IV

« Parler avec les démons représente un trop gros risque ! protesta Robert Anselm avec gravité. Nous avons besoin de toi ici. Pour diriger la compagnie. Des démons pourraient… te briser. »

Cendres, en scrutant le front baigné de transpiration de Roberto, sous le capuchon de laine tiré vers le bas, se dit : C’est toi qui as besoin de moi pour diriger la compagnie. C’est bien ça ? C’est ça que tu as découvert, ces trois derniers mois ? Merde, Roberto, je ne t’ai jamais pris pour quelqu’un né pour être un second.

Comment ça s’est vraiment passé, ici ?

Avec douceur, Antonio Angelotti demanda : « Mais c’est donc meister Godfrey. Vivant, non, madone ? Toujours en vie ?

— Non, mort. C’est son… » Cendres hésita. « Son âme. Je connais l’âme de Godfrey aussi bien que je connais la mienne. » Un sourire torve. « Mieux. »

La main de Floria s’appuya sur l’épaule de la robe de chambre de Cendres, ses phalanges un instant tièdes contre les muscles de sa nuque. Ne s’adressant pas à elle, mais à Angelotti, elle posa la question : « Que représente le prêtre, pour toi ? Ça ne vaut pas la peine de perdre notre amie. »

L’artilleur, ses boucles dépeignées dorées dans la clarté des chandelles, donnait enfin l’impression d’avoir fait campagne : des lignes étaient dessinées sur les côtés de sa bouche et ses orbites étaient caves. Un bandage large, taché, couvrait son bras gauche de l’épaule jusqu’au coude. « Cendres m’a sauvé la vie. Meister Godfrey a prié avec moi. Si je peux l’aider, je le ferai.

— Possédée par les démons, intervint Robert Anselm. Si tu te retrouvais encore une fois possédée par les démons ?

— C’est trop dangereux, estima la chirurgienne.

— J’ai signé une condotta. Le duc a un droit d’exiger ceci. Même s’il est en train de mourir. » Cendres tendait les bras vers les pages. « Je vais le faire une fois. Les gars… Autant que je parle aux Machines sauvages. Elles savent désormais que je suis en vie. Vous pouvez parier qu’elles, elles vont me parler ! »

Un des pages acheva de nouer les dix-huit paires d’aiguillettes qui attachaient son justaucorps à son haut-de-chausses et lui tendit une cotte. Elle l’endossa d’un mouvement d’épaules.

« Maintenant ? demanda Robert Anselm.

— Maintenant. C’est une des choses que nous avons toujours sues, Roberto. Nous devons avoir toutes les informations que nous pouvons obtenir. Sinon, la compagnie se fera baiser. C’est ma décision. » Elle lui secoua l’épaule. « Digorie, Rickard ! »

Les deux prêtres de la compagnie arrivèrent au sommet de l’escalier en spirale, Digorie Paston ouvrant quelque peu la marche, son visage osseux radieux d’enthousiasme. Rickard Faversham lui emboîtait le pas, de sa démarche d’ours.

« Capitaine. » L’étole de Digorie Paston reposait de travers sur ses épaules. Il jeta un coup d’œil circulaire. « Dégagez cette pièce. Les pages devraient apporter de l’eau claire, et du pain, et ensuite descendre à l’étage. Tous doivent partir, à l’exception de maître Anselm, de maître Angelotti et de… la chirurgienne. » Il rosit jusqu’au bout des oreilles. « Maître Anselm, maître Angelotti, veuillez juste garder la porte, je vous prie.

— Attendez une minute. » Cendres posa les poings sur ses hanches.

« Je vous en prie, capitaine, fit le prêtre. Il s’agit d’un exorcisme. »

Cendres le considéra pendant une longue minute. « Ça… ça pourrait en arriver là, oui.

— Alors, laissez le père Faversham et moi accomplir ce qui est nécessaire. Nous aurons besoin de toute la grâce de Dieu que nous pourrons obtenir. »

Le plafond du dernier étage de la tour ondoyait sous les ombres, la flamme des chandelles se mouvant dans les courants d’air. Cendres alla se tenir, bras croisés, près du feu, et observa tandis que les deux prêtres purifiaient la pièce avec une surprenante absence d’emphase. Tandis que Rickard Faversham balançait un encensoir, Digorie Paston le suivait, à travers le couloir dans les murs, apparaissant aux percées des fenêtres pour disparaître à nouveau, leur cantique résonnant dans les hauteurs des voûtes de pierre.

« Tu vas le faire », constata Floria avec résignation, en venant se placer à côté de Cendres dans la clarté jaune.

« Il faut bien que quelqu’un le fasse.

— Vraiment ? C’est obligatoire ?

— Pour gagner cette…

— Oh, la guerre ! » Floria présenta son dos à la chaleur du feu. Pendant un instant, les yeux d’un vert minéral de son frère regardèrent Cendres par son visage. « Sanglante, absurde, destructrice… ! Mais je ne te rentrerai donc jamais ça dans le crâne ? La plupart des gens passent leur vie à construire des choses !

— Pas ceux que je connais, répliqua doucement Cendres. Tu es peut-être la seule exception.

— Je passe ma vie à rafistoler les hommes après qu’ils se sont fait tailler en pièces sous tes ordres. Il y a des moments où ça me rend malade. Il y a dix personnes qui sont mortes sur ce rempart !

— On mourra tous », répondit Cendres. Floria commença à se détourner. Cendres lui saisit le bras et répéta : « On mourra tous un jour. Quoi qu’on fasse. Qu’on laboure les champs, qu’on vende de la laine, qu’on vende son cul, qu’on prie toute sa vie dans un couvent – on va tous mourir un jour. Il y a quatre choses qui passent sur ce monde comme les saisons : la famine, les épidémies, la mort et la guerre[51]. Elles le faisaient avant que j’arrive, et elles le feront longtemps après moi. Les gens meurent. Voilà tout.

— Et tu suis les Quatre Cavaliers parce que ça te plaît, et parce que ça paie bien.

— Arrête de chercher la dispute, Floria. Je ne vais pas me battre avec toi. Ce n’est pas une simple guerre, ici. Ce n’est pas simplement une mauvaise guerre. C’est la destruction, complète et totale…

— Quand on est mort, on est mort, rétorqua Floria. Je doute que tes pertes civiles se préoccupent beaucoup de savoir si elles sont mortes dans une juste ou une mauvaise guerre ! »

Paston et Faversham psalmodiaient : « Christus Imperator, Christus Viridianus. » Leurs voix montaient, l’une aiguë, l’autre grave. Dans la lumière, qui n’était vive qu’aux endroits où se trouvaient les chandelles, Angelotti et Anselm auraient pu être n’importe quelle paire d’hommes en armes, debout à l’entrée de l’escalier. L’artilleur paraissait tenir une conversation passionnée sotto voce. Cendres vit Anselm grimacer.

L’impatience lui fit changer de pied d’appui, regarder les fenêtres aux volets clos, les caisses empilées de l’armurerie.

« Ah, oui, Florian, tant que j’y pense. J’ai vu la sœur Siméon dans la tour de Philippe le Bon. Elle voudrait récupérer ta Marguerite Schmidt. Ça m’a fichu un drôle de coup, sur le rempart… je ne m’attendais pas à la voir parmi les artilleurs. Je croyais qu’elle serait assistante de chirurgien.

— Ce n’est pas ma Marguerite Schmidt », répondit Floria del Guiz d’une voix tranquille.

Consciente d’être prise à contre-pied, Cendres fit : « Oh. »

Floria la considéra avec une expression à mi-chemin entre la gravité et un amusement caustique. « Je ne sais pas à quoi je m’attendais… Mais non. Elle… Apparemment, elle a signé sur les registres de la compagnie comme apprentie artilleuse.

— Ça se passera bien pour elle », dit Cendres, un peu désemparée, en attendant toujours la fin de la bénédiction. « Elle se trouvait avec un des meilleurs hommes d’Angelotti ; il s’occupera de la former. »

Florian garda ses yeux fixés sur Cendres. « Je n’arriverai pas à te faire comprendre, hein ? Ils lui apprennent à tuer d’autres hommes ! Pas pour se défendre, pas même pour son seigneur. Pour de l’argent. Et parce qu’elle finira par aimer ça. Ou, si elle finissait par en être dégoûtée, que peut-elle attendre ? Elle ne peut plus rebrousser chemin.

— Je ne l’ai pas obligée à se joindre à nous, répondit doucement Cendres.

— Elle est trop jeune pour savoir ce qu’elle veut ! »

Digorie Paston et Rickard Faversham pénétrèrent à nouveau dans la salle principale, accompagnés d’un parfum d’encens, entonnant à deux une bénédiction solennelle.

« D’accord, décréta Cendres d’un ton autoritaire. J’agirai comme je le fais avec les très jeunes recrues. Je la posterai de garde cette nuit, sur le rempart est, au-dessus de l’Ouche. Personne ne va attaquer de ce côté-là, mais ça va bougrement cailler. » Elle détourna son regard des prêtres pour le ramener sur Floria. « La plupart des jeunes gars laissent tomber, après ça. Ils peuvent raconter qu’ils ont été au front, leur orgueil est donc sauf. Si elle souhaite partir, je la laisserai faire. Mais si elle ne veut pas, Florian, je ne l’y forcerai pas. Parce que nous aurons besoin d’elle. À moins que nous puissions être ravitaillés et quitter la ville, nous aurons besoin de tous les effectifs possibles. »

Dans le silence soudain, Cendres s’aperçut que la bénédiction était terminée.

Faversham et Paston lui jetaient un regard noir.

Floria tourna les yeux vers les prêtres qui attendaient. « Ma vieille… tu n’as pas plus de piété qu’un lapin. Pas vrai ? »

Les lèvres de Cendres frémirent, pour ce qui aurait été un sourire si elle n’avait pas eu le visage raidi par l’appréhension. « Tu pourrais avoir des surprises.

— Le… la chirurgienne devrait assister à tout ceci, annonça Digorie Paston. Cela pourrait être dangereux.

— Très bien. » Cendres porta les mains à sa ceinture, ne la trouva pas, s’aperçut qu’elle était encore posée sur le lit, avec sa bourse et son poignard accrochés dessus, si bien qu’elle se tenait sans armes. « Digorie, Rickard, je veux que vous priiez pour moi, pendant que je fais ça. Et quand je vous le demanderai…, je veux que vous imploriez la grâce divine afin de faire réduire au silence la voix entre mon âme et le Golem de pierre. »

Le regard sombre de Floria se leva. « Tu vas essayer de trancher ton lien avec les Machines sauvages ? Ça ne va pas plaire au duc.

