Chapitre 7
Je reçus la première lettre de ma mère dix jours après mon retour. Comme dans chacune de ses correspondances, elle me demandait de mes nouvelles, espérant une réponse rapide. Il s’écoulait souvent plusieurs semaines avant que je trouve la force, en rentrant chez moi, de lui faire ce plaisir. Le peu d’empressement que montrent les enfants envers leurs parents en grandissant confine à l’égoïsme pur. Je m’en sentais d’autant plus coupable que je gardais tous ses messages dans une boîte posée sur une étagère de ma bibliothèque, telle une présence bienveillante.
Sophie et moi ne nous étions presque pas revus depuis notre escapade, nous n’avions pas même passé une nuit ensemble. Durant ce court séjour dans la maison de mon enfance, une ligne s’était tracée entre nous, que ni elle ni moi ne réussissions à franchir. Lorsque je pris le stylo pour écrire à ma mère, mes derniers mots étaient pour lui dire que Sophie l’embrassait. Le jour suivant ce mensonge, j’allai la chercher dans son service et lui avouai qu’elle me manquait. Le lendemain, elle accepta que je l’emmène au cinéma, mais à la fin de la séance, elle préféra rentrer chez elle.
Depuis un mois, Sophie se laissait séduire par un interne en pédiatrie, décidant pour nous deux de mettre fin au règne de nos incertitudes. Peut-être plus encore des miennes. Savoir qu’un autre homme risquait de s’emparer de ce que je ne me décidais pas à posséder me rendit furieux. Je fis tout pour la reconquérir et, deux semaines plus tard, nos corps se retrouvaient dans mes draps. J’avais chassé l’intrus, la vie reprenait son cours, et le sourire me revint.
Au début du mois de septembre, en rentrant d’une longue garde, je découvris une drôle de surprise sur mon palier.
Luc était assis sur une petite valise, l’air hagard et la mine réjouie.
— Tu m’as fait attendre, mon salaud ! dit-il en se levant. J’espère que tu as quelque chose à manger, parce que je crève de faim.
— Qu’est-ce que tu fais là ? lui demandai-je en lui ouvrant la porte de mon studio.
— Mon père m’a viré !
Luc a ôté son veston et s’est laissé tomber dans l’unique fauteuil de la pièce. Pendant que je lui ouvrais une boîte de thon et dressais un couvert sur la malle qui faisait office de table basse, Luc se raconta avec frénésie.
— Je ne sais pas ce qui lui est arrivé, à mon vieux. Tu sais, la nuit qui a suivi ton départ, après le pointage, je me suis étonné de ne pas le voir revenir au fournil. J’ai pensé qu’il ne s’était pas réveillé, j’étais même un peu inquiet pour tout te dire. J’ai ouvert la porte qui donne sur la ruelle et je l’ai trouvé assis sur sa chaise, il pleurait. Je lui ai demandé ce qui n’allait pas, il n’a pas voulu me répondre. Il a juste murmuré que c’était un coup de fatigue et m’a fait promettre d’oublier que je l’avais vu comme ça et de ne rien dire à ma mère. J’ai promis. Mais depuis ce soir-là, il n’était plus le même. D’habitude, il est plutôt dur avec moi au travail, je sais que c’est sa façon à lui de m’apprendre le métier, je ne peux pas lui en vouloir. Je crois que mon grand-père n’était pas bien facile avec lui. Mais là, chaque jour je le voyais de plus en plus gentil, presque aimable. Lorsque je ratais la mise en forme des pains, au lieu de me houspiller, il venait près de moi et me montrait à nouveau comment faire, me disant chaque fois que ce n’était pas grave, que lui aussi commettait des erreurs. Je te jure que je n’en revenais pas. Un soir, il m’a même pris dans ses bras. J’ai cru qu’il perdait la tête. Je ne devais pas être loin du compte parce que avant-hier il m’a licencié comme un simple apprenti. À 6 heures du matin, il m’a regardé droit dans les yeux et il m’a dit que si j’étais aussi malhabile, c’est que la boulangerie ne devait pas être faite pour moi, qu’au lieu de perdre mon temps et de lui faire perdre le sien, je ferais mieux d’aller tenter ma chance en ville. Je n’avais qu’à choisir ma voie puisque c’était comme ça de nos jours qu’on devenait heureux. Il était en colère en me disant ça. À l’heure du déjeuner, il a annoncé à ma mère que je partais et il a fermé la boulangerie pour le reste de la journée. Le soir, à table, personne n’a rien dit, maman pleurait. Enfin, côté salle à manger elle était en larmes, mais chaque fois que j’allais dans la cuisine, elle me rejoignait pour me prendre dans ses bras en me chuchotant qu’elle n’avait pas été aussi heureuse depuis longtemps. Ma mère se réjouissant que mon père me foute à la porte... Je te jure, mes parents ont perdu la boule ! J’ai regardé trois fois le calendrier pour vérifier que nous n’étions pas le 1er avril.
