JOYEUX NOËL, MERRY CHRISTMAS

 

« Rajoute du bois car froide est la bise

Mais qu'elle siffle à sa guise

Nous aurons un joyeux Noël. »

Sunday O'Brien leva les yeux vers son poète de mari, l’ex-président des États-Unis, qui déclamait, debout dans l'embrasure de la porte de son confortable bureau de Drumdoe, leur propriété de campagne de Bernardsville, dans le New Jersey.

Elle sourit affectueusement. Même en col roulé, jean et boots usagés, Henry Parker IV était le symbole même de l’élégance naturelle. Quelques fils gris dans son épaisse chevelure brune et les rides pensives de son front étaient les seuls signes indiquant qu’il approchait de son quarante-cinquième anniversaire.

« Voilà que nous citons Tennyson à présent, dit-elle en se redressant du sofa où elle lisait la masse de documents sur les projets de lois en cours de discussion. J’imagine que notre "super-mâle toutes catégories” est en train de nous concocter quelque chose.

— Pas Tennyson, ma chérie, sir Walter

Scott, et souviens-toi que je te ferai pendre par les pouces si tu m’appelles encore une fois "super-mâle".

— Mais le magazine People t’a élu pour la cinquième année consécutive. C’est un record. Bientôt ils devront créer un diplôme perpétuel et t’éliminer de la compétition. »

Devant l’expression mi-amusée, mi-menaçante d’Henry, Sunday ajouta à la hâte : « D’accord, d’accord, je plaisantais. »

« Votre scie, monsieur le Président. » Sims, le maître d’hôtel, apparut à la porte, tenant une scie flambant neuve sur ses paumes ouvertes. Il la présenta à Henry avec la même révérence que s’il lui avait remis les bijoux de la Couronne.

« Qu’est-ce que ça signifie ? s’exclama Sunday.

— A ton avis, chérie ? dit Henry tout en examinant attentivement l’instrument. Bravo, Sims, je pense qu’elle fera parfaitement l’affaire.

— Aurais-tu l’intention de me couper en deux ? demanda Sunday.

— Orson Welles et Rita Hayworth ont déjà réussi ce numéro au cinéma. Non, ma chérie, nous allons toi et moi faire un tour dans les bois. Ce matin, en me promenant à cheval, j’ai remarqué un superbe sapin qui fera un arbre de Noël idéal. Il se trouve à l’extrémité nord de la propriété, au-delà du lac.

— Et tu comptes l’abattre toi-même ? protesta Sunday. Henry, j’ai l’impression que tu prends trop au sérieux cette qualification “toutes catégories”. »

Henry leva sa main libre. « Pas de “mais”. Je t’ai entendue raconter l’autre jour que tes plus jolis souvenirs étaient ceux où ton père t’emmenait chercher l’arbre de Noël et où tu l’aidais ensuite à le porter et à le décorer. Cette année, nous allons mettre en route nos propres traditions. »

Sunday ramena une mèche blonde derrière son oreille. « Tu parles sérieusement ?

— Absolument. Nous allons nous enfoncer à travers bois dans la neige. Je vais abattre le sapin et nous le tirerons ensemble jusqu’ici. »

Henry avait l’air enchanté de son plan. « Demain nous serons la veille de Noël. Si nous installons l'arbre aujourd’hui, nous pourrons commencer à le décorer dès ce soir. Sims apportera les boîtes qui sont rangées dans la réserve et tu pourras choisir les décorations.

— Nous en avons toute une sélection, madame, dit Sims. L’année dernière, c’est la maison Lanning, notre décorateur habituel, qui s’est chargée du sapin et a choisi le thème bleu et argent. Magnifique. L’année précédente, nous avions eu un Noël blanc. On nous a fait beaucoup de compliments.

— Ils ont dû avoir une crise Cardiaque en constatant que tu ne faisais pas appel à eux cette année », fit remarquer Sunday tout en rangeant ses dossiers et son bloc. Elle se dirigea vers Henry et entoura sa taille de son bras. « Je lis dans tes pensées. Tu le fais pour moi. »

Il prit son visage entre ses deux mains. « Tu as eu des semaines difficiles. Je pense que c'est exactement le genre de Noël dont tu as besoin. Tous les domestiques en congé à l’exception de Sims, les types des services secrets chez eux en famille. Nous deux seuls avec Sims. »

Sunday avala la boule qui se formait dans sa gorge. Sa mère avait subi un triple pontage quelques semaines plus tôt. Elle était en convalescence dans la propriété des Britland, aux Bahamas, en compagnie du père de Sunday. Mais son état était resté critique pendant plusieurs jours, et la peur de perdre sa mère avait bouleversé Sunday.

« Si toutefois vous êtes d'accord pour que je reste avec vous, madame, dit Sims, avec une interrogation dans la voix, sans néanmoins se départir de sa légendaire gravité.

— Sims, cette maison est la vôtre depuis plus de trente ans, répondit Sunday. Bien sûr que nous désirons vous avoir près de nous ! »

Elle désigna la scie. « Je croyais que les bûcherons se servaient de haches ?

— C’est toi qui la porteras ? rétorqua Henry. Il fait froid dehors. Va mettre ton anorak. »

Caché derrière le gros tronc d’un chêne centenaire, Jacques sortit prudemment la tête pour observer l’homme de haute taille qui sciait l’arbre. La dame riait et faisait semblant de l’aider, tandis que l’autre homme, qui ressemblait à grand-père, se contentait de les regarder.

Jacques ne voulait pas qu'ils le voient. Ils pourraient le rendre à Lily, et Lily lui faisait peur. En vérité, elle lui avait fait peur dès la première minute, quand elle était arrivée pour le garder, au moment où maman et Richard étaient partis en voyage.

Maman et Richard s’étaient mariés la semaine dernière. Jacques avait trouvé son nouveau papa très gentil, jusqu’à ce que Lily lui annonce que sa mère et lui avaient téléphoné pour dire qu’ils ne voulaient plus de Jacques, et qu’elle pouvait l’emmener. Elle l’avait fait monter dans sa voiture et ils avaient roulé longtemps. Jacques dormait quand un grand bruit l’avait réveillé, puis la voiture avait fait un tête-à-queue et était sortie de la route. La porte de son côté s’était brusquement ouverte, et il s’était sauvé.

Pourquoi maman ne l'avait-elle pas donné à grand-père si elle ne voulait plus de lui ? Grand-père était reparti pour Paris en fin de matinée. En partant, il avait expliqué à Jacques qu’il serait très heureux dans cette jolie petite ville qui s’appelait Darien, dans la nouvelle maison de Richard. Et il lui avait promis qu’ils viendraient tous chez lui à Aix-en-Provence, l’été suivant, et qu’en attendant il enverrait des messages à Jacques sur son ordinateur.

