Partie 1
Chapitre 1
Il a suffi d’une journée pour que Marquès me prenne en grippe. Une petite journée pour que je commette l’irréparable. Notre professeur d’anglais, Mme Schaeffer, nous avait expliqué que le prétérit simple correspondait d’une manière générale à un passé révolu n’ayant plus de relation avec le présent qui n’a pas duré et que l’on peut parfaitement situer dans le temps. La belle affaire !
Aussitôt dit, Mme Schaeffer me désigna du doigt, me demandant d’illustrer son propos par un exemple de mon choix. Lorsque je suggérai que ce serait drôlement chouette que l’année scolaire fût au prétérit, Élisabeth laissa échapper un franc éclat de rire. Ma blague n’ayant fait marrer que nous, j’en déduisis que le reste de la classe n’avait rien compris au sens du prétérit en anglais et Marquès en conclut que j’avais marqué des points avec Élisabeth. C’en était fait du reste de mon trimestre. À compter de ce lundi, premier jour de rentrée des classes, et plus précisément de mon cours d’anglais, j’allais vivre un véritable enfer.
J’héritai illico d’une colle de Mme Schaeffer, sentence applicable dès le samedi matin suivant. Trois heures à ramasser les feuilles dans la cour. Je déteste l’automne !
Le mardi et le mercredi, j’eus droit à une série de croche-pattes de la part de Marquès. Chaque fois que je m’étalais de tout mon long, le même Marquès récupérait son retard dans la course à celui qui faisait le plus rire les autres. Il prit même une certaine avance, mais Élisabeth ne trouvait pas cela drôle et son appétit de vengeance était loin d’être rassasié.
Le jeudi, Marquès passa à la vitesse supérieure, et moi, l’heure du cours de maths cloîtré dans mon casier, dont il avait cadenassé la porte après m’y avoir fait entrer de force. Je soufflai la combinaison au gardien qui balayait les vestiaires et avait fini par m’entendre tambouriner. Pour ne pas m’attirer plus d’ennuis en passant pour un cafteur, je jurai m’être bêtement enfermé tout seul en cherchant à me cacher. Le gardien, intrigué, me demanda comment j’avais pu verrouiller le cadenas depuis l’intérieur, je fis semblant de ne pas avoir entendu la question et filai à toutes jambes. J’avais manqué l’appel. Ma colle du samedi fut prolongée d’une heure par le professeur de mathématiques.
Le vendredi fut la pire journée de ma semaine. Marquès expérimenta sur moi les principes élémentaires de la loi de la gravitation de Newton apprise au cours de physique de 11 heures.
La loi de l’attraction universelle, découverte par Isaac Newton, explique en gros que deux corps ponctuels s’attirent avec une force proportionnelle à chacune de leurs masses, et inversement proportionnelle au carré de la distance qui les sépare. Cette force a pour direction la droite passant par le centre de gravité de ces deux corps.
Voilà pour l’énoncé qu’on peut lire dans le manuel. Dans la pratique, c’est une autre histoire. Prenez un individu qui subtiliserait une tomate à la cantine, avec une autre intention que de la manger ; attendez que sa victime se trouve à une distance raisonnable, qu’il applique une poussée sur ladite tomate avec toute la force contenue dans son avant-bras et vous verrez qu’avec Marquès la loi de Newton ne s’applique pas tel que prévu. J’en veux pour preuve que la direction empruntée par la tomate ne suivit pas du tout la droite passant par le centre de gravité de mon corps ; elle atterrit directement sur mes lunettes. Et au milieu des rires qui envahissaient le réfectoire, je reconnus celui d’Élisabeth, si franc et si joli, et ça me fila un sérieux cafard.
Ce vendredi soir, tandis que ma mère me répétait, sur un ton sous-entendant qu’elle avait toujours raison, « Tu vois que tout s’est bien passé », je déposai mon bulletin de colle sur la table de la cuisine, annonçai que je n’avais pas faim et montai me coucher.
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Le samedi matin en question, pendant que les copains prenaient leur petit déjeuner devant la télévision, moi je pris le chemin du collège.
La cour était déserte, le gardien replia mon bulletin de colle dûment signé et le rangea dans la poche de sa blouse grise. Il me remit une fourche, me demanda de prendre garde à ne pas me blesser, et désigna un tas de feuilles et une brouette au pied du panier de basket, dont le filet m’apparaissait tel l’oeil de Caïn, ou plutôt celui de Marquès.