« Au matin, mon père est venu me chercher dans ma chambre, il m’a dit de m’habiller. On a pris sa voiture et on a roulé huit heures, huit heures sans échanger le moindre mot. Sauf à midi quand il m’a demandé si j’avais faim. Nous sommes arrivés en début de soirée, il m’a déposé devant cet immeuble et m’a dit que tu habitais là. Comment il l’a su ? Même moi je l’ignorais ! Il est descendu de la voiture, a sorti mon sac du coffre et l’a posé à mes pieds. Puis il m’a tendu une enveloppe en me disant que ce n’était pas grand-chose mais que c’était le mieux qu’il pouvait faire et qu’avec ça je pourrais tenir quelque temps. Et puis il est remonté derrière son volant et il est parti.
— Sans rien te dire d’autre ? demandai-je.
— Si. Juste avant de démarrer, il m’a annoncé : « Si tu devais t’apercevoir que tu es aussi piètre médecin que boulanger, alors reviens et cette fois je t’apprendrai le métier pour de bon. » Tu y comprends quelque chose ?
J’ai débouché mon unique bouteille de vin, un cadeau de Sophie que nous n’avions pas bu le soir où elle me l’avait offert. Je nous ai servi deux grands verres et, en trinquant, j’ai déclaré à Luc que non, je n’y comprenais rien.
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J’ai aidé mon ami à remplir tous les formulaires nécessaires à son inscription en première année de médecine, je l’ai accompagné au bureau des admissions où il a sacrifié une grande partie du pécule que lui avait remis son père.
La reprise des cours aurait lieu en octobre. Nous allions refaire des études ensemble. Nous ne serions plus assis côte à côte dans la même classe, mais nous pourrions nous voir de temps à autre dans le petit jardin de l’hôpital. Même sans marronnier ni panier de basket, nous en referions vite notre nouvelle cour de récréation.
La première fois que nous nous y sommes retrouvés, c’est moi qui ai remercié son ombre.
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Luc s’installa chez moi. Notre cohabitation était des plus faciles, nous vivions en horaires décalés. Il profitait de mon lit pendant que je faisais mes gardes de nuit et partait en cours lorsque je rentrais. Les rares fois où nous devions partager le studio, il étendait une couette sous la fenêtre, roulait une couverture en boule en guise d’oreiller et dormait comme un loir.
En novembre, il me confia qu’il s’était entiché d’une étudiante avec laquelle il révisait souvent. Annabelle avait cinq ans de moins que lui, mais il jurait qu’elle faisait plus femme que son âge.
Début décembre, Luc me demanda de lui rendre un immense service. Je frappai ce soir-là à la porte de Sophie qui m’accueillit dans son lit. La relation que Luc entretenait avec Annabelle finit par me rapprocher de Sophie. Je dormais de plus en plus souvent chez elle, et Annabelle de plus en plus souvent chez moi. Les dimanches soir, Luc nous conviait dans mon studio et se mettait aux fourneaux, nous faisant profiter de ses talents de pâtissier. Je ne compte plus les quiches et tourtes que nous avons dégustées. À la fin du dîner, Sophie et moi laissions Luc et Annabelle « réviser leurs cours » en toute intimité.
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Je n’avais pas revu ma mère depuis l’été, elle avait annulé sa visite automnale. Elle se sentait fatiguée et avait préféré s’épargner le voyage. Dans sa lettre, elle m’écrivait que, tout comme elle, la maison vieillissait. Elle avait commencé à la repeindre, et les odeurs de solvants avaient fini par l’incommoder. Au téléphone, elle m’avait assuré qu’il n’y avait aucune raison de s’inquiéter. Quelques semaines de repos et tout irait bien à nouveau. Elle m’avait fait jurer de venir la voir à Noël, et Noël approchait.