Bien qu’il eût presque cinq ans, et que maman l’appelât son petit homme, Jacques n’y comprenait rien. Tout ce qu’il savait, c’était que maman et Richard ne voulaient plus de lui, et que lui ne voulait pas rester avec Lily. Si seulement il pouvait prévenir grand-père, peut-être viendrait-il le chercher. Mais si grand-père lui disait de rester avec Lily ? Mieux valait ne parler à personne, décida-t-il.

Devant lui, l'arbre s’écroula dans un grand fracas. Le grand monsieur, la dame et l’homme qui ressemblait à grand-père poussèrent des cris de joie, et tous ensemble ils se mirent à traîner l’arbre à travers les bois.

Silencieusement, Jacques les suivit.

« Ce sapin est parfait, monsieur, dit Sims, mais peut-être devrions-nous le centrer davantage.

— Il n’est pas droit dans son support, fit remarquer Sunday à son tour. Il penche un peu. »

Elle était assise en tailleur à même le sol de la bibliothèque et examinait les boîtes soigneusement rangées de décorations de Noël. « Cependant, étant donné l’énergie que vous avez dépensée tous les deux pour le mettre en place, je suggère qu’on n’y touche plus. Ça ira très bien comme ça.

— Je suis de ton avis, dit Henry. Quelle couleur as-tu choisie ?

— Aucune. Ou plutôt toutes. Comme à la maison. Des ampoules multicolores. Des guirlandes argentées. J’aimerais trouver des ornements un peu défraîchis qui te rappellent ton enfance.

— J'ai beaucoup mieux, j’ai tes ornements défraîchis à toi, lui dit Henry. Avant de partir avec ta mère pour Nassau, ton père les a retrouvés et me les a donnés.

— Je vais les chercher, monsieur, proposa Sims. Vous aimeriez peut-être boire un peu de champagne pendant que vous décorez l’arbre ?

— Volontiers pour moi. » Henry frotta ses mains rougies. « Et toi, chérie, une coupe te ferait-elle plaisir ? »

Sunday ne répondit pas. Elle fixait un point derrière le sapin. « Henry, dit-elle doucement, tu vas me prendre pour une folle, mais pendant un instant j’ai cru voir un visage d’enfant collé contre la vitre. »

Richard Dalton jeta un regard rapide à sa jeune épouse. Ils quittaient le Merritt Parkway, dans le Connecticut, pour s’engager sur la route de Darien. Dans un français parfait, il dit : « Je te dois un vrai voyage de noces, Giselle. »         

Giselle DuBois Dalton passa sa main sous le bras de son mari et répondit en anglais avec un fort accent : « Souviens-toi, Richard, à partir de maintenant tu dois me parler uniquement en anglais. Et ne t’inquiète pas. Nous aurons un vrai voyage de noces plus tard. Tu sais que je n’aurais pas voulu laisser Jacques avec une inconnue plus de quelques heures. Il est si craintif.

— Elle parle français couramment, chérie. Et l’agence l’a chaudement recommandée.

— Je sais, mais... » L’anxiété perçait dans la voix de Giselle. « Tout s’est fait si rapidement, tu ne trouves pas ? »

C’était effectivement précipité, se dit Dalton. Giselle et lui avaient projeté de se marier en mai, mais ils avaient dû avancer la date de la cérémonie quand on lui avait offert la présidence de All-Flav, une société de boissons gazeuses d’importance internationale. Auparavant, il avait été le directeur de Collette, la filiale française de leur principal concurrent. Qui, à trente-quatre ans, aurait refusé une telle situation ? Surtout lorsqu’elle était assortie d’une prime d’engagement considérable. Giselle et lui s’étaient mariés une semaine auparavant, et quelques jours plus tard avaient emménagé à Darien, dans la maison louée pour eux par la société.

Le vendredi soir, la baby-sitter, Lily, qu’ils n’attendaient pas avant Noël, avait surgi à l’improviste. Le père de Giselle, Louis, leur avait dit d’en profiter pour aller passer deux jours de lune de miel à New York. « Je resterai avec Jacques jusqu’à lundi midi », avait-il promis.

Mais le déjeuner de Noël de la société s’était prolongé et à présent, à mesure qu’ils se rapprochaient de Darien, Richard sentait croître la tension de Giselle.

Il comprenait son inquiétude. Veuve à vingt-quatre ans, avec un bébé, elle avait trouvé un emploi dans le service de relations publiques de Collette, où ils s’étaient rencontrés un an plus tôt.

Les choses n’avaient pas été faciles au début. Giselle protégeait tellement Jacques, craignait tellement qu’un beau-père — n’importe quel beau-père — ne soit pas assez bon avec lui.

Ils avaient pensé vivre à Paris, bien sûr. Mais, en l’espace de quelques semaines, ils avaient dû entièrement modifier leurs plans, avancer la date de leur mariage et venir s’installer aux États-Unis. Richard savait que le souci principal de Giselle était que tous ces changements — un nouveau père, un nouveau pays, une nouvelle maison — ne soient trop brusques pour Jacques. Qui plus est, il comprenait à peine l’anglais.

« Enfin chez nous ! » dit-il d’un ton joyeux en engageant la voiture dans la longue allée.

Sans attendre qu’elle soit complètement arrêtée, Giselle ouvrit la portière.

« La maison est si sombre, dit-elle. Pourquoi Lily n’a-t-elle pas allumé ? »

Richard faillit répondre que Lily était sans doute une ménagère française économe mais les mots moururent sur ses lèvres. La maison avait un air abandonné que lui-même jugea inquiétant. Bien qu’il fît presque nuit, aucune lumière n’apparaissait aux fenêtres.

Il rejoignit Giselle devant la porte d’entrée. Elle fouillait dans son sac à la recherche de la clé. « C’est moi qui l'ai, chérie », lui dit-il.

La porte s’ouvrit sur un hall d’entrée obscur.

« Jacques ! appela Giselle. Jacques ! »

Richard actionna l’interrupteur. Au moment où la lumière se répandait dans la pièce, il aperçut une feuille de papier posée en évidence sur le guéridon. On y lisait ces mots : « N’appelez pas la police. »

N’appelez pas la police...

