10
Pitt fut appelé sur-le-champ, puisque tout ce qui touchait à Callander Square était de son ressort. Il n’était pas encore neuf heures et demie lorsqu’il s’agenouilla sur le sol toujours gelé devant le cadavre gardé par un agent de police. Rien n’avait été déplacé. Malgré ses protestations, Charlotte avait été renvoyée à la maison, même si, pensait Pitt, c’était surtout le froid qui avait dû vaincre sa résistance.
Il était accompagné d’un médecin légiste. Une fois qu’il eut bien observé le corps et que l’image se fut gravée dans son esprit, ensemble, ils retournèrent Freddie pour examiner la blessure. Le couteau était enfoncé jusqu’à la garde ; le manche filigrané ne portait aucune empreinte.
Pitt écarta légèrement les habits.
— Un seul coup, remarqua-t-il. Du travail propre.
— Ce pourrait être une question de chance, dit le médecin par-dessus son épaule. Pas nécessairement d’habileté.
— Et la force ? demanda Pitt.
— La force ?
Le médecin réfléchit un instant. Se baissant, il remua le couteau avec précaution.
— Pas un os n’a été atteint. Pile entre les côtes.
Rien que du cartilage et un peu de muscle ; la lame est allée droit au cœur. Un adulte normal est capable de faire ça sans problème. La blessure est trop haute pour quelqu’un de petite taille. Le coup semble avoir été dirigé vers le bas ; votre assassin mesure donc au moins un mètre soixante-dix, sinon plus.
Pitt s’empara d’une des mains de Freddie.
— Pas de gants, fit-il avec un léger froncement de sourcils. Il a dû sortir à la hâte ; sans doute pensait-il ne pas en avoir pour longtemps. À mon avis, il avait rendez-vous avec quelqu’un qu’il connaissait.
Il regarda les ongles et les jointures.
— Pas une trace. Il ne s’est pas vraiment débattu.
— Attaqué par surprise, répondit le médecin. Il a tout juste eu le temps de comprendre avant de perdre conscience.
— Par surprise, répéta Pitt lentement. Et par-devant. Autrement dit, l’assassin ne lui était pas inconnu ; la surprise, c’est qu’il a frappé. Le Dr Bolsover le considérait comme quelqu’un de fiable, un ami.
— Ou une connaissance, ajouta le médecin.
— Va-t-on retrouver une simple connaissance au milieu du square, la nuit ?
— Je n’ai pas dit qu’il avait été tué pendant la nuit, rétorqua le médecin en secouant la tête. On ne peut pas savoir. Par ce temps-là, un corps gèlerait très vite. Ça va être dur de déterminer l’heure du décès.
— Qui oserait commettre un assassinat dans le square en plein jour ? fit Pitt avec douceur. Ce serait trop risqué. Les domestiques sont souvent aux fenêtres ; on a toutes les chances de se faire remarquer si l’on s’aventure dans le jardin. À la tombée de la nuit, en revanche, emmitouflé dans un cache-nez, le col relevé, ce qui est plutôt logique à cette époque de l’année, sitôt qu’on s’éloigne des becs de gaz, on devient invisible. Il aurait pu monter les marches d’un perron, descendre dans une courette, partir à la recherche d’un cab… n’importe.
— Tout à fait, acquiesça le médecin d’un air compassé. Admettons qu’ils se soient rencontrés à la nuit tombée. Vous ne trouvez pas ça bizarre, vous ? Se donner rendez-vous dehors dans le noir, alors qu’il gèle à pierre fendre ? Sans aller jusqu’à se faire poignarder, il y a de quoi glisser et se rompre le cou. On ne voit pas à deux pas devant soi.
— Voilà qui soulève un certain nombre d’interrogations, n’est-ce pas ?
Pitt baissa les yeux sur le cadavre.
Le médecin grogna.
— Il devait avoir quelque chose de très urgent et de très confidentiel à dire.
— Ou avoir l’intention de tuer, fit Pitt doucement.
Le médecin ne répondit pas.
Pitt se remit debout, quelque peu engourdi par le froid glacial.
— Je sens que j’aurai beaucoup de questions à poser à Mr. Reggie Southeron. Faites transporter Bolsover à la morgue, voulez-vous ? Et soyez très attentif quand vous pratiquerez l’autopsie, malgré l’évidence. Je doute qu’il y ait autre chose, mais on ne sait jamais.
Le médecin le regarda d’un œil torve et se dirigea vers l’agent de police, frappant dans ses mains pour rétablir la circulation.
Cette fois, Pitt choisit de ne pas s’embarrasser de préliminaires avec Reggie. Il alla droit à la porte d’entrée et annonça au valet qui lui ouvrit son intention de voir Mr. Southeron de toute urgence. Par une matinée aussi morne, pensait-il, Reggie n’avait pas dû se lever avant neuf heures ; il n’aurait pas pris son petit déjeuner et ne se serait pas préparé pour partir à la Cité avant dix heures au moins.
Il avait vu juste. Reggie était encore à table, prêt à se récrier face à cette interruption intempestive et à dire au valet, sur un ton plutôt sec, que la police pouvait bien attendre, quand, derrière la silhouette sobre de l’homme, il aperçut un géant drapé dans une cape : Pitt avait suivi le domestique précisément pour éviter de se faire traiter de la sorte.
