pires difficultés à supporter le poids de la tiare pontificale, une haute coiffure conique tendue de brocart et incrustée d'énormes gemmes. Il marchait à pas lents, hésitants, courbé sur lui-même, disparaissant sous les plis savants de son ample chasuble blanche. Un entrelacs de rides profondes (on chuchotait çà et là qu'il avait subi vingt et une opérations de remodelage facial et quinze greffes d'embryons adéniques humains...) sillonnait sa face ratatinée, émaciée, chafouine. On soutenait qu'il vivait retranché dans la plus haute tour du palais épiscopal de Vénicia, entouré d'une vingtaine de protecteurs de pensées et plus de deux cents gardes du corps. Il ne sortait de sa forteresse, escorté d'une véritable armée, que pour rendre les visites hebdomadaires d'usage à l'empereur et au sénéchal. La méfiance de ce vieillard retors ressemblait à s'y méprendre à de la paranoïa. Il avait peur de tout, de tous, et en particulier de ses cardinaux. Il n'avait pas tout à fait tort : le trône pontifical de l'Eglise du Kreuz était l'un des sièges les plus convoités de l'Ang'empire. Le Pasteur Infaillible régnait sur une pieuvre aux cent millions de tentacules : cardinaux, exarques, vicaires, officiants du culte, inquisiteurs, théologiens, reclus, missionnaires, aspirants, novices, enfants des écoles de propagande sacrée... Le kreuzianisme avait été promulgué religion officielle (c'est-à-dire obligatoire) de l'Ang'empire et les fidèles se comptaient à présent par centaines de milliards. Revers de la médaille, les couloirs du palais épiscopal étaient devenus les champs permanents de terribles guerres de succession. Barrofill le Vingt-quatrième gouvernait du haut de son donjon fortifié, relié au reste de l'univers par les écrans-bulles des canaux holo et les messacodeurs de son réseau d'agents extérieurs, et son activité principale consistait à prendre des mesures de rétorsion contre les cardinaux ou les exarques dont il éventait les complots. Sous son long règne, les croix-de-feu s'étaient multipliées de manière spectaculaire. A un point tel que les corps suppliciés des hérétiques étaient devenus les ornements les plus courants des trottoirs urbains.
Marti de Kervaleur avait été éduqué selon les stricts canons kreuziens, bien entendu, mais s'il continuait de fréquenter assidûment le temple lors des offices bihebdomadaires, c'était uniquement pour ne pas éveiller les soupçons. Avec ses amis du Mashama, il se livrait à d'occultes pratiques païennes, barbares et cruelles qui le galvanisaient autant qu'elles l'effrayaient. Ils prônaient le retour à l'animalité, à l'instinct de survie, ils en appelaient à la loi sacrée du sang, ils ressuscitaient les valeurs guerrières, héroïques, des fiers Syracusains du temps passé. Et ces célébrations éveillaient en eux des sensations autrement exaltantes que les discours moralistes et pompeux des lugubres officiants du culte kreuzien.
Le couple impérial fit enfin son apparition sur la scène centrale. Lui, Menati Imperator, paré d'une interminable soura et d'un colancor indigo sertis de diamants, coiffé d'une toque assortie et frappée d'un cercle blanc et d'une couronne dorée à trois branches, symboles de l'Ang'empire. Fond de teint blafard, lèvres fardées de nacrelle bleu nuit, de celle qu'on appelait couramment la « caresse du baiser nocturne ». Son visage carré, encadré de deux mèches torsadées et noires, marquait une tendance certaine à s'empâter avec le temps. Ses yeux sombres luisaient sous les barres des sourcils épilés. Elle, dame Sibrit, la première dame de l'Empire, vêtue d'un colancor argentin et d'une cape de tissu-vie à émulsions changeantes. L'unique mèche grise et droite qui s'échappait de sa couronne-eau lumineuse lui longeait la tempe, la joue et le menton.
La beauté de l'impératrice émerveillait toujours autant Marti de Kervaleur, même si les deux rides qui s'élevaient des commissures de ses lèvres se creusaient d'amertume, même si ses joues avaient à jamais perdu leurs innocentes rondeurs, même si ses traits délicats se durcissaient au fur et à mesure que s'écoulaient les années. Il éprouvait pour dame Sibrit un désir aussi violent qu'insensé. Elle nourrissait ses fantasmes de jeune homme solitaire et il aurait donné sa vie pour plonger corps et âme dans les lacs d'eau claire de ses yeux bleus.
On la décrivait comme une femme fantasque, cruelle, à demi folle. Des dames de compagnie bien informées (pléonasme...) juraient qu'elle acceptait de recevoir les hommages de son auguste époux à la seule condition qu'il lui promît de sacrifier tel courtisan ou telle courtisane. Ragots ? Affabulations ?... Voire... Des fils ou filles de grandes familles avaient disparu dans des circonstances mystérieuses et les limiers-robots à reconnaissance cellulaire lancés sur leurs traces avaient été retrouvés, déconnectés, dans les couloirs du palais impérial où les avaient entraînés leurs recherches. Et les grands courtisans d'éprouver le délicieux frisson de la peur, chacun de présumer qu'il serait le prochain à être immolé sur l'autel des amours impériales... D'origine provinciale, dame Sibrit détestait les Véniciens, qu'elle jugeait sots, prétentieux, ridicules (elle n'en était que plus chère aux yeux de Marti de Kervaleur). En retour, les gens de cour lui vouaient une haine farouche qu'ils dissimulaient de leur mieux sous le paravent de leur contrôle A.P.D. Les femmes se montraient les plus féroces : elles ne pardonnaient pas à la petite provinciale d'avoir à ce point monopolisé les attentions de l'empereur qu'il ne leur accordait plus aucun regard, pas même un regard de mépris. Elles se vengeaient en répandant les bruits les plus insensés sur le compte de leur souveraine. Un jour, elles l'apercevaient en train de se vautrer, nue, dans une baignoire remplie du sang frais de jeunes paritoles... Le lendemain, elles la surprenaient dans les bras de cinq ou six hommes de la garde impériale... Le jour suivant, elles identifiaient formellement sa silhouette au beau milieu d'officiants de cultes hérétiques et orgiaques (à moins qu'elles n'y participent elles-mêmes, Marti ne voyait pas où ces vipères auraient pu glaner ce genre d'informations).