« Mademoiselle LaMonte, comment vous sentez-vous ? »

Elle ouvrit lentement les yeux et vit un policier qui la regardait avec sollicitude. Que m’est-il arrivé ? se demanda-t-elle pendant un instant. Puis la mémoire lui revint brusquement. Un pneu avait éclaté, elle avait perdu le contrôle de la voiture qui était sortie de la route et avait dévalé le talus. Sa tête avait violemment heurté le volant.

Le petit garçon, Jacques... Leur avait-il parlé d’elle ? Que devrait-elle dire ? On allait la mettre en prison.

Elle sentit une main se poser sur son épaule. Un médecin se tenait à côté du lit.

« Calmez-vous, dit-il d’un ton rassurant. Vous êtes au service des urgences de l’hôpital de Moristown. Vous avez une grosse bosse, mais à part ça tout va bien. Nous avons essayé de joindre votre famille ; sans succès jusqu’à présent. » Joindre sa famille ? Bien sûr. Elle portait sur elle le portefeuille que Pete avait dérobé et qui contenait les papiers de la vraie Lily LaMonte, permis de conduire, carte grise, assurance médicale, et cartes de crédit.

Malgré les battements lancinants qui lui martelaient la tête, Betty Rouche retrouva en un éclair son habileté à mentir. « À vrai dire, tant mieux. Je vais les rejoindre pour Noël, et je ne voudrais pas qu’ils s’inquiètent. »

Où était-elle censée se rendre ? Où était passé le gamin ?

« Vous étiez seule dans la voiture ? »

Elle avait le vague souvenir d’avoir vu s’ouvrir la portière du passager. L’enfant s’était sans doute sauvé. « Oui », murmura-t-elle.

« Votre voiture a été remorquée jusqu’à la station-service la plus proche, mais je crains qu’elle n’ait besoin de sérieuses réparations, reprit l’agent de police. Voire même qu'elle soit bonne pour la casse. »

Il fallait qu'elle sorte de là. Betty se tourna vers le médecin : « Mon frère reviendra s'occuper de la voiture. Suis-je en état de partir ?

— Je crois, oui. Mais allez-y doucement. Et prenez rendez-vous avec votre médecin habituel pour la semaine prochaine. »

Avec un sourire rassurant, il quitta la pièce.

« J’ai besoin d’une signature pour le constat, dit l’agent de police. Quelqu’un va-t-il venir vous chercher ?

— Oui. Merci. Je vais téléphoner à mon frère.

— Bon, alors bonne chance. Vous avez évité le pire. Un pneu qui éclate et pas d’airbag ! »

Dix minutes plus tard, Betty était dans un taxi en route vers l’agence de location de voitures la plus proche. Encore vingt minutes et elle prendrait la direction de New York. Ils avaient prévu qu’elle emmènerait le gosse chez son cousin Pete, à Somerville, c’était désormais hors de question.

Elle attendit d’être sortie sans encombre de la ville avant de s’arrêter dans une station- service pour téléphoner. Maintenant qu’elle était plus ou moins en sécurité, elle avait besoin de laisser éclater sa fureur contre son cousin qui l’avait entraînée dans cette histoire.

« Rien de plus facile, lui avait-il expliqué, c’est le genre d’occasion qui se présente une fois dans l’existence. » Pete travaillait à l’agence Best Choice Employment, à Darien. Il se vantait d’être stagiaire, mais Betty savait que ses tâches consistaient surtout à servir de coursier et à tondre les pelouses des propriétés en location gérées par l’agence.

Comme elle, il avait trente-deux ans ; ils avaient grandi dans la même rue, et s’étaient attiré quelques ennuis aux cours des années. Ils riaient encore au souvenir du jour où ils avaient saccagé l’école, laissant accuser d’autres enfants à leur place.

Cette fois-ci, elle aurait dû savoir que Pete visait trop haut avec ce plan farfelu. « Ecoute, lui avait-il dit, grâce à l’agence je sais tout sur ce couple avec un enfant. Le type, Richard Dalton, vient d’encaisser un chèque de six millions de dollars — ils appellent ça une prime d’engagement. J'ai même travaillé dans la maison qu’ils vont occuper. C’est un autre directeur qui l’habitait il y a six mois. Et je connais Lily LaMonte. Elle a été employée par d’autres gens sur recommandation de l’agence, c’est la seule qui soit qualifiée pour ce job. Ils ont besoin d’une femme qui parle français couramment. J’ai appris qu’elle va passer Noël au Nouveau-Mexique. Tu prendras sa place. Tu as le même âge qu’elle, tu lui ressembles, et tu parles français correctement. Une fois le couple parti en voyage, tu emmènes le gosse chez moi à Somerville. Je m’occuperai de la demande de rançon et du reste. Ce sera donnant, donnant. Nous aurons un million de dollars à nous partager.

— Et s’ils appellent les flics ?

— Ça ne risque pas, mais mettons même qu’ils le fassent, quelle importance ? Personne ne te connaît, et pour quelle raison me soupçonneraient-ils ? Nous ne ferons aucun mal au môme. Et je serai bien placé pour savoir ce qui se passe. Une partie de mon boulot consiste à déblayer la neige devant cette baraque ; or il va neiger, paraît-il. Je saurai tout de suite si la police s’est manifestée. Je leur téléphonerai pour leur dire de laisser le fric dans leur boîte aux lettres demain soir et que le gosse sera de retour pour Noël. Qu’ils appellent les flics, et ils n’entendront plus parler de nous.

— Et que ferons-nous du gamin dans ce cas ?

— La même chose que s’ils nous filent le fric. De toute façon, on laisse le gosse dans une église, à New York. Leurs prières seront exaucées. »

Pour Betty, cela paraissait aussi anodin que de saccager l’école sans se faire prendre. Pas plus qu’elle, Pete ne ferait de mal à l’enfant.

De même qu’il ne leur serait jamais venu à l’esprit d’incendier l’école. Ils n’auraient pas été jusque-là.

La voix de Pete était nerveuse au téléphone. « Ça fait des heures que je t’attends.

— Je serais arrivée plus tôt si tu t’étais assuré que cette foutue bagnole avait des pneus corrects, répliqua Betty.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? »

Elle sentit le ton de sa voix monter tandis qu’elle lui racontait ce qui s’était passé.

Il l’interrompit : « Ferme-la et écoute-moi. On annule tout. Oublie l’argent. Plus de contact avec eux. Où est l’enfant ?

— J’en sais rien. Je me suis réveillée à l’hôpital. Apparemment il a filé avant que les flics ne me trouvent.

— Si jamais il parle, ils feront le rapport avec toi. Savent-ils que tu as loué une voiture ?

— Le chauffeur de taxi le sait.

