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Mardi 11 janvier 1966

 

— Carmine a l’air bien abattu, chuchota Marciano à Patrick.

— Desdemona et lui ne se parlent plus.

Silvestri prit la parole :

— Combien d’entre eux ont-ils refusé de nous laisser fouiller chez eux sans mandat de perquisition ?

— Dans l’ensemble, ils ont été très coopératifs, dit Carmine. Je peux voir tout ce que je demande à examiner, du moment qu’ils sont présents. Je n’ai pas demandé à Charles Ponsonby la permission de fouiller sa forêt, ça me paraissait inutile. Si Corey et Abe trouvent des traces de pas dans toute cette neige, ou des preuves qu’on les a effacées, alors je retournerai le voir. Mais je parierais que le terrain est intact.

— Claire Ponsonby t’est sympathique, observa Silvestri.

— Oui. C’est une femme étonnante, qui n’éprouve pas de rancœur. Pour continuer à répondre à votre question, Satsuma, Chandra et Schiller, les trois étrangers, ont refusé. J’ai tendance à penser que dix secondes après mon départ, Satsuma a envoyé son homme à tout faire, Eido, dans sa garçonnière de Cape Cod. Chandra est un arrogant, mais il faut s’y attendre de la part du fils aîné d’un maharadjah. D’ailleurs, même si nous obtenions un mandat, il se plaindrait à son ambassade, et l’Inde est un pays un peu chatouilleux. Schiller est un cas plus pathétique. Je ne le soupçonne de rien, sinon d’accrocher aux murs des photos de jeunes gens nus, mais je n’ai pas insisté en raison de sa tentative de suicide. Et puisqu’il est question de jeunes gens nus, j’ai trouvé un cliché très intéressant dans la chambre de Tamara Vilich. Et de qui ? Du docteur Keith Kyneton, notre ambitieux neurochirurgien, qui ferait honte à M. Univers. On dit toujours que les amateurs de bodybuilding veulent compenser parce qu’ils ont une petite bite, mais croyez-moi, ce gars est monté comme une star du porno !

— Est-ce que ça permet d’éliminer les Kyneton, ou Tamara Vilich ? demanda Marciano.

— Pas entièrement, Danny, mais ils n’ont jamais été des suspects importants. Tamara peint par ailleurs des tableaux très malsains, et c’est une dominatrice.

— Ainsi donc, Keith aime à jouer au bébé qu’on fesse.

— On dirait bien. Toutefois, Tamara ne peut pas trop le fouetter, sinon sa femme s’en rendrait compte. Mais j’ai de la peine pour sa mère.

— Tu l’aimes bien, dit Silvestri.

— Oui. Tu sais bien que c’est rare que je n’aime personne, dans une enquête.

— Et qu’est-ce que tu comptes faire ? demanda Marciano.

— Faire pression sur Tamara, répondit Carmine avec conviction.

 

Le lieutenant la surprit dans son bureau.

— J’ai trouvé la photo du docteur Kyneton sous celle de votre chère maman, dit-il simplement.

Il admira son cran, car elle le regarda sans manifester la moindre crainte.

— La baise n’est pas le meurtre, lieutenant. Ce n’est même pas un délit entre adultes consentants.

— La baise ne m’intéresse pas, mademoiselle Vilich. Je veux surtout savoir où vous vous rencontrez pour ça.

— Chez moi, dans mon appartement.

— Alors que la moitié du quartier travaille à la fac de médecine ? Quelqu’un qui connaît Kyneton, ou sa voiture, le reconnaîtrait tôt ou tard. Vous n’avez pas de petit nid d’amour ?

— Non. Je suis célibataire, je vis seule, Keith prend bien soin qu’il n’y ait personne aux environs quand il arrive, et c’est toujours quand il fait noir. C’est pourquoi j’adore l’hiver.

— Vous savez que de nombreuses personnes observent la rue cachées derrière leurs rideaux ? Votre liaison avec le docteur Kyneton lui donne un double lien avec le Hug : sa femme et sa maîtresse y travaillent. Elle est au courant ?

— Non, mais je suppose que vous allez raconter partout ce qui se passe entre Keith et moi.

— Ce n’est pas mon intention, mademoiselle Vilich, mais il faut que je parle au docteur Kyneton, pour m’assurer qu’il n’y a pas un petit nid d’amour caché quelque part. J’ai l’impression qu’il y a dans vos relations une certaine violence, ce qui d’ordinaire implique l’existence d’un endroit discret.

— Où l’on n’entendra pas les cris. Nous n’allons jamais jusque-là, lieutenant. Nous jouons à des petits jeux : l’enseignante et l’élève désobéissant, la femme flic et ses menottes... Enfin, vous voyez.

Le visage de Tamara se crispa et elle frémit.

— Il va m’envoyer promener si notre liaison éclate au grand jour ! Qu’est-ce que je ferai, alors ?

Voici qui montre bien qu’on peut se tromper, songea Carmine en sortant. Il pensait qu’elle n’aimait personne d’autre qu’elle-même, mais elle était folle amoureuse de ce crétin de Kyneton. Ce qui pouvait expliquer qu’elle peigne ce genre de tableaux, inspirée par cet amour très particulier. Car elle devait se rendre compte que Keith ne venait que pour le sexe, et que c’était Hilda qu’il aimait – à condition bien entendu qu’il fût capable d’aimer.

Tamara le rattrapa devant l’ascenseur.

— Lieutenant, si vous vous dépêchez, vous trouverez le docteur Kyneton entre deux opérations, au neuvième étage de l’hôpital. Le plus pratique pour y aller, c’est le tunnel.