— Je poserai les questions qu’il veut que je pose. Si Godfrey a raison et que j’ai dissuadé la Faris d’employer pour le moment la machina rei militaris, je n’obtiendrai aucune réponse sur ses stratégies. Et nous savons déjà quelle est la stratégie d’ensemble de Carthage.

— Ça peut changer. Si tu agis ainsi, nous n’en saurons rien. »

La voix de Cendres se tendit. « Elles m’ont… fait tourner les talons, Florian. Elles m’ont forcée à avancer vers elles. D’accord, on est loin de Carthage. Mais ça ne se reproduira plus. Pas question. Il y a des gens qui dépendent de moi.

— Et Godfrey ? »

Avant que Cendres ait répondu – l’esprit clair sur les implications de son acte –, Digorie Paston tendit le bras et lui prit la main dans sa poigne osseuse pour la conduire devant l’âtre. Les flammes dansaient, éblouissantes. La salle poussiéreuse, encombrée, était pleine de vents coulis et d’ombres bondis-santés. Sous la pression insistante de Digorie, Cendres s’agenouilla. D’anciennes sculptures la lorgnaient depuis le manteau de la cheminée. Des ombres se mouvaient dans les yeux et le feuillage des Christi Viridiani.

Digorie Paston prit une miche de pain bis et la rompit ; Rickard Faversham l’aspergea d’eau et de sel.

« Le feu, le sel et la chandelle : que le Christ reçoive ton âme… »

Cendres ferma les yeux. Elle s’isola des visages inquiets des deux prêtres ; s’isola de Floria, qui allait et venait aux limites de la lueur de la chandelle, et des voix d’Anselm et d’Angelotti. La dureté du plancher mettait à mal ses genoux, endoloris après l’assaut contre les remparts de Dijon.

« Et tu n’avais nul besoin de mener ainsi une attaque, mon enfant ! C’est un péché que de narguer la Mort de la sorte. »

Du pain salé toucha les lèvres de Cendres. Elle le prit en bouche. Il formait une masse épaisse, gélatineuse.

« Comment diable… », elle avala, « … sais-tu ce que je faisais là-haut aujourd’hui, Godfrey ?

— Tu priais. Notre Seigneur, ou la machina rei militaris : les deux, peut-être. Je t’ai entendue. Gardez-moi en vie jusqu’à ce que les autres arrivent ici ! Je ne sais rien de l’endroit où tu as combattu, ni comment tu l’as fait ; mais je ne suis pas un imbécile, et je te connais.

— Bon, c’est vrai, j’étais aux avant-postes. Il le faut, parfois. Ce n’était pas du suicide, Godfrey.

— Mais ce n’était pas vraiment une place sûre. »

Elle en rit, avale le pain et manque de s’étouffer. Les yeux clos, tous ses sens tendus, elle écoute. Dans cette partie de son être qu’elle a pris l’habitude de partager, règne une impression d’amusement, de bonté, d’amour. Des larmes lui piquent les yeux ; clignant des paupières, elle les refoule. Dans le creux de son esprit existe la notion d’un potentiel pour d’autres voix, en plus de celle-ci : Godfrey Maximillian, seul dans le noir.

« Qu’y a-t-il, après la mort ? »

Ce n’était pas la question qu’elle avait l’intention de poser. Elle entendit, avec ses oreilles, le « Bénédiction ! » abrupt de Digorie Paston, et un « Amen ! » de Rickard Faversham.

« Comment pourrais-je le dire ? Ici, ce sont les Limbes ; le Purgatoire. Ici est la souffrance ! Et non la Communion des Bienheureux !

— Godfrey… »

La douleur l’envahit, avec la voix de Godfrey.

« J’ai besoin de contempler le visage de Notre Seigneur ! On me l’avait promis ! »

Elle ressentit de la douleur et cligna des yeux, les ouvrant assez longtemps pour s’apercevoir qu’elle avait les ongles enfoncés dans sa paume.

« Moi, je te trouverai.

— Je suis… nulle part. On ne peut me retrouver. Je n’ai pas d’yeux pour voir, pas de mains pour toucher. Je suis un être qui écoute, un être qui entend. Tout est ténèbres. Des voix… me griffent. M’exposent à elles… Les heures, les jours – les années, peut-être ? Ici, rien que les voix…

— Godfrey !

— Rien que le noir, et les Grands Démons qui me mangent ! »

Cendres tendit le bras. Des mains prirent les siennes ; des mains d’homme, rendues rudes par les engelures et le travail, et froides par les frimas de novembre. Elle les serra comme si c’étaient celles de Godfrey Maximillian.

« Je ne t’abandonnerai pas.

— Aide-moi !

— Nous ferons tout ce qui est possible. Aie confiance en moi. Tout ! Je t’enverrai de l’aide. »

Elle parlait avec une conviction absolue, avec la détermination totale des combats. Qu’un pareil sauvetage puisse être ignoré ou impossible n’était rien, en cet instant, rien à côté du besoin d’atteindre Godfrey.

La voix du prêtre se transforma en un rire paisible.

« Tu nous as déjà souvent dit cela, petite, dans les batailles les plus impossibles.

— Ouais, et en plus, j’avais raison.

— Prie pour moi.

— Oui. » Elle écoutait, à l’intérieur. Dans l’espace de son âme partagée, en cherchant à percevoir des voix plus sonores que Dieu.

« Combien de temps cela fait-il, depuis la dernière fois que tu m’as parlé ?

— Quelques minutes… pas même une heure.

— Je ne peux plus le déterminer, mon enfant. Le temps ne représente rien, où je me trouve. J’ai lu un jour dans Thomas d’Aquin que le séjour d’une âme en Enfer peut ne durer que le temps d’un battement de cœur, mais que pour le damné, cela représente l’éternité. »

Un instant, elle se laissa aller à ressentir la désolation de Godfrey. Puis elle dit, avec dureté : « Tu entends ma sœur. A-t-elle à nouveau parlé au Golem de pierre ?

— Une seule fois. J’ai d’abord cru que c’était toi. Elle s’est adressée à lui, à Carthage, pour annoncer que tu vivais. Pour annoncer que quoi qu’elle demande à la machina rei militaris, tu peux l’interroger et l’apprendre. Elle a dit à son maître le roi-calife qu’on les espionne, désormais. »

Dans ses oreilles, Cendres entend battre son cœur, et l’addendum que lui chuchote la voix dans sa tête :

« Vous êtes très différentes, elle et toi.

— À quel point de vue ? Non, tu me diras ça plus tard. »

Les planches sous ses genoux lui causaient de la douleur, l’aidaient à se concentrer.

« Dis-moi quelles troupes elle a fait déployer ici. Quels messagers récents elle a reçus des armées en Ibérie et à Venise ! Et l’ampleur de ses forces dans le Nord – je sais qu’elle avait avec elle deux légions supplémentaires, lorsque nous étions à Bâle : elles doivent obligatoirement se trouver en Flandres !

— Je… je peux te dire quels rapports ont été transmis à la machina rei militaris, je pense. »

Cendres inclina la tête, les yeux clos, les mains toujours étroitement serrées dans celles de l’homme devant elle.

« Et… je dois parler aux Machines sauvages, si je le peux. Veux-tu bien rester à mes côtés ? »

Il y eut, pour la première fois, une interruption dans son esprit. La tristesse de Godfrey l’imprégna. La voix du prêtre se fit entendre, douce comme un duvet de chardon :

« Quand j’étais petit garçon, j’adorais les forêts. Ma mère m’a consacré à l’Église. J’aurais voulu rester sous le ciel, en compagnie des bêtes. Je n’ai pas plus aimé mon monastère que tu n’as aimé Sainte-Herlaine, Cendres, et ils m’ont battu autant qu’ils te battaient, comme des brutes. Je ne crois toujours pas que Dieu voulait que je sois prêtre, mais Il m’a accordé la grâce d’accomplir de menus miracles, et le don de me retrouver dans ta compagnie. Ça le valait. Sur terre, ou ici, je me tiens auprès de toi. Si j’ai un regret, c’est seulement de ne pas avoir gagné ta confiance. »

Ce « Ça » le valait, elle le repoussa dans un coin sombre de son esprit, effacé, ignoré. Une boule de muscles se noua, serrée, glacée, sous sa clavicule. Avant qu’elle puisse perdre le courage et la chaleur de Godfrey, elle dit : « Disposition des troupes wisigothes, siège de Dijon, unités principales, donnez positions. » La machina rei militaris, avec la voix de Godfrey, commença à parler :

« Legio VI Leptis Parva, quadrant nord-est : troupes de serfs en nombre de…

— C’EST ELLE… »

Le même silence qui avait recouvert son esprit parmi les pyramides du désert l’engourdit. Pendant une seconde, elle perdit le contact des planches sous ses tibias et sa prise sur les mains de Digorie Paston.

« Putain de merde… » Cendres ouvrit les yeux, crispant le visage. Rickard Faversham la tenait par les épaules, Digorie Paston par les mains. Aussi lointains que s’ils s’étaient trouvés à l’autre bout d’un champ de bataille, des visages l’entouraient : Anselm, Angelotti, Floria.

Elle agrippa les mains osseuses de Digorie. « Godfrey ! »

Rien ne répondit. Un frisson commença à s’étendre à l’intérieur de son esprit. Elle plongea en elle-même, ne rencontrant que léthargie et surdité. Elles peuvent atteindre jusqu’ici, alors.

Bon Dieu, toute cette distance, par-delà les mers, depuis Carthage, à travers la moitié de la Chrétienté… ! Mais le Golem de pierre en est capable, pourquoi ne le seraient-elles pas, elles aussi ?

« Godfrey ! »

Aussi faible qu’un rêve, la voix de Godfrey chuchota :

« Je suis ici, toujours.

— C’EST ELLE, C’EST TOI, PETITE… »

Il ne suffit pas, maintenant, qu’il y ait des hommes et des femmes – Thomas Rochester, Ludmilla Rostovnaya, Caracci, Marguerite Schmidt – dont les vies peuvent être sauvées ou condamnées par les décisions de Cendres.

Elle pense : Nul n’est indispensable.