Bien qu'ils ne reposent sur aucun fondement concret, ces bruits finissaient par éclabousser l'empereur en personne. Quiconque savait décoder le langage courtisan à triple ou quadruple sens pouvait y détecter les reproches voilés adressés à Menati Imperator : on blâmait sa faiblesse, on fustigeait l'influence pernicieuse de son épouse, on déplorait que le maître absolu de l'univers cédât au moindre caprice de la gourgandine provinciale. C'était elle qui faisait et défaisait les alliances entre les grandes familles, elle qui orchestrait les ascensions et les chutes, les grâces et les disgrâces. On allait jusqu'à plaindre l'empereur, obligé de composer avec ces trois monstres qu'étaient le sénéchal Harkot, le muffi Barrofill le Vingt-quatrième et dame Sibrit. On avait connu le cadet des Ang fier, ombrageux, courageux, on avait appris à aimer son arrogance, sa brutalité, sa rudesse, et on se retrouvait devant une chiffe molle, une marionnette, une ombre. D'ailleurs, il se voûtait, se tassait, s'alourdissait, perdait son noble maintien, comme si, pour devenir empereur, il avait dû faire le sacrifice de sa prestance de seigneur.
Un autre sujet préoccupait les grands courtisans, en particulier les gardiens de l'arbre généalogique Ang, des barbons à demi gâteux dont la seule tâche consistait à ajouter quelques noms sur le registre officiel du palais : dame Sibrit n'avait pour l'instant donné aucun héritier à Menati Imperator. Passait encore qu'elle rechignât à porter des enfants, car nulle femme de qualité n'était tenue d'accepter cette répugnante déformation de la chair, mais on comprenait mal son refus obstiné du prélèvement de ses ovules. Les douairières affirmaient à qui voulait bien les entendre (et ceux-là étaient nombreux...) que l'impératrice, âgée de trente-neuf ans, était parfaitement apte à féconder : ne prenait-elle pas régulièrement de ces solutés chimiques qui dissolvent le sang impur des menstrues ? Les douairières avaient même demandé audience à Menati pour lui faire part de leur inquiétude et rappeler l'impératrice à ses devoirs. Il les avait écoutées d'une oreille distraite et leur avait répondu, d'un ton ferme et définitif, que dame Sibrit n'aurait des enfants que si elle en exprimait un jour le désir. La cour attendait donc, avec une résignation exaspérée, le bon vouloir de la provinciale.
Menati Imperator s'immobilisa au centre de la scène tandis que dame Sibrit se tenait légèrement en retrait. Contrairement aux invités, confortablement installés dans les loges, le couple impérial, le sénéchal et le muffi resteraient debout tant que dureraient les discours officiels, des odes pompeuses à la gloire de l'Ang'empire. Les maîtres du protocole ouvrirent le canal superfluide qui reliait le micro suspendu à quelques centimètres des lèvres de l'empereur aux récepteurs tympanaux distribués aux invités. Un subtil grésillement s'éleva dans l'oreille gauche de Marti de Kervaleur. Quelque part dans les loges qui l'environnaient étaient disséminés plusieurs de ses amis du Mashama, qui, comme lui, n'étaient pas parvenus à se soustraire à la redoutable corvée. Fort heureusement, au coucher de Soleil Saphyr et à l'avènement de la seconde nuit, les attendaient des agapes autrement réjouissantes, autrement enivrantes. Ils fêteraient le seizième anniversaire du couronnement de Menati Imperator à leur manière : en offrant aux dieux farouches de l'antique panthéon syracusain le sang clair d'une jeune vierge achetée sur un marché aux esclaves.
« Bienvenue à vous tous... »
De la hauteur à laquelle stationnait la loge familiale, Marti avait l'impression que l'empereur de l'univers n'était qu'une reproduction holographique miniaturisée. Le jeune courtisan décela des fêlures, de la lassitude dans la voix pourtant grave et ferme qui s'élevait de son récepteur tympanal.
« Voici maintenant seize années standard que l'Ang'empire a pris le relais de la Confédération de Naflin et que règne la pax imperatoria sur les trois cent soixante-dix-sept planètes et satellites des cent quarante-deux systèmes stellaires de l'univers recensé... Voici seize années que le Verbe Vrai, le Verbe du Kreuz... »
S'ensuivit le long et traditionnel panégyrique du muffi Barrofill le Vingt-quatrième, à l'issue duquel Burphi de Kervaleur se pencha vers son fils et lui chuchota à l'oreille :
« Les jours de ce vieux sacripant sont comptés...
— Qu'est-ce qui vous fait dire cela, père ? s'étonna
Marti. L'empereur ne vient-il pas de chanter ses louanges ? »
Un sourire légèrement condescendant effleura les lèvres teintées de nacrelle rose de son père.
« Vous avez encore beaucoup de choses à apprendre sur les subtilités du langage courtisan, Marti... »
C'est précisément ce dont nous ne voulons plus, père, pensa le jeune Kervaleur... Votre langage courtisan, vos manières, vos vêtements, votre fard, votre légèreté, votre hypocrisie... Nous sommes des êtres de chair, des descendants de la bête, des charognards, des prédateurs assoiffés de sang et de conquêtes... Nous n'avons pas peur de nous vautrer dans nos bas instincts, dans nos excréments, et, comme nos glorieux ancêtres, nous n'hésiterons pas à répandre la mort et le feu de la destruction...
« Eh bien, Marti ? » s'enquit Burphi de Kervaleur, interloqué par les étincelles farouches, presque haineuses, qui dansaient dans les yeux noirs de son fils et qui brillaient étrangement dans la semi-obscurité de la loge.
Marti s'efforça de pallier la défaillance de son contrôle A.P.D. en se recomposant un visage impassible.
« Vous avez probablement raison, père : certaines subtilités du langage courtisan m'échappent... »
Soleil Saphyr s'abîmait à l'horizon dans un somptueux déploiement de teintes bleues et mauves. Les contours de l'immense parc du palais Arghetti-Ang s'évanouissaient dans les replis de la nuit naissante. Les rayons diffus des bulles-lumière se réfléchissaient sur les gemmes blanches des allées droites, sur les trottoirs desquelles étaient sagement alignées les loges courtisanes. Des lueurs vives et fugaces brillaient dans les frondaisons des pins-lampes, des arbres photogènes que les maîtres paysagers avaient importés des Nasses Giganthropes.