— Franchement !
Reggie le foudroya du regard.
— J’ai tout à fait conscience de la difficulté de votre travail, mais quelques petits ennuis dans le square ne vous dispensent aucunement du respect des convenances. Je vous verrai quand j’aurai fini mon petit déjeuner ! Vous pouvez attendre au petit salon, si vous le désirez.
Pitt fixa le valet, constatant avec satisfaction que ce dernier craignait la police plus encore qu’il ne craignait son maître. Il se retira comme l’eau s’écoule dans un siphon, décrivant un arc de cercle et disparaissant dans le couloir.
— L’urgence de la situation ne tolère aucun délai, déclara Pitt fermement. Le Dr Bolsover a été assassiné. Reggie le dévisagea, l’air bovin.
— Je vous demande pardon ?
— Le Dr Bolsover a été assassiné, répéta Pitt. Son corps a été découvert ce matin, peu après huit heures.
— Nom de Dieu !
Reggie lâcha sa fourchette chargée de nourriture ; elle tomba avec fracas, heurta le couteau et atterrit sur le parquet en entraînant bacon et saucisson dans son sillage.
— Nom de Dieu ! C’est horrible.
— Oui, acquiesça Pitt qui l’observait avec attention. Aurait-il seulement la présence d’esprit de jouer aussi bien la comédie ? Le choc semblait l’avoir pétrifié.
— Un meurtre est toujours horrible, poursuivit-il. D’une façon ou d’une autre. Évidemment, beaucoup de gens qui se font assassiner sont en partie responsables de ce qui leur arrive.
— Que diable entendez-vous par là ?
Le visage massif de Reggie vira au cramoisi.
— Vous avez un sacré toupet, vous ! C’est d’un mauvais goût ! Le pauvre Freddie est mort, et vous dites qu’il l’a mérité !
— Non, rectifia Pitt soigneusement. C’est vous qui vous empressez d’en tirer cette conclusion. J’ai dit que certaines victimes d’assassinats l’ont parfois cherché : les maîtres chanteurs, par exemple.
Il se pencha en avant, guettant la réaction de Reggie sur son visage. Et il vit ce qu’il voulait voir : la pâleur soudaine, le spasme nerveux des muscles.
— Les maîtres chanteurs ? répéta Reggie d’une voix rauque, les yeux vitreux comme ceux d’une poupée de chiffon.
— Oui.
Pitt rapprocha une chaise et s’assit.
— Les maîtres chanteurs se font souvent assassiner. Généralement, leurs victimes ne voient que cette issue-là. Un maître chanteur ne se rend pas toujours compte qu’il a atteint un seuil critique. Il pousse le bouchon trop loin.
Il écarta les mains pour mimer une éruption, une explosion.
Reggie déglutit convulsivement, le regard rivé sur Pitt, comme hypnotisé. Il semblait incapable de proférer un son.
Pitt tenta sa chance.
— C’est bien ce qui est arrivé au Dr Bolsover, n’est-ce pas, monsieur ?
— Au Dr… Bolsover… ?
— Il vous faisait chanter, non ?
— Non, non ! Je vous l’ai dit. C’est… c’est la gouvernante, Jemima. On en a déjà parlé.
— C’est exact. Vous m’avez dit que la gouvernante exerçait un chantage sur vous à cause de votre liaison avec la femme de chambre. Seulement, je ne pense pas que cela valait la peine de la payer, dans la mesure où j’étais au courant, les domestiques aussi ; les voisins avaient sans doute deviné, et votre épouse, j’imagine, doit le savoir aussi, même si elle préfère feindre l’ignorance.
— Que diable voulez-vous dire ?
Reggie s’efforça de prendre un air outragé.
— Rien de plus que ce que j’ai dit, monsieur. J’ai du mal à croire que vous ayez cédé à un chantage portant sur un fait notoire, même si personne n’en parle, et qui, pour être sordide, n’en est pas moins courant. En tout cas, ce n’est certainement pas un crime.
— Je… je vous l’ai dit… bien sûr que ce n’est pas un crime ! Mais en ce moment précis, on pourrait mal l’interpréter. Les gens penseraient…
— Plus exactement, la police penserait… ?
Pitt haussa un sourcil sardonique.
Reggie s’empourpra : il venait de se rendre compte que son mensonge était ridicule. Pitt voyait presque son cerveau fonctionner fébrilement. Fallait-il le coincer maintenant, en cet instant de panique, ou bien attendre qu’il se trahisse davantage ?
— Euh…
Reggie cherchait à gagner du temps en attendant d’inventer quelque chose.
— ma foi… oui, ça peut paraître…
— Un peu léger, acheva Pitt à sa place. Et si vous me disiez la vérité ?
— Euh… la vérité ?
— Oui, monsieur. Pourquoi le Dr Bolsover vous faisait-il chanter ?
— Je…
Reggie semblait statufié.
— Si je dois interroger les autres pour connaître la réponse, ça risque d’être encore plus gênant pour vous, observa Pitt. Si vous me le dites, à supposer qu’il ne s’agisse pas d’un crime, je vous promets de rester aussi discret que possible. Le temps presse. Nous avons un assassin ici, dans ce square, et il n’a peut-être pas dit son dernier mot.
— Oh, Seigneur !