— Bon. Abandonne la voiture et tire-toi. Débrouille-toi pour qu’on n’entende plus parler de toi. Souviens-toi : nous n’avons rien à voir dans la disparition de ce gosse. »

« Monsieur, personne jusqu’ici n’a signalé la disparition d’un enfant, dit le policier à Henry. Mais je vais emmener le petit au commissariat, où une assistante sociale s’occupera de lui si personne ne vient le réclamer rapidement. Il est probable, cependant, que de pauvres gens morts d’inquiétude sont en ce moment même à sa recherche. »

Ils étaient rassemblés dans la bibliothèque de Drumdoe. La pièce était dominée par le grand arbre de Noël, un peu incliné et encore nu, pas plus décoré que lorsque Sunday avait aperçu le visage de Jacques à la fenêtre. En comprenant qu’on l’avait vu, le petit garçon avait tenté de se sauver, mais Henry s’était précipité à temps pour le rattraper. Leurs questions patientes restant sans réponse, Henry avait téléphoné à la police pendant que Sunday débarrassait l’enfant de son blouson. Elle avait doucement frotté les petits doigts glacés pour les réchauffer, sans cesser de lui parler à voix basse, espérant gagner sa confiance, le cœur serré à la vue de l’effroi qui habitait ses yeux bleu-vert.

Le policier s’était accroupi devant l’enfant. « Il n’a pas plus de cinq ans, à mon avis. C’est l’âge du fils de ma sœur, et il est à peu près de la même taille. » Il sourit à Jacques.

« Je suis un policier et je vais t’aider à retrouver ton papa et ta maman. Je suis sûr qu’ils te cherchent partout en ce moment. Je vais t’emmener dans ma voiture jusqu’à un endroit où ils pourront venir te prendre. D’accord ? »

Il posa sa main sur l’épaule de Jacques et voulut l’attirer vers lui. Le visage crispé par la peur, Jacques eut un mouvement de recul et se tourna vers Sunday, le visage enfoui dans ses mains, se pressant contre elle comme s’il recherchait sa protection.

« Il est terrifié », dit Sunday. Elle s'agenouilla à côté de lui et l'entoura de ses bras. « Monsieur l’agent, ne pourriez-vous le laisser ici ? Je suis certaine que vous allez très bientôt recevoir un appel à son sujet. En attendant, il pourrait nous aider à décorer l’arbre. N’est-ce pas, mon petit bonhomme ? »

Sunday sentit l’enfant se pelotonner contre elle. « N’est-ce pas ? » répéta-t-elle doucement. Comme il ne répondait pas, elle suggéra : « Il a peut-être du mal à comprendre.

— Ou à parler », dit Henry. « Monsieur l’agent, je pense que ma femme a raison. Il sera bien traité et au chaud ici. Nous le ferons dîner, et vous aurez sûrement bientôt appris qui il est et d’où il vient.

— C’est malheureusement impossible, monsieur. Je dois l’emmener au commissariat. Il faut le photographier et rédiger une description détaillée afin de transmettre un avis de recherche. Les services de l’assistance sociale décideront ensuite si nous pouvons vous le confier jusqu’à ce qu’on le réclame. »

Maman lui avait appris que s’il se perdait, il fallait aller trouver un gendarme et lui donner son nom, son adresse et son numéro de téléphone. Jacques était sûr que cet homme était un gendarme, mais il ne pouvait pas lui dire son nom ni son adresse. Maman et Richard l’avaient abandonné à Lily, et il ne voulait pas qu’elle revienne le chercher, jamais.

Cette dame lui faisait penser à maman. Elle avait des cheveux de la même couleur, et le même sourire. Elle était gentille. Pas comme Lily, qui ne souriait pas et qui l’avait obligé à mettre ces vêtements inconfortables qui le serraient. Jacques avait faim et il était fatigué. Et il avait aussi très peur. Il avait envie de retourner à Paris, avec maman et grand-père.

Bientôt ce serait Noël. L’année dernière, Richard était venu chez eux et lui avait apporté un train. Ils avaient monté les rails ensemble, et la gare, et les sifflets et les petites maisons le long des voies. Richard avait promis qu’ils les installeraient cette année dans leur nouvelle maison. Mais Richard lui avait menti.

Jacques sentit qu’on le soulevait de terre. Ils allaient l’emmener, le ramener à Lily. Pris de panique, il cacha son visage dans ses mains.

Deux heures plus tard, voyant que Lily n’était pas revenue et que le gendarme le reconduisait jusqu’à la grande maison, Jacques se sentit un peu rassuré. Il serait en sécurité ici. Des larmes de soulagement gonflèrent dans ses yeux. La porte s’ouvrit, l’homme qui ressemblait à grand-père les fit entrer et les conduisit dans la pièce où se dressait le sapin de Noël. Le grand monsieur et la dame étaient là.           

« Nous l’avons fait examiner par un médecin, dit le policier à Henry et à Sunday. D’après le rapport médical, il est en excellente santé et a été bien traité. Il n’a toujours pas dit un mot, et il refuse de manger mais le docteur pense qu’il est trop tôt pour dire s’il s'agit d’un problème physique ou s’il est simplement traumatisé. Nous avons diffusé sa photo et son signalement. A mon avis, on va le réclamer très rapidement. En attendant, les services de l’assistance sociale acceptent qu’il reste chez vous. »

Jacques ne comprenait pas ce que disait le gendarme, mais la dame qui ressemblait à sa maman s’agenouilla près de lui et l’entoura de ses bras. Elle était gentille, il se sentait en sûreté avec elle, un peu comme avec maman du temps où elle l’aimait. La grosse boule qui lui serrait la gorge commença à fondre.

Sunday le sentit trembler contre elle. « Ça fait du bien de pleurer », murmura-t-elle en caressant ses fins cheveux bruns.