Bien qu'érigé sur l'une des sept collines de Caracalla, le palais impérial dominait tout le quartier de
Romantigua, le cœur historique de Vénicia. Du perron le plus élevé on apercevait les larges allées bordées de spuniers enluminés, la fontaine d'optalium rose de la place centrale et son bestiaire légendaire, les ponts de turcomarbre qui enjambaient avec élégance les méandres paresseux du fleuve Tiber Augustus, les galiotes marchandes ou touristiques qui glissaient silencieusement sur le miroir assombri de l'eau... Un panorama magnifique, malheureusement sali par la présence des miradors à pensées. Les disgracieuses tours grises, surmontées de leur bulle de vigie éclairée, ressemblaient à des herbes folles qui auraient proliféré à la suite d'une pluie nucléophotogène.
Le 22 de fracius avait été décrété jour universel de fête, et les Véniciens, goûtant la fraîcheur exquise du second crépuscule, se pressaient autour des multiples spectacles qui se jouaient sur la place centrale.
Pour Marti de Kervaleur, l'heure n'était pas encore venue de prendre part aux réjouissances. Il lui fallait d'abord accomplir l'immuable rite de la salutation au couple impérial, qui venait de faire son apparition sur le perron, flanqué du muffi et du sénéchal. Coincés dans les innombrables tentacules de la pieuvre courtisane, la famille Kervaleur et ses protecteurs de pensées progressaient avec une lenteur exaspérante. Courtisans, cardinaux, délégués, artistes affluaient des portes grandes ouvertes du palais, des allées du parc ou des recoins du perron. Ils érigeaient une muraille compacte, bruissante, colorée, devant les souverains. Ils se bousculaient comme des mouches autour d'une charogne pour recueillir l'aumône d'un sourire, d'une parole, d'une promesse de Menati Imperator. Le contrôle mental figeait les sourires sur les lèvres fardées, les yeux soulignés de kohol lançaient des éclairs virulents, des éclats de haine, des lueurs de mépris. Des courants contradictoires divisaient la foule. Jalouses de leurs prérogatives, les grandes familles tentaient de briser la vague pourpre et mauve des cardinaux qui submergeait le muffi Barrofill le Vingt-quatrième et qui venait échouer sur la soura indigo de l'empereur. Les semelles de soie battaient nerveusement le carrelage de marbre bleu, les manteaux, les souras et les capes s'entremêlaient, d'inesthétiques gouttes de sueur traçaient leurs sombres sillons sur les faces poudrées. Çà et là, on exhalait des soupirs, des gémissements, on se lançait des piques, de petites phrases à triple ou quadruple sens qui s'épanouissaient comme autant de fleurs sonores empoisonnées. Et lorsqu'on atteignait le but, on se campait sur ses jambes et on s'arrangeait pour accaparer le plus longtemps possible l'attention des souverains, comme si la durée de l'entretien avait valeur de reconnaissance officielle. On se fendait de sa plus belle révérence, on complimentait Menati Imperator de la qualité de son discours, on s'extasiait sur la beauté de dame Sibrit, on minaudait, on grimaçait, on s'étourdissait de mots, on sollicitait une faveur, un poste de prestige, une fonction honorifique...
Accoutumé au tumulte courtisan, tenant fermement son épouse et son fils par le bras, Burphi de Kervaleur naviguait au milieu de cette mer démontée avec le calme souverain d'un capitaine de vaisseau affrontant une tempête stellaire.
Marti jetait des coups d'œil anxieux à l'horloge cristalline qui surplombait le linteau sculpté de la porte monumentale. Il se demanda si ses amis du Mashama auraient la patience de l'attendre. Une brusque envie l'étreignit de dégainer sa dague et de la planter jusqu'à la garde dans le ventre ou le dos de ces emplumés de basse-cour.
Il eut soudain l'impression que quelque chose d'ondulant et de froid s'insinuait dans son cerveau. Il secoua la tête à deux ou trois reprises pour chasser cette étrange et désagréable sensation. Mais l'onde glacée perdura, sembla même se déployer à l'intérieur de sa tête. Cela ressemblait à un corps étranger qui aurait lentement pris possession de lui. Affolé, il se retourna et chercha des yeux son protecteur de pensées : il localisa des capuchons d'acabas blanches, noyées dans la multitude quelques mètres plus loin, mais rien ne lui prouvait que son protecteur se trouvait parmi eux. Il se sentit subitement impuissant, vulnérable, environné de multiples dangers. Les inquisiteurs, disséminés dans la foule, pouvaient désormais explorer en toute impunité son esprit sans défense. Des rigoles d'une sueur glacée furetèrent sous son colancor. Il battit le rappel de toutes les ressources de son contrôle mental pour ne pas prendre ses jambes à son cou et s'enfuir comme un voleur dans la seconde nuit.
Le tentacule ondoyant et froid s'estompa aussi inopinément qu'il était apparu. Soulagé, Marti se dit qu'il avait seulement été victime d'un léger malaise. Il se moqua vertement de lui-même : un fier et sanguinaire Syracusain des temps de conquête ne cédait pas à la panique à la moindre contrariété.
Une légère pression des doigts de son père sur son avant-bras le tira de son hébétude. Il s'aperçut alors qu'il était arrivé devant Menati Imperator et son épouse, dame Sibrit. Confus, il exécuta une rapide révérence, un pas croisé de retrait doublé d'une profonde inclinaison du torse. Lorsqu'il se redressa, il remarqua les lueurs vivaces qui se promenaient dans les yeux bleus de dame Sibrit. Il dut s'arc-bouter sur ses jambes pour ne pas être emporté par les poussées désordonnées de la multitude.
Il ne prêta qu'une attention distraite aux paroles que s'échangèrent l'empereur et ses parents. Il crut comprendre que Menati Imperator félicitait son père sur la manière dont il menait ses recherches sans doute faisait-il allusion à l'encyclopédie historique holographique dont Burphi de Kervaleur avait entrepris la réalisation et l'assurait d'une augmentation substantielle de la prébende impériale.
Fasciné, envoûté, Marti ne parvenait pas à détacher son regard de dame Sibrit. Elle, de son côté, le fixait avec une étrange ardeur. Ses merveilleux yeux bleus semblaient lui adresser une supplique muette. Il hésita entre deux attitudes : ou baisser piteusement la tête et s'abîmer dans la contemplation du carrelage de turcomarbre, ou accepter sans ciller la caresse brûlante, troublante, de ces somptueux iris. Il opta pour la seconde solution : ce n'était pas tous les jours que se présentait l'occasion d'admirer de près l'impératrice de l'univers, la femme de ses désirs secrets. Il se rassasia du front haut et bombé de dame Sibrit, de l'arc arrondi de ses sourcils épilés, de l'arête droite et mince de son nez, des courbes pleines et délicates de ses lèvres, des lignes élancées de son cou. Entre les pans lâches de la cape, il distingua les soulèvements réguliers de sa poitrine sous le colancor qui la comprimait.