— Pourquoi le Dr Bolsover vous faisait-il chanter, Mr. Southeron ?
Reggie aspira une grande bouffée d’air et déglutit.
— Une autre aventure que j’ai eue.
Ses yeux brûlants, fuyants, cherchaient un point au-dessus de l’épaule de Pitt.
— Une femme mariée. Mari haut placé. Je pourrais avoir des ennuis, si jamais il l’apprenait. Vous me suivez ?
Pitt le contempla longuement. Il mentait.
— Comment la gouvernante a-t-elle eu vent de ça ?
— Quoi ? fit Reggie, relevant la tête d’un mouvement brusque. Ah… euh…
— Vous avez dit qu’elle vous faisait chanter, elle aussi, lui rappela Pitt. Désirez-vous vous rétracter maintenant ?
Soudain, le regard de Reggie s’éclaircit.
— Non ! Non, c’est la vérité. C’est une jeune personne âpre au gain. Voilà pourquoi Freddie a été tué ! Oui, tout concorde, ne voyez-vous pas ?
Il se redressa légèrement.
— Ils ont dû se quereller à cause de l’argent. Elle voulait plus que sa part, il a refusé, et elle l’a tué. Ça tombe sous le sens : tout colle !
— Comment la gouvernante a-t-elle découvert cette histoire ? Vous receviez votre maîtresse chez vous ?
— Ciel, non ! Pour qui me prenez-vous, tudieu ?
— Alors comment l’a-t-elle su, monsieur ?
— Aucune idée. Par Freddie sans doute.
— Pourquoi, voyons, lui en aurait-il parlé ? Pourquoi partager le butin, lorsque ce n’est pas nécessaire ? Cela me paraît peu probable.
— Comment diable le saurais-je ? s’exclama Reggie furieusement. Peut-être qu’il était son amant et qu’il a voulu se vanter. On ne connaîtra jamais la réponse. Le bougre est mort.
— Mais pas la gouvernante.
— Ne comptez pas sur elle pour vous dire la vérité ! Une note stridente perçait dans la voix de Reggie, proche de la panique.
Pitt prit un nouveau risque.
— J’ai l’impression, monsieur, que la maîtresse en question n’était pas l’épouse d’un personnage influent, mais plutôt une autre femme de chambre.
Le regard de Reggie étincela.
— Comme vous l’avez fait remarquer, inspecteur, je n’avais aucun intérêt à payer pour obtenir le silence sur un fait aussi banal.
— Peut-être, si c’était tout, répondit Pitt avec un petit sourire, sans quitter Reggie des yeux. Mais s’il y avait autre chose, un enfant par exemple ?
Reggie devint livide. Un instant, Pitt crut qu’il allait avoir une attaque.
— L’une de vos femmes de chambre est morte, n’est-ce pas ? demanda-t-il lentement en détachant chaque mot.
Reggie lutta pour reprendre son souffle.
— Vous ne l’avez pas assassinée, Mr. Southeron ?
— Seigneur ! Oh, Seigneur, non ! Elle est morte. Freddie était là. Nous l’avions appelé. Nous n’avions pas le choix. C’est comme ça qu’il a su.
— De quoi est-elle morte ?
— Je… je ne sais pas !
— Dois-je interroger les domestiques ? s’enquit Pitt doucement.
— Non !
Il y eut un silence.
— Non, fit Reggie plus calmement. Elle s’est fait avorter. Ça s’est mal passé. Elle est morte à cause de ça. Je n’étais au courant de rien. Je n’aurais pas pu la sauver. Il faut me croire.
— Mais l’enfant était de vous ?
— Comment le saurais-je ?
Pitt donna enfin libre cours à son dégoût.
— Vous voulez dire que vous la partagiez avec quelqu’un d’autre ? Le valet ou le groom peut-être ? demanda-t-il brutalement.
— Comment osez-vous ? Je vais vous faire remettre à votre place !
— Votre place, Mr. Southeron, riposta Pitt, cinglant, est pour le moment extrêmement inconfortable. Une femme de chambre qui porte votre enfant décède sous votre toit à la suite d’un avortement mal fait. Là-dessus, votre médecin vous fait chanter. Il est assassiné à quelques pas de chez vous. Quelle conclusion vous vient immédiatement à l’esprit ?
— Je… je vous l’ai dit, pantela Reggie. La gouvernante. Elle était dans le coup. Il devait coucher avec elle ; il lui a tout raconté. C’est elle qui m’a réclamé de l’argent. Elle a dû se disputer avec lui… une querelle de voleurs. C’est ça, la réponse. Qui allez-vous croire ? Moi qui n’ai rien fait de mal ou une fille qui ment, qui pratique le chantage et qui finit par tuer son amant et complice ? Je vous le demande !
Pitt soupira et se leva.
— Je ne croirai personne, Mr. Southeron, avant d’avoir réuni les preuves. Mais je me souviendrai de ce que vous m’avez dit, dans les moindres détails. Merci de m’avoir consacré votre temps. Au revoir, monsieur.
Sitôt qu’il sortit, Reggie s’effondra. C’était atroce ! Dieu seul savait comment ça allait se terminer. Le scandale ! La ruine ! Il en était malade. La pièce tanguait autour de lui, peuplée de visions de pénurie – floues, car il n’avait jamais réellement connu cela – mais non moins effrayantes.
