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Le mardi 21 juin à la tombée de la nuit, un avion des lignes aériennes nationales me déposa à Puerto Montt. J’avais dans le corps la fatigue de plus de trente heures de vol. Hambourg-Londres-New York-Bogota-Quito-Lima-Santiago.
Pendant le vol, j’avais longuement réfléchi à ce voyage de retour au Chili que j’avais toujours ajourné par peur de retrouver un pays qui ne serait pas fidèle à celui que j’avais dans ma mémoire. Au doux pays noble et bon du premier amour, au territoire inoubliable de l’enfance.
Je fais partie, parmi bien d’autres, de ceux qui ont connu la prison et qui ont fui l’horreur pour rassembler des forces dans le no man’s land de l’exil ; mais le monde nous a reçus en nous assenant la gifle d’une réalité inconnue.
La barbarie militaire locale n’était pas différente des autres barbaries en uniforme, et nous avons peu à peu découvert que nos petits rêves étaient égoïstes. Nous nous étions convaincus que nous étions capables de chasser les ennemis de la justice en les forçant à lutter sur un terrain que nous pensions maîtriser mais, au fond, et par commodité, nous les laissions continuer à fixer les règles du jeu.
Après une longue, difficile et douloureuse période, l’exil transformé en une sorte de séjour d’études nous a permis de comprendre que la lutte contre les ennemis de l’humanité se livre sur toute la planète, qu’elle ne demande ni héros ni messies, et qu’elle fait partie de la défense du plus fondamental des droits : le Droit à la Vie.
Santiago du Chili. J’étais heureux à Hambourg, mais je pensais toujours aux retrouvailles avec Santiago. Je me souvenais de cette ville comme d’une fiancée, et j’avais peur de la retrouver transformée en petite vieille sénile, rendue oublieuse par le passage des ans.
Je n’eus pas le temps de vérifier dans quel état elle se trouvait, car le billet réservé par Jorge Nilssen me laissait une demi-heure avant de poursuivre vers le sud. J’aperçus tout juste sa Cordillère fatiguée, ces « symboles de l’hiver » que chante Silvio Rodríguez, et le voile de smog qui la couvre comme une veuve.
J’arrivai à Puerto Montt avec l’hiver. À la descente de l’avion, je sentis le salut glacé du Pacifique. La température n’était que de quelques misérables degrés au-dessus de zéro, et la bise me mordait le visage. Je sentais mon corps au bord d’être transformé tout entier en bloc de glace. Je repoussai la tentation de m’enquérir de Sarita et montai dans le taxi Land Rover qui me conduisit à San Rafael.
Une douzaine de lanches mouillaient dans l’anse, de sorte que je n’eus pas à chercher trop longtemps pour trouver l’Oiseau fou. Un homme fumait sur le pont, il sauta à terre en me voyant et je sus immédiatement que c’était Jorge Nilssen.
Une épaisse chevelure grise empêchait de calculer son âge, et je le vis franchir les quelques mètres qui nous séparaient avec cette démarche de pélican caractéristique des marins qui ont beaucoup de milles derrière eux, navigateurs comme on peut encore en voir dans certains ports d’Europe et qui fournissent les équipages de bateaux sous pavillons pauvres, Panama ou Liberia. Ils ne descendent pas souvent à terre et semblent garder dans leurs corps le balancement des navires. Il reste peu de spécimens de cette marine romanesque. Les équipages modernes sont composés d’officiers experts en informatique et de jeunes marins pour qui la mer n’est qu’une situation transitoire. La paye n’est pas des meilleures et la modernisation des ports a mis fin aux espérances de voir un peu le monde. Les hommes ont tourné le dos à l’envoûtement des océans.
Quand nous fûmes l’un en face de l’autre, il se planta, jambes écartées, et me tendit la main.
— Capitaine Jorge Nilssen. Vous avez fait bon voyage ?
— On peut parler de ça plus tard. Vous avez des nouvelles de Sarita ?
— Rassurez-vous. Ça n’est pas aussi grave que je le pensais. Elle a une jambe et deux côtes cassées, mais elle s’en remettra. Pour le moment, elle reprend des forces en lieu sûr. Elle est au courant de votre voyage et vous pourrez bientôt la voir, mais pas tout de suite. On va attendre que les eaux se calment un peu. Suivez-moi. Je vous ai réservé une chambre dans une pension amie.
Nous marchâmes en silence. Un de ces silences qui sont la meilleure forme de communication. Et en arrivant à la pension, nous savions que nous pouvions avoir confiance l’un en l’autre.
J’étais épuisé, mais je ne voulais pas renoncer à un dîner de fruits de mer, les meilleurs du monde. La chicha de pomme fraîche et le vin pipeño, âpre et rude comme il l’est dans ces parages, me réconcilièrent avec mon corps. Après le dîner, l’odeur du bois brûlant dans la salamandre invitait à la conversation.
— Longtemps à l’étranger ? demanda Nilssen.
— Depuis 75. Est-ce que je dois vous appeler capitaine ? Je vous pose la question parce que c’est comme ça que vous vous êtes présenté.
— C’est la force de l’habitude. Les îliens me disent capitaine et soyez sûr que ça ne me déplaît pas. Mais s’ils me disaient « mon capitaine », ça serait une autre affaire. Vous pouvez m’appeler comme ça vous chante.
— Qu’est-ce qui est arrivé au Nishin Maru ?
— Patience. Vous allez tout savoir. Vous allez tout voir. Il y a des choses qui ne peuvent pas être racontées. Le langage ne suffit pas pour parler de la mer.
— Alors dites-moi au moins qui vous êtes.
— Un bâtard de la mer.
— Ça ne me suffit pas, capitaine. Mon voyage est une preuve de confiance absolue en vous, je suis entre vos mains, et les gens de Greenpeace tout comme moi nous aimons connaître nos interlocuteurs.
— Ce que vous me demandez est un peu difficile. Je suis un individu peu causant et je n’ai jamais pensé à préparer ma biographie. Vous ne savez pas que les vieux comme moi sont bourrés d’oublis ?
— Et moi je suis bourré de curiosité, capitaine. Je n’ai pas fait vingt mille kilomètres pour dîner avec un inconnu.
— D’accord. Puisque vous insistez. Je vous préviens, ça sera la première fois que je parle de moi. Rapprochez-vous du feu. Vous prendrez bien un marc vraiment noble, un marc des tanneurs ? On le fait fermenter avec du cuir de vache dans le tonneau. Je vais chercher deux verres.