Elle le dévisagea un long moment avec une attention soutenue. Son visage hiératique se tendait d'un imperceptible voile de douleur. Sa beauté avait quelque chose de tragique. Elle n'esquissa aucun sourire, pas même un sourire de convention A.P.D., lorsqu'elle se tourna vers les parents de Marti et les salua d'un bref mouvement de tête. Elle pivota brusquement sur elle-même et se lança dans un long aparté avec Alakaït de Phlel, sa fidèle dame de compagnie. Une manière ostensible, d'autant plus blessante que publique, de déprécier ses interlocuteurs. Et les autres courtisans, à l'attention desquels ce cruel désaveu n'a pas échappé, de se réjouir intérieurement de la disgrâce des Kervaleur, l'une des dix plus illustres maisons syracusaines...
Pétrifié, Marti se demanda s'il n'avait pas offensé dame Sibrit en choisissant d'affronter son regard. Pourtant, il en aurait juré, elle n'avait pas eu l'intention de lui nuire, elle avait seulement voulu l'avertir de quelque chose, lui délivrer un message. Mais dans quel but ? Quel motif l'impératrice de l'univers aurait-elle de s'intéresser à lui ?
« Il nous serait agréable que vous preniez congé de la famille Kervaleur, ma dame », lança Menati Imperator d'une voix sèche.
Dame Sibrit feignit d'abord de ne pas avoir entendu l'ordre de son auguste époux. Interdits, mortifiés, les parents de Marti attendirent le bon vouloir de la provinciale, résistant de leur mieux à la pression de la multitude pépiante qui les encerclait et que canalisaient à grand-peine quelques gardes dépassés. A première vue, ce débordement aurait pu paraître dangereux pour le couple impérial, mais sur les balcons, dans les allées du parc, derrière chaque colonne du perron, veillaient des tireurs d'élite et des inquisiteurs spéciaux qui se jouaient de la protection mentale. La moindre intention criminelle serait immédiatement détectée et sanctionnée par la mort immédiate ou par une longue et atroce agonie sur une croix-de-feu.
Dame Sibrit consentit enfin à obtempérer à l'injonction de Menati Imperator. Elle se retourna avec vivacité, toisa les Kervaleur, et quelques mots s'échappèrent de ses lèvres serrées :
« Mes rêves... Ils ne me trompent jamais... Que la seconde nuit vous porte conseil... »
Sur ces paroles sibyllines, elle donna le signal de la fin de l'entretien en inclinant de nouveau la tête.
Un incoercible courant projeta alors les Kervaleur vers l'acaba bleue d'Harkot. On ne se bousculait pas devant le sénéchal. Quelques délégués épars des guildes professionnelles, quelques Scaythes assistants vêtus d'acabas pourpres ou vert tilleul, quelques cardinaux aux mines et aux allures de conspirateurs...
D'habitude, les Kervaleur passaient leur chemin, ils n'avaient rien à dire au sénéchal, cette créature non humaine venue d'un monde que personne n'était parvenu à localiser sur les cartes holographiques des constellations. En l'occurrence, Burphi de Kervaleur et son épouse ressentaient le besoin pressant de s'en faire un allié : pour un motif qu'ils ne s'expliquaient pas (médisances, jalousies, manœuvres...) ils étaient tombés en disgrâce dans l'esprit de dame Sibrit. Ils tentaient désespérément de trouver un sens caché aux paroles de l'impératrice mais, s'ils ne disposaient pas pour l'instant de la clé appropriée, ils avaient immédiatement pris conscience qu'ils ne pouvaient plus se suffire du seul appui de Menati Imperator. Ce que femme veut...
Les Kervaleur fendirent les rangs épars des délégués et des cardinaux et s'inclinèrent cérémonieusement devant le sénéchal. Un mouvement sec de l'ample capuchon bleu roi répondit à leur révérence. Marti espéra que cette entrevue serait brève : d'une part il lui tardait de rejoindre ses amis dans le repaire secret du Mashama, d'autre part il ne se sentait guère à son aise en présence du sénéchal. Les pouvoirs télépathiques du Scaythe, qu'il connaissait seulement de réputation, l'impressionnaient, l'effrayaient. Il lança un rapide coup d'œil derrière lui et reprit une larme de courage lorsqu'il entrevit les silhouettes familières et rassurantes des cinq protecteurs familiaux.
« Eh bien, sire de Kervaleur, que me vaut l'honneur de votre visite ? » demanda Harkot.
A l'instar de tous les Scaythes, sa voix était métallique, impersonnelle. Toutefois, une oreille avertie décelait de subtiles traces d'ironie dans ce timbre grave et vibrant.
« Le seul plaisir de vous saluer. Excellence », répondit Burphi de Kervaleur.
Il déployait tous les ressorts de son contrôle mental pour restaurer un prestige sérieusement écorné par la palinodie de dame Sibrit, mais son sourire figé ainsi que celui de son épouse avaient toutes les apparences de grimaces.
« Un plaisir bien rare par les temps qui courent... lâcha le sénéchal.
— Vous êtes bien placé pour savoir que le temps nous glisse entre les doigts. Excellence, répliqua Burphi de Kervaleur. Vous n'ignorez probablement pas que je viens d'entreprendre la réalisation d'une encyclopédie historique holographique, un travail qui mobilise toute mon énergie. »
Harkot observa un instant de silence. Il n'avait nul besoin de recourir à la lecture psychique pour deviner ce qu'était venu chercher son interlocuteur : un appui en même temps que la prorogation, voire l'augmentation de la prébende impériale. Les grandes familles se donnaient des airs supérieurs mais leurs caisses étaient désespérément vides et elles en étaient réduites à mendier des subventions pour continuer d'assurer leur train de vie. L'encyclopédie historique de Burphi de Kervaleur n'était qu'un prétexte. Un mauvais prétexte.
Cependant, des trois personnages statufiés devant lui, ce n'étaient pas les parents qui intéressaient le sénéchal.