Il était toujours affalé sur la table quand Adelina entra.
— Vous n’avez pas l’air bien, observa-t-elle. Auriez-vous trop mangé ?
Sa froide indifférence porta le coup de grâce à l’homme blessé, meurtri, qu’il était.
— Non, je ne suis pas bien, rétorqua-t-il avec irritation. L’inspecteur de police sort à l’instant d’ici. Freddie Bolsover a été assassiné.
Il contempla son expression choquée, satisfait de son effet.
— Assassiné !
Elle s’assit lourdement.
— Quelle horreur ! Mais pourquoi ? Lui a-t-on dérobé quelque chose ?
— Aucune idée. Il a été tué, c’est tout.
— Pauvre Sophie !
L’air absent, Adelina fixait la table.
— Elle doit être complètement perdue.
— Peu nous importe Sophie ! Songez plutôt à nous. Il a été assassiné, Adelina, ne comprenez-vous donc pas ? Ça signifie que quelqu’un l’a tué ; là, dans le noir, on lui a donné un coup de couteau ou on l’a frappé sur la tête, que sais-je.
— C’est très déplaisant. Les gens sont très méchants, quelquefois.
— Est-ce tout ce que vous avez à dire ?
Sa voix montait ; il criait presque, hors de lui.
— Bon sang, cette canaille de policier m’a pratiquement accusé de ce meurtre !
Elle ne parut pas impressionnée, et certainement pas effrayée.
— Mais pourquoi, voyons ? Vous n’aviez aucune raison de tuer Freddie. C’était un ami.
— C’était un maître chanteur !
— Freddie ? Balivernes. Qui aurait-il fait chanter ?
— Il était médecin, espèce de dinde ! Il pouvait faire chanter n’importe lequel de ses patients.
Elle n’avait toujours pas l’air émue.
— Les médecins n’ont pas le droit de révéler les secrets de leurs patients. Sinon, ils perdraient leur clientèle. Freddie n’aurait jamais fait ça. Ç’aurait été stupide. Et ne me traitez pas de dinde, Reggie. C’est très grossier, et rien ne justifie une telle grossièreté. Je suis désolée d’apprendre la mort de Freddie, mais il n’y a pas de quoi devenir hystérique.
— Je ne vous comprends pas !
Il était furieux, terrifié, et maintenant, complètement désorienté.
— Vous avez versé des larmes sur Helena, alors que la mort de Freddie semble vous laisser de marbre !
— Ce n’est pas pareil. Helena attendait un enfant.
À ce souvenir, elle baissa la voix.
— Cet enfant est mort avant d’avoir vu le jour. Si vous étiez une femme, vous comprendriez ça. Je regarde mes propres enfants et, naturellement, je pleure. C’est tout ce que nous avons en réalité, nous, les femmes : nos enfants.
Elle le toisa avec une soudaine dureté.
— On les conçoit, on les porte, on les met au monde, on les aime, on les écoute, on les conseille, on veille à ce qu’ils fassent un beau mariage. Vous, vous vous contentez de régler les notes et de vous vanter de leurs réussites. Je suis navrée pour Freddie, mais je n’ai pas envie de pleurer. Je plains Sophie, bien sûr, car elle n’a pas d’enfants. Et comment savez-vous que Freddie était un maître chanteur ?
— Quoi ?
— Vous avez dit que Freddie était un maître chanteur. Comment le savez-vous ?
— Oh !…
Il chercha une réponse.
— Quelqu’un m’en a parlé. Je ne peux pas vous en dire plus, c’est confidentiel.
— Ne faites pas le nigaud, Reggie. Personne n’ira vous confier ce genre de choses. Il a dû vous faire chanter, vous. N’est-ce pas ?
— Mais non, voyons ! À propos de quoi ?
— Alors pourquoi la police vous soupçonne-t-elle de l’avoir tué ? Ça ne tient pas debout.
— Je n’en sais rien ! hurla-t-il. Je ne leur ai pas demandé !
— Je pensais que c’était peut-être à cause de Dolly. Il se figea. Elle avait l’air d’une étrangère trônant en tête de table, monstrueuse et inconnue, insondable. Elle proférait des horreurs, mais son visage n’exprimait qu’une vague curiosité.
— D… Dolly ? bégaya-t-il.
— Je vous aurais pardonné d’avoir couché avec elle, du moment que vous étiez discret, dit-elle en le regardant bien en face.
C’était la première fois, semblait-il, qu’elle le regardait vraiment.
— Mais pas d’avoir tué son enfant, Reggie… ça, jamais.
— Je n’ai pas tué l’enfant !
Il était au bord de la crise de nerfs. Il s’en rendait compte lui-même, mais ne pouvait pas se contenir.
— Elle s’est fait avorter. Ça a mal tourné. Ce n’était pas moi !
— Ne mentez pas, Reggie. Bien sûr que c’est vous. Vous l’avez laissée s’adresser à une faiseuse d’anges au lieu de l’envoyer à la campagne. Elle aurait pu rester là-bas ou bien nous aurions fait adopter l’enfant. Mais vous n’avez pas bougé. Jamais je ne vous le pardonnerai, Reggie, jamais.
Elle se leva et regarda ailleurs.
— Je présume que vous n’avez rien à voir avec la mort de Freddie. Ç’aurait été extrêmement stupide de votre part.
