Chapitre 13

 

 

Après les vacances, je revins à Paris. Mon nouveau roman parut et je fus aussi accaparée qu’à chaque automne. Septembre, octobre, novembre et décembre sont des mois où je travaille à un point que même mon éditeur ignore. Il n’y eut cependant pas un instant où une part obscure de mon âme ne se rongeât au sujet de Melvin Mapple. Un homme de près de 200 kilos ne disparaît pas comme ça.

Au moment d’écrire une carte de vœux à mon éditeur américain, après Joyeux Noël et bonne année, je ne pus m’empêcher d’ajouter un P.-S. incongru : « Le soldat de votre armée basée à Bagdad dont j’avais parlé aux journaux de Philadelphie a cessé de donner signe de vie. Ai-je un recours ? » Je n’aurais pas osé poser pareille question si Michael Reynolds n’avait été la crème des hommes.

Dans la foulée, je reçus les Season’s greetings de l’éditeur avec pour réponse à mon P.-S. une adresse mail intitulée « Missing in action ». Le brave homme !

Internet m’étant terra incognita, je me fis aider d’une attachée de presse pour envoyer ma demande d’information au sujet du 2e classe Melvin Mapple. Un message énigmatique nous revint : « Melvin Mapple unknown in U.S. Army. »

J’eus alors l’idée de formuler ma requête en libellant le nom du soldat comme il fallait le faire sur les enveloppes : une succession d’initiales incompréhensibles avec Mapple au milieu, puis re-séquence d’initiales. Il n’y avait là rien d’étonnant. Je correspondais avec quelques militaires français dont les adresses à l’armée étaient formulées de manière au moins aussi étrange, le prénom n’étant jamais mentionné. La Grande Muette aime cultiver le mystère.

Et là, l’ordinateur répondit qu’il n’y avait rien à signaler au sujet d’un certain Howard Mapple qui était basé à Bagdad.

L’attachée de presse me demanda si j’étais satisfaite. Je ne voulus pas la déranger davantage et prétendis que ça m’allait : « Sans doute se sert-il de son deuxième prénom pour notre correspondance. »

En vérité, je n’en savais rien. Je ne savais même pas si cet Howard Mapple avait le moindre lien avec Melvin. Il pouvait y avoir plus d’un Américain nommé Mapple. À tout hasard, j’écrivis une lettre à Howard Mapple, à l’adresse irakienne qui m’était familière :

 

Cher Howard Mapple,

 

Excusez-moi de vous déranger. J’ai correspondu avec un militaire basé comme vous à Bagdad, Melvin Mapple. Je n’ai plus de nouvelles depuis mai 2009. Le connaissez-vous ? Pourriez-vous m’aider ? Je vous remercie.

Amélie Nothomb

Paris, le 5/01/2010

 

Une dizaine de jours plus tard, mon cœur battit plus fort à la vue d’une enveloppe à mon nom, en tout point semblable, écriture comprise, à celle de Melvin Mapple. « Je vais enfin savoir ce qui lui est arrivé », pensai-je, heureuse de renouer le fil avec cet ami. Le moins qu’on puisse dire est que le courrier me surprit :

 

Miss,

 

Cessez de me faire chier avec vos conneries. Je ne dois plus rien à cet enculé de Melvin. Vous n’avez qu’à lui écrire à Baltimore, à l’adresse…

Et maintenant, foutez-moi la paix.

Howard Mapple

Bagdad, le 10/01/2010

 

Eh bien, cet Howard ne s’exprimait pas avec la correction de Melvin. C’était d’autant plus frappant qu’en dehors du ton, tout était pareil, le papier, l’enveloppe, et jusqu’à la graphie qui ne différait pas d’un iota de celle de mon ami. Ce n’était pas inconcevable : j’ai souvent remarqué combien les écritures américaines se ressemblent – je parle ici de ces écritures détachées qu’on enseigne dans certaines écoles et non des écritures cursives qui, elles, sont immanquablement personnelles.

En tout cas, Howard n’avait pas à s’inquiéter, je ne le dérangerais plus. Et il m’avait fourni une information capitale : Melvin était rentré à Baltimore et j’y avais même son adresse.

Il devait y avoir là un embryon d’explication quant au silence de mon ami. On avait dû lui apprendre très soudainement son retour au pays, sans doute avait-il eu à peine le temps de s’y préparer. J’imaginais le traumatisme de ses retrouvailles avec les U.S.A., après six années passées sur le front irakien – et ses retrouvailles avec les siens, estomaqués par son obésité.

Le pauvre Melvin avait dû sombrer dans le marasme absolu. Le drame des naufragés de l’existence est qu’au lieu de s’en ouvrir aux autres, ils se replient sur leur souffrance et n’en délogent plus. Certes, si Melvin m’avait écrit pour me raconter cela, je n’aurais pas pu l’aider. Mais au moins, il aurait pu en parler, si tant est que la correspondance soit une forme de parole ; la confidence sauve de l’asphyxie.

Ou alors Melvin Mapple s’était trouvé ou retrouvé d’autres amis à Baltimore et n’avait plus besoin de moi. Je le souhaitais sincèrement. Je n’en désirais pas moins avoir un contact ultime avec cet homme qui avait compté pour moi pendant quelque temps.

Il allait falloir adopter le ton juste. Lui adresser des reproches ne me venait pas à l’esprit : tout le monde a le droit de se taire. Si je ne tolère pas que l’on s’indigne de mes silences prolongés, j’accorde un droit identique à mes connaissances. D’autre part, pouvais-je cacher qu’il m’avait manqué ?

Il n’existe qu’un seul moyen de régler une difficulté d’écriture, c’est d’écrire. La réflexion efficace et agissante n’intervient qu’au moment de la rédaction.

 

Cher Melvin Mapple,

 

Un certain Howard Mapple m’a appris votre retour au pays et donné votre adresse. Quelle joie d’avoir de vos nouvelles ! J’avoue que je m’inquiétais un peu, mais je comprends bien que la soudaineté de votre départ suivie du choc des retrouvailles ne vous ait pas laissé le temps ni la disponibilité mentale pour m’écrire.

Quand ce sera possible, pourriez-vous m’écrire une petite lettre ? J’aimerais tant savoir comment vous allez. Les quelques mois qu’a duré notre correspondance ont fait de vous quelqu’un d’important pour moi. Je pense souvent à vous. Comment va Schéhérazade ?

Amicalement,

Amélie Nothomb

Paris, le 15/01/2010

 

Je postai ce qui me parut plus une bouteille à la mer qu’une épître.