Je me débattais avec mon tas de feuilles mortes depuis une bonne demi-heure, quand le gardien vint enfin à ma rescousse.
— Mais, je te reconnais, c’est toi qui t’étais enfermé dans ton casier, n’est-ce pas ? Se faire coller le premier samedi de la rentrée, c’est presque aussi fort que le coup du cadenas verrouillé depuis l’intérieur, me dit-il en m’ôtant la fourche des mains.
Il la planta d’un geste assuré dans le monticule et souleva plus de feuilles que je n’avais réussi à en récolter depuis que j’étais à la tâche.
— Qu’est-ce que tu as fait pour mériter cette punition ? demanda-t-il en remplissant la brouette.
— Une erreur de conjugaison ! marmonnai-je.
— Mmm, je ne peux pas te blâmer, la grammaire n’a jamais été mon fort. Tu ne sembles pas très doué non plus pour le balayage. Est-ce qu’il y a quelque chose que tu sais bien faire ?
Sa question me plongea dans une réflexion abyssale. J’avais beau tourner et retourner le problème dans ma tête, impossible de m’attribuer le moindre talent, et je compris soudain pourquoi mes parents accordaient tant d’importance à ces fameux six mois d’avance : je ne possédais rien d’autre pour les rendre fiers de leur progéniture.
— Il doit bien y avoir quelque chose qui te passionne, que tu aimerais faire plus que tout, un rêve à accomplir ? ajouta-t-il en ramassant un second tas de feuilles.
— Apprivoiser la nuit ! balbutiai-je.
Le rire d’Yves, c’était le prénom du gardien, résonna si fort que deux moineaux abandonnèrent leur branche pour s’enfuir à tire-d’aile. Quant à moi, je partis tête basse, mains dans les poches, à l’autre bout de la cour. Yves me rattrapa en chemin.
— Je ne voulais pas me moquer, c’est juste que ta réponse est un peu surprenante, voilà tout.
L’ombre du panier de basket s’étirait dans la cour. Le soleil était loin d’avoir atteint son zénith, et ma punition loin d’être achevée.
— Et pourquoi voudrais-tu apprivoiser la nuit ? C’est vraiment une drôle d’idée !
— Vous aussi quand vous aviez mon âge, elle vous terrorisait. Vous demandiez même qu’on ferme les volets de votre chambre pour que la nuit n’entre pas.
Yves me dévisagea, stupéfait. Ses traits avaient changé, son air bienveillant avait disparu.
— Un, ce n’est pas vrai, et deux, comment tu peux savoir ça ?
— Si c’est pas vrai, qu’est-ce que ça peut bien faire ? répliquai-je en reprenant ma route.
— La cour n’est pas bien grande, tu n’iras pas loin, me dit Yves en me rejoignant, et tu n’as pas répondu à ma question.
— Je le sais, c’est tout.
— D’accord, c’est vrai que j’avais très peur de la nuit, mais je n’ai jamais raconté ça à personne. Alors si tu me dis comment tu l’as appris et si tu me jures de garder le secret, je te laisserai filer à 11 heures au lieu de midi.
— Tope là ! dis-je en tendant la paume de ma main.
Yves me topa dans la main et me regarda fixement. Je n’avais pas la moindre idée de la façon dont j’avais appris que le gardien redoutait tant la nuit quand il était enfant. J’avais peut-être simplement plaqué sur lui mes propres peurs. Pourquoi les adultes ont-ils besoin de trouver une explication à chaque chose ?
— Viens, allons nous asseoir, ordonna Yves en désignant le banc près du panier de basket.
— J’aimerais mieux qu’on aille ailleurs, répondis-je en montrant le banc qui se trouvait à l’opposé.
— Va pour ton banc !
Comment lui expliquer que juste avant, alors que nous étions côte à côte au milieu de la cour, il m’était apparu, à peine plus âgé que moi ? Je ne sais ni comment ni pourquoi ce phénomène s’était produit, seulement que le papier peint de sa chambre était jauni, que le parquet de la maison où il vivait craquait et que ça aussi, ça lui fichait une trouille bleue dès la nuit venue.
— Je ne sais pas, dis-je, un peu effrayé, je crois que je l’ai imaginé.
Nous sommes restés tous deux assis sur ce banc un long moment, en silence. Puis Yves a soupiré et m’a tapoté le genou avant de se lever.