À présent, c’est Cendres, une femme, seule, après dix-neuf années, agenouillée sur du bois dur dans un vent glacé, avec les reflets ardents du feu de la cheminée, brûlants contre sa manche de justaucorps. Une femme qui prie, de façon soudaine et séparée, comme elle ne l’a plus fait depuis qu’elle était enfant : Que le Lion me protège !

Elle se remémore le stuc peint qui craque sous les sabots d’une jument brune, dans la neige, au sud, en chevauchant entre les grandes pyramides. Si elle est engourdie en ce moment, c’est peut-être par le silence ou par le froid. Les voix dans sa tête – et elles sont plurielles, multiples, légion – chuchotent comme une seule :

« NOUS SAVONS QUE TU NOUS ENTENDS.

— Sans déconner ? » rétorqua Cendres avec un zeste d’acidité. Les yeux toujours clos, elle lâcha les mains du prêtre, et entendit son hoquet de douleur soulagée. Elle se rassit sur ses talons. Aucune compulsion pour l’empêcher d’effectuer ces gestes ne s’était manifestée. Prise d’un soulagement absolu, elle annonça : « Mais vous ne pouvez pas m’atteindre. Je pourrais me trouver n’importe où.

— OUI. TU LE POURRAIS. MAIS TU ES À DIJON. L’ENFANT DE GONDEBAUD NOUS L’A DIT.

— Je ne crois pas. Elle l’a dit au Golem de pierre et à la maison Léofric, peut-être. Mais pas à vous. Elle refuse de vous écouter.

— CE N’EST RIEN. ELLE NOUS ENTENDRA, QUAND VIENDRA L’HEURE. PETITE, PETITE, CESSE DE NOUS COMBATTRE.

— Vous pouvez aller vous faire foutre ! »

C’est du pur mercenaire, le mercenaire tel qu’elle a toujours voulu qu’on la voie : mal embouché, joyeux, brutal, indestructible. S’il y a quoi que ce soit d’autre sous la surface, c’est caché, même d’elle, en ce moment, dans cette poussée d’adrénaline.

« Vous n’êtes pas sauvages. » Des larmes dégoulinèrent sur son visage et elle n’aurait su dire si c’était la douleur ou un douloureux humour qui les plaçait là. « Nous vous avons fabriquées. Il y a longtemps, très longtemps – par accident, mais c’était nous, nous vous avons faites. Pourquoi nous haïssez-vous ? Pourquoi haïssez-vous la Bourgogne ?

— ELLE A ENTENDU.

— ELLE A PARTAGÉ.

— SAIT CE QUE NOUS SAVONS.

— LE PEU QUE NOUS SAVONS.

— A CONNU LE DÉBUT. MAIS QUI CONNAÎTRA LA FIN ? »

Ce qui avait été chœur se changea, avec la dernière voix, en guirlande de sons. Du chagrin y psalmodiait. Cendres cligna des yeux sous sa puissance, vit fugacement les flammes de l’âtre et la cheminée aux pierres noircies par-derrière, calcinées par des siècles de feux. Un jour, la flambée avait été ardente, un morceau de pierre s’était fendu et était tombé. Le dessin de la fracture demeurait.

Dans ses souvenirs, Cendres voit le dôme du palais du roi-calife se fracturer et s’effondrer, la masse des pierres qui file vers le bas.

« NOUS CONNAISSONS LA FIN…

— L’IGNOMINIE DE LA CHAIR !

— DE PETITS ÊTRES IGNOBLES, QUI NE MÉRITENT PAS DE VIVRE…

— … À CAUSE DE VOS VILENIES… »

Pressant ses doigts à l’intérieur de ses paumes avec tant de force que ses ongles pénétrèrent la peau, Cendres hoqueta, sardonique : « Ne laissez pas deux cents années passées à écouter Carthage vous donner des idées préconçues ! »

Il y a quelque chose qui pourrait être un amusement triste – Godfrey ? Et dans l’esprit de Cendres, une rumeur, assourdissant son âme, glacée :

« CARTHAGE N’EST RIEN…

— LES WISIGOTHS NE SONT RIEN…

— GONDEBAUD NOUS A PARLÉ, LONGTEMPS AVANT EUX…

— LE PLUS IGNOBLE DES HOMMES !

— NOUS NOUS SOUVENONS !

— NOUS NOUS SOUVENONS…

— NOUS T’ENTERRERONS, PETIT ÊTRE DE CHAIR. »

La dernière réverbération dans sa tête la fit grimacer, sentir le goût du sang quand elle se mordit la langue. Elle dit à haute voix, sans distinguer les gens qui l’entouraient : « Ne vous inquiétez pas. Si elles étaient capables de faire trembler la terre ici, elles le feraient. Si elles ne le font pas, c’est qu’elles ne le peuvent pas.

— EN ES-TU TELLEMENT SÛRE, PETITE ? »

Des frissons parcoururent sa peau sous ses vêtements. Elle songea, avec un dégoût horrifié : « Petite ». C’est ainsi que Godfrey m’appelle ; elles lui ont pris cela.

« Quelque chose vous en empêche », dit-elle à haute voix. Avec un sarcasme féroce, elle cracha : « À vous en croire, la Faris n’a pas besoin d’une armée ! Elle est la fille de Gondebaud, elle est une faiseuse de miracles ; elle peut changer la Bourgogne en désert, juste comme ça. Il vous suffit de prier le soleil et boum ! c’est fait. Un miracle. Alors pourquoi ne l’avez-vous pas accompli ? »

Grâce à cette véhémence, elle se concentra instantanément – retrouvant le même état intérieur qu’elle éprouvait quand elle maniait l’épée – et écouta.

Instantanément, elle grogna, sous un impact silencieux. Sa bouche la piqua. Elle leva les mains, ouvrit les yeux, vit du sang et comprit qu’elle s’était mordu la lèvre. Quelqu’un prononça quelques mots précipités, à côté d’elle. Elle ne put rien dire, juste secouer la main, leur faire signe de reculer. Elle se sentit aussitôt épuisée, et engourdie, comme lorsqu’elle avait commencé à monter à cheval. C’est la fraction de seconde qui sépare le choc contre le sol, et la douleur. Elle se figea.

Aucune douleur physique n’apparut.

« TU NE PEUX PAS NOUS ENTENDRE. PAS SI NOUS LE DÉCIDONS. TU NE NOUS PRENDRAS PLUS PAR SURPRISE.

— Ah non, merde. » Cendres se frotta la main sur la bouche, sentant du sang lui poisser la peau. « Oh, pas question.

— NOUS NE TE COMPRENONS PAS.

— Non. Vous ne comprenez pas. Chacun son tour, bordel », répondit Cendres avec amertume.

Elle ne ressentait en elle rien de leur étonnement, ou de leur trouble. Rien que le son intérieur des voix. Son sang sécha et refroidit, lui tirant la peau. Elle explora en douceur avec la langue, se dit : Ça, ça va faire mal et avala du sang et de la salive, avant de déclarer : « Vous ne pourrez pas me tenir éternellement à l’écart. »

Rien.

« Quelle importance, que vous me le disiez ? Le froid commence déjà. Vous puisez au soleil, et le froid s’installe, là où vous êtes. Avant peu, vous n’aurez pas besoin de la présence de la Faris ici. Ni d’un miracle ! L’hiver va tous nous tuer. »

De nouveau, des voix à l’unisson :

« L’HIVER NE RECOUVRIRA PAS TOUT.

— Bordel de Dieu ! » Cendres frappa du poing contre sa cuisse, avec exaspération. « Pourquoi la Bourgogne a-t-elle tant d’importance pour vous ?

— NOUS POUVONS PUISER L’ESPRIT DU SOLEIL[52]

— EMPLOYER SA PUISSANCE, AFFAIBLIR, AMENER LES TÉNÈBRES…

— LE NOIR, LE FROID, L’HIVER…

— … MAIS…

— L’HIVER NE COUVRIRA PAS LE MONDE ENTIER. »

Cendres ouvrit les yeux.

Robert Anselm était agenouillé devant elle, une main retenant la poignée de son épée. Derrière lui, Angelotti avait posé la main sur l’épaule couverte de maille d’Anselm. Tous deux la scrutaient. Floria était accroupie entre les deux prêtres, les bras reposant sur ses cuisses, ses longs doigts touchant presque les lames du plancher.

« L’HIVER NE COUVRIRA PAS…

— … TOUT !…

— LES TÉNÈBRES NE COUVRIRONT PAS LE MONDE ENTIER.

— In nomine Patri, et Filii, et Spiritus Sancti », prononça Rickard Faversham dans un chuchotement enroué et aigu.

Cendres répéta : « Les ténèbres ne couvriront pas le monde entier ? »

Elle ne ferma pas les yeux. Elle les voyait encore tous, mais la clameur des grandes voix dans sa tête arracha son attention à la salle de la tour. Un vaste et glacial chagrin faillit l’engloutir.

« … L’HIVER PEUT TUER LE MONDE ENTIER, LUI EXCEPTÉ.

— LES TÉNÈBRES PEUVENT COUVRIR LE MONDE ENTIER… LUI EXCEPTÉ.

— NOUS NE POUVONS ATTEINDRE…

— LA BOURGOGNE MOURRA SEULEMENT SUR SON ORDRE À ELLE…

— ELLE ANÉANTIRA LA BOURGOGNE. NOTRE NOIR MIRACLE. DÈS QUE LE DUC SERA MORT.

— Le monde entier répéta Cendres. Le monde entier !

— QUAND LE MONDE AURA DISPARU…

— … AURA ÉTÉ DÉVASTÉ, CHANGÉ EN DÉSERT…

— QUAND IL NE SERA PLUS RIEN : LA BOURGOGNE ANÉANTIE, COMME SI ELLE N’AVAIT JAMAIS EXISTÉ…

— ALORS TOUT…

— LE MONDE ENTIER…

— … POURRA ÊTRE PURGÉ ET PURIFIÉ, LE MONDE ENTIER…

— … LIBÉRÉ DE LA CHAIR, L’IGNOBLE ET DESTRUCTIVE CHAIR, OBÉRÉ…

— COMME SI VOUS N’AVIEZ JAMAIS EXISTÉ. »

Le flux et le reflux des grandes voix s’estompèrent. Les planches bougèrent sous les pieds de Cendres – non, elles étaient fermes, mais c’est elle qui perdit l’équilibre et tomba en arrière, pour s’asseoir brutalement, saisie par Rickard Faversham, si bien qu’elle s’affala contre lui, retenue aux épaules par son bras de forgeron.