J’avais acheté son cadeau, pris mon billet de train et négocié de ne pas être de garde le 24 décembre. Un chauffeur d’autobus et une plaque de verglas ruinèrent mes projets. Une embardée incontrôlable, au dire des témoins, le bus avait heurté un parapet avant de se coucher sur le flanc. Quarante-huit victimes à l’intérieur, seize sur le trottoir. Je préparais mon sac quand mon biper s’était mis à vibrer sur la table de nuit. J’appelai l’hôpital, tous les externes étaient mobilisés.
Le hall des Urgences était plongé dans un véritable chaos, les infirmières étaient débordées, les box d’examen tous occupés et le personnel courait en tout sens. Les blessés les plus graves attendaient leur tour pour entrer au bloc opératoire, les moins atteints patientaient sur des civières dans le couloir. Luc, en qualité de brancardier, faisait la navette entre les ambulances qui ne cessaient d’arriver et la salle de triage. C’était la première fois que nous travaillions ensemble. Il était pâle et, dès qu’il passait devant moi, je le surveillais attentivement.
Lorsque les pompiers lui confièrent un homme dont le tibia et le péroné sortaient à angle droit du mollet, je le vis se retourner vers moi, le visage verdâtre, et glisser lentement contre les portes du sas avant de s’effondrer de tout son long sur le carrelage à damier. Je me précipitai pour le relever et l’installai sur un fauteuil de la salle d’attente, le temps qu’il recouvre ses esprits.
La tourmente dura une bonne partie de la nuit. Au petit matin, les Urgences ressemblaient à un hôpital militaire quelques heures après la bataille. Le sol était maculé de sang et jonché de compresses. Le calme revenu, l’équipe d’urgentistes s’affairait à remettre un peu d’ordre.
Luc n’avait pas quitté le fauteuil où je l’avais laissé. Je vins m’asseoir à côté de lui. Il se tenait la tête entre les genoux. Je le forçai à se redresser et à me regarder.
— C’est fini, lui dis-je. Tu viens de vivre ton baptême du feu et, contrairement à ce que tu penses, tu t’en es plutôt bien tiré.
Luc soupira, il fit un tour d’horizon et se précipita au-dehors pour se vider l’estomac. Je le suivis afin d’aller le soutenir.
— Qu’est-ce que tu disais sur la façon dont je m’en suis tiré ? demanda-t-il en s’adossant au mur.
— C’était une sacrée nuit de Noël, je t’assure que tu as été très bien.
— Je me suis comporté comme une merde, tu veux dire, j’ai tourné de l’oeil et je viens de vomir ; pour un étudiant en médecine, j’imagine que c’est du plus bel effet.
— Si cela peut te rassurer, je me suis évanoui le premier jour où je suis entré en salle de dissection.
— Merci de m’avoir prévenu, mon premier cours de dissection a lieu lundi prochain.
— Tout se passera bien, tu verras.
Luc me lança un regard incendiaire.
— Non, rien ne se passe bien. Je pétrissais de la pâte, pas de la chair fraîche, je découpais des pains, pas des chemises et des pantalons ensanglantés et, surtout, je n’ai jamais entendu une brioche hurler à la mort, même quand je lui plantais un couteau dans le bonnet. Je me demande si je suis vraiment fait pour ça, mon vieux.
— Luc, la plupart des étudiants en médecine connaissent ce genre de doute. Tu t’habitueras avec le temps. Tu n’imagines pas combien c’est gratifiant de soigner quelqu’un.
— Je soignais les gens avec des pains au chocolat, et je peux te garantir que ça marchait à tous les coups, répondit Luc en ôtant sa blouse.
Je le retrouvai chez moi un peu plus tard dans la matinée. Il vidait son sac et, toujours en colère, rangeait ses affaires dans les tiroirs de la commode qui lui étaient réservés.
— C’est la première fois que ma petite soeur passe un Noël sans moi. Qu’est-ce que je vais dire au téléphone pour lui expliquer mon absence ?
— La vérité, mon vieux, raconte ta nuit, telle qu’elle s’est déroulée.
— À ma petite soeur de onze ans ? Tu as une autre idée de ce genre à me proposer ?
— Tu as consacré ta soirée de Noël à secourir des gens en détresse, que veux-tu que ta famille te reproche ? Et puis tu aurais pu être dans ce bus, alors arrête de te plaindre.