— Stupide ! Est-ce le seul mot que vous ayez à la bouche ? Stupide ! Me croyez-vous réellement capable d’avoir tué Freddie ?
— Non. Ça ne vous ressemble guère de commettre un acte aussi décisif. Mais je suis contente de vous l’entendre dire. J’espère que c’est la vérité.
— Douteriez-vous de moi ?
— À vrai dire, ça m’est égal, du moment qu’on évite le scandale. Si vous arrivez à maintenir la police en dehors de cela, c’est tout ce que je vous demande.
Il la contempla, désemparé. Brusquement, il avait froid, comme si on lui avait arraché une peau qu’il portait depuis longtemps, le laissant tout nu. Il la regarda sortir, comme un enfant abandonné dans le noir.
Ayant accusé Jemima de l’avoir fait chanter, et donc ne pouvant revenir en arrière, il jugea que la solution idéale serait de lui faire endosser également le meurtre de Freddie. Maintenant, il fallait que ça colle. Il devait se comporter comme s’il croyait à sa version des faits. C’était inconcevable que, sachant une chose pareille, un homme garde chez lui, auprès de ses enfants, une femme qui ne reculait ni devant le chantage, ni devant le meurtre. La seule issue possible était de la renvoyer sur-le-champ.
C’était malheureux, bien sûr. Vu les circonstances, elle n’avait aucune chance de trouver une place ailleurs, mais que pouvait-il faire d’autre ? Dommage qu’il n’eût pas profité de l’occasion pour en parler à Adelina… mais la pensée d’Adelina lui causait un profond malaise ; pour l’instant, mieux valait l’oublier. Il devait aller voir Jemima et lui dire de partir. Inutile de se perdre en explications : ce serait extrêmement gênant… il n’avait qu’à prétendre qu’il ne voulait pas porter d’accusations contre elle avant la police, au risque de nuire à la cause de la défense. Oui, l’idée était excellente. Il en vint même à éprouver un certain sentiment de rectitude morale. Se levant de table, il s’en fut sans tarder mettre son plan à exécution.
Tout cela, Charlotte l’apprit à midi, quand Jemima se présenta à sa porte, blanche comme un linge, une malle sur le trottoir à côté d’elle. Un cab s’éloignait déjà en brinquebalant pour tourner au coin de la rue. Elle avait dû rester un moment sur le pas de la porte avant de se résoudre à frapper.
Charlotte lui ouvrit elle-même, car il n’y avait personne d’autre pour le faire ; elle n’allait tout de même pas envoyer Mrs. Wickes avec ses mains mouillées, son tablier éclaboussé et ses cheveux en bataille.
— Jemima !
Elle aperçut la malle.
— Mais que vous arrive-t-il ? Entrez, vous avez l’air gelée et affamée. Pouvez-vous soulever l’autre côté de la malle avec moi ? On ne peut pas la laisser ici : quelqu’un va la voler.
Jemima se baissa docilement. Quelques minutes plus tard, elles étaient à l’intérieur, et Charlotte la regarda de plus près.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle avec douceur. Mr. Southeron vous a accusée de le faire chanter ?
Jemima leva les yeux, choquée et soulagée à la fois de ne pas avoir à annoncer la nouvelle elle-même.
— Vous êtes au courant ?
Charlotte avait honte maintenant de ne pas l’avoir mise en garde, même si cela n’aurait sans doute pas changé grand-chose. Elle aurait dû trouver un moyen pour que Pitt empêche Reggie de répandre ses mensonges.
— Oui. Je voulais vous en parler quand je suis venue, l’autre jour.
Elle prit les mains de Jemima dans les siennes.
— Je suis désolée. Quand j’ai vu ce que vous ressentiez pour Brandy Balantyne, je n’ai pas eu le cœur d’évoquer Reggie et ses femmes de chambre dans la foulée, de peur que vous ne pensiez que je vous mettais dans le même sac.
Jemima parut décontenancée, mais il n’y avait pas l’ombre d’un reproche dans son regard.
— Comment l’avez-vous su ? Tout le monde a-t-il été prévenu, sauf moi ?
Elle déglutit avec effort.
— Pourquoi, Charlotte ? Pourquoi est-il allé chercher une chose pareille ? Il a certainement couché avec Mary Ann, mais ce n’est pas un secret ! Je n’en ai jamais parlé, et surtout pas à lui… pour demander de l’argent ! Pourquoi a-t-il raconté ça ?
— Parce que quelqu’un le faisait chanter et qu’il ne voulait pas avouer la vérité. C’était facile de vous accuser : vous étiez la dernière à pouvoir vous défendre.
— Mais qui le ferait chanter là-dessus ? C’est assez minable, d’accord, cette façon d’abuser à la fois de Mary Ann et de sa femme, mais ce n’est pas un crime ; il n’y a même pas de quoi crier au scandale, et sûrement pas de quoi ouvrir sa bourse.
— Je n’en sais rien, reconnut Charlotte. Venez donc vous asseoir. Je vais vous préparer une boisson pour vous réchauffer. Je crois qu’il me reste du cacao. Ensuite, nous réfléchirons à ce que nous allons faire.