Un silence étouffé, désolé, emplit son âme. Dans ce silence, ne parut aucune voix. Pas de Godfrey. Une lassitude blanche et mortelle l’envahit.

« Vous avez prié ? demanda-t-elle.

— Pour chasser les voix. » Faversham déplaça son corps, tandis qu’il hochait la tête. « Pour chasser les démons hors de vous.

— Peut-être bien que ça a marché… » Elle renifla, sans savoir tout à fait si elle allait rire ou pleurer. « Godfrey, Godfrey. »

Doucement, dans sa tête, une voix parla :

« Je suis avec toi.

— Bordel. » Elle leva la main pour donner à Digorie Paston une tape sur le bras. « L’exorcisme ne va pas suffire. Non. Et je ne sais même plus si ça a une importance, désormais… » Elle se retrouva en train de fixer le visage de Floria.

« Quoi ? demanda la chirurgienne. Mais quoi ?

— La Bourgogne n’est pas un objectif, expliqua Cendres. La Bourgogne est un obstacle. »

Robert Anselm bougonna : « Mais qu’est-ce que c’est que ces conneries, ma fille ? »

Elle resta à se reposer contre la solidité de Faversham, parce qu’elle doutait de sa capacité à se redresser par elle-même. Une fièvre courait dans son corps, laissant tous ses muscles faibles.

« La Bourgogne ne représente pas leur objectif. La Bourgogne, c’est l’obstacle. » Elle considéra le visage trempé de sueur de Robert Anselm. « Et je ne sais pas pourquoi ! Elles n’arrêtaient pas de dire qu’elles devaient détruire la Bourgogne – mais ce n’est pas simplement parce qu’elles veulent anéantir la Bourgogne. Une fois que la Bourgogne aura disparu… » Un tremblement traversa sa chair, de l’épuisement à un niveau profond qu’il valait mieux ne pas examiner de près, qu’il valait mieux ignorer. À sa propre surprise, le ton de sa voix se révéla âpre et amusé :

« C’est de nous qu’elles veulent se débarrasser. Des hommes. De tous les hommes. La Bourgogne… Carthage, aussi. Ce sont… des fermiers qui ont mis le feu à la grange pour se débarrasser des rats. Voilà pourquoi elles veulent leur miracle maléfique. Une fois que la Bourgogne aura disparu… elles disent alors, elles pourront couvrir le monde entier de leurs Ténèbres. »

« Il faut que je voie le duc ! ajouta Cendres. Sur-le-champ ! » Floria, qui levait une chandelle dangereusement près du visage de Cendres, cessa de scruter ses yeux pour se concentrer plutôt sur toute sa personne. « Oui. C’est vrai. J’y vais tout de suite pour obtenir les autorisations de ses médecins. »

La femme travestie se releva avec brusquerie, colla le chandelier de bois dans la main de Digorie Paston, et s’en fut à grandes enjambées vers l’escalier obscur. Ses pas descendirent les degrés de pierre en claquant.

« Je vais t’obtenir une escorte. » Robert Anselm se leva et poussa un beuglement. Cendres entendit le bruit d’hommes vêtus de maille, qui accouraient.

« Mais, Madame, vous devriez vous reposer », protesta Digorie Paston. Le prêtre anglais lui saisit les mains et les retourna, lui soumettant les paumes à un examen professionnel. « La grâce de Dieu a échoué à vous sauver. Vous feriez mieux de jeûner et de prier, de faire acte de contrition avant de prier Dieu à nouveau.

— Plus tard. Je viendrai à complies, pour le dernier service. Le duc doit être informé de ceci ! » Cendres chercha des voix, comme la langue explore une dent douloureuse. « Godfrey… » Une vague chaleur. La voix de Godfrey, faible, mais non inaudible :

« Béni soit le Seigneur ! »

Une rumeur semblable au vent dans les arbres emplit l’âme de Cendres. Grinçante et chuchotante au début, et puis sonore, jusqu’à ce qu’elle ait les larmes aux yeux et qu’elle se masse les tempes avec les paumes. « D’accord… »

Tandis qu’elle réfrénait l’impulsion de son esprit, l’assourdissant vacarme intérieur retomba à un marmonnement aigu.

Le chœur, la lamentation des Machines sauvages, dans un langage ancien, désormais, et incompréhensible. Le langage dans lequel elles avaient parlé à Gondebaud, tant de siècles auparavant : une langue gothique ancienne, impénétrable.

Rickard Faversham fit observer : « Ne dites pas plus tard à Dieu, Madame. Il s’en offenserait. »

Cendres le considéra pendant une seconde, puis elle pouffa. « Alors, ne lui racontez pas que j’ai dit ça, Messire prêtre. Accompagnez-moi chez le duc. J’aurai peut-être besoin de vous pour expliquer que vos prières ont échoué. Que je ne peux pas rompre mon lien avec le Golem de pierre. »

Et je lui poserai à nouveau la question : Pourquoi la Bourgogne a-t-elle tant d’importance ? Pourquoi la Bourgogne constitue-t-elle un obstacle pour les Machines sauvages ? Et cette fois-ci, il me faut une réponse.

Avec la réapparition de Rickard et de ses pages plus jeunes, elle se retrouva complètement habillée en quelques minutes, une épée d’emprunt pendant sous un épais manteau de campagne et le rebord de son capuchon tiré bas par-dessus son casque.

Anselm et l’escorte l’encadrèrent à travers les rues de Dijon, noires comme de la poix sous les étoiles. Le sourd grondement du canon brisa le silence, et quelque part au loin, dans la direction du rempart nord, retentit le crépitement des tirs. Des hommes et des femmes se coulaient dans les ombres, des civils qui couraient pour fuir le bombardement, ou qui se livraient à des larcins ; Cendres ne s’arrêta pas pour creuser la question.

Une compagnie d’hommes d’armes bourguignons les croisa sur une place, une centaine d’hommes, leurs pieds claquant sur la terre gelée, courant en bon ordre vers le rempart. La main de Cendres se porta à la poignée de son épée, mais elle continua à avancer.

Le palais était un éblouissement de lumière : des chandelles brillaient par les carreaux des fenêtres en ogive, des torches flambaient près des gardes à la porte. Dans l’éclairage, Cendres aperçut une tête aux cheveux pâles.

Floria, capuchon retiré et visage coloré, se tenait là, en train de gesticuler devant un gros sergent bourguignon. Quand Cendres arriva près d’elle, elle s’interrompit.

« Ils refusent de me laisser entrer. Bon Dieu, je suis médecin, et ils refusent de me laisser entrer ! »

Cendres se fraya un passage au premier rang, encadrée par des hommes en armes en livrée au Lion. Des escarbilles de torches lui piquèrent les yeux. Un vent aigre pinçait ses mains couvertes de mitaines, son visage exposé. Une pulsation martelait le creux de son ventre glacé.

« Cendres, mercenaire, j’appartiens au duc », expliqua-t-elle rapidement au sergent responsable du cordon de gardes. « Je dois m’entretenir avec Son Altesse. Faites-lui dire que je suis ici.

— J’ai vraiment pas le temps de… » L’expression harassée du sergent bourguignon s’effaça dès qu’il se retourna. Il lui adressa un signe de tête. « Damoiselle Cendres ! Vous êtes venue hier au soir ; je me trouvais à la porte. On raconte que vous avez rasé Carthage. C’est vrai ?

— J’aimerais bien », dit-elle en faisant passer dans sa voix toute la franchise possible. Voyant qu’elle disposait pour l’instant du respect et de l’attention de l’homme, elle poursuivit sur un ton tranquille : « Laissez-moi passer. J’ai des informations importantes pour le duc Charles. Quelle que soit l’urgence ici, ceci est plus important. »

Elle eut le temps de se dire : Mais je n’ai pas besoin de le tromper, c’est réellement plus important, puis de voir que c’était sa conviction sur ce point, plutôt que sa feinte sincérité, qui avait convaincu le sergent.

« Désolé, capitaine. Nous venons juste de faire sortir tous les médecins. Je ne peux pas vous laisser entrer. Il n’y a plus que des prêtres, là-haut, à présent. » Le sergent bourguignon fit un signe de tête et, tandis que Cendres s’écartait avec lui des premiers rangs de la foule, il baissa le ton :

« Ça sert à rien, M’dame. Y a une douzaine d’abbés et d’évêques qui sont dans la chambre de Son Altesse, tous en train de s’user les genoux sur les dalles, et c’est foutu, ça va rien améliorer. Dieu charge de Son plus lourd fardeau, Son plus fidèle serviteur.

— Que s’est-il passé ?

— Vous avez vu des blessés quand ils sont sur le fil du rasoir, et que ça bascule tout d’un coup d’un côté ou de l’autre ? » Le sergent leva la main, inclina sa salade, ses yeux injectés de sang las dans son visage ridé. « Gardez ça pour vous, M’dame, je vous prie. Y aura bien assez tôt du remue-ménage. Je ne sais pas quelle est votre affaire, mais faudra la garder pour la personne qui lui succédera. Son Altesse le duc repose désormais sur son lit de mort. »

Floria rentra à l’étage supérieur de la tour.

« C’est la vérité. »

Elle traversa la salle jusqu’à l’âtre, ignorant Anselm et Angelotti pour s’adresser directement à Cendres, et s’assit recroquevillée près du feu, tendant les mains vers les flammes.

« J’ai réussi à m’introduire jusqu’à la porte de sa chambre. Un de ses médecins est encore là-bas : un Germanique. Charles de Bourgogne agonise. Ça a commencé il y a deux heures, par de la fièvre et des suées. Il a perdu connaissance. Voilà des jours qu’il n’a ni uriné ni excrété. Son corps a commencé à empester. Il n’est pas conscient pour les prières[53]. »

Cendres se leva, les yeux baissés vers la chirurgienne de la compagnie. « Combien de temps, Florian ?

— Avant qu’il meure ? Ce n’est pas un homme qui a de la chance. » Les yeux de Floria reflétaient les flammes. Elle continua à contempler le foyer. « Ce soir, demain ; après-demain, au plus tard. Il va beaucoup souffrir.

— Ma fille, intervint Robert Anselm, si c’était un de tes hommes, tu serais déjà là-haut avec une miséricorde. »

Une atmosphère de malaise avait commencé à se répandre de haut en bas de la tour, depuis les cuisiniers et les pages aux marmites jusqu’aux soldats et à la sentinelle devant la porte de Cendres. Sachant qu’on allait entendre ce que la chirurgienne racontait, Cendres n’essaya même pas de l’empêcher de parler. S’il doit y avoir un problème de moral, je préfère qu’il s’exprime au grand jour, pour que je puisse le voir.