Pendant la guerre, Carmine avait dû s’aventurer dans les labyrinthes souterrains creusés par les Japonais dans les îles du Pacifique, et les tunnels l’effrayaient. Il avait dû se forcer pour descendre dans les entrailles du métro londonien. Il traversa donc à grands pas celui du Hug, tourna à droite et déboucha dans le sous-sol de l’hôpital, non loin de la blanchisserie.

Toutes les salles d’opération étaient au neuvième étage. Le docteur Kyneton l’attendait devant l’ascenseur, en tenue verte, un masque de coton pendu autour du cou.

— Je tiens à ce que tout cela reste privé, chuchota-t-il. Entrez ici, vite !

Carmine se retrouva dans une pièce servant de réserve en fournitures médicales diverses.

— Tamara vous a tout dit, hein ? lança Kyneton. Je ne voulais pas qu’elle prenne cette fichue photo.

— Vous auriez pu la déchirer.

— Lieutenant, vous ne comprenez pas. Elle y tenait vraiment. Elle est si... fantastique !

— J’en suis persuadé. La petite infirmière et son nécessaire à lavement ! Qui a commencé, elle ou vous ?

— Pour être franc, je ne m’en souviens pas. C’était lors d’une fête du personnel de l’hôpital, Hilda n’avait pas pu venir, Tamara et moi étions tous les deux ivres.

— Cela remonte à longtemps ?

— Deux ans, à Noël.

— Où vous rencontrez-vous ?

— Chez Tamara. Je fais très attention quand j’arrive et quand je m’en vais.

— C’est le seul endroit ? Pas de petit nid d’amour à la campagne ?

— Non, uniquement chez Tamara.

Kyneton saisit brusquement les avant-bras de Carmine. Il tremblait et des larmes apparurent dans ses yeux.

— Lieutenant, je vous en supplie, ne dites rien à personne, s’écria-t-il. Mon achat de clientèle à New York est presque fait, mais si on apprend ça, l’affaire va capoter.

Carmine se dégagea brutalement, songeant à Ruth et à Hilda, aux sacrifices qu’elles avaient consentis pour cet imbécile.

— Ne me touchez pas, abruti ! Je me fous éperdument de votre mine d’or new-yorkaise. Il se trouve toutefois que j’ai de la sympathie pour votre mère et votre épouse. Vous ne les méritez pas, c’est sûr ! Non, je ne dirai rien, mais vous n’êtes quand même pas assez idiot pour croire que Tamara gardera le silence ? Car vous vous apprêtiez à la plaquer, n’est-ce pas ? Prenez garde, elle se vengera comme le font les femmes humiliées. Tout le monde saura : vos collègues, votre épouse, votre mère, les New-Yorkais...

Kyneton frémit et s’appuya contre le mur.

— Je suis un homme fini, balbutia-t-il.

— Bon Dieu, épargnez-moi les pleurnicheries. Non, vous n’êtes pas fini, du moins, pas encore. Trouvez un confrère pour se charger de votre opération, dites à votre femme de rentrer à la maison, et rejoignez-la là-bas. Puis confessez-vous devant elle et votre mère. Mettez-vous à genoux, implorez leur pardon, jurez de ne jamais recommencer. Ne leur cachez rien ! Vous êtes beau parleur, vous y arriverez. Mais prenez garde : à partir de maintenant, il vous faudra veiller à les traiter correctement, c’est compris ? Pour le moment, je ne vous accuse de rien, mais je garderai l’œil sur vous, le temps qu’il faudra.

Cet enfoiré avait-il écouté ? Apparemment oui, mais seulement ce qui pourrait le sauver.

— Ça ne règle pas le problème de New York.

— Oh que si ! Si votre mère et votre femme vous soutiennent, à vous trois vous pourrez faire passer Tamara pour une femme frustrée racontant des mensonges.

Le visage de Kyneton s’éclaira.

— Oui, oui, je vois ce que vous voulez dire. C’est ça qu’il faut faire.

Et il disparut, sans un mot de remerciement.

— Qu’est-ce que vous fichez là ? demanda une voix féminine menaçante.

Carmine agita son insigne sous le nez de l’infirmière.

 

Carmine trouvait le monde merveilleux lorsqu’il était couvert de neige fraîchement tombée. À peine rentré chez lui, il déplaça un fauteuil pour s’asseoir face à la vitre qui donnait sur le port, puis éteignit les lampes de la pièce. Le jaune criard des lumières de l’autoroute faisait d’ordinaire mal aux yeux mais, estompé par la neige, il devenait plus doux, prenant une teinte dorée. Le rivage commençait à être pris par les glaces, et les quais apparaissaient comme une vaste étendue noire semée d’étincelles. Désormais, il n’y aurait plus de ferries avant le mois de mai.

Qu’allait-il faire, s’agissant de Desdemona ? Elle avait repoussé toutes ses avances, glissant sous sa porte, sans les avoir ouverts, tous ses mots d’excuses. Il ne savait toujours pas pourquoi elle s’était sentie aussi mortellement offensée. Son orgueil avait été froissé, mais il ne voyait pas de quelle façon. Était-ce sa remarque lui suggérant de s’acheter une robe de temps à autre ? Est-ce qu’elle avait eu l’impression d’être grotesque, humiliée, ou... ou...

— Laissons tomber, dit-il à voix haute, avant de poser le menton sur sa main et de s’efforcer, une fois de plus, de réfléchir au Fantôme, le nom que depuis peu il donnait au monstre du Connecticut.