Impuissant, Richard Dalton regardait sa femme assise près du téléphone qu’elle ne quittait pas du regard. Giselle était visiblement en état de choc. Ses pupilles étaient dilatées, son visage sans expression. Les heures s’écoulant sans qu’ils aient la moindre nouvelle des ravisseurs, il était convaincu que le mieux aurait été d’avertir la police. Mais à cette idée, Giselle était devenue hystérique. « Non, non, non, tu ne peux pas faire ça, tu n’as pas le droit. Ils vont le tuer. Il faut leur obéir. Nous devons attendre leurs instructions. »

Il aurait dû se douter qu’il n’était pas normal que cette femme soit apparue sans prévenir. L’agence avait clairement expliqué que Lily LaMonte avait prévu de s’absenter pour Noël et ne reprendrait pas son travail avant le vingt-sept. Nous aurions dû vérifier. Ce n’était pas sorcier de téléphoner à l’agence pour avoir confirmation. Mais comment la femme qui prétendait s’appeler Lily LaMonte avait-elle eu l’idée de se présenter chez eux ? Manifestement, il s’agissait d’un coup monté ; elle avait projeté d’enlever Jacques à la première occasion. C’était le père de Giselle qui les avait finalement convaincus d’engager cette baby-sitter et d’aller passer le week-end à New York. Quelle ironie du sort, car le pauvre homme serait bouleversé s'il arrivait quelque chose à Jacques. Non, ce n’était pas sa faute, se reprit Richard. Nous aurions sans doute nous-mêmes confié Jacques à cette femme aujourd’hui, pour nous rendre au déjeuner de Noël de la société. Il secoua la tête. Qui sait ? Quoi qu’il en soit, il est trop tard pour se poser de telles questions.

Il ne pouvait pas rester sans rien faire. L’inaction le rendait fou. Il s’agissait sûrement d’une question d’argent. Dès demain, Jacques leur serait rendu.

Demain.  

La veille de Noël !

Il soupira. Cela prendrait peut-être un peu plus de temps. Sa prime d’engagement avait été mentionnée par la presse. Il était logique qu’on le croie en possession de six millions de dollars. Mais personne de sensé ne pouvait imaginer qu’il disposerait sur l’heure d’une telle somme en liquide. Vous retiriez au maximum une centaine de dollars avec une carte de crédit.

Le ou les ravisseurs avaient probablement prévu de garder Jacques jusqu’au lendemain. S’ils téléphonaient dans la matinée, Richard pourrait retirer de l’argent à sa banque. Mais quelle somme exactement ? Combien exigeraient-ils ? S'ils demandaient plusieurs millions, il faudrait plus d’un jour pour les rassembler. Aucune banque n’avait à sa disposition une telle somme.

Giselle pleurait, à présent, des larmes coulaient silencieusement le long de ses joues. Ses lèvres formaient le nom de son fils : Jacques, Jacques.

C’est ma faute, se reprocha Richard. Giselle et Jacques m’ont suivi en toute confiance, et voilà le résultat. Décidément, il ne supporterait pas de rester inactif plus longtemps. Il avait promis à Jacques d’installer son train pour Noël. Il parcourut la pièce du regard. Les boîtes étaient entassées dans un coin de la salle de séjour où ils étaient assis.

Richard se leva, se dirigea vers elles et s’accroupit sur le sol. Ses doigts déchirèrent le ruban adhésif de la première boîte, et il en tira des sections de rails. L’an dernier, à la veille de Noël, lorsque Jacques avait trouvé les paquets enveloppés de papier multicolore dans la maison de grand-père, Richard lui avait dit que le Père Noël avait déposé son cadeau à l’avance pour leur permettre de le monter ensemble.

Une fois les rails, les ponts et les maisons en place, il avait montré l’interrupteur à Jacques.

« Voilà ce qui le fait démarrer, avait-il expliqué. Essaye. »

Jacques avait appuyé sur le bouton. Les lampes dans les petites maisons s’étaient allumées, les passages à niveau s’étaient levés, les sifflets avaient émis un son aigu et la vieille locomotive Lionel avec ses six wagons s’était ébranlée en soufflant avant de prendre de la vitesse.

Comment décrire l’ébahissement qui était apparu sur le visage de Jacques ?

Allons, je veux bien installer ce train encore une fois, mais il faudra que tu sois là pour le faire marcher avec moi.

Le téléphone sonna. Il s’élança, parvint à prendre l’appareil des mains de Giselle sans lui laisser le temps de répondre. « Richard Dalton », dit-il d’un ton sec.

Une voix basse et rauque, manifestement déguisée, demanda : « Qu’est-ce que vous avez comme liquide chez vous ? »

Richard réfléchit rapidement. « Environ deux mille dollars. »

Pete Schuler avait changé d’avis. Peut-être pourrait-il tirer un peu de fric de cette affaire après tout.

« Est-ce que vous avez prévenu la police ?

— Non, je vous jure que non.

— O.K. Allez déposer les billets dans la boîte aux lettres. Ensuite, fermez les stores et les rideaux. Je ne veux pas que vous regardiez dehors, compris ?

— Oui, oui. Nous suivrons vos instructions. Est-ce que Jacques va bien ? Je veux lui parler.

— Vous lui parlerez toujours assez tôt. Mettez le fric où je vous l’ai dit, et votre gosse décorera le sapin de Noël avec vous demain soir.

— Ne lui faites pas de mal. Vous avez intérêt à prendre soin de lui.

— Vous en faites pas. Mais n’oubliez pas ; un mot à la police et il se retrouve en Amérique du Sud. Compris ? »

Ils n’ont pas menacé de le tuer, pensa Richard. Au moins ils n’ont pas menacé de le tuer. Il entendit un déclic. Raccrochant le téléphone, il entoura Giselle de ses bras. « Ils vont nous le rendre demain. »

La fenêtre de la chambre du milieu, au premier étage, surplombait directement la boîte aux lettres placée au bord du trottoir. C’est là que Richard se mit en observation, devant la fente des rideaux, le téléphone à portée de la main. Il savait que Giselle risquait de ne pas comprendre les instructions grommelées par son interlocuteur. Ses nerfs étaient sur le point de craquer, et il l’avait obligée à s’allonger sur le lit près de la fenêtre, enveloppée d’un châle. Ultime préparatif, il avait réglé son appareil photo pour une luminosité minimale.

Une fois installé à son poste de guet, Richard réalisa qu’il n’apprendrait pas grand- chose sur la personne qui viendrait prendre l’argent. Encore une chance s’il arrivait à repérer la marque de sa voiture. Aucune lumière n’éclairait la rue, le ciel était noir de nuages menaçants. Je devrais appeler la police, se dit-il. Ce serait probablement la seule chance d'arrêter le malfaiteur quand il viendra récupérer l’argent.

Il soupira. S’il prévenait la police et qu’un malheur survenait, il ne se le pardonnerait jamais, et Giselle non plus.

Ses souvenirs le ramenèrent soudain à l’époque où il avait neuf ans, et aux leçons de piano que sa mère l’obligeait à suivre. Un des seuls morceaux qu’il parvenait à jouer en entier et sans faute était Ail Through the Night. Parfois, sa mère s’asseyait près de lui et chantait pendant qu’il jouait.

« Dors mon petit, repose en paix,

Toute la nuit.