— Allez, tu peux filer, nous avons fait un pacte, il est 11 heures. Et tu gardes ce secret pour toi, je ne veux pas que les élèves se moquent de moi.
Je saluai le concierge et je rentrai chez moi, avec une heure d’avance sur l’horaire prévu, me demandant comment papa m’accueillerait. Il était revenu tard de voyage la veille au soir et à l’heure qu’il était, maman avait dû lui expliquer pourquoi je n’étais pas à la maison. De quelle autre punition allais-je hériter pour avoir été collé le premier samedi de la rentrée ? Pendant que je ressassais ces sombres pensées sur le chemin du retour, quelque chose de surprenant me frappa. Le soleil était haut dans le ciel et je trouvai mon ombre étrangement grande, bien plus balèze que d’habitude. Je m’arrêtai un instant pour y regarder de plus près ; ses formes ne me correspondaient pas, comme si ce n’était pas mon ombre qui me devançait sur le trottoir, mais celle d’un autre. Je l’observai en détail et, à nouveau, je vis soudain un moment d’enfance qui ne m’appartenait pas.
Un homme m’entraînait au fond d’un jardin qui m’était inconnu, il ôtait sa ceinture et me donnait une sérieuse correction.
Même furieux, jamais mon père n’aurait levé la main sur moi. J’ai cru deviner alors de quelle mémoire resurgissait ce souvenir. Ce qui m’est venu à l’esprit était totalement improbable, pour ne pas dire complètement impossible. J’ai accéléré le pas, mort de trouille, bien décidé à rentrer au plus vite.
Mon père m’attendait dans la cuisine ; lorsqu’il m’entendit poser mon cartable dans le salon, il m’appela aussitôt, sa voix était grave.
Pour cause de mauvaise note, de chambre en désordre, de jouets démontés, de pillage nocturne du frigo, de lectures tardives à la lampe de poche, le petit poste de radio de ma mère collé sous l’oreiller, sans parler du jour où j’avais rempli mes poches au rayon bonbons du supermarché pendant que maman ne faisait pas attention à moi, contrairement au vigile, j’avais réussi à provoquer dans ma vie quelques fameux orages paternels. Mais je connaissais certaines ruses, dont un sourire contrit irrésistible, qui savaient repousser les plus violentes tempêtes.
Cette fois, je n’eus pas à en user, papa n’avait pas l’air fâché, juste triste. Il me demanda de m’asseoir en face de lui à la table de la cuisine et prit mes mains dans les siennes. Notre conversation dura dix minutes, pas plus. Il m’expliqua tout un tas de choses sur la vie, que je comprendrais quand j’aurais son âge. Je n’en ai retenu qu’une : il allait quitter la maison. Nous continuerions à nous voir aussi souvent que possible, mais il fut incapable de m’en dire plus sur ce qu’il entendait par « possible ».
Papa se leva et me demanda d’aller réconforter maman dans sa chambre. Avant cette conversation, il aurait dit « notre chambre », désormais, ce ne serait plus que celle de maman.
J’obéis aussitôt et grimpai à l’étage. Je me retournai sur la dernière marche, papa avait une petite valise à la main. Il me fit un signe en guise d’au revoir et la porte de la maison se referma derrière lui.
Je ne devais plus revoir mon père avant de devenir adulte.
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J’ai passé le week-end avec maman, faisant semblant de ne pas entendre son chagrin. Maman ne disait rien, parfois elle soupirait et aussitôt ses yeux s’emplissaient de larmes, alors elle se retournait pour que je ne la voie pas.
Au milieu de l’après-midi, nous nous sommes rendus au supermarché. J’avais remarqué depuis longtemps que lorsque maman avait le cafard, nous allions faire des courses. Je n’ai jamais compris comment un paquet de céréales, des légumes frais ou des collants neufs pouvaient faire du bien au moral... Je la regardais s’affairer dans les rayonnages, me demandant si elle se souvenait que j’étais à côté d’elle. Le caddie plein et le porte-monnaie vide, nous sommes rentrés à la maison. Maman a passé un temps infini à ranger les provisions.
Ce jour-là, maman a fait un gâteau, un quatre-quarts aux pommes nappé de sirop d’érable. Elle a mis deux couverts sur la table de la cuisine, a descendu la chaise de mon père à la cave et elle est remontée s’asseoir en face de moi. Elle a ouvert le tiroir près de la gazinière, sorti le paquet de bougies usées que j’avais soufflées à mon anniversaire, en a planté une au milieu du gâteau et l’a allumée.