« Soyez assuré que votre projet nous tient à cœur, sire de Kervaleur. Il fallait que quelqu'un reconstituât l'histoire du grand Ang'empire et nul ne me paraît mieux indiqué que vous pour accomplir cette noble tâche.
— Je vous remercie de votre confiance, Excellence... »
Tandis que ses parents exécutaient une seconde révérence qu'il jugea dégradante ce n'était pas aux grands courtisans de s'incliner devant un Scaythe d'Hyponéros , Marti sentit une seconde fois un courant glacé se faufiler à l'intérieur de son crâne. Pendant quelques secondes il eut la très nette impression qu'une pensée étrangère fouillait dans les recoins de son cerveau. Son protecteur était pourtant censé établir un rempart infranchissable autour de son esprit. A toute heure du jour et de la nuit, je protégerai les pensées de mon seigneur... Il craignit subitement que les compagnons de la Protection n'aient été affranchis de leur code d'honneur, un code conçu par les smellas de l'ancienne Confédération de Naflin. Que savait-on des Scaythes ? La notion d'honneur représentait-elle vraiment quelque chose pour eux ?
Une soudaine nausée monta en Marti, abandonna un goût de fiel dans sa gorge. Ses jambes se mirent à trembler, à flageoler, un étau aux mâchoires puissantes lui comprima la poitrine, les formes, les couleurs et les sons tourbillonnèrent, s'effilochèrent, se diluèrent dans l'indigo de la voûte céleste criblée d'étoiles. Il dut puiser dans ses ultimes réserves d'énergie et de volonté pour ne pas perdre connaissance. C'était comme si son corps ou son esprit cherchaient à se débarrasser d'un invisible intrus. Il crut entendre un rire sardonique qui jaillissait de l'acaba bleue du sénéchal. Il était peut-être en train de devenir fou.
C'est à peine s'il s'aperçut que ses parents l'entraînaient vers le bord du perron. Là, face au parc, il se pencha sur le garde-corps de turcomarbre et prit une longue inspiration. Il perçut la voix de sa mère comme au travers d'un mur d'eau.
« Désirez-vous être ausculté par l'un des médecins du palais, Marti ? Vous donnez l'impression de souffrir d'une fièvre héhak...
Ce n'est pas la saison des virus héhak, mère... bredouilla Marti en se redressant. Un malaise... un simple malaise... Je me sens déjà beaucoup mieux. »
Elle lui effleura l'épaule. Ce geste l'exaspéra, comme tout ce qui venait de ses parents.
« Rentrez et reposez-vous. Vous êtes surmené...
Un sage conseil, mère », s'empressa-t-il d'approuver.
Pour une fois, il n'aurait pas à inventer une histoire abracadabrante pour justifier sa disparition.
Il embrassa d'un dernier regard les colonnes et la façade éclairées du palais impérial, le perron supérieur où grouillaient les courtisans, les délégués, les cardinaux, les nuées de serviteurs en colancor et livrée noirs... Une ruche surexcitée, vibrante, où les acabas immobiles des Scaythes protecteurs ou assistants constituaient les seuls points de repère fixes. La seconde nuit ensevelissait le parc dans les replis de son noir linceul. Les bulles flottantes et les frondaisons des pins-lampes, bercées par les caresses du vent coriolis, dessinaient d'incessantes arabesques de lumière au-dessus des allées assombries. Les deux premiers des cinq satellites nocturnes décochaient leurs flèches rouge orangé à l'horizon. Au loin se profilaient les larges avenues et la place enluminées de Romantigua, les rives brillantes et ondulantes du Tiber Augustus, les bulles de vigie des miradors à pensées.
Une puissante vague de mélancolie submergea soudain le jeune Kervaleur. Il ne se ressentait plus du malaise qui l'avait terrassé devant le sénéchal, mais le spectacle de Vénicia s'éveillant à la seconde nuit l'emplissait d'une tristesse poignante, comme si c'était la dernière fois qu'il le contemplait. Il éprouvait un sentiment de nostalgie, de déchirement, de séparation, et ce douloureux saignement de l'âme n'était certainement pas provoqué par l'action d'un quelconque virus. Il se détourna avec brusquerie pour échapper aux regards inquisiteurs de ses parents, secoua les épaules et la nuque pour chasser l'oiseau de mauvais augure qui plantait ses serres dans sa chair et se jeta rageusement dans la foule des courtisans.
Suivi de son protecteur de pensées, il longea le garde-corps du perron, croisa quelques connaissances qui le saluèrent d'une brève crispation des lèvres, emprunta un long corridor gravitationnel qui le déposa directement à l'intérieur du dôme transparent où stationnaient les personnairs volants et autres engins de transport.
Le personnair de Marti survolait les quartiers excentrés de Vénicia, noyés dans une encre dense et noire. Les villas et les immeubles étaient des masses informes assiégées par les ténèbres, le Tiber Augustus une faille sinueuse et insondable. Les lampadaires mobiles et les taxiboules se faisaient maintenant rares.
Marti avait saisi les données d'un corridor aérien à grande vitesse et le personnair fendait l'obscurité en émettant un miaulement aigu. Au mépris de toute règle de sécurité, il n'avait pas enfoncé la manette de pilotage automatique. La sensation de vitesse était d'autant plus grisante qu'il manipulait lui-même les commandes. L'air sifflait sur la baie concave de la cabine. Derrière lui, assis sur la banquette des passagers, veillait son protecteur, enseveli dans son acaba blanche et figée.
Marti se sentait enfin libre. La lame de sa dague (une bonne dague d'acier qu'il avait dérobée dans le musée de la maison Kervaleur), glissée sous son colancor, lui brûlait le ventre. Il lui tardait de l'enfoncer dans une chair vivante, palpitante. Des pulsions sauvages l'animaient, réveillaient en lui cet instinct primitif que n'était pas parvenue à éradiquer l'éducation courtisane.
Il aperçut les arêtes supérieures d'un antique arc de triomphe, l'arc de Bella Syracusa, enfoui sous une végétation luxuriante. Le mouvement clandestin du Mashama l'avait élu à la fois comme symbole et comme siège permanent. Il était situé à l'écart de l'agglomération et cela faisait plus de deux siècles qu'il n'était plus entretenu. Il avait pourtant été érigé à la gloire de Syracusa, le légendaire navigateur interstellaire qui avait découvert la planète et fondé la cité de Vénicia. Les seigneurs Ang s'étaient montrés plus négligents et ingrats que les membres du Comité planétaire : ces derniers avaient certes fait régner la terreur et décimé de nombreuses familles nobles, mais ils avaient préservé l'arc et n'avaient jamais omis d'honorer la mémoire de Bella Aloïzius Syracusa.