Des anges gardiens Dieu t’enverra

Toute la nuit. »

Que les anges gardiens protègent notre petit garçon, pria silencieusement Richard en entendant les sanglots étouffés de Giselle.

Un dernier fragment de la chanson lui revint à l’esprit : « Et tendrement je veillerai, toute la nuit. »

Le dîner fut simple : salade, pâtes au basilic et à la tomate. L'enfant était assis entre Henry et Sunday à la table de la petite salle à manger. Il prit la serviette posée à côté de son assiette et l’étala sur ses genoux, mais il ne regarda pas Sims lorsque ce dernier lui offrit du pain, et ne toucha pas à son assiette.

« Il doit pourtant être affamé, dit Henry. Il est presque sept heures et demie. » Il prit une bouchée de pâtes et sourit à l’adresse du petit garçon. « Hmmm... c’est fameux. »

Jacques le regarda gravement et détourna les yeux.

« Peut-être un sandwich au beurre de cacahuètes avec de la confiture ? suggéra Sims. Vous en raffoliez lorsque vous étiez petit, monsieur.

— Ne nous occupons pas de lui pendant une ou deux minutes et voyons ce qu’il va faire, dit Sunday. Je suis sûre qu’il a très peur, mais je suis sûre aussi qu’il a faim. S’il ne mange toujours pas, nous changerons de menu. Dans ce cas, Sims, vous lui donnerez du Coca-Cola à la place du lait. »

Elle enroula quelques pâtes autour de sa fourchette. « Henry, ne trouves-tu pas étrange que personne ne se soit manifesté auprès de la police pour réclamer cet enfant ? S’il habitait dans les environs, tout parent normal l’aurait immédiatement contactée pour signaler sa disparition. Je me demande comment il a pu arriver jusqu’ici ? Crois-tu qu’on l’aurait délibérément abandonné à notre porte ?

— C’est impensable, répondit Henry. Il aurait fallu que les auteurs de cet acte aient su que nous avions renvoyé les agents des services secrets pendant quelques jours. Sinon ils auraient été repérés et interrogés à la grille d’entrée. Je pense plutôt que, pour une raison inexplicable, sa disparition n’a pas encore été remarquée. »

Sunday jeta un coup d'œil à Jacques et revint très vite à Henry. « Ne le regarde pas maintenant, souffla-t-elle, notre petit bonhomme se décide enfin à manger. »

Ils continuèrent à bavarder pendant tout le dîner, sans prêter attention à Jacques, qui termina ses pâtes, la salade et le lait.

Sunday le vit regarder en direction du pain, qui était hors de sa portée. Mine de rien, elle poussa la corbeille vers lui. « Autre chose, dit- elle. Il désirait un morceau de pain, mais il n’a pas essayé de se servir tout seul. Henry, j’ignore si tu t’en es aperçu, mais cet enfant se tient très bien à table. »

Après le dîner, ils regagnèrent la bibliothèque pour finir de décorer l’arbre de Noël. Sunday montra à Jacques la dernière boîte encore remplie d’accessoires et il l’aida à les déballer. Elle remarqua le soin avec lequel il les sortait délicatement, un par un, de leurs compartiments. Ce n’est pas la première fois qu’il décore un arbre de Noël, se dit-elle. Un peu plus tard, elle s’aperçut qu’il fermait les yeux malgré lui.

Une fois la dernière décoration sortie de la boîte et accrochée, Sunday déclara : « Il me semble que le marchand de sable est passé.

La question est de savoir où installer ce bout de chou.

— Chérie, il y a au moins seize chambres dans cette maison.

— Certes, mais où dormais-tu à son âge ?

— À l’étage des enfants.

— Avec ta nounou à côté ?

— Bien sûr.

— C'est bien ce que je pensais. »

Sims empilait les boîtes vides. « Sims, je crois que nous allons coucher notre ami sur le divan de notre petit salon, dit Sunday. Nous laisserons la porte de notre chambre ouverte, ainsi il pourra nous voir et nous entendre.

— Très bien, madame. Et comme vêtement de nuit ?

— Un T-shirt d’Henry fera l’affaire. »

Tard dans la nuit, Sunday fut réveillée par un léger bruit dans la pièce voisine. En un instant, elle se retrouva à la porte du petit salon contigu à leur chambre.

Jacques était debout à la fenêtre, le visage levé vers le ciel. Elle perçut un vague grondement. Un avion passait au-dessus de la maison. Il a dû l’entendre, pensa-t-elle. Je me demande ce que cela signifie pour lui.

Sans se rendre compte de sa présence, le petit garçon regagna son lit, se glissa sous les couvertures et enfouit son visage dans l’oreiller.

La veille de Noël s’annonçait claire et froide. A l’aube, quelques flocons de neige étaient tombés, laissant une couche scintillante sur les pelouses et les champs déjà blancs. Henry, Sunday et Jacques partirent faire une promenade matinale.

« Chérie, tu sais que nous ne pouvons pas le garder indéfiniment », dit Henry. Un chevreuil passa dans la forêt et Jacques courut en avant pour le regarder.

« Je sais, Henry.

— Tu as eu raison de l’installer près de nous la nuit dernière. Je commence à comprendre ce qui nous attend lorsque nous aurons des enfants. Dormiront-ils tous sur le divan du petit salon ? »

Sunday éclata de rire. « Non, mais ils n'habiteront pas dans une autre aile de la maison. » Puis elle s’exclama : « Henry, regarde ! »

Jacques s’était brusquement arrêté dans sa course et levait vers le ciel un regard plein d’attente.

Loin au-dessus d’eux passait un avion. « Henry, dit lentement Sunday, cet enfant a fait récemment un voyage en avion. »

La pensée d’avoir deux mille trois cent trente trois dollars en poche ne rasséréna pas Pete, même si cette aubaine signifiait pour lui la possibilité de s'offrir quelques séjours aux sports d’hiver. Plusieurs questions continuaient à le tracasser.

Où était l’enfant ? Pourquoi ne se montrait-il pas ? Sa crétine de cousine Betty l’avait perdu quelque part dans le New Jersey. Comment se faisait-il qu'aucun bon citoyen ne l'ait encore retrouvé et remis à la police ? Et si l’enfant avait eu un accident ? Il tournait et retournait ces questions dans sa tête. En vain.

Betty avait trouvé refuge chez une amie à New York, dans un taudis de l’East Village. Pete composa le numéro. Ce fut Betty qui répondit. Elle semblait à bout. « Est-ce qu’on a retrouvé le petit ? demanda-t-elle.

— Non. Où l’as-tu paumé ?