— C’est notre premier dîner en amoureux, m’a-t-elle dit en souriant, il faudra que nous nous en souvenions toujours toi et moi.
Quand j’y repense, mon enfance était truffée de premières fois.
Ce gâteau aux pommes et au sirop d’érable a été notre repas du soir. Maman a pris ma main et l’a serrée dans la sienne.
— Et si tu me racontais ce qui ne va pas à l’école, m’a-t-elle demandé.
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Le chagrin de maman avait tellement occupé mes pensées que j’en avais oublié mes mésaventures du samedi. J’y repensai sur le chemin de l’école, espérant que Marquès aurait passé un week-end bien meilleur que le mien. Qui sait, avec un peu de chance, il n’aurait plus besoin d’un souffre-douleur.
La file de la section 6C était déjà formée sous le préau et l’appel n’allait pas tarder à commencer. Élisabeth était juste devant moi, elle portait un petit pull bleu marine et une jupe à carreaux qui descendait jusqu’aux genoux. Marquès s’est retourné et m’a lancé un sale regard. Le cortège d’élèves est entré dans l’établissement en file indienne.
Pendant le cours d’histoire, alors que Mme Henry nous racontait les circonstances dans lesquelles Toutankhamon avait perdu la vie, à croire qu’elle se trouvait près de lui au moment de sa mort, je pensais à la récréation non sans appréhension.
La cloche allait sonner à 10 h 30, l’idée de me retrouver dans la cour avec Marquès ne m’enchantait pas vraiment, mais j’étais bien obligé de suivre les copains.
Je m’étais isolé sur le banc où j’avais taillé un brin de conversation avec le gardien pendant ma colle, juste avant de rentrer à la maison pour apprendre que mon père nous quittait, lorsque Marquès est venu s’asseoir à côté de moi.
— Je t’ai à l’oeil, me dit-il en m’empoignant par l’épaule. Ne t’avise pas de te présenter à l’élection du délégué de classe, je suis le plus vieux et c’est à moi que revient ce poste. Si tu veux que je te fiche la paix, un conseil, fais-toi discret, et puis ne t’approche pas d’Élisabeth, je dis ça pour ton bien. Tu es trop jeune, tu n’as aucune chance, alors inutile d’espérer, tu te ferais de la peine pour rien, petit crétin.
Il faisait beau ce matin-là dans la cour de récréation, je m’en souviens parfaitement, et pour cause ! Nos deux ombres se côtoyaient sur le bitume. Celle de Marquès mesurait un bon mètre de plus que la mienne, question de proportions, c’est mathématique. Je me suis déplacé subrepticement pour que mon ombre prenne le dessus. Marquès ne se rendait compte de rien, moi ce petit jeu m’amusait. Pour une fois c’était moi le plus fort, ça ne coûte rien de rêver. Marquès, qui continuait de me massacrer l’épaule, vit Élisabeth passer près du marronnier à quelques mètres de nous. Il se leva et me donna l’ordre de ne pas bouger, me laissant enfin tranquille.
Yves sortit de la remise où il rangeait son matériel. Il s’avança vers moi, et me regarda d’un air si sérieux que je me suis demandé ce que j’avais encore bien pu faire.
— Je suis désolé pour ton père, me dit-il. Tu sais, avec le temps, les choses finiront peut-être par s’arranger.
Comment pouvait-il déjà connaître la nouvelle ? Le départ de mon père ne faisait quand même pas la une de la gazette du village.
La vérité, c’est que dans les petites villes de province, tout se sait, aucun ragot n’échappe aux uns, avides du malheur des autres. Quand j’ai pris conscience de ça, la réalité du départ de papa m’est retombée une deuxième fois sur les épaules, tel un fardeau. Sûr que, dès le soir même, on en parlerait dans toutes les maisons des élèves de ma classe. Les uns rendraient ma mère responsable, pour les autres ce serait la faute de papa. Dans tous les cas, je serais le fils incapable d’avoir rendu son père suffisamment heureux pour l’empêcher de partir.
L’année commençait franchement mal.
— Tu t’entendais bien avec lui ? me demanda Yves.
J’ai répondu oui d’un hochement de tête tout en regardant fixement le bout de mes chaussures.
— La vie est mal faite, moi mon père était un salaud. J’aurais tellement aimé qu’il quitte la maison. Je suis parti avant lui, pour ne pas dire à cause de lui.