Les doigts de Marti composèrent rapidement le code confidentiel sur les touches de la console de l'onde-phone. Quelques secondes plus tard, une voix nasillarde retentit par le haut-parleur enchâssé dans le tableau de bord.
« Identification... »
Marti se pencha sur le micro de l'ondophone.
« M. K., nom de code : Atamâ...
— Nous t'attendions, belle âme (atamâ : « grande âme » en vieux syracusain), reprit la voix qui masquait mal son excitation. Tu es le dernier. Les démons du Waraddhâ sont impatients de recevoir leur offrande... »
Marti amorça une lente descente au-dessus de l'arc. Des vantaux métalliques se déployèrent sur le toit plat de la construction, où se découpa un large rectangle de lumière vive. Ce système d'ouverture automatique avait été conçu et réalisé par Emmar Saint-Gai, fils du directeur de la Compagnie Intergalactique de Longs Transferts et promu technicien en chef du mouvement Mashama.
Le personnair déploya son socle d'atterrissage, franchit l'ouverture au ralenti et se posa en douceur sur une aire de béton, au milieu d'autres appareils de toutes tailles et de toutes formes, dont certains étaient frappés de sceaux ancestraux. Des bulles-lumière flottantes éclairaient une large salle aux murs couverts d'une lèpre moussue.
Tandis que les vantaux se refermaient et occultaient le pan de ciel étoilé, Marti et son protecteur de pensées s'extirpèrent du personnair par la trappe latérale coulissante. Accompagnés dans leurs déplacements par une bulle-lumière sensitive, ils se dirigèrent vers le tube de descente et prirent pied sur la plateforme métallique et circulaire. Elle oscilla pendant quelques secondes sur elle-même avant de s'abîmer en chuintant dans le tube aux parois lisses et brillantes qu'Emmar Saint-Gai avait fait creuser directement dans l'un des montants de l'arche. Il leur fallut environ deux minutes pour atteindre l'ancienne crypte où le Mashama avait installé ses quartiers.
La plateforme atterrit directement sur le sol dallé de la pièce voûtée, hérissée de colonnes de soutènement sur lesquelles jouaient les lumières incertaines d'appliques murales.
Ils étaient tous là, les fiers guerriers des nouveaux temps de conquête : une cinquantaine de jeunes gens des deux sexes aux mines à la fois graves et enfiévrées de conjurés. Les rayons diffus des appliques sculptaient les traits juvéniles de Jurius de Phart le mentor, d'Emmar Saint-Gai le technicien, d'Annyt Passit-Païr l'égérie, de Romul de Blaurenaar l'intellectuel, d'Halricq VanBoer le poète, d'Iphyt de Vangouw la révoltée... Ils accueillirent Marti à coups d'exclamations bruyantes, de gestes théâtraux, de caresses appuyées et de baisers sonores qui incarnaient leur rejet total du contrôle A.P.D. et de l'hypocrisie courtisane. Le protecteur du jeune Kervaleur rejoignit l'armée fantomatique de ses pairs rassemblée dans un recoin ténébreux de la crypte.
On avait lié deux filles vêtues de haillons à une colonne de soutènement. Les larmes qui coulaient sur leurs joues, entre les rideaux ajourés de leurs cheveux, accrochaient de brefs éclats de lumière.
« Pourquoi deux ? demanda Marti.
— Notre manière de célébrer le seizième anniversaire du couronnement de Menati Ang, répondit Jurius de Phart dont les yeux noirs étaient des braises incandescentes. Nous avons assez perdu de temps. Commençons...
— Un petit moment, intervint Emmar Saint-Gai. Je voudrais d'abord vous montrer quelque chose... »
Si le faciès tourmenté de Jurius de Phart était tout en angles et en lames, les traits poupins d'Emmar Saint-Gai se noyaient dans les courbes et les rondeurs. Et ce n'étaient pas ses trois mèches bleutées trois mèches, une véritable provocation ! qui réussissaient à donner un semblant de grâce à l'ensemble. D'ailleurs, lorsque venait l'heure du rite de l'accouplement animal et collectif, les filles ne se disputaient guère ses faveurs. On le tolérait parce qu'il était le seul à pouvoir résoudre les problèmes d'ordre technique, mais on n'appréciait guère de frotter sa peau tendre et sa sueur sur ses bourrelets adipeux. Toutefois, il se trouvait toujours une âme charitable pour se dévouer à la cause commune lorsque se faisait impérativement ressentir le besoin de ses compétences. Après tout, ce n'était qu'un mauvais moment à passer : il suffisait à la dévote de s'allonger, d'écarter les jambes, de clore les paupières et de penser à autre chose. En général, il ne fallait que trois minutes pour amener le jeune Saint-Gai au point de rupture.
Un sourire à la fois crispé et triomphant se dessina sur la bouche lippue d'Emmar. Il sortit une torchelase d'une poche de sa cape, l'alluma et en dirigea le rayon sur l'alcôve d'un mur plongé dans l'ombre. L'ancien tombeau recelait une forme oblongue et noire, un coffre lisse que Marti prit d'abord pour une cuve d'azote liquide. Puis il distingua un clavier et un tableau de bord à l'intérieur d'un renflement de verre latéral.
« Le tout dernier modèle de déremat ! déclara Saint-Gai. Un véritable petit bijou de technologie ! »
Cinq bonnes minutes furent nécessaires aux vaillants guerriers du Mashama pour reprendre leurs esprits. Un décret impérial interdisait formellement l'usage des déremats privés : le voyage par transfert de cellules était désormais réservé aux seules applications officielles et professionnelles, et encore fallait-il au préalable se soumettre à l'inquisition mentale et à l'identification cellulaire. Les transferts pirates étaient punis de l'emprisonnement à vie sur la planète-bagne d'Ôrg.
« Notre passeport pour la liberté, poursuivit Emmar. Je l'ai modifié de manière qu'il soit en permanence relié aux coordonnées fluctuantes de la Libre Cité de l'Espace...