Elle s’affaira énergiquement. Elles étaient dans la cuisine, la pièce la plus chaude de la maison. Charlotte ne pouvait se permettre d’allumer un feu au salon dans la journée. Mrs. Wickes avait fini de nettoyer le sol et était montée balayer en haut. Elles étaient toutes seules.
— Vous pouvez dormir dans la nursery, dit Charlotte, remuant le cacao avec une cuillère en bois pour éviter les grumeaux. Le lit est un peu petit, mais il fera l’affaire momentanément. Malheureusement, c’est tout ce que nous avons…
— Je ne peux pas rester ici, répondit Jemima rapidement. Oh, Charlotte, je vous remercie, mais la police va me rechercher bientôt. Le chantage est un crime, vous savez. Je ne veux pas vous mêler à cette ignominie…
— Oh !
Charlotte se retourna, surprise. Elle avait oublié que Jemima ignorait pratiquement tout d’elle.
— Ne vous inquiétez pas pour ça. Mon mari est dans la police ; c’est lui en fait qui est chargé de mener l’enquête. Il sait bien que vous n’avez fait chanter personne. Du moins, se corrigea-t-elle, il n’y croit pas. Rassurez-vous, il découvrira la vérité. Le Dr Bolsover a été assassiné. Le saviez-vous ? J’ai trouvé son corps ce matin. J’allais justement vous voir pour vous mettre en garde contre Mr. Southeron quand j’ai failli marcher sur lui. C’était peut-être lui, le vrai maître chanteur.
— Vous… la police… ?
Jemima était complètement désarçonnée.
— Mais… mais vous n’êtes pas mariée. N’êtes-vous pas la sœur de Lady Ashworth ? C’est ce que m’a dit le général Balantyne. J’ai eu votre adresse par lui, ce matin. J’ai été obligée de mentir. Je lui ai dit que je voulais vous écrire.
Elle grimaça et baissa la tête.
— Avant que Mr. Southeron ne parle de moi à tout le monde et que plus personne ne m’ouvre sa porte. Je ne savais pas vers qui me tourner…
Ses yeux débordèrent, et elle se cacha le visage pour dissimuler sa détresse.
Charlotte laissa le cacao et, s’approchant d’elle, la prit dans ses bras. Pendant un moment, Jemima pleura sans bruit ; puis elle se ressaisit, se moucha vigoureusement, s’excusa pour aller faire un brin de toilette et redescendit prendre le cacao, enfin chaud, avec des biscuits. Après quoi, elle regarda Charlotte en face et se déclara prête pour la bataille.
Charlotte lui sourit.
— Thomas découvrira la vérité, affirma-t-elle, même si elle savait que ce n’était pas toujours le cas.
Parfois, les crimes demeuraient irrésolus.
— Et, si possible, nous l’aiderons pour que ça aille plus vite. Je pense que je vais écrire à Emily pour l’informer des derniers événements. Elle pourra nous prêter main-forte, elle aussi.
— Vous êtes merveilleuse, dit Jemima en souriant faiblement. Avez-vous donc tellement l’habitude des meurtres qu’ils ne vous effraient plus ?
— Oh non !
Les atrocités de Cater Street lui revinrent en mémoire dans toute leur horreur. Et, à la pensée de Sarah, ses yeux se mirent à picoter.
— Non, répéta-t-elle doucement. Ça me fait très peur, pas seulement les meurtres, mais toutes les choses obscures que ça éveille chez ceux qui sont mêlés même de loin au premier crime. Car un crime en appelle souvent un autre. Les gens sont prêts à n’importe quoi pour masquer leur culpabilité. La peur rend cruel, égoïste. Une enquête criminelle nous révèle, aux uns et aux autres, tout ce que nous aurions préféré ignorer. Croyez-moi, je trouve ça terrifiant. Mais j’aime mieux être terrifiée ; autrement, ça voudrait dire que j’ai perdu la notion des choses. Cependant, il est dans mon caractère de me battre, et nous saurons le fin mot de cette histoire, n’en déplaise à tous les intéressés.
En rentrant tard chez lui ce soir-là, Pitt ne fut que modérément surpris de trouver Jemima assise avec Charlotte au coin du feu. Au début, elle parut à la fois intimidée et nerveuse, mais il fit de son mieux pour la mettre à l’aise bien qu’il tombât de fatigue et, lorsqu’elle monta se coucher, elle avait l’air mûre pour une bonne nuit de sommeil.
Après son départ, il apprit à Charlotte que Reggie l’avait également accusée du meurtre de Freddie. À son grand soulagement, Charlotte n’explosa pas et ne fondit pas en larmes, même s’il n’avait jamais vraiment cru à la seconde probabilité.
Le lendemain matin, il retourna à Callander Square ; il effectua une partie du chemin à pied pour être mieux à même de réfléchir.
Il ne doutait pas un instant que Freddie Bolsover eût été assassiné parce qu’il se livrait au chantage. Il ne pensait pas que ce fût l’œuvre de Reggie Southeron, ne serait-ce que parce qu’il était trop lâche et que la nouvelle de la découverte du cadavre lui avait causé un choc considérable. S’il avait été au courant, il aurait sûrement préparé une histoire plus plausible.
Seulement, si ce n’était pas Reggie, qui étaient les autres suspects ? Il y avait suffisamment de secrets à Callander Square qui devaient valoir leur pesant d’or.
Il décida de commencer par Balantyne.