— Papa n’a jamais levé la main sur moi ! rétorquai-je pour éviter tout malentendu.
— Le mien non plus, répliqua le gardien.
— Si vous voulez qu’on devienne copains, il faut se dire la vérité. Je sais bien que votre père vous frappait, il vous entraînait au fond du jardin pour vous donner une rouste avec sa ceinture.
Mais qu’est-ce qui m’avait pris de dire ça ? Je ne savais pas comment ces paroles étaient sorties de ma bouche. Peut-être que j’avais eu besoin d’avouer à Yves ce que j’avais vu ce fameux samedi alors que je rentrais de ma colle. Il me regarda droit dans les yeux.
— Qui t’a raconté ça ?
— Personne, répondis-je confus.
— Tu es soit un fouineur, soit un menteur.
— Je ne suis pas un fouineur ! Et vous, qui vous a dit pour mon père ?
— Je portais le courrier à Mme la directrice quand ta maman a appelé pour prévenir. La directrice était si consternée en raccrochant qu’elle en parlait à voix haute, répétant « Ces hommes, quels salauds, des vrais salauds ». Quand elle a pris conscience que je me trouvais en face d’elle, elle s’est sentie obligée de s’excuser. « Pas vous Yves », elle m’a dit. « Bien sûr pas vous », elle a même répété. Tu parles, elle pense pareil de moi, elle pense pareil de nous tous ; à ses yeux on est des salauds, mon petit, suffit d’être un homme pour appartenir au mauvais clan. Si tu avais vu comme elle était malheureuse quand l’école est devenue mixte. C’est bien connu, les hommes trompent leurs femmes, et on se demande avec qui ? Avec qui, sinon avec des femmes qui trompent aussi leurs hommes ? Et je sais de quoi je parle. Tu verras, quand tu seras grand.
J’aurais voulu faire croire à Yves que je ne savais pas de quoi il parlait, mais je venais de lui dire que notre camaraderie ne pourrait se construire sur le mensonge. Je savais parfaitement de quoi il parlait, depuis le jour où maman avait trouvé un tube de rouge à lèvres dans la poche du manteau de papa et que papa avait prétendu qu’il n’avait aucune idée de la façon dont il était arrivé là, jurant que c’était sûrement une mauvaise blague d’un copain de bureau. Papa et maman s’étaient disputés toute la nuit et j’en avais plus appris en un soir sur l’infidélité qu’avec tout ce que j’avais pu entendre dans les séries que maman regardait à la télé. Même sans image, c’est beaucoup plus authentique quand les acteurs du drame jouent dans la chambre à côté de la vôtre.
— Bon, je t’ai dit comment j’ai su pour ton père, reprit Yves, maintenant à ton tour.
La cloche sonnait la fin de la récré ; Yves a grommelé quelques mots et m’a ordonné de filer en cours. Il a ajouté que nous n’en avions pas fini, tous les deux. Il est reparti vers sa remise et moi vers ma classe.
Je marchai face au soleil et me retournai soudain ; l’ombre qui me suivait était à nouveau toute petite, celle qui devançait le gardien, bien plus grande. En ce début de semaine, une chose au moins était redevenue normale et ça me rassurait terriblement. Maman avait peut-être raison, j’avais trop d’imagination et ça me jouait parfois des sales tours.
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Je n’écoutai rien en cours d’anglais. D’abord je n’avais pas pardonné à Mme Schaeffer de m’avoir collé et puis de toute façon j’avais l’esprit ailleurs. Pourquoi ma mère avait-elle téléphoné à la directrice pour lui raconter sa vie, notre vie ? Elles n’étaient pas meilleures amies que je sache, et je trouvais ce genre de confidence tout à fait déplacé. Est-ce qu’elle imaginait les conséquences pour moi quand la nouvelle se répandrait ? Je n’avais plus aucune chance avec Élisabeth. En supposant qu’elle aime les garçons à lunettes et de petite taille, ce qui déjà était une supposition relativement optimiste, qu’elle soit attirée par le contraire d’un Marquès, genre grand type baraqué et assez sûr de lui, comment pourrait-elle rêver d’un avenir avec quelqu’un dont le père avait quitté la maison pour toutes les raisons qu’on connaissait, la principale étant que son fils ne valait pas la peine de rester ?