« Bon, nous voilà baisés, commenta Robert Anselm. Plus question d’une deuxième tentative contre Carthage. Ni de voir cette saloperie de siège s’effondrer ! »

Son pas était lourd, tandis qu’il traversait bruyamment la salle, toujours en armure complète. Par les meurtrières, résonnait le fracas d’un bombardement de nuit ; les machines-golems, qui n’exigeaient ni sommeil ni repos, projetaient des missiles, martelaient sans répit les remparts de Dijon. Cendres vit Robert frémir aux plus proches impacts.

« Que va-t-il se passer quand le duc mourra ? De quoi ces Machines sauvages seront-elles capables ?

— Nous n’allons pas tarder à le découvrir. » Antonio Angelotti passa la porte pour s’avancer dans la clarté du feu. « Madone, le père Paston te fait savoir qu’il se prépare à célébrer le service de complies. »

Cendres fit un geste d’agacement. « Je suivrai matines[54]. Angeli, on ne doit pas rester assis sans rien faire. Si c’est bien la fille de Gondebaud, dehors… Si les Machines sauvages affirment que la Faris est capable d’accomplir un miracle, comme le fit Gondebaud quand il changea l’Afrique en désert, est-ce que tu vas rester là, à attendre de voir si elles ont raison ? » L’artilleur vint s’accroupir à côté de Floria del Guiz – deux têtes dorées ensemble. Angelotti avait la mine d’un homme qui sait que, dès que le bombardement cessera, il devra être prêt à affronter l’assaut qui suivra. De temps en temps, il pliait expérimentalement son bras bandé, cousu de boyau. « Qu’y a-t-il à faire, sinon attendre, madone ? Effectuer une sortie et vérifier si tu arrives à la tuer au combat. »

Il y eut un petit silence. Angelotti inclina la tête de côté. Cendres le vit noter que les canons wisigoths avaient cessé le feu.

« Il m’avait promis une autre attaque contre Carthage. Je comptais là-dessus. » Cendres calcula en parlant. « Lui mort… il n’y a plus aucune chance. Alors, on n’aura pas le loisir d’éliminer le Golem de pierre. Il ne reste qu’une solution, Angeli a raison : nous éliminons la Faris. Et ensuite, peu importe ce que les Machines sauvages ont manigancé, la raison pour laquelle elles l’ont créée, et tout ça. Quand on est mort, on est mort. On n’accomplit plus aucun miracle, une fois qu’on est mort. »

Robert Anselm secoua la tête, en grimaçant un sourire. « Tu es cinglée. Elle se trouve en plein milieu d’une armée, putain, là-bas ! » Il s’arrêta. « Alors… quel est notre plan ? »

Cendres lui secoua l’épaule en passant près de lui, pour aller examiner les documents sur la table pliante : des plans et des calculs tracés avec une finesse de toile d’araignée à la clarté des chandelles. « Un plan ? Qui a dit qu’on avait un plan ? Ça serait une vachement bonne idée, si on avait un plan… »

Entre le rire grave d’Anselm et l’amusement plus mesuré d’Angelotti, Cendres entendit du remue-ménage dans l’escalier. Des voix caverneuses y résonnaient. Instantanément, instinctivement, elle se retrouva côte à côte avec Anselm et Angelotti et eut un regard pour s’assurer que Floria se trouvait en sécurité derrière eux. Ils faisaient tous les trois face à l’embouchure de l’escalier, les mains serrées sur la poignée de leurs épées.

Rickard entra en titubant, pour tomber à genoux sur le plancher. Il laissa choir ce qu’il tenait dans ses deux bras.

Un paquet enveloppé de couvertures chuta avec un bruit amorti de sonnailles.

« C’est quoi, ce bordel ? » commença à dire Cendres.

Toujours à genoux, le garçon aux cheveux noirs écarta un pan de la couverture.

Les chandelles mouvantes se reflétèrent sur une masse de métal bombé, cannelé et luisant. Cendres surprit une expression désorientée sur le visage de Floria, tandis que la chirurgienne restait les yeux écarquillés, alors que les deux hommes éclataient déjà de rire, Robert Anselm, médusé et réjoui, débitant un flot d’obscénités.

Cendres franchit l’espace de plancher qui la séparait de la couverture. Elle se pencha et souleva sa cuirasse par ses sangles d’épaule. La cuirasse creuse était sise sur l’accordéon des jupes et le faucre se déplia avec un cliquetis quand elle leva l’armure vide, les tassettes se balançant à leurs sangles de cuir.

« Putain, elle m’a renvoyé mon armure ! »

Deux jambes de métal complètes reposaient dans la couverture, en même temps qu’un désordre de protections d’épaules : des spallières, des épaulettes et un gorgerin. Une protection de bras était délacée, la forme en papillon de son coutre captant la lumière pour la morceler. Cendres déposa son armure, ramassa un gantelet et le plia, laissant les lames coulisser les unes sur les autres ; quelques points de rouille, et quelques égratignures étaient récentes.

Incrédule, Cendres commenta : « Merde ! Notre défense du rempart a sacrément dû l’impressionner si je vaux la peine qu’on m’offre des pots-de-vin… Est-ce qu’elle s’imagine toujours que nous allons trahir Dijon ? Ouvrir une porte ? »

Une moitié d’elle se demande avec intensité : Qu’est-ce que cela signifie ? l’autre moitié n’est capable que de caresser le métal, d’examiner la doublure à la recherche d’accrocs, de se remémorer chaque bataille qui lui a rapporté l’argent nécessaire pour exiger d’un armurier : Fabriquez-moi ça.

« Pourquoi maintenant ? Si elle a changé d’avis sur un assaut frontal… »

Qu’a-t-elle… entendu dire ?

En tournant la tête, Cendres fit face à l’orgueil immense, total, de Rickard. « Hm… très bien. Tu ferais mieux de me briquer tout ça, non ? Pour achever le travail.

— Bien, patronne ! »

Sous les plaques courbes, avec le long baudrier qui entourait proprement la poignée, une épée à une main au pommeau en forme de roue reposait dans son fourreau, la transpiration de Cendres marquant encore de sombre la poignée de cuir.

« Ah, la vache ! » Les doigts de Cendres continuaient à glisser sur le gantelet. Elle s’accroupit, touchant le froid du métal : l’épée, le plastron, la dossière, la salade avec sa visière ; vérifiant les sangles de cuir et les boucles, comme si seul le toucher, et non la vue, pouvait confirmer leur réalité. « Elle m’a renvoyé mon épée et mon harnois… »

Et ce n’est pas Carthage qui lui a dit de le faire – si Godfrey dit vrai, elle ne communique plus par le Golem de pierre !

Rickard se rassit sur ses talons et essuya son nez qui coulait.

« Elle envoie un message, avec. » Il attendit, se rengorgeant un peu, jusqu’à ce que l’attention de Cendres se braque entièrement sur lui.

« Un message de la Faris ?

— Ouais. Son héraut me l’a fait passer. Patronne, elle dit qu’elle veut vous voir. Elle dit qu’elle vous accordera une trêve si vous sortez sur le côté nord du camp à l’aube.

— Une trêve ! » Robert Anselm s’esclaffa grossièrement.

« Demain matin, patronne. » Rickard lui-même semblait sceptique. « Qu’elle dit.

— Alors, elle dit ça, par Dieu ? » Cendres redressa les épaules, un gantelet toujours à la main. Elle fixa pensivement les plates des phalanges. « Florian, le duc… tu as dit que ça pouvait se produire dès ce soir ? »

La chirurgienne, derrière elle, répondit : « Ça pourrait arriver n’importe quand. Je ne serais pas surprise d’entendre sonner le glas à l’instant, si les choses en arrivaient là.

— Donc, il n’y a pas de discussion. » Cendres se retourna vers son état-major. « Et n’allez pas vous figurer que nous sommes en démocratie. Rickard, envoie un page pour retrouver ce héraut. Roberto, prépare-moi une escorte pour l’aube – je veux des gens qui n’aient pas la gâchette facile. Tu tiens les commandes jusqu’à ce que je revienne dans la ville. »

Robert Anselm répondit : « Bien. »

Floria del Guiz ouvrit la bouche, la referma, scruta un instant l’expression de Cendres et aboya : « Si tu reviens.

— Je t’accompagnerai, madone. » Antonio Angelotti se leva avec souplesse. « Ludmilla a subi des brûlures, mais elle est capable de marcher, à présent : elle commandera les canons. Tu pourrais avoir besoin de moi. Je connais leurs savants-mages. Je remarquerai peut-être des choses qui t’échapperont.

— C’est vrai. » Cendres frotta le bas de sa paume contre son gantelet. « Rickard, enfilons cette armure, tu veux ? Juste pour nous exercer, avant demain matin… »

Robert Anselm objecta : « Tu seras arrêtée au rempart de la ville. Un capitaine de mercenaires, qui file voir l’ennemi dès qu’elle entend raconter que le duc est à l’agonie ? Ça ne va pas leur plaire.

— Alors, j’obtiendrai un sauf-conduit de la main d’Olivier de La Marche. Je suis l’héroïne de Carthage ! Il sait que le duc Charles me fait confiance. Et, chose plus déterminante, il sait que je n’abandonnerais pas mes biens mobiliers les plus précieux – c’est de vous tous, là, que je parle ! – si je n’avais pas l’intention de revenir. Vous pouvez mettre au point avec lui une sortie de récupération, si les Wisigoths s’avèrent fourbes.

— Si ? » Floria cracha par terre. « Fais entrer un peu de sens commun dans ta caboche de gourde, ma vieille ! Si tu te retrouves de l’autre côté de ces remparts, elle va te tuer !

— C’est donc pour ça que je suis en train de me chier aux braies », répliqua vertement Cendres, avant de noter les plis au coin des yeux de Floria tandis qu’elle souriait malgré elle.