— J’aurais aussi pu être chez moi ! J’étouffe ici, j’étouffe dans cette ville, dans l’amphithéâtre, dans ces manuels qu’il faut avaler à longueur de nuit et de journée.
— Si tu me disais ce qui ne va pas ? demandai-je à Luc.
— Annabelle, voilà ce qui ne va pas. Je rêvais de vivre une histoire avec une femme, tu ne peux pas savoir à quel point. Chaque fois que mon père me rappelait à l’ordre parce que j’avais la tête ailleurs, j’étais en train de m’imaginer avec une fille. Et maintenant que cela m’arrive, je n’ai plus qu’une envie, redevenir célibataire. Je t’en ai même voulu de ne pas t’investir plus dans ta relation avec Sophie. La première fois que je l’ai vue, chez ta mère, je me suis dit que c’était vraiment donner de la confiture aux cochons.
— Merci.
— Je suis désolé, mais je voyais bien que tu la regardais à peine, une fille comme ça, c’est tellement inouï.
— Tu es en train de me dire à demi-mot que tu as le béguin pour Sophie ?
— Ne sois pas idiot, si c’était le cas, je n’emploierais pas des demi-mots, je te dis juste que je ne comprends plus rien à rien. Je m’ennuie avec Annabelle, elle n’est pas franchement drôle. Elle se prend au sérieux et me regarde de haut parce que j’ai grandi en province.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Elle est partie passer les fêtes en famille, je lui ai proposé de la rejoindre mais j’ai bien senti que l’idée de me présenter à ses parents la gênait. Nous ne sommes pas du même monde.
— Tu ne crois pas que tu dramatises un peu ? Elle a peut-être eu peur du côté engageant de la chose ? Présenter quelqu’un à sa famille, ce n’est pas sans conséquence, enfin, cela signifie quelque chose, c’est une étape dans une relation.
— Tu as pensé à tout ça, quand tu as emmené Sophie chez ta mère ?
J’ai regardé Luc en silence. Non, je n’avais pensé à rien de tout cela quand j’avais proposé spontanément à Sophie de venir avec moi, et je réfléchissais seulement maintenant à ce qu’elle avait dû en conclure. Mon égoïsme et ma bêtise justifiaient sa distance à mon égard depuis le début de l’automne. Et je ne lui avais rien proposé pour Noël. Notre amitié amoureuse se fanait, et j’étais le seul à ne pas m’en rendre compte. Je laissai Luc à sa morosité et me précipitai sur le téléphone pour appeler Sophie. Aucune réponse. Peut-être avait-elle vu apparaître mon numéro sur le cadran et refusait-elle de décrocher ?
J’ai joint ma mère pour m’excuser de lui avoir fait faux-bond. Elle m’a dit de ne pas m’inquiéter, qu’elle comprenait très bien. Elle m’assura que nos échanges de cadeaux pouvaient attendre, elle tâcherait d’avancer son voyage de printemps et viendrait me voir dans le courant du mois de février.
*
* *
Le soir du jour de l’An, j’étais officiellement de garde, j’avais troqué cette nuit contre ma liberté à Noël et j’avais perdu au change. Luc sauta dans un train pour rejoindre les siens. Je n’avais toujours aucune nouvelle de Sophie. Je m’installai sur un fauteuil dans le sas des Urgences en attendant que les premiers fêtards arrivent dans mon service. Cette nuit-là, je fis une rencontre des plus insolites.
La vieille dame avait été amenée aux Urgences par les pompiers à 23 heures. Elle était arrivée sur une civière et sa mine réjouie m’avait surpris.
— Qu’est-ce qui vous met de si bonne humeur ? lui demandai-je en prenant sa tension.
— C’est trop compliqué, vous ne pourriez pas comprendre, rétorqua-t-elle en ricanant.
— Donnez-moi une petite chance !
— Je vous assure, vous me prendriez pour une folle.
La vieille dame se redressa sur le brancard et me regarda attentivement.
— Je vous reconnais ! s’exclama-t-elle.
— Vous devez vous tromper, lui dis-je en m’interrogeant sur la nécessité de lui faire passer un scanner.
— Vous, vous êtes en train de vous dire que je suis gâteuse et vous vous demandez si vous ne devriez pas pousser plus loin vos examens. Pourtant, le plus gâteux des deux, c’est vous, mon cher.
— Si vous le dites !
