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Claire Ponsonby resta sous la véranda bien après le départ du capitaine Carmine Delmonico.
Ses yeux errant sur les arbres entourant la demeure, elle se remémora la façon dont Morton passait le temps à creuser son tunnel, persuadé qu’un jour il serait utile. Charles adorait son frère, encore plus qu’il n’adorait sa mère. Il lui avait appris à lire et à écrire, lui avait donné une véritable éducation, partageant ses livres, tentant même de prendre part aux travaux. Mais il avait si peur du tunnel qu’il ne pouvait y rester très longtemps, tandis que Morton n’était jamais aussi plein de vie que quand il y creusait, étayait, extrayait la terre et les pierres que Charles dispersait ensuite autour des arbres. C’est ainsi que tout avait commencé. Charles voyait dans la salle Catone un rêve de chirurgien, Morton une sorte d’épanouissement orgasmique du tunnel caché sous la lourdeur silencieuse de la terre. Ver aveugle, taupe aveugle dans l’obscurité, avec dans la tête une sorte de bouton magique qui lui permettait de faire fonctionner ses yeux.
Allumés, éteints, allumés, éteints...
Voyons... C’était sous ce chêne là-bas que nous avions enterré l’italien venu de Chicago qui nous avait installé le sol de mosaïque. L’érable se nourrissait de l’opulente carcasse du plombier embauché à San Francisco. Le charpentier de Duluth pourrissait sous ce qui devait être le dernier orme en bonne santé du Connecticut. Claire avait oublié où étaient enterrés les autres, mais quelle importance ? Quelle bonne servante que la cupidité ! Travail discret, règlement comptant, tout le monde était content. Charles payait en liquide et elle reprenait les billets après un bon coup de marteau. Quel bonheur quand tous deux exploraient les orifices, les canaux, les tubes, les cavités...
Non qu’il ait fallu récupérer l’argent à tout prix. Ce qu’ils avaient dépensé pour construire la salle Catone, pendant les interminables années où ils avaient attendu la mort de leur mère, n’était rien en comparaison de ce que celle-ci avait ramené de la gare, dans deux élégantes valises, en ce soir de janvier 1930. Leur père n’était pas assez bête pour tout perdre dans le krach de Wall Street ! Il avait converti tous ses investissements en liquide bien avant et installé un coffre –dont la porte se révéla très utile plus tard – dans sa cave à vin, y déposant l’argent en attendant que son détective retrouve Mme Catone.
Après avoir tué son mari, sa maîtresse et leur fille, Ida avait laissé les valises de billets dans le coffre de son véhicule. Ses enfants les avaient récupérées pendant que la batte et les vêtements brûlaient dans la cheminée, puis cachées dans ce qui n’était encore qu’un tout petit tunnel. Ensuite, chaque jour, ils répétèrent sans cesse à leur mère que toute l’histoire Catone n’était que le fruit de son imagination, que « Emma »
était le titre d’un roman de Jane Austen. Quand elle avait besoin d’argent, ils lui en donnaient, sans jamais lui révéler où étaient les valises. En 1933, quand Roosevelt, ce traître, suspendit la convertibilité en or, ils emmenèrent leur mère et les deux valises à la Sunnington Bank de Cleveland, où ils n’eurent aucun mal à échanger les vieux billets contre des neufs, puisque la banque appartenait à la famille. À cette époque, beaucoup de gens préféraient conserver leurs avoirs en argent liquide. Ida Ponsonby n’était plus que la marionnette impuissante de deux garçons à peine entrés dans l’adolescence.
Charles avait tout organisé, avec une extraordinaire lucidité : question logistique et conception, c’était un génie. Il était irremplaçable.
J’espère que le capitaine Delmonico a cru à mes petites histoires. Heureusement que sa femme était là pour lui donner des informations ! J’attendais avec impatience de la faire tomber de ses hauteurs olympiennes. Mais qui sait ? Peut-être que ça arrivera un jour. Jamais je ne me serais intéressé à elle si je n’avais conçu une telle fascination pour Carmine le Curieux. Cela dit, en dépit de toute son ingéniosité, il n’a pas le don de prescience ni posé les questions qui auraient pu lui permettre d’ouvrir la serrure.
Des questions du genre : pourquoi avaient-elles seize ans ? La réponse est simple, arithmétique.
Mme Catone avait vingt-six ans, Emma six, cela faisait trente-deux, mais nous ne voulions qu’une Catone. Trente-deux divisé par deux, ça donne seize !
Ou des questions du genre : qu’est-ce qui pouvait bien retenir l’attention d’une jeune fille sensible ? Eh bien, une aveugle sanglotant parce que sa chienne s’était cassé une patte. Biddy joue très bien la comédie. Des questions du genre : pourquoi avons-nous attendu si longtemps avant de commencer ? La réponse se perd dans Pécheveau d’Œdipe, d’Oreste. On peut tuer des Catone à la pelle, mais on ne peut pas tuer sa mère. Des questions du genre : qui aidait Charles à enlever les jeunes filles, puisque Claire en était incapable ? La réponse est que tout est dans les apparences.
Maman n’a jamais eu de fille, rien que trois garçons. Mais elle en voulait une, et ce qu’elle voulait, elle l’avait toujours. Le dernier a donc été habillé en fille dès le jour de sa naissance. Les gens croient ce que leurs yeux leur montrent.
Vous compris, capitaine Delmonico. Nous autres Ponsonby ressemblons tous à maman, nous n’avons rien de la virilité de papa, qui savait en faire profiter Mme Catone ! Je le sais très bien, Charles et moi les regardions par un trou dans le mur.
Cher Charles, toujours à la recherche de moyens de satisfaire mes exigences ! Tout aurait été très difficile quand Claire est devenue aveugle, s’il n’avait eu l’idée de me faire mettre les vêtements de notre « sœur » et de m’envoyer à Cleveland.
Dès que j’y suis arrivé, il a étouffé Claire avec un oreiller, et c’est ainsi que Morton la Taupe est devenu Claire l’Aveugle. Allumés, éteints. Allumés, éteints...
Il est temps à présent que Morton la Taupe se trouve un nouveau terrain où creuser ses tunnels. L’obscurité, enfin !