— Tu as perdu la tête ! le coupa sèchement Jurius de Phart. Les déremats sont répertoriés. Les inspobots risquent de débouler ici d'un moment à l'autre. A cause de toi, immonde tas de graisse, nous courons désormais un grave danger ! »
Bien que l'insulte fût admise et même encouragée au sein du Mashama, le visage bouffi d'Emmar se couvrit de cendres. Il détestait qu'on évoquât sa disgrâce physiologique devant les filles : elles saisissaient le moindre prétexte pour le brocarder et le fuyaient comme la peste nucléaire lors de l'accouplement collectif. Mais il s'évertua à garder son sang-froid. L'heure de la revanche avait sonné et ce n'était pas le moment de compromettre le plan de l'émissaire du sénéchal par un accès de susceptibilité mal placée. Bientôt, on le nommerait à un poste digne de ses immenses possibilités et ces petites mijaurées regretteraient amèrement de l'avoir accablé de leur mépris.
« Vous me prenez vraiment pour le dernier des paritoles ! répliqua-t-il d'un ton qu'il s'efforça de rendre enjoué. Cette bécane de la C.I.L.T. avait été mise au rebut pour un défaut de fabrication. En théorie, elle a terminé son existence dans un four de recyclage. Je l'ai récupérée et réparée après la désactivation de son émetteur ondulatoire d'identification. Il n'y a donc aucun risque... »
Emmar fixa ses compagnons du Mashama d'un air provocant. Il évita cependant de croiser le regard de Marti de Kervaleur.
« Pourquoi avoir relié ce déremat aux coordonnées fluctuantes de la Libre Cité de l'Espace ? demanda
Annyt Passit-Païr. Qu'avons-nous à voir avec ces paritoles classés à l'Index ?
L'espace est le seul endroit où se réfugier en cas de coup dur...
On dit que ces enragés massacrent tous ceux qui se rematérialisent dans l'enceinte de la cité, insista Annyt. Quel intérêt y aurait-il à aller se faire tuer là-bas ? »
Emmar Saint-Gai dévisagea longuement son interlocutrice. Elle s'était toujours refusée à lui, et pourtant, de toutes les filles du Mashama, c'était elle qu'il préférait, elle qu'il voulait extraire de cette fange et garder pour lui seul, elle dont il couvrirait le corps de baisers tout au long des secondes nuits. Sa beauté l'émouvait, l'ensorcelait, et il enrageait intérieurement de voir d'autres mains que les siennes (les mains aristocratiques de Marti de Kervaleur principalement) escalader les tendres collines de ses seins.
« Les citoyens spatiaux ne massacrent que les visiteurs qui se rematérialisent habillés ou armés, argumenta Emmar. Ils épargnent les transférés qui se présentent aussi nus qu'au jour de leur naissance. Ceux-là sont d'abord mis en observation. Puis, à la suite d'une période de probation, ils peuvent solliciter et obtenir le titre de libre citoyen...
Qui t'a mis au courant de tout cela ? » demanda Marti.
Il ne parvenait pas à capturer le regard fuyant du jeune Saint-Gai et ce petit jeu commençait à l'horripiler.
« Des voyageurs de la C.I.L.T...
Assez parlé de la Libre Cité de l'Espace ! grommela Jurius de Phart. Merci à toi, Emmar. Nous discuterons de la meilleure manière d'utiliser ce déremat lors d'une prochaine réunion. Pour l'instant, nous avons plus intéressant à faire... »
Et donc, ils firent plus intéressant : ils se déshabillèrent et dansèrent, aussi nus qu'au jour de leur naissance, autour de la colonne où étaient attachées les deux vierges destinées au sacrifice. Ils poussaient des hurlements suraigus. Les uns brandissaient leur dague, les autres leur poignard, d'autres encore des rapières ou des sabres. Les armes blanches symbolisaient la pureté de la guerre, le combat rapproché, les sangs versés et mélangés, la barbarie des origines, les griffes des prédateurs, l'esprit de conquête. Ils dédaignaient les ondemorts ou les brûlentrailles, ces armes anonymes qui semaient la mort à distance et qui répandaient une répugnante odeur de viande grillée.
Les yeux exorbités des deux prisonnières voltigeaient comme des papillons affolés sur ces corps nus qui exécutaient une farandole endiablée, assourdissante, autour d'elles. Le richissime Romul de Blaurenaar se chargeait des contacts avec les réseaux de trafiquants de marchand hommes, et Iphyt de Vangouw, élevée au rang d'experte médicale, s'occupait de vérifier la virginité des filles qu'on leur livrait. Ils s'acquittaient fort bien de leur tâche : les terribles démons du Waraddhâ, les esprits guerriers et assoiffés des antiques légendes syracusaines, n'avaient encore jamais manqué du sang pur et chaud des offrandes.
Marti rugissait avec sa diligence coutumière, bondissait comme un fauve, brandissait bien haut sa dague, mais le cœur n'y était pas. Il ne réussissait pas à se défaire du sombre pressentiment qui le couvrait de son aile ténébreuse et froide. Sans qu'il sache pourquoi, son regard revenait sans cesse se poser sur le dos d'Emmar Saint-Gai dont les grosses fesses et les cuisses trémulaient et ondulaient mollement à chacune des foulées.
De même, Marti participa au rituel du sacrifice, arracha quelques lambeaux des haillons de l'une des victimes, enfonça sa dague jusqu'à la garde dans l'abdomen cuivré et offert, recueillit le sang tiède dans le creux de ses mains, le lapa jusqu'à la dernière goutte, mais jamais il ne sentit monter en lui cette jouissance brute, cette extase presque douloureuse qui le transportait dans les champs célestes où vivaient les dieux oubliés. Les cris d'agonie des suppliciées étaient des pics acérés qui lui crevaient les tympans. Une lassitude teintée de vagues remords l'imprégnait et l'odeur doucereuse du sang déclenchait en lui un début de nausée.
La voix puissante d'Halricq VanBoer, déclamant un extrait de la Syracuside, le poème épique des origines, ne réussit pas à l'arracher à son hébétude. Cette mise en scène lui paraissait puérile, indécente, absurde.
Il s'abstint de prendre part au dépeçage final des victimes, exercice pour lequel Iphyt de Vangouw, la plus féroce de tous, montrait des dispositions naturelles remarquables. Auréolée de sa longue chevelure rousse, couverte de sang de la tête aux pieds, la bouche déformée par un rictus hideux, elle tranchait les membres et taillait dans le tronc à coups de sabre puissants et précis. Ses seins volumineux tressautaient aux chocs sourds de la lame.