Il le trouva chez lui, et tout à fait disposé à le recevoir. On l’introduisit dans le petit salon où, l’instant d’après, le général le rejoignit, la mine grave, car il avait appris la veille la mort de Freddie.
— Bonjour, inspecteur. Avez-vous découvert quelque chose au sujet de ce pauvre Freddie ?
— Oui, beaucoup de choses, monsieur. Mais malheureusement, rien de très agréable.
— Ça ne m’étonne pas. Pauvre diable, c’est bien triste ! Vous avez dit hier qu’il avait été poignardé. Y a-t-il eu du nouveau, depuis ?
— Peut-être me suis-je mal exprimé. Ce que j’ai découvert concerne le Dr Bolsover lui-même, pas l’assassinat, même si, à mon avis, c’est là qu’il faut chercher le mobile.
— Ah oui ? dit Balantyne, fronçant les sourcils. Comment ça ? Il n’y a tout de même pas de rapport avec les cadavres des nouveau-nés ? J’ai toujours cru que Freddie était un garçon plutôt continent, pas un coureur de jupons.
— De rapport direct, non, mais les deux affaires pourraient être indirectement liées. C’était un maître chanteur.
Balantyne ouvrit de grands yeux.
— Un maître chanteur ? répéta-t-il stupidement. D’où vous vient une idée… aussi… basse ?
— De l’une de ses victimes.
— C’est sûrement un mensonge ! Quelqu’un qui n’a pas la conscience tranquille pourrait fort bien être un menteur, par-dessus le marché. C’est forcément le cas ! Sinon, d’autres seraient au courant de ses crimes.
— Il ne s’agit pas obligatoirement d’un crime, monsieur, répondit Pitt avec douceur. Ce peut être quelque chose de confidentiel, une indiscrétion, une mésaventure. Comme quand sa propre fille a une liaison avec un valet et qu’elle se retrouve enceinte avant d’être mariée, ou bien…
Il s’interrompit. Il était inutile de continuer : Balantyne était écarlate. Pitt attendit.
— Je me ferais pendre plutôt que de payer le bougre, fit le général tout bas. Vous pouvez me croire.
— Vous en êtes sûr ? demanda Pitt, placide.
Ce n’était pas un défi ; il tâtait le terrain.
— Votre unique fille, juste avant son mariage avec un excellent parti ? Sérieusement ? Ne jugeriez-vous pas préférable de consentir à un petit sacrifice pour la protéger ?
Balantyne le regarda en clignant des yeux.
Pitt ne dit rien.
— Je ne sais pas, répliqua Balantyne finalement. Vous avez peut-être raison. Mais la question ne s’est pas posée. Freddie n’a jamais essayé de m’approcher.
Il contempla le tapis.
— Pauvre Sophie ! J’imagine qu’elle était à mille lieues de s’en douter. Je me suis souvent demandé comment Freddie faisait pour vivre sur un si grand pied. Je connaissais un peu la dimension de sa clientèle. Grands dieux, si j’avais pu penser… quelle histoire lamentable ! D’après vous, il savait d’où venaient ces enfants ?
— C’est possible, mais ça m’étonnerait. S’il avait tenté d’exploiter ce filon-là, il se serait fait assassiner beaucoup plus tôt. Bien sûr, il pouvait être en possession d’une information sans se rendre compte de son importance. Je l’ignore ; c’est pourquoi je dois interroger toutes les personnes sur qui, d’une manière ou d’une autre, il aurait pu exercer une pression.
— Certes, certes. Ça alors, si je m’étais douté… Je n’y tiens pas, mais si j’avais pu vous aider, je l’aurais fait.
— Je vous remercie. Puis-je parler à Lady Augusta, s’il vous plaît, et ensuite à Mr. Balantyne fils ?
Embarrassé, Balantyne rougit de nouveau.
— Lady Augusta ne vous apprendra rien, je vous assure. Elle n’a rien fait dans sa vie qui puisse justifier un chantage, et elle n’est certainement pas femme à se laisser intimider.
Pitt était d’accord avec cette dernière remarque ; néanmoins, si elle avait fait quelque chose, c’était avant tout au général qu’elle l’eût probablement dis simulé. Il s’abstint de le dire tout haut : ce serait gênant et ne servirait pas à grand-chose.
— Cependant, monsieur, elle sera peut-être en mesure de m’aider. Je sais bien qu’elle n’est pas encline aux commérages, mais nous avons un meurtre sur les bras, et j’ai besoin du moindre renseignement qu’on peut me fournir.
— Oui… oui, sans doute. Très bien.
Le général devait savoir que cette requête était de pure forme. Il ne pouvait s’opposer à Pitt, investi d’un mandat officiel.
Augusta le reçut au salon où il faisait encore frais car le feu venait tout juste d’être allumé.
— Bonjour, madame, commença Pitt d’un ton formel, quand le valet eut refermé la porte derrière lui.
— Bonjour, répondit Augusta.
C’était une belle femme, et elle semblait un peu plus détendue que lors de leur dernière entrevue.
— Que puis-je pour vous, inspecteur ? Je ne sais absolument pas qui a tué Freddie, ni pourquoi.
— Pourquoi, ce n’est pas difficile.
Pitt se planta devant elle.
— C’était un maître chanteur.