— À Bernardsville. C’était le nom du patelin. Crois-tu qu’il ait pu se faire écraser ou quelque chose de ce genre ?

— Comment veux-tu que je le sache ? C’est toi qui l’as perdu. » Pete réfléchit. « Je suis pratiquement certain que ses parents n’ont pas prévenu la police. » Il n’allait pas dire à Betty qu’il avait l’argent. « Mais il faut que nous sachions ce qui se passe au juste. Au cas où ils auraient une piste, prends un bus pour le New Jersey, appelle le commissariat de Bernardsville d’une cabine, et demande si on leur a amené un gosse de cinq ans. Compris ?

— En quoi ça va nous avancer ? Qu’espères-tu qu’ils me disent ? » Pourquoi me suis-je fichue dans ce pétrin ? se demanda Betty. S’il est arrivé malheur à ce gosse, je risque de finir ma vie en tôle.

« Mais fais gaffe, continuait Pete. S’ils ont l’enfant, ils risquent de te poser un tas de questions. Vas-y. Pars tout de suite ! »

À deux heures, Betty le rappela. « Ils m’ont demandé de décrire l’enfant. J’ai pas mis longtemps à raccrocher.

— Tu es idiote », lui dit sèchement son cousin, et il reposa le combiné. Si la mère et Dalton n’avaient pas encore prévenu la police, ils n’allaient pas tarder à le faire, surtout s’ils n’entendaient plus parler de lui. Il gagna une station-service de Southport. C’était à lui de prendre l’initiative.

On décrocha à la première sonnerie. « Richard Dalton.

— Il y a eu un contretemps, dit Schuler de la même voix sourde que précédemment, plaçant un mouchoir sur le micro. Vous affolez pas. Compris ? Ne paniquez pas. »

Richard Dalton entendit le déclic. Quelque chose s’était mal passé. L’individu qui avait pris l’argent était venu à pied. Voilà pourquoi il n’avait vu personne. Il était resté éveillé toute la nuit, guettant l’approche d’une voiture. Rien. Il avait manqué la venue de celui qui avait emporté l’argent.

Le téléphone sonna à nouveau. Dalton s’en empara, se nomma, écouta, puis, couvrant l’appareil de sa main : « C’est ton père. Il voudrait parler à Jacques.

— Dis-lui que je suis sortie avec lui. » Le visage de Giselle était un masque d’angoisse et de chagrin. Il pouvait à peine soutenir son regard.

« Louis, il est sorti avec sa mère faire des courses, dit Richard à son beau-père. Nous vous rappellerons demain, bien sûr. »

Tandis qu’il s’apprêtait à raccrocher, Giselle cria : « Dis-lui que nous sommes partis faire des achats de dernière minute pour Noël. »

Il entendit un choc derrière lui. Giselle venait de tomber évanouie, actionnant dans sa chute l’interrupteur du train électrique. Les lumières se mirent à clignoter, le passage à niveau se leva, la locomotive se mit en branle.

Dalton traversa la pièce, arrêta le train, et souleva sa femme dans ses bras.

À cinq heures, le chef de la police de Bernardsville téléphona, demandant à parler à Henry. « Monsieur le Président, dit-il, la description du petit garçon a été diffusée dans toute la région. Le FBI et la police des cinquante États ont été avisés. Nous avons vérifié auprès du bureau des enfants disparus. Pour l'instant, aucune réaction. Pourtant, je dois vous dire que nous avons reçu un coup de téléphone assez bizarre aujourd'hui, demandant si un enfant de cinq ans nous avait été remis. Cette histoire commence à ressembler à un abandon. A-t-il parlé ?

— Pas un mot, dut admettre Henry.

— Alors, le mieux est de nous le confier. Nous l'emmènerons à l'hôpital pour le faire examiner sérieusement et voir s’il est réellement incapable de parler, ou s’il a été traumatisé.

— Attendez une minute, je vous prie. »

Sunday avait envoyé Sims dans un grand magasin de jouets local, et il en était revenu chargé de cadeaux. La plupart d’entre eux étaient encore enveloppés. Ils en avaient déballé certains cependant, en particulier un grand jeu de construction en plastique, avec lequel Jacques et elle étaient en train de construire une haute tour compliquée. Elle écouta avec inquiétude les nouvelles qu’Henry lui rapportait. « Henry, c’est la veille de Noël. Ce petit garçon ne peut pas se réveiller demain dans un hôpital.

— Nous ne pouvons pas non plus le garder indéfiniment, chérie.

— Dis-leur de nous le laisser jusqu’à jeudi. Qu’il passe au moins Noël ici. Il se sent bien avec nous, c’est visible. Et, Henry, Sims lui a acheté de nouveaux vêtements. Ceux qu’il portait semblent neufs, mais ne sont pas à sa taille. C’est curieux. Je ne crois pas qu’il ait été abandonné. Je crois que sa famille ne sait pas où le chercher. Parles-en à la police. »

Jacques ne comprenait pas ce que disait la gentille dame qui ressemblait à maman. Il savait qu’il était content d’être avec elle, et aussi avec le grand monsieur et le plus vieux qui ressemblait à grand-père. Mais il savait aussi qu’il aurait voulu être à la maison avec maman et Richard. Pourquoi ne voulaient-ils plus de lui ? S’il était très sage, peut-être accepteraient-ils qu'il revienne avec eux. Soudain, il ne put contenir son chagrin plus longtemps. Il lâcha la pièce qu’il s'apprêtait à placer au sommet de la tour et se mit à pleurer — des larmes silencieuses, désespérées, que même la gentille dame qui le berçait dans ses bras ne put arrêter.

Ce soir-là, il fut incapable de manger. Il fit un effort, mais la nourriture ne passait pas. Ensuite, ils revinrent dans la pièce où se trouvait l’arbre de Noël, et il ne put s’empêcher de penser au train que Richard et lui devaient monter dans la nouvelle maison de Darien.

Sunday devinait les pensées d’Henry. Ils n’étaient d’aucun secours à ce petit garçon. Il était triste, désespérément et irrémédiablement triste, et tous les jouets du monde ne pourraient dissiper son désespoir. En fin de compte, peut-être serait-il mieux dans un hôpital, entre les mains de spécialistes.

Elle éprouvait la même impression d’impuissance que le jour où elle était restée des heures à s'inquiéter, en compagnie de son père et d’Henry, pendant l’opération de sa mère.

« À quoi penses-tu, ma chérie ? demanda doucement Henry.

— Je pense que nous ferions mieux de laisser les hommes de l’art s’en occuper. Tu avais raison. Nous ne lui servons à rien en le gardant ici.