Ils éparpillèrent les restes des cadavres sur le sol dallé de la crypte. Puis garçons et filles se mêlèrent et composèrent des bouquets mouvants de membres luisants et empourprés. Ils se roulaient dans le sang et dans les viscères avec une fureur d'autant plus frénétique qu'ils avaient la possibilité de se récurer de la tête aux pieds avant de rentrer chez eux : Emmar Saint-Gai avait fait installer une gigantesque baignoire à ondes lavantes dans une salle annexe de la ciypte.
Annyt Passit-Païr vint solliciter Marti, mais, s'il mettait d'habitude un point d'honneur à combler la fille qui jetait son dévolu sur lui (et c'était le plus souvent Annyt), il resta cette nuit-là insensible à ses caresses et à ses baisers. Les frissons qui couraient sur sa peau nue, hérissée, n'avaient rien à voir avec la fièvre des sens. Annyt comprit que ni ses mains, ni ses lèvres, ni ses dents ne réussiraient à réveiller l'ardeur amoureuse du jeune Kervaleur. Visiblement contrariée, elle s'éloigna de lui, refoula ses larmes et alla se jeter sous le ventre du premier venu. L'interdit sentimental était l'une des règles fondamentales du Mashama : les fiers guerriers des temps de conquête refusaient de se laisser piéger par les émotions. Priorité était accordée à la jouissance physique brute. Annyt Passit-Païr le regrettait amèrement. Elle éprouvait pour Marti un penchant qui ressemblait fâcheusement à de l'amour, et si elle continuait de jouer les figurantes lors de ces longues nuits de débauche, c'était uniquement dans l'espoir d'attirer son attention. Elle ne ressentait de plaisir qu'avec lui. Elle rêvait d'un amour pur et tranchant comme le diamant et elle avait l'impression de s'enfoncer inexorablement dans la boue nauséabonde de ses bas instincts.
Adossé à un mur, glacé jusqu'aux os, Marti observa pendant quelques minutes les mouvements confus des corps enlacés et gémissants dans le clair-obscur de la crypte. Son regard heurta la tête exsangue d'une des victimes et il fut submergé par une vague de honte et de dégoût. Puis il se releva et ses pas le portèrent machinalement près du déremat d'Emmar Saint-Gai.
Des éclairs lumineux fusaient sur le tableau de bord. Une étrange impulsion poussait Marti vers cette machine oblongue et noire. Une intuition persistante lui soufflait qu'elle n'avait pas été placée dans cette alcôve par hasard, qu'elle avait quelque chose à voir avec sa destinée. Il haussa les épaules : il avait beau être un membre du mouvement révolutionnaire du Mashama, il n'avait jamais envisagé de quitter le chaud cocon de Syracusa.
« Belle bécane, n'est-ce pas ? »
La voix essoufflée d'Emmar Saint-Gai le tira de ses rêveries. Comme cela se produisait la plupart du temps, le technicien en chef avait été exclu du jeu de l'accouplement collectif. Les lueurs obliques des appliques révélaient l'aspect grumeleux de sa peau, d'une blancheur maladive. Le sang et la sueur se mélangeaient sur ses pectoraux affaissés.
Marti acquiesça d'un mouvement de tête.
Des bruits de pas et de voix se répercutèrent soudain sur les parois de la crypte. Le jeune Kervaleur se retourna et distingua le capuchon d'une acaba rouge, des masques blancs et rigides de mercenaires de Pritiv et des casques noirs d'interliciers au pied du tube de descente. Il dut contracter violemment ses muscles internes pour ne pas répandre le contenu de sa vessie sur lui. Quelques vaillants guerriers du Mashama poussèrent des cris d'effroi. Les rails de lance-disques luisaient sous les manches retroussées des mercenaires de Pritiv, qui empoignèrent Iphyt de Vangouw et son amant d'un soir par les cheveux, les relevèrent en force et les plaquèrent contre un mur.
« Quelqu'un nous a trahis ! gémit Marti, pétrifié. Nous sommes perdus !
— Peut-être pas ! Le déremat... », souffla Emmar Saint-Gai.
Le hublot latéral de la machine s'ouvrit de lui-même, comme si quelqu'un l'avait commandé à distance. De fait, Emmar avait discrètement appuyé sur un minuscule pressoir dissimulé dans le chaton de sa chevalière.
« D'abord à toi ! murmura-t-il. Rentre par les pieds, allonge-toi et enclenche la manette de transfert... la manette verte... »
Fébrile, Marti s'introduisit dans le déremat. Il agissait dans un état second, comme dans un songe. Il avait l'atroce impression de s'installer dans un cercueil, d'être la troisième victime expiatoire de la seconde nuit... Des saillies métalliques lui éraflèrent les jambes. Il posa la nuque sur le coussin-air. Emmar referma et verrouilla le hublot d'un geste précis. Un sourire sardonique flottait sur la bouille lunaire du technicien en chef... A quoi joues-tu, Emmar ? C'est toi qui les as prévenus, n'est-ce pas ? Tu étais le seul à pouvoir leur ouvrir les vantaux métalliques... Pourquoi ?... Pourquoi ?
Entre ses cils emperlés de larmes, Marti eut encore le temps d'entrevoir ses compagnons alignés contre les parois de la crypte et tremblants comme des feuilles. Nus, livides, couverts du sang de l'innocence, tenus en joue par une dizaine de mercenaires de Pritiv. Il discerna également une vague tache rouge et violet... Un cardinal kreuzien... Un fanatique qui ne se priverait pas du plaisir de traduire les glorieux membres du Mashama devant un tribunal ecclésiastique et d'obtenir leur condamnation au supplice de la croix-de-feu à combustion lente... Pour leur défense, ils ne pourraient se prévaloir que de ce seul fait héroïque : le meurtre de pauvres filles achetées à d'ignobles marchands de chair humaine.
La mort dans l'âme, Marti enfonça la manette verte. Une lame chauffée à blanc lui transperça le crâne, puis son corps se pulvérisa dans l'espace et le temps.
C'était son premier transfert cellulaire.
CHAPITRE III
Séduire est le lot de l'humain,
aimer le fait du quarantain.
Proverbe quarantain
(La quarantaine était une longue période d'observation à laquelle les Anjoriens soumettaient les transfuges de la zone contaminée. De là découle probablement le mot « quarantain », et non, comme l'ont soutenu certains confrères, des quarante premiers jours de la catastrophe nucléaire d'Ut-Gen. Notes d'Anatul Hujiak, historien et érudit néoropéen.)