Pendant que Cendres commençait à se dévêtir et que Rickard exhumait pour elle gambison et haut-de-chausses de l’un des coffres en chêne, elle déclara doucement : « Robert, Florian, Angeli. Souvenez-vous… les choses ont changé, maintenant que Charles se meurt. Ne perdez pas de vue l’objectif. Nous ne sommes pas là pour défendre Dijon, désormais. Nous ne sommes pas là pour combattre les Wisigoths. Nous sommes là pour survivre… et puisque nous ne pouvons pas nous enfuir d’ici, ce que ça signifie pour l’instant, c’est que nous sommes là pour arrêter la Faris. »

Robert Anselm lui jeta un regard perçant. « Bien compris.

— Il ne faut pas nous laisser entraîner dans les combats au point d’oublier cela. »

Floria del Guiz se pencha et souleva maladroitement l’armure dans les airs. Quand Rickard se précipita pour l’aider à la soutenir, et à faire jouer les charnières pour l’ouvrir et la faire revêtir à Cendres, Floria déclara : « Est-ce que tu vas la tuer, demain ?

— Il y a une trêve ! » protesta Rickard, scandalisé.

Cendres, avec un amusement féroce, répondit : « Peu importent les aspects moraux. Elle ne m’en laissera pas l’occasion, pas ce coup-ci. Peut-être, si je peux poser des jalons pour des négociations ultérieures, lors d’une seconde rencontre… » Elle croisa le regard du jeune garçon. « Elle, elle estime apparemment que notre conversation n’est pas terminée. J’aurai peut-être une meilleure chance quand elle aura baissé sa garde… oufff ! »

La bourrade familière referma avec un déclic la cuirasse autour de son corps. Rickard serra bien les sangles sur le côté droit.

« Et toi, n’oublie pas », dit Floria, qui se tenait tout près d’elle, en touchant la joue de Cendres, les yeux brillants, « ce que tu appelles l’arrêter… j’ai passé cinq ans à te voir tuer des gens. Celle-ci, c’est ta sœur.

— Je n’oublie rien, assura Cendres. Robert ? Fais revenir Digorie Paston et Rickard Faversham ici. Je veux mes chefs de lance, et leurs sergents, et le reste de l’état-major. Ici. Sur-le-champ. »

« Alors, comment ça se présente, patronne ? demanda Rochester.

— Merdique, merci ! »

Cendres jeta un coup d’œil rapide de l’autre côté de la table couverte de cartes vers Digorie Paston, sa plume d’oie mâchonnée, et l’encre de galle de chêne qui noircissait à la fois ses doigts et ses traits osseux.

« … Une seconde, Tom… mon père, relisez-moi ça. »

Digorie Paston leva en biais vers la chandelle sa page couverte de pattes de mouche, lisant avec quelque difficulté dans la lumière dorée. « Ainsi, quinze légions, engagées lors de la première phase… »

À la suite directe de ses paroles, bafouillant pour le reprendre en écho, phrase après phrase, Cendres répéta : « Quinze légions, engagées lors de la première phase…

— Oui. »

La voix était douce. Elle remua la tête, secouant ses cheveux taillés comme si une mouche l’agaçait.

« Avec dix qui restaient, maintenant déployées ainsi que je l’ai dit…

— … dix qui restaient maintenant déployées… »

La voix de Godfrey, dans sa tête, n’est pas lasse… elle a en fait cette capacité d’endurance dont a toujours fait preuve la machina rei militaris, pour parler alors que n’importe quelle âme humaine tomberait d’épuisement.

La voix de Cendres est rauque, elle, à force d’avoir gueulé sur les remparts de Dijon. Après une dictée si longue et si rapide, elle croasse. « … Rapport établi en ce jour de la Saint-Bénigne[55].

— Oui.

— Voilà, patronne. »

Elle prit le gobelet de bois avec du vin – aigrelet, certes – que lui tendait Rickard et le vida. « Merci.

— Les autres vont arriver, patronne. » Il se tourna pour servir Rochester.

Cendres étira les bras, sous des plates en acier asymétriques, goûtant la sensation de chacune des sangles qui tiraient sur le tissu et la chair au-dessous – une sensation dont la familiarité s’était perdue en l’espace de trois mois. Ses carapaces d’armure, serrées autour de son corps, sonnaient autour de ses cuisses. Le poids n’est rien, mais elle se surprend également à presque oublier de respirer, embrassée si étroitement par le métal.

La chaleur est la bienvenue.

« Godfrey : les Machines sauvages ?

— Rien. »

Merde. Oh, putain, peut-être que de leur point de vue, ce que je peux savoir n’a aucune importance ? Non, ce n’est pas possible !

Digorie Paston se redressa de ses travaux d’écriture et jeta vers elle un regard en biais, avec des yeux bordés de rouge cerise. Il se tint droit sur le tabouret articulé, prêt à faire la lecture, et ne dit pas un mot. Il s’humecta les lèvres.

« Très bien, ça suffira pour le moment. » Cendres plaça les paumes à plat sur la table pliante et appuya son poids sur ses bras.

Tandis qu’elle se remettait debout, avec une lassitude momentanée, le reste des chefs de lance et des sergents entrèrent en se bousculant par la porte en pierre menant au dernier étage de la tour. Les voix s’élevèrent par-dessus la clameur du vent qui faisait claquer les volets de bois, et les explosions sporadiques du bombardement venues des ténèbres extérieures.

« Et merde. Encore une nuit où je ne vais pas dormir plus de deux heures !

— Tu es jeune. » Robert Anselm lui grimaça un sourire, démoniaque dans la lumière fumeuse des chandelles. « Tu peux le faire, toi. Pense aux pauvres vieux comme nous. Pas vrai, Raimon ? »

L’ingénieur de siège aux cheveux blancs approuva la remarque, brièvement, en entrant aux côtés de l’apprenti de Dickon Stour – promu au poste de chef armurier – et derrière lui, Euen Huw et Geraint ab Morgan, en étroite conversation, et Ludmilla Rostovnaya, avec ses cheveux noirs et calcinés pas encore taillés, mais le corps et l’épaule lourdement bandés de chiffons de lin et de graisse, et se déplaçant dans la souffrance.

« Vous avez discuté avec votre vieille machine, patronne ? demanda Ludmilla d’une voix rauque. Je croyais que vous vouliez pas qu’elle sache que vous étiez ici ?

— Un peu tard pour s’inquiéter de ça, maintenant… » Cendres lui lança un sourire amer. « Les enturbannés ont déjà raconté à Carthage que j’étais ici. »

Une quarantaine d’hommes et de femmes entrèrent, assez nombreux pour donner l’impression que la lugubre salle supérieure, avec ses murs de pierre, était bondée. Ils apportaient une chaleur corporelle bienvenue. Cendres allait et venait derrière la table pliante où Digorie Paston et Rickard Faversham étaient assis parmi des empilements de papiers.

« Bon, alors, ce que nous avons ici, ce sont des… renseignements sur le déploiement des troupes wisigothes à travers la Chrétienté. Je dois dire que ça ne va pas vraiment nous faire sourire. Comme on s’en doutait, ils ont bien verrouillé la situation… à quelques intéressantes exceptions près », ajouta-t-elle sur un ton pensif, en se penchant entre les deux clercs pour étaler la carte de la Chrétienté couverte de pattes de mouche, tandis que les hommes d’armes se bousculaient tout autour d’elle.

« Par exemple, je vois bien comment nous sommes arrivés de Marseille par la route que nous avons prise… En débarquant, la Faris a placé trois légions directement à Marseille… mais pour finir, elles ont combattu pour monter jusqu’à Lyon, et ensuite à Auxonne. J’estime que la Legio XXIX Cartenna doit être la garnison que nous évitions sur la côte… Ils ont encaissé de lourdes pertes. La Faris a installé en Avignon et à Lyon les vestiges de la Legio VIII Tingis et de la X Sabratha, mais à part ça, il n’y a presque personne pour tenir le Languedoc.

— Alors, c’est pour ça que nous avons pu nous nourrir, en déduisit Henri Brant. Il n’y avait pas là-bas la moitié des expéditions ennemies de ravitaillement que je m’attendais à rencontrer.

— On a eu une veine de cocus.

— Ah ouais, patronne », commenta Pieter Tyrrell d’une voix alcoolisée, le bras passé sur les épaules de Jan-Jacob Clovet – ce devait être, estima Cendres, la première fois qu’il voyait son camarade arbalétrier depuis son retour de Carthage. Il leva la tête après avoir tenté de déchiffrer les plans. « Pour se retrouver ici. Ça, c’est du pot, alors !

— Tu n’as aucune gratitude, Tyrrell ! Si je nous avais conduits par ce chemin-là, comme le voulaient les capitaines vénitiens… », Cendres tapota la côte orientale de l’Italie, « … nous goûterions en ce moment l’hospitalité des deux légions fraîches qui sont postées là, et surveillent la côte dalmate ! »

Tyrrell sourit largement. Antonio Angelotti, qui posait des écuelles de bois et un couteau de table pour coincer les coins de sa carte de la Chrétienté, murmura : « Je compte quinze légions carthaginoises pour la première invasion, dix de plus en renfort sur des ports comme Pescara, madone… et cinq autres en réserve. Disons environ cent quatre-vingt mille hommes. »

Dans le silence qui suivit, Robert Anselm poussa un léger sifflement.

Thomas Rochester tapota la carte d’Angelotti et les croquis rapides que Digorie Paston et Rickard Faversham étalaient à côté. « C’est quoi ? Leur nouvel agencement ? Elles remontent à quand ces informations, patronne ?

— Le début du mois. C’est le dernier en date des rapsits[56] généraux transmis à Carthage par la Faris. Certaines de ses nouvelles à elle vont être dépassées, étant donné les problèmes que posent les déplacements dans le Noir… en particulier pour les légions dans le nord de la France et les principautés allemandes… Mais ce que nous avons… »

Cendres s’interrompit, reprit son souffle, avança d’un pas ou deux puis revint en place, dans la lumière du foyer qui grondait. Un page plus jeune, coiffé en brosse, s’y était accroupi sur les instructions de Rickard, au cas où des braises rouleraient sur le plancher. Ses yeux eurent des reflets d’argent quand passa devant lui Cendres, dont l’ajustement des grèves sur les muscles de son mollet n’était pas tout à fait comme il fallait – trop de marche, pas assez de cheval, au cours de ces dernières semaines – et l’adaptation des cuissardes aux muscles un peu pincée, pour les mêmes raisons, mais, l’un dans l’autre (et cela aussi, elle le lut dans les yeux de l’enfant), tout commençait à bouger avec elle comme si les plaques de métal faisaient partie de son corps. Partie d’elle-même.