— Ah oui ? fit-elle, haussant légèrement les sourcils. Comme c’est déplaisant. Je n’en avais pas la moindre idée. Vous êtes sûr de ce que vous avancez, je présume.
— Tout à fait.
Il attendit de savoir ce qu’elle allait dire ensuite.
— Alors, c’est sa victime qui l’a assassiné. Je n’ai pas à vous l’apprendre !
Il sourit imperceptiblement.
— À supposer qu’il ait eu une seule victime, madame. Et pourquoi partirais-je de ce principe-là ?
Elle le regarda, et les coins de sa bouche frémirent.
— En effet. J’aurais dû y penser moi-même. Maintenant que vous le dites, cela me paraît évident. Et que croyez-vous donc que je puisse vous révéler ? Freddie Bolsover n’exerçait pas de chantage sur moi, je vous le promets.
— Même pas à propos de la malencontreuse histoire de Miss Christina avec le valet ?
Elle broncha à peine.
— Ce n’est pas l’affaire de la police, que je sache.
— Non, c’est exact. Elle a été révélée tout à fait incidemment. Mais vous n’avez pas répondu à ma question… le Dr Bolsover n’a-t-il pas abordé le sujet avec vous ?
— Certainement pas.
Elle sourit faiblement et le considéra sans inimitié.
— Je ne l’aurais pas payé. J’aurais trouvé un autre moyen, comme avec Max qui a voulu essayer aussi. J’ai trop de discernement et d’imagination, inspecteur, pour recourir à la violence.
Il eut un grand sourire.
— Je vous crois volontiers, madame. Si vous pensez à quelque chose qui puisse m’être utile, un détail, aussi insignifiant soit-il, j’espère que vous me le ferez savoir sur-le-champ. Pour l’amour du ciel, ne vous en occupez pas vous-même. Il a déjà tué une fois, peut-être plus.
— Je vous en donne ma parole, répliqua-t-elle avec conviction.
Il vit Brandy un peu plus tard dans la même pièce.
— Quoi encore ? s’exclama ce dernier. Ne me dites pas qu’il y a eu d’autres morts !
— Non, et j’entends faire en sorte que cela ne se reproduise pas. Il faut que je trouve qui a tué le Dr Bolsover, avant qu’il ne se sente menacé à nouveau.
— Menacé ? répéta Brandy, alarmé.
— Le Dr Bolsover était maître chanteur, Mr. Balantyne. C’est presque certainement la raison pour laquelle il a été tué.
— Qui faisait-il chanter, le savez-vous ?
— Mr. Southeron, en premier lieu.
— Bon… ce n’est pas Reggie qui l’a assassiné, tout de même ?
— Cela vous semble peu probable ?
— Ma foi… oui. Reggie ne m’a pas l’air… pour ne rien vous cacher, je ne pense pas qu’il en aurait eu le courage.
Brandy sourit, désolé.
— Moi non plus. Il dit que c’est Jemima Waggoner qui a tué le Dr Bolsover…
— Quoi ?
Le visage de Brandy perdit ses couleurs.
— Jemima ? Mais c’est idiot ! Pourquoi diable Jemima aurait-elle tué quelqu’un ?
— Parce qu’elle était sa complice : elle a réclamé une plus grosse part du magot ; ils se sont disputés, et…
— Il ment !
Cette fois, il était impossible de se tromper sur la réaction de Brandy. Il était fou de rage.
— La voilà, votre réponse. Reggie l’a tué et il ment pour se protéger. C’est bien une preuve, non ? S’il accuse Jemima de l’avoir fait chanter, alors c’est un menteur !
Sa figure déterminée respirait la colère et le défi.
— On peut mentir pour couvrir beaucoup de choses, Mr. Balantyne, répondit Pitt avec calme. Pas nécessairement un meurtre. Mr. Southeron panique facilement.
— C’est un menteur !
La voix de Brandy monta d’un ton.
— Vous n’allez pas croire qu’elle… que Jemima…
Il s’interrompit brusquement et fit un effort pour se maîtriser. Puis il déglutit et recommença :
— Excusez-moi. C’est un problème qui me tient très à cœur. Je suis persuadé que Jemima est innocente et je trouverai le moyen de vous le prouver.
— Toute assistance me serait extrêmement utile, sourit Pitt. Le Dr Bolsover ne vous a pas approché, monsieur ?
— Non. À quel sujet ?
— Argent, faveurs, n’importe.
— Bien sûr que non !
— Je pensais que vous auriez été prêt à payer, par exemple pour protéger Lady Carlton.
Brandy rougit jusqu’à la racine des cheveux.
— Comment avez-vous appris ça ?
Pitt s’abstint de répondre.
— Alors ?
— Non. Je suis sûr qu’il n’était pas au courant. Je ne vois pas comment il l’aurait découvert. Étant médecin, il savait peut-être qu’elle était enceinte, mais en ce qui me concerne, rien. Tout ça n’a aucune importance ; l’essentiel pour moi est que Jemima soit lavée de tout soupçon. S’il vous plaît, inspecteur…
Il hésita.
— S’il vous plaît, tâchez d’aller jusqu’au bout.
Pitt lui sourit avec infiniment de douceur.
— Vous tenez beaucoup à elle, n’est-ce pas ?
— Je…
L’air éperdu, Brandy leva les yeux.
— Oui, je… je crois que oui.