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Jeudi 23 décembre 1965

 

— Bon sang ! s’exclama Desdemona en plissant le nez. Ce fichu conduit d’évacuation fait encore des siennes.

L’odeur dans l’appartement devenait insupportable. Elle se demanda un instant s’il ne lui faudrait pas passer voir son propriétaire en descendant, puis y renonça. Il n’était guère heureux de la présence des policiers dans son immeuble, et laissait entendre qu’il vaudrait peut-être mieux qu’elle déménage. Pour le moment, elle endurerait donc les caprices du conduit.

Lorsqu’elle ouvrit la porte, une puanteur d’excréments vint la frapper aux narines, mais elle n’y prit même pas garde. Elle ne vit que le visage noirci et congestionné de Charlie, qui d’ordinaire montait la garde les mercredis soir. Il était allongé, bras et jambes écartés, comme s’il avait voulu lutter, et son visage... gonflé, les yeux exorbités, la langue pendante... Une partie de Desdemona voulut hurler, mais elle avait passé la moitié de sa vie à prouver au monde entier qu’elle était l’égale des hommes. S’accrochant au chambranle, elle se contraignit à rester immobile, assez longtemps pour être certaine de ne pas s’effondrer. Pauvre Charlie ! Il lui avait raconté un jour que ce genre de boulot était horriblement fastidieux, avant de lui demander un livre. Il avait lu tout ce qu’il avait pu trouver dans la bibliothèque des services du comté, c’est-à-dire pas grand-chose. Peut-être aurait-elle un Chandler ou un Spillane ? Mais elle n’avait eu à lui offrir qu’un Agatha Christie, qui n’avait guère emballé le policier.

Lâchant l’encadrement de la porte, Desdemona voulut faire demi-tour pour rentrer chez elle et décrocher le téléphone. C’est alors qu’elle aperçut le grand morceau de papier fixé sur la fenêtre de l’étage :

 

TU N’ES QU’UNE MOUCHARDE,

SALE PETITE BAVARDE !

TON DELMONICO

N’EST PAS OTHELLO,

ET UN JOUR JE T’AURAI !

D’ICI LÀ, RESTE AU FRAIS !

 

— Carmine, dit-elle d’une voix très calme quand il répondit, j’ai besoin de vous. Charlie est mort, on l’a tué. Juste devant ma porte. Venez, je vous en prie !

— Elle est encore ouverte ? demanda-t-il d’un ton aussi froid que le sien.

— Oui.

— Alors, fermez-la à clé, Desdemona, immédiatement.

 

Aucun des policiers de service n’avait jamais vu Carmine Delmonico courir aussi vite. On aurait dit qu’il volait. Abe, Corey et Patrick le suivaient de peu.

 

— Étranglé avec une corde à piano, dit Patrick. Pauvre gars ! Il s’est débattu, mais c’était pur réflexe. Il avait la corde autour du cou avant d’avoir compris ce qui lui arrivait.

— Comment a procédé le tueur ? demanda Carmine.

— C’est imparable. Une boucle à l’extrémité de la corde, une poignée de bois à l’autre bout. On fait passer la poignée dans la boucle, on recule d’un pas et on tire. Charlie n’a même pas eu le temps de réagir.

— Et il a ensuite fixé son message avec le plus grand calme. Regarde, Pat ! Bien vertical, bien au milieu de la vitre. Comment y est-il arrivé ?

— C’est dingue ! s’exclama Patrick en levant les yeux.

— Paul pourra peut-être nous dire ça quand il l’aura examiné. Bon, il faut que je frappe à la porte de Desdemona.

Il y tambourina et lança d’une voix forte :

— Desdemona, c’est Carmine ! Laissez-moi entrer !

Son visage était blême, ses mains tremblaient, mais elle parvenait à garder son calme. La prendre dans ses bras et tenter de la réconforter ? Ce serait pour une autre fois.

— C’est une fausse piste, dit-elle.

— Oui, il fait monter les enjeux. Qu’est-ce que vous avez à boire ?

— Nous autres Anglais ne sommes pas très portés sur le cognac. Je n’ai que du thé. Préparé comme il faut, avec des feuilles. Il y a une boutique à Holloman qui vend du Darjeeling. J’en ai fait en entendant les sirènes.

Elle le servit dans des tasses de porcelaine posées sur des soucoupes. La théière était recouverte de ce qui ressemblait à une poupée de laine, le bec et la poignée émergeant comme des bras sous une crinoline colorée. Du lait, du sucre, et même des cookies étaient disposés dans une assiette. Peut-être cette scrupuleuse attention aux rituels domestiques était-elle un moyen pour elle de tenir bon.

— Le lait d’abord, dit Desdemona.

Il ne lui dit pas qu’il avait l’habitude du thé à l’américaine, c’est-à-dire sans lait, avec une rondelle de citron. Il but poliment le liquide brûlant et attendit.

— Vous avez vu le message ? demanda-t-elle.

— Oui. Vous ne pouvez plus rester ici, évidemment.