« Alors, ce qu’on a, dit-elle en se retournant pour leur faire face, c’est ce qui est arrivé durant le déploiement initial de l’invasion – et ce qui s’est produit durant la phase deux : le réapprovisionnement et le redéploiement de troupes fraîches. Nous savons où nous en sommes, à présent. »

Simon Tydder, promu sergent, avec la naissance d’une barbe sur l’ossature anguleuse de son visage que quittaient les rondeurs de l’adolescence, pépia : « Où on est en ce moment, on le sait, patronne. Bien dans le caca… », puis il rougit de son changement de registre.

« Bougrement vrai ! » Cendres lui claqua l’omoplate au passage. « Mais à présent, on sait ça avec des détails ! »

Une forte odeur de cheval flottait dans la salle, chose inévitable avec des chevaliers. En dépit du manque de sommeil, la plupart des visages qui l’observaient tandis que les hommes se pressaient autour de la table pliante, ou se penchaient par-dessus les épaules des hommes devant eux, étaient agressifs, vifs, attentifs. Cendres cligna des paupières face aux relents de moisi sur de la pierre froide, d’urine et de fumée de bois, qui lui piquaient les yeux. Elle tira son poignard et le planta au centre de la carte.

« Là, dit-elle. C’était leur percée principale. Entrer par Marseille et par Gênes… où nous avons eu la bonne fortune de les rencontrer…

— Mon cul, la bonne fortune, ouais ! » grommela John Price.

Antonio Angelotti murmura : « Ce que tu fais avec ton cul ne regarde que toi… »

Cendres jeta un regard noir vers l’expression innocente qu’affecta son maître artilleur. « Très bien. Les forces principales, sous les ordres de la Faris, ont procédé à deux débarquements : celui dont j’ai parlé, à Marseille, et sept légions supplémentaires à Gênes. »

Ludmilla, se déplaçant avec raideur, se pencha devant son sergent, Katherine Hammell, et étudia le croquis de Paston. « Alors, Agnès avait raison, patronne ? Trente mille hommes ?

— Ouaip. » Cendres déplaça son doigt sur la carte. « La Faris a envoyé trois de ces légions raser Milan, Florence et l’Italie, pendant qu’elle amenait ses quatre légions par-dessus le Saint-Gothard pour entrer en Suisse. Pour autant que je puisse l’établir, elle a rétamé les Suisses quelque part près du lac de Lucerne, sur plusieurs jours, et a fait ensuite mouvement vers Bâle. À ce point-là, avec la reddition des principautés germaniques, elle est partie vers l’ouest, a fait jonction avec les autres légions qui marchaient vers le nord depuis Lyon, et s’est dirigée vers la frontière méridionale de la Bourgogne.

— Bordel, patronne, me racontez pas qu’on a affronté sept légions à Auxonne ?

— Oh, mais si… mais apparemment, les éclaireurs étaient assez bougrement pointus sur les chiffres. Les enturbannés ont encaissé de lourdes pertes pour atteindre Auxonne. Le temps que nous nous retrouvions face à face, nous leur étions effectivement supérieurs en nombre.

— On aurait dû leur éclater la gueule, gronda Katherine Hammell.

— Ouais. Ben, on l’a pas fait…

— Putains de Bourguignons, des lavettes, ajouta John Price.

— Putains de golems de guerre, oui ! Mais on a tenu la ville, quand même ! » intervint un des derniers chefs de lance flamands : Henri Van Veen, à l’haleine chargée de vin. À ses côtés, ses sergents hochèrent la tête avec enthousiasme.

« Vous auriez dû nous voir, patronne ! » bredouilla Adriaen Campin. Le massif sergent flamand regarda à l’entour, frappa la table de son poing serré. « Vous auriez dû être ici ! Ça a foutrement chauffé, mais ils nous ont pas encore fait bouger !

— On est pas tous comme cet enfoiré de Van Mander », ajouta le chef de lance à côté de lui, Willem Verhaecht, un autre Flamand resté avec le Lion azur. Son visage pâle, à la clarté du feu et des chandelles, était mal rasé et couvert de cicatrices, noir par endroits avec de petites croûtes de sang séché.

« Nous sommes le Lion, pas lui, répondit Cendres avec brusquerie. Bon, d’accord, pour ce que je peux déduire des rapports de pertes de la Faris, les légions montées de Marseille ont subi quarante pour cent de pertes contre les seigneurs français méridionaux, et les légions qu’elle a fait venir de Gênes ont perdu cinquante pour cent de leurs hommes contre les Suisses. La plus grosse part de leurs légions est agglomérée, à présent. Il en va de même pour le Languedoc. Les légions postées en France ont subi des pertes, mais pas la plupart de celles d’Allemagne.

— Cinquante pour cent ? » Thomas Rochester battit des paupières.

« Je dirais que, le temps qu’elle atteigne Auxonne, il ne restait pas à la Faris guère plus de deux légions et demie, au total. Quinze cents hommes. Ils ont encore subi vingt-cinq pour cent de pertes, là-bas… certaines d’entre elles de nos mains. » Cendres secoua la tête. « Elle se fiche de la quantité d’hommes qu’elle perd… Cette légion et demie au-dehors, actuellement, c’est la Legio XIV Attica en superforme, et les reliquats de la XX Solunto et de la XXI Selinunte avec les tout derniers éléments de la VI Leptis Parva. Pratiquement sept mille hommes. Price, tu diras à tes gars qu’ils ont mis en plein dans le mille. »

La plupart des hommes d’armes grimacèrent un sourire. John Price se contenta de grommeler son agrément.

« À part ça… Il y a le déploiement français, et la Legio XVII Lixus en poste en Sicile, afin de tenir la base navale, et garder tout l’ouest de la Méditerranée carthaginoise. Celles-là, elle ne les bougera pas. Telle était la situation vers la mi-août. Elle a fait venir la seconde vague peu de temps après que le roi Louis et l’empereur Frédéric se sont rendus. Une légion supplémentaire au milieu de l’Italie, pour que l’abbé Muthari puisse se caler le cul sur le Siège vacant… la XVI Elissa.

— Ceux-là ? C’est des dingues sévères, patronne, intervint Giovanni Petro. Je les ai déjà rencontrés, à Alexandrie. »

Cendres acquiesça de la tête. « Deux légions de plus dans le nord de l’Italie, autour de Venise et de Pescara, pour surveiller les Ottomans et la flotte turque. Deux autres pour renforcer Bâle et Innsbruck : avec ça, les Cantons sont cadenassés, je suppose. Et deux encore pour maintenir l’ordre dans le Saint Empire romain… Une est stationnée à Aix-la-Chapelle, avec Daniel de Quesada, mais l’autre a reçu l’ordre de marcher sur Vienne : elle devrait y être arrivée, maintenant. Et ensuite trois autres légions ont été envoyées en renfort à la Faris.

— Oh, putain. Trois ? » demanda Robert Anselm.

Cendres fouilla dans les papiers, se résigna finalement à laisser Rickard lire pour elle une des listes, sotto voce. « … La V Alalia, la IX Himera et la XXIII Rusucurru. Elle leur a donné l’ordre de contourner Dijon, de se tailler un passage vers le Nord par la Lorraine, et de prendre les Flandres. Elles se trouvent dans la région d’Anvers et de Gand. Il faut espérer que Marguerite de Bourgogne est en train de leur flanquer une branlée magistrale. »

Antonio Angelotti baisa sa médaille de sainte Barbe. « Dieu nous accorde cette grâce. Je me demande de combien de canons ils disposent.

— Rickard a une liste des pièces d’artillerie par ici, quelque part… » Cendres se redressa au-dessus de la carte. « Leurs pertes totales au cours de la première vague d’invasion se montent à presque sept légions. Sur trente, au total. Ça correspond à moins de vingt-cinq pour cent, ce qui est… », elle imita la diction égale de la machina rei militaris, « … tolérable. Le problème de la Faris, c’est qu’elle fait tuer ses hommes en tentant de briser rapidement Dijon.

— Regarde ça. » Angelotti, parcourant les papiers aussi vite que le père Faversham ou le père Paston, posa le doigt à l’aveuglette sur la carte et le déplaça jusqu’à Carthage. « Gélimer a encore deux légions à Carthage, mais, bien qu’il contrôle la Sicile et l’ouest de la Méditerranée, il n’envisagera pas de les déplacer, à cause de la flotte ottomane encore intacte. »

Cendres s’écarta tandis que Robert Anselm se penchait sur la table, grattait sans gêne les rougeurs de ses piqûres de puce, puis suivait avec son doigt épais et incrusté de crasse la côte d’Afrique du Nord.

« L’Égypte. La voilà, la pointe dans le cul de Gélimer, bougonna-t-il. Regardez ça ! Il a trois légions entières en Égypte – des fraîches – et il ne peut pas les déplacer. Pas s’il ne veut pas voir les Ottomans traverser le Sinaï en moins de temps qu’il n’en faut pour dire Bonne Mère ! Mais il en a foutrement besoin en Europe, parce que si ces informations sont exactes, il est beaucoup trop déployé… Il ne peut même pas renforcer le sud de la France.

— Ne t’emballe pas, fit remarquer Angelotti. Pour l’instant, la Faris estime qu’elle peut maintenir trois légions au combat dans les Flandres. Elle a toujours la ressource de déplacer ces hommes vers le sud, jusqu’à nous. Qu’elle lance ces trois légions contre la ville, et Dijon ne va pas tarder à tomber.

— Possible, mais il faudrait qu’elle cesse d’utiliser les ports français et saxons pour les alimenter. Qu’elle essaie d’acheminer le ravitaillement par barges, sur les fleuves.

— Ça dépend si le Rhin ou le Danube sont gelés.

— Encore une raison pour ne pas lâcher l’Égypte. Avec l’Ibérie qui passe sous les Ténèbres, il faut bien qu’ils trouvent du blé quelque part… »

Cendres, la mine sombre, interrompit tout le monde en déclarant : « On n’a pas entendu le roi Louis dire quoi que ce soit… ni ses nobles, ce qui est bien plus étonnant. Et même les Électeurs observent la reddition de l’Empereur dans les principautés germaniques. Je crois que c’est ce qui est arrivé à Venise, Florence et Milan… et aux Suisses. Ils n’osent pas bouger… et ils ignorent que les Wisigoths sont déployés au maximum de leurs possibilités, et plus encore. »

Anselm, Angelotti et Rochester échangèrent un coup d’œil.