— Vous habitez au quatrième droite et moi, juste au-dessus. Alors, jeune homme, quel est le plus distrait de nous deux ?
Depuis le début de ma médecine, je redoutais de renouer un jour avec mon père dans des circonstances similaires. Ce soir-là, c’était ma voisine que je rencontrais, non pas dans la cage d’escalier de notre immeuble, mais aux Urgences. Cinq ans que j’avais emménagé, cinq ans que j’entendais ses pas au-dessus de ma tête, le sifflement de sa bouilloire le matin, ses fenêtres quand elle les ouvrait, et jamais je ne m’étais demandé qui vivait là ni à quoi ressemblait la personne dont le quotidien semblait si proche du mien. Luc a raison, les grandes villes rendent fou, elles vous sucent l’âme et la recrachent comme une chique.
— Ne soyez pas gêné, mon grand, ce n’est pas parce que j’ai réceptionné deux, trois paquets pour vous que vous m’étiez redevable d’une petite visite. Nous nous sommes croisés plusieurs fois dans l’escalier, mais vous les grimpez tellement vite que si votre ombre vous suivait, vous la perdriez dans les étages.
— C’est drôle que vous disiez cela, répondis-je en observant ses pupilles à la lampe.
— Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? s’étonna-t-elle en fermant les paupières.
— Rien. Et si vous me disiez enfin ce qui vous met de si bonne humeur ?
— Ah non, encore moins maintenant que je sais que vous êtes mon voisin. À ce sujet, j’aurais d’ailleurs une faveur à vous demander.
— Tout ce que vous voudrez.
— Si vous pouviez suggérer à votre copain de mettre une sourdine quand il fait des galipettes avec son amie, je vous en serais reconnaissante. Je n’ai rien contre les ébats de la jeunesse, mais à mon âge, hélas, on a le sommeil léger.
— Si cela peut vous rassurer, vous n’entendrez plus rien, j’ai cru comprendre que leur rupture était imminente.
— Ah, fit la vieille dame songeuse, j’en suis désolée. Bon, si je n’ai rien, je peux rentrer chez moi ?
— Je dois vous garder en observation, j’y suis obligé.
— Qu’est-ce que vous voulez observer ?
— Vous !
— Eh bien je vais vous faire gagner du temps. Je suis une vieille dame d’un certain âge qui ne vous regarde pas et j’ai glissé dans ma cuisine. Il n’y a rien d’autre à voir ni à faire que de me bander cette cheville qui gonfle à vue d’oeil.
— Reposez-vous, nous allons vous envoyer à la radio et, si rien n’est cassé, je vous raccompagnerai à la fin de ma garde.
— Parce que nous sommes entre voisins, je vous donne trois heures. Sinon je rentre par mes propres moyens.
J’ai rédigé une prescription pour une radiographie et confié ma patiente à un brancardier avant de retourner à mon travail. Les nuits de réveillon sont les pires de toutes aux Urgences, dès minuit trente arrivent les premiers malades. Alcools et nourriture en surabondance, le sens de la fête chez certains me dépassera toujours.
J’ai retrouvé ma voisine au petit matin, assise sur une chaise roulante, son sac sur les genoux et le pied bandé.
— Heureusement que vous avez choisi la médecine, parce que comme chauffeur vous auriez été recalé. Vous me ramenez maintenant ?
— Je termine mon service dans une demi-heure. Votre cheville vous fait souffrir ?
— Une foulure, pas besoin d’être toubib pour le savoir. Si vous allez me chercher un café au distributeur, je veux bien vous attendre encore un peu ; un peu, mais pas plus.
Je me rendis au distributeur de boissons et lui rapportai son café. Elle trempa les lèvres dans le gobelet et me le rendit avec un air de dégoût en désignant la poubelle accrochée à un poteau.
Le hall des Urgences était désert. J’ôtai ma blouse, attrapai mon manteau dans le local de garde et poussai la chaise roulante au-dehors.
Je guettais un taxi quand un ambulancier me reconnut et me demanda où j’allais. Il terminait son service et accepta gentiment de nous déposer. Tout aussi généreusement, il m’aida à porter ma voisine dans l’escalier. Arrivés au cinquième étage, nous étions à bout de souffle. Ma voisine me tendit ses clés. L’ambulancier nous laissa et j’aidai la vieille dame à s’installer dans son fauteuil.