J’ai ruminé cette pensée à la cantine, en cours de géographie, à la récréation de l’après-midi et sur le chemin de la maison. En rentrant chez moi, j’étais bien décidé à expliquer à ma mère la gravité du pétrin dans lequel elle m’avait fourré. Mais en tournant la clé dans la serrure, je me dis que ce serait trahir Yves ; ma mère rappellerait la directrice dès le lendemain pour lui reprocher de n’avoir pas su garder le secret, la directrice n’aurait pas besoin de mener une grande enquête pour découvrir l’origine de la fuite. En compromettant le gardien, je compromettais aussi les chances que notre camaraderie devienne un jour une belle amitié, et ce qui me manquait le plus dans cette nouvelle école, c’était un ami. Qu’Yves ait trente ou quarante ans de plus que moi m’était bien égal. Lorsque je lui avais mystérieusement chapardé son ombre, j’avais ressenti qu’il était digne de confiance. Il faudrait que je trouve un autre moyen de confondre ma mère.
Nous avons dîné devant la télé, maman n’était pas d’humeur à me faire la conversation. Depuis le départ de papa, elle ne parlait presque plus, comme si les mots étaient devenus trop difficiles à prononcer.
En allant me coucher, j’ai repensé à ce qu’Yves m’avait expliqué à la récréation : avec le temps les choses finissent parfois par s’arranger. Peut-être que dans quelque temps maman reviendrait me dire bonsoir dans ma chambre, comme avant. Cette nuit-là, même les rideaux tirés sur la fenêtre entrouverte sont restés immobiles, plus rien n’osait déranger le silence qui régnait dans la maison, même pas une ombre dans les plis du tissu.
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On pourrait croire que le cours de ma vie changea avec le départ de mon père, mais ce ne fut pas le cas. Papa rentrant souvent tard du bureau, j’avais depuis longtemps pris l’habitude de passer mes soirées en tête à tête avec ma mère. La promenade dominicale que nous faisions à bicyclette me manquait, mais je la remplaçai très vite par les dessins animés que maman me laissait regarder pendant qu’elle lisait son journal. À nouvelle vie, nouvelles habitudes ; nous allions partager un hamburger au restaurant du coin et nous nous promenions ensuite dans les rues commerçantes. Les boutiques étaient fermées, mais maman ne semblait pas toujours s’en rendre compte.
À l’heure du goûter, elle me proposait invariablement d’inviter des copains à la maison. Je haussais les épaules et lui promettais de le faire... plus tard.
Il avait plu tout octobre. Les marronniers avaient perdu leurs feuilles et les oiseaux se faisaient rares sur les branches dénudées. Bientôt leur chant se tut complètement, l’hiver ne tarderait pas.
Chaque matin, je guettais l’apparition d’un rayon de soleil, mais il me fallut attendre la mi-novembre pour qu’il perce enfin la couche des nuages.
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Aussitôt le ciel redevenu bleu, notre professeur de sciences naturelles organisa une sortie en plein air. Il ne restait que quelques jours pour aller collecter de quoi élaborer un herbier digne de ce nom.
Un autocar affrété pour l’occasion nous déposa en lisière de la forêt qui borde notre petite ville. Nous voilà, la section 6C au grand complet, affrontant l’humus et la terre glissante pour ramasser toutes sortes de végétaux, feuilles, champignons, herbes hautes et mousses aux couleurs changeantes. Marquès guidait la marche, tel un sergent-chef. Les filles de la classe rivalisaient de simagrées pour attirer son attention, mais pas un instant il ne quitta Élisabeth des yeux. À l’écart des autres, elle faisait celle qui ne s’en rendait pas compte, mais je n’étais pas dupe et je compris, déçu, qu’elle en était bien contente.
Pour avoir prêté trop d’attention au pied d’un grand chêne où poussait une amanite au chapeau digne de la coiffe d’un Schtroumpf, je me retrouvai à la traîne et isolé du groupe. En d’autres termes, j’étais perdu. J’entendis au loin notre professeur crier mon prénom, mais impossible d’identifier d’où venaient ses appels.
Je tentai de rejoindre le groupe, mais je dus vite me rendre à l’évidence, soit la forêt était sans fin, soit je tournais en rond. Je levai la tête vers les cimes des érables, le soleil déclinait et je commençais à avoir une sacrée trouille.