Geraint ab Morgan rejeta le morceau de parchemin qu’il tentait de déchiffrer, avec un regard agacé vers Rickard Faversham. « Trop de clercs dans cette histoire, bordel !… sans vouloir vous offenser, mon père. Patronne, comment savez-vous que votre voix de démon vous a dit la vérité sur tout ça ? Comment savons-nous qu’ils n’ont pas gardé quelques légions de plus dans leur manche ? »

D’autres visages se tournèrent vers elle, à ces mots – les anciens sergents de Geraint, devenus ceux de Ludmilla : Savaric et Folquet, Bieiris, Guilelma et Aliénor, John Price et John Burren. Henry Wrattan interrompit une conversation menée à voix basse avec Giovanni Petro.

« Ce n’est pas une voix de démon, répondit Cendres, c’est le père Godfrey, désormais. »

Elle ressent un moment de doute : faut-il tout expliquer, examiner les rumeurs qui se sont propagées dans la compagnie au cours des dernières quarante-huit heures, retourner par la pensée à l’effondrement cataclysmique de Carthage ? Deux ou trois hommes se signent ; la plupart des autres portent à leurs lèvres Croix des Ronces ou médailles pieuses.

« Ouais, bon… » Jan-Jacob Clovet sourit, exposant des chicots jaunes et noirs. « Le père Godfrey a toujours dirigé un service de renseignements de première bourre. Je suppose que c’est pas parce qu’il est mort que les choses ont changé. »

Des rires étouffés circulèrent dans la salle. Henri Van Veen était en train de murmurer quelque chose à Tyrrell, qui lui flanqua une bourrade dans le bras et déclara, hilare : « Enfoiré ! » John Price et Jean le Breton empaumèrent une outre de vin bouchée et y burent avec une aisance d’experts.

Thomas Rochester brandit une poignée de papiers portant des dessins. « On va filer ces informations aux Bourguignons, patronne ?

— Je vais faire exécuter par Digorie une copie pour le sieur de La Marche. Nous n’avons encore jamais brisé une condotta… »

Elle attend, son regard courant sur les visages crasseux et burinés, afin de voir s’il y en aura un pour répliquer : Y a toujours une première fois.

« On a tenu le rempart nord, putain ! bougonna Campin. Je perds trop d’hommes au feu grégeois, patronne. Remarquez, c’est pareil pour ces lavettes de Bourguignons…

— Je sais, vous estimez qu’on peut pas se tirer d’ici avec vous, patronne, mais comment on se débrouillerait, si on était encore en route pour l’Angleterre, hein ? » Euen Huw se pencha au-dessus de la table, son expression dissimulée tandis qu’il étudiait le tracé de la carte. « Ils ne vont pas faire traverser la Manche à ces légions du nord tant que la duchesse Marguerite continue à se battre. Supposons qu’on n’aille ni au nord ni à l’est, disons qu’on reparte vers l’ouest, et ensuite sur les terres de Louis ? À Calais, par exemple ?

— Sous les Ténèbres ? Alors qu’on a besoin de manger ? » Cendres posa le doigt sur la carte. « Même si on tentait le coup… Au départ, en juillet, la Faris a fait débarquer trois légions, ici, à Saint-Nazaire ; elles ont remonté la vallée de la Loire. La II Œa et la XVIII Rusicade occupent Paris. On n’atteindra jamais Calais si elles veulent nous arrêter… Quant au sud-ouest, la Legio IV Girba est positionnée ici, à Bayonne – soit pour être envoyée par mer le long de la côte ouest des territoires du roi de France, ou pour repartir en Ibérie si les troubles s’aggravent, là-bas. Ils ne s’attendaient pas à ce que les Ténèbres couvrent la moitié de l’Ibérie, ça fout le bordel dans leur logistique. En voilà une qu’elle pourrait rapatrier à l’est.

— Elle l’a fait ?

— Bon Dieu, Euen, comment veux-tu que je le sache, moi, bordel ! Elle fait des rapports à Carthage chaque jour, putain ! » Cendres reprit sa respiration. « Godfrey m’a récapitulé la somme de ses rapsits des trois dernières semaines. Je ne pense pas qu’elle ait rappelé la IV Girba ici. »

Elle se tut, déplaçant son corps à l’intérieur de son harnois milanais encore un peu inconfortable, rééduquant ses muscles et son équilibre sans y prêter vraiment attention, surtout consciente qu’il ne restait plus que quelques heures avant l’aube.

« Il y a peu de chances, finit-elle par dire. Pas avec ces énormes problèmes de logistique. Mais… si elle a été assez idiote pour envoyer un ordre… et qu’elle ne l’a pas rapporté à Carthage…, on n’en saura rien.

— Donc, si on part à l’ouest, on rencontrera des légions. » Ouvertement, à présent, Geraint ab Morgan se fraya une place aux côtés d’Euen Huw et demanda : « Et si on redescendait au sud, patronne ? Vers Marseille ? Je sais qu’on en a chié, mais on pourrait se trouver un bateau, sortir de la Méditerranée, remonter la côte ouest d’Ibérie…

— Bon Dieu, pas question, Geraint… si tu crois que je vais passer cinq cents milles à te regarder dégueuler par-dessus un bastingage… ! »

Une rafale de rires. Simon Tydder, se forçant de l’épaule une place près de Rickard, émit un éclat de rire qui dérapa en couinement, ce qui relança les esclaffements et les ricanements.

« Si on n’envisage pas de faire une sortie pour gagner l’Angleterre, patronne, elle sert à quoi, cette trêve ? »

Cendres lui lança un regard assez vieux jeu. « Vaincre l’ennemi serait déjà un début !

— Mais, patronne…

— Ils ne nous balancent pas des rochers dessus pour s’amuser, Tydder ! Nous avons signé avec la Bourgogne : tous les gars dehors sont l’ennemi. Écoutez, toutes ces légions, on n’en a rien à foutre. Sauf que la Faris est bougrement en sécurité, assise au milieu d’elles.

— Ah, putain, on aurait bien besoin de renforts ! soupira Adriaen Campin.

— C’est peut-être nous qui devrions aller demander l’aide des Ottomans. » Florian, qui examinait en silence les brûlures de Ludmilla, les pansements d’Angelotti, et les diverses blessures légères des autres chevaliers et sergents, abattit une main crasseuse sur la table. « À quoi ça ressemble, dans l’est ? »

Cendres consulta la carte annotée. « C’est limite, si le père Godfrey dit vrai. Elle tente de tenir les provinces germaniques avec deux légions.

— Alors, peut-être… ?

— Et si on avait des œufs, on pourrait faire une omelette au lard… à condition d’avoir du lard. »

Geraint ab Morgan ricana. « J’aurais jamais cru dire ça, mais plus le temps passe et plus l’Angleterre me plaît… »

Katherine Hammell, que sa blessure à Carthage faisait encore se déplacer avec raideur, jeta un coup d’œil vers Ludmilla Rostovnaya. « Et tes potes, Lud ? On pourrait essayer les Russies. Ça se présente comment, pour nous, à Saint-Pétersbourg ? Y a de bonnes guerres, là-bas ? »

La commandante des archers fit une grimace. « Tout le temps. On s’y caille bougrement trop pour mes goûts. Pourquoi crois-tu que je suis venue ici ?

— Ça caille partout, maintenant.

— Ouais. Sale conne d’enturbannée. Pourquoi fallait-il qu’elle amène son temps de merde avec elle ? »

Cendres laissa la discussion digresser, apparemment pour étudier la carte, mais scrutant en fait celle des visages, en clair-obscur dans les lueurs du feu.

« Pour le moment, nous sommes ici, déclara-t-elle enfin d’un ton catégorique. Nous tiendrons les Bourguignons informés de ces renseignements. D’abord, parce que notre contrat nous oblige a le faire. »

Les Machines sauvages ne peuvent pas imaginer que je garderai le silence, si ?

« Et ensuite… qui saura que nous l’avons dit ? » Cendres lança un bref sourire à ses hommes. « Au mieux, ça donnera encore naissance à une série de rumeurs contradictoires, n’est-ce pas ?

— Oh, bien sûr, patronne. » Euen Huw prit une mine innocente. « Vous pouvez compter sur nous. »

Morgan bougonna : « On a la réputation de rompre nos contrats, après Bâle. Ça a de l’importance, désormais ?

— Oui. »

Morgan détourna le regard de Cendres. Chose plus capitale, celle-ci laissa le coup d’œil neutre qu’elle jeta prendre en compte le visage des hommes proches de Morgan – Campin, Raimon, Savaric – pour voir s’il avait du soutien.

« Ben merde, ils nous prennent déjà pour des violeurs de parole, ronchonna Morgan.

— Je ne vais pas te contredire là-dessus. Mais c’est pas le cas. Nous sommes des professionnels.

— Que les Bourguignons aillent se faire voir ! renchérit le Gallois. Qu’est-ce qu’on en a à foutre ?

— Il n’a pas tort, madone », intervint Angelotti. Elle le considéra avec surprise. Il poursuivit : « Que les Bourguignons aillent se faire foutre. Pourquoi la responsabilité de tuer la Faris devrait-elle nous incomber ? »

Pas un frémissement dans l’expression de Cendres, ni dans celle d’Angelotti, soit pour remercier l’artilleur d’avoir placé la question en position de recevoir une réponse, soit pour laisser paraître que ce moment était, bien entendu, attendu.

« Nous avons besoin de dépouiller tous ces renseignements », déclara Cendres tandis qu’un page lui apportait un tabouret pliant, et qu’elle prenait sa place derrière la table. « Nous allons passer tout ça en revue, en détail, maintenant. Je veux savoir si quelqu’un a combattu l’une de ces légions auparavant ; ce que vous savez d’elles ; comment sont leurs commandants, n’importe quoi ? Je veux savoir si quelqu’un a la moindre suggestion, la moindre idée. Mais d’abord, je vais répondre à ta question. »

Geraint ab Morgan se pressa en avant contre le bord de la table. « Allez-y », demanda-t-il.

Cendres leva calmement les yeux vers lui.

« Que les Bourguignons aillent se faire voir, d’accord ! Mais autant être derrière ces remparts, à tenter de trouver un moyen de tuer ma sœur. Parce que tu nous suggères d’aller où, Geraint ? Quand les Machines sauvages tueront le monde, ça ne nous aidera pas de nous trouver en Angleterre, à six cents kilomètres de Dijon – ça ne nous aidera pas le moins du monde. »