Je lui promis de revenir lui apporter tout ce dont elle pourrait avoir besoin ; avec sa cheville fragilisée, il était préférable qu’elle renonce à la cage d’escalier pendant quelque temps. Je griffonnai mon numéro de téléphone sur une feuille de papier, la posai en évidence sur un guéridon et lui fis promettre de ne pas hésiter à me joindre si elle avait le moindre problème. J’allais me retirer lorsqu’elle m’appela.
— Vous n’êtes pas très curieux, vous ne m’avez même pas demandé mon prénom.
— Alice, vous vous appelez Alice, c’était inscrit sur votre feuille d’admission.
— Ma date de naissance aussi ?
— Également.
— C’est fâcheux.
— Je n’ai pas fait le calcul.
— Vous êtes galant mais je ne vous crois pas. Oui, j’ai quatre-vingt-douze ans et je sais, je n’en fais que quatre-vingt-dix !
— Bien moins, j’aurais juré que vous aviez...
— Taisez-vous, quoi que vous disiez ce sera toujours trop. Vous n’êtes quand même pas très curieux, je ne vous ai toujours pas dit ce qui m’amusait tant en arrivant à l’hôpital.
— J’avais oublié, lui avouai-je.
— Allez donc dans la cuisine, vous y trouverez un paquet de café dans le placard au-dessus de l’évier, vous savez vous servir d’une cafetière ?
— J’imagine que oui.
— De toute façon, ça ne pourra pas être pire que le poison que vous m’avez servi tout à l’heure.
Je préparai le café du mieux possible et revins dans le salon un plateau dans les mains. Alice nous servit, elle but sa tasse sans faire de commentaire, j’avais réussi l’épreuve.
— Alors, pourquoi cette bonne humeur hier soir ? repris-je. Se faire mal n’a rien de réjouissant.
Alice se pencha vers la table basse et me présenta une boîte de biscuits.
— Mes enfants m’emmerdent, si vous saviez à quel point ! Leurs conversations m’insupportent, la femme de l’un et le mari de l’autre m’insupportent encore plus. Ils passent leur temps à se plaindre, ne s’intéressent à rien d’autre qu’à leurs petites vies. Ce n’est pas faute de leur avoir enseigné la poésie. J’étais professeur de français figurez-vous, mais ces deux imbéciles n’avaient de goût que pour les chiffres. Je voulais échapper au réveillon chez ma belle-fille, autant dire à un calvaire, elle cuisine avec ses pieds, même une dinde s’autocuirait mieux. Pour ne pas prendre le train hier matin et les rejoindre dans leur sinistre propriété de campagne, j’ai prétendu m’être foulé la cheville. Ils ont tous prétendu être désolés ; je vous rassure, cinq minutes, pas plus.
— Et si l’un d’eux avait décidé de venir vous chercher en voiture ?
— Aucun risque, ma fille et mon fils font un concours d’égoïsme depuis qu’ils ont seize ans. Ils en ont quarante de plus et personne n’a encore pu désigner le gagnant. J’étais dans ma cuisine en train de me dire qu’à leur retour de vacances il faudrait que je porte un bandage autour de la cheville pour donner corps à mon mensonge quand j’ai glissé et me suis retrouvée les quatre fers en l’air. À minuit moins le quart, les pompiers sont arrivés. J’ai réussi à leur ouvrir la porte, six beaux garçons dans mon appartement, rien que pour moi le soir du réveillon, en lieu et place de la dinde de ma belle-fille, je n’en demandais pas tant ! Ils m’ont examinée et sanglée sur leur civière pour descendre l’escalier. Il était minuit pile, alors que nous allions partir pour l’hôpital, j’ai demandé au capitaine s’il voulait bien attendre quelques instants de plus. Mon état ne justifiait aucune urgence. Il a accepté, je leur ai offert des chocolats, nous avons attendu le temps qu’il fallait...
— Qu’est-ce que vous attendiez ?
— À votre avis ? Que le téléphone sonne ! Ce n’est pas encore cette année que l’on départagera mes deux oisillons. En arrivant à l’hôpital, je riais à cause de ma cheville qui gonflait dans le camion de pompiers. Finalement je l’ai eu, mon bandage.
J’ai aidé Alice à s’allonger sur son lit, j’ai allumé son poste de télévision et l’ai laissée se reposer. Aussitôt rentré chez moi, je me suis précipité sur le téléphone pour appeler ma mère.