— Mon propriétaire n’était déjà pas très heureux de voir la police monter la garde... Cette fois, il va hurler ! Mais où puis-je aller ?

— Nous avons dans mon immeuble un appartement pour les gens dans votre situation.

— Jamais je ne pourrai payer le loyer.

— Desdemona, ce n’est pas vous qui le réglerez.

Pourquoi fallait-il toujours qu’elle se montre si pingre ?

— Je vois. Bon, il vaudrait mieux que je fasse mes bagages. Je n’ai pas grand-chose, de toute façon.

— D’abord, reprenez un peu de thé, et répondez à mes questions. Avez-vous entendu quelque chose d’inhabituel pendant la nuit ? Vous avez vu Charlie ?

— Non, je n’ai rien entendu, je dors comme une souche. Charlie est venu me dire bonsoir en arrivant. Il était en quête d’un livre, comme d’habitude.

— Vous lui en avez prêté un ?

Inutile de lui dire que Charlie n’était pas censé s’adonner à la lecture.

— Oui, un Ngaio Marsh. J’ai pensé que ça lui plairait davantage qu’un Agatha Christie.

— Aucun signe permettant de penser que le tueur est entré chez vous ?

— Aucun, et croyez bien que j’ai cherché.

— Mais il aurait pu. Il l’a déjà fait. Bon sang...

— Ne vous accusez pas !

Carmine se leva.

— Desdemona, dites-moi : il y a des choses qui vous font hurler, dans la vie ?

— Oh oui ! Les cafards et les araignées !

 

— Comme d’habitude, rien, dit Patrick, à part la particularité de l’arme. Pas d’empreintes digitales ou de fibres de tissu, pas le moindre débris. Je suppose qu’il a mesuré la fenêtre avant de poser le message, il est équidistant des bords au millimètre près. Il l’y a fixé avec quatre boules de pâte à modeler.

— Est-ce qu’il y a moyen de savoir de quelle taille sont ses mains d’après la manière dont il a mis ces boules en place ? demanda Marciano.

— Non, désolé.

Carmine poussa un soupir.

— Patrick, pourquoi dis-tu que l’arme du crime est inhabituelle ? On a déjà vu ce genre de truc.

— Oui, mais cette poignée-là n’est pas de bois. Elle est taillée dans un fémur humain. Le tueur ne l’a pas sculptée lui-même, l’os est très ancien, il va falloir le dater. Le fil est une corde à piano.

— Elle a entaillé la peau ? demanda Silvestri.

— Non, il a serré juste assez fort pour bloquer les voies respiratoires et les carotides.

— Il s’en était déjà servi.

— Oh oui. Manifestement, il a de la pratique.

— Mais il l’a laissée sur place, fit remarquer Abe. Est-ce que ça veut dire qu’il ne se servira plus de ce genre de truc ?

— Espérons-le.

— Crois-tu toujours que Desdemona Dupré est une fausse piste ? demanda Corey, encore plus secoué que les autres.

— Qu’est-ce que tu en penses, Carmine ? intervint Silvestri.

— Qu’il l’a choisie pour plusieurs raisons, la première étant qu’elle vit seule, donc qu’il est plus facile de s’en prendre à elle. La seconde est qu’elle ne correspond aucunement à son type de victimes. Plus important encore, il sait qu’elle me renseigne sur ce qui se passe au Hug.

— Et le message ?

— Bidon. La référence à Othello signifie sans doute qu’il veut montrer qu’il a de l’éducation. Dans la pièce de Shakespeare, Othello finit par étrangler Desdémone. Je suppose que c’est la raison pour laquelle il s’est servi d’une corde à piano.

— Il veut t’égarer ? demanda Patrick.

— J’en doute. Il voulait surtout nous montrer que rien de ce que nous pouvons faire ne la protégera.

— Un tueur de flics ! lança Corey d’un ton farouche.

— Un tueur d’enfants, dit Marciano. Carmine, il faut vraiment que nous l’arrêtions.

— On y arrivera, Danny. Je ne le lâcherai pas, crois-moi.

 

Pour accéder à l’appartement de Desdemona, au neuvième étage de l’immeuble de Carmine, il fallait la contacter par interphone, puis taper un code de dix chiffres, qui changeait chaque jour et que même elle n’avait pas le droit de noter.

Elle ne s’en plaignit pas quand, ce soir-là, il arriva les bras chargés de sacs en papier brun, qu’il déposa sur le plan de travail de la cuisine.

— Du Darjeeling... du café colombien... du pain de seigle... du beurre... du jambon en tranches... des bagels aux raisins secs... des cookies au chocolat... de la mayonnaise... des cornichons... Ai-je oublié quelque chose ?

— Je suis prisonnière ? Plus question d’aller travailler ou de faire de la marche les week-ends ?

— Plus de marche à pied, ça c’est sûr. Ce soir, nous irons dîner chez Malvolio. Vous ne sortirez qu’accompagnée de deux flics, et cette fois ils ne liront pas de livres !

— Je vais détester ça, dit-elle en prenant son manteau.

— Alors, espérons que ça ne durera pas.