— C’est mon avis.

— Ce n’est pas une atmosphère de veille de Noël, dit Sunday d’un ton navré. Un enfant perdu. Comment se fait-il que personne ne le recherche ? Peux-tu imaginer ce que nous ressentirions si notre petit garçon avait disparu ? »

Henry s’apprêtait à répondre, mais il tendit l’oreille. « Écoute. Ce sont les petits chanteurs de Noël qui arrivent. »

Il alla ouvrir la fenêtre. Un souffle d’air froid pénétra dans la pièce, et il entendit les enfants approcher de la maison. Ils chantaient : Que Dieu vous garde, bonnes gens.

« Ne vous effrayez pas ! » continua Sunday, qui fredonna ensuite avec eux les paroles émouvantes de Douce Nuit.

Henry et elle applaudirent, et le groupe entonna : Décorons de houx la porte.

Puis le chef de chœur s’approcha de la fenêtre et dit : « Monsieur le Président, nous avons appris un chant de Noël particulier en votre honneur, car nous avons lu que c’était votre air préféré lorsque vous étiez à l’école. Si vous le permettez... »

Il donna le la et le groupe commença à chanter.

« Un flambeau, Jeannette, Isabelle,

Un flambeau, courons au berceau.

C'est Jésus, bonnes gens du hameau,

Le Christ est né[6]... »

Derrière elle, Sunday entendit un bruit. Jacques était resté recroquevillé dans un fauteuil en face du divan où ils étaient assis lorsque les chanteurs étaient apparus. Elle le vit se redresser, les yeux soudain grands ouverts. Ses lèvres remuaient, répétant les paroles du chant.

« Henry, fit-elle à voix basse, est-ce que tu vois ce que je vois ? »

Henry se retourna. « Que veux-tu dire ?

— Regarde ! »

Discrètement, Henry étudia l’enfant. « Il connaît cette chanson. » Il s’approcha et le prit dans ses bras.

« Voulez-vous recommencer, s’il vous plaît ? » demanda-t-il lorsque les chanteurs se furent arrêtés. Quand ils reprirent, Jacques serra les lèvres.

Après leur départ, Henry se tourna vers l’enfant et lui parla en français. « Comment t’appelles-tu ? Où habites-tu ? »

Mais Jacques se borna à fermer les yeux.

Henry lança un regard désolé à Sunday et haussa les épaules. « Je ne sais plus quoi faire. Il refuse de me répondre, pourtant je suis convaincu qu’il comprend ce que je lui dis. »

Sunday contempla Jacques pensivement. « Henry, tu as sans doute remarqué que notre petit ami a paru fasciné à la vue de l’avion qui nous a survolés cet après-midi.

— C’est toi qui me l’as fait remarquer.

— Il est arrivé la même chose la nuit dernière. Henry, suppose que cet enfant soit arrivé récemment d’un autre pays. Dans ce cas, il n’y aurait rien d’étonnant à ce que personne ne l’ait réclamé. Sims a rapporté un des avis qui donnent son signalement, n’est-ce pas ?

— En effet.

— Henry. Tu comptes toujours envoyer tes vœux de Noël sur Internet ?

— Mon message annuel. Oui. A minuit.

— Fais-moi plaisir. Cette année, inclus dans ton message le signalement et la photo de l’enfant, et demande tout spécialement aux Français et aux francophones de regarder attentivement la photo. À partir de maintenant, parle-moi en français. Je ne comprendrai sans doute pas grand-chose, mais peut- être parviendrons-nous ainsi à briser son silence. »

Il était six heures du matin à Paris quand Louis de Coyes, sa tasse de café à la main, entra dans son bureau et alluma son ordinateur. La perspective de passer seul la matinée de Noël ne le réjouissait pas. La maison paraissait vide, sans Jacques et Giselle, mais Louis était heureux du choix de sa fille. Richard Dalton était le genre d’homme que tout père aurait voulu avoir pour gendre.

Et ils se verraient souvent. Un jour, Jacques saurait se servir d’Internet. Il pourrait communiquer régulièrement avec son petit-fils. En attendant, il était minuit sur la côte Est des États-Unis et il voulait lire le message qu’Henry Parker Britland IV transmettait traditionnellement depuis le jour où il avait été élu président. Louis avait eu l’honneur de le rencontrer lors d’une réception à l’ambassade de France, et il avait pu apprécier son esprit de repartie et sa simplicité chaleureuse.

Cinq minutes plus tard, stupéfait, il regardait la photo de son petit-fils, que l’ex-président décrivait comme un enfant disparu.

Six minutes après la diffusion du message, Richard Dalton, qui cherchait une excuse pour expliquer que Giselle ne pouvait pas pour l’instant parler à son père au téléphone, s'écriait : « Ô mon Dieu, Louis ! Ô mon Dieu ! »

« Nous n’avons pas beaucoup dormi la nuit dernière », dit Henry dans la voiture qui les ramenait chez eux après qu’ils eurent assisté à la messe.

« Pas beaucoup, non. Henry, ce petit garçon va me manquer.

— À moi aussi. J’espère que nous en aurons un ou deux à nous, bientôt.

— Je l’espère. Mais la vie tient à si peu de chose. Je pense à cette alerte qu’a eue maman le mois dernier.

— Elle se remet très bien.

— Oui, pourtant nous aurions pu la perdre. Et ce petit Jacques. Si cette femme qui l’a enlevé n’avait pas eu cet accident près de la maison, Dieu seul sait ce qui serait arrivé. Elle aurait pu s’affoler et lui faire du mal. J’espère qu’ils vont bientôt l’arrêter. Nos existences ne tiennent qu’à un fil.

— Et pour certains, ce fil ne résistera pas longtemps. Ne t’inquiète pas, la police n’aura aucun mal à trouver cette femme et son complice. Ni l’un ni l’autre ne semblent doués pour brouiller les pistes. »

Ils franchirent les grilles de Drumdoe et parcoururent la longue allée qui menait à la maison. Henry arrêta la voiture devant l’escalier. Sims les attendait visiblement, car la porte s’ouvrit au moment même où ils franchissaient la véranda.

« Le petit Jacques est au téléphone, monsieur. Sa mère m’a dit qu’il a joué toute la matinée avec son train. Il veut vous remercier pour tout ce que vous avez fait pour lui. » Sims avait l’air aux anges. « Il voudrait vous souhaiter un joyeux Noël. »

Tandis que Henry se hâtait vers le téléphone, Sunday fit un clin d’œil à leur maître d’hôtel. « Sims, votre accent en français est presque aussi épouvantable que le mien. »