Tant pis pour mon amour-propre, je hurlai de toutes mes forces. Les copains devaient se trouver à bonne distance, car aucune voix ne faisait écho à mes appels au secours. Je m’assis sur la souche d’un chêne et me mis à penser à ma mère. Qui lui tiendrait compagnie le soir si je ne rentrais pas ? Est-ce qu’elle allait croire que j’étais parti comme papa ? Lui, au moins, l’avait prévenue. Jamais elle ne me pardonnerait de l’avoir abandonnée ainsi, surtout au moment où elle avait le plus besoin de moi. Même s’il lui arrivait d’oublier ma présence quand nous parcourions ensemble les allées du supermarché, même si elle ne m’adressait plus souvent la parole à cause des mots trop difficiles à prononcer, ou si elle ne venait plus me dire bonsoir dans ma chambre, je savais qu’elle serait très malheureuse. Mince, j’aurais dû penser à tout ça avant de rêvasser devant ce stupide champignon. Si je le retrouvais, je le décoifferais d’un bon coup de pied pour m’avoir joué ce mauvais tour.
— Mais bon sang, qu’est-ce que tu fiches, imbécile ?
C’était bien la première fois depuis la rentrée que j’étais content de voir la tête de Marquès, elle apparut entre deux hautes fougères.
— Le prof de sciences est dans tous ses états, il était prêt à organiser une battue, je lui ai dit que j’allais te retrouver. Quand on va à la chasse, mon paternel n’arrête pas de me dire que j’ai un don pour dénicher le mauvais gibier. Je vais finir par croire qu’il a raison. Tu te dépêches, oui ! Tu devrais voir ta tête, je suis sûr que si j’avais attendu encore un peu je t’aurais surpris en larmes comme une mauviette.
Pour me balancer ces bonnes paroles, Marquès s’était agenouillé face à moi. Le soleil était dans son dos et auréolait sa tête, ce qui lui donnait un air encore plus menaçant que d’habitude. Il avait collé son visage si près du mien que je pouvais sentir les relents de son chewing-gum. Il s’est redressé et m’a donné un coup sur le bras.
— Alors, on y va ou tu préfères passer la nuit ici ?
Je me suis levé sans rien dire et je l’ai laissé faire quelques pas en avant.
C’est lorsqu’il s’est éloigné que je me suis rendu compte que quelque chose clochait. L’ombre que je traînais derrière moi devait mesurer un bon mètre de plus que la normale, celle de Marquès était toute petite, si petite que j’en ai déduit qu’il ne pouvait s’agir que de la mienne.
Si après m’avoir sauvé Marquès découvrait que j’en avais profité pour lui piquer son ombre, ce n’était plus mon trimestre mais ma scolarité tout entière qui serait foutue, jusqu’à l’examen de sortie à mes dix-huit ans. Pas besoin d’être doué en calcul mental pour savoir que ça représentait un paquet de journées à vivre un cauchemar éveillé.
Je lui ai emboîté le pas aussitôt, bien décidé à ce que nos ombres se chevauchent à nouveau pour que tout redevienne normal comme avant, avant que papa ne quitte la maison. Tout ça n’avait aucun sens, on ne confisque pas l’ombre de quelqu’un comme ça ! C’était pourtant bien ce qui venait de se produire, pour la deuxième fois. L’ombre de Marquès s’était superposée à la mienne et, lorsqu’il s’était éloigné de moi, elle était restée accrochée au bout de mes pieds. Mon coeur battait la chamade, j’avais les jambes en coton.
Nous avons traversé la clairière vers le chemin où le professeur de sciences naturelles et les copains nous attendaient. Marquès levait les bras au ciel en signe de victoire, il avait l’air d’un chasseur et moi du trophée qu’il traînait derrière lui. Le professeur nous faisait de grands signes, pour que l’on se dépêche. Le bus attendait. Je sentais que j’allais encore en prendre pour mon grade. Les copains nous dévisageaient et je devinais les moqueries dans leurs regards. Au moins ce soir-là, ils auraient une autre histoire à raconter chez eux que les problèmes de couple de mes parents.
Élisabeth était déjà assise dans le bus, à la même place qu’à l’aller. Elle ne regardait même pas par la vitre, ma disparition n’avait pas dû beaucoup l’inquiéter. Le soleil glissait un peu plus vers la ligne d’horizon, nos ombres s’effaçaient petit à petit, devenant à peine visibles. Tant mieux, personne ne remarquerait ce qui s’était produit dans la forêt.
Je grimpai dans le bus, l’air penaud. Le prof de sciences me demanda comment j’avais fait pour me perdre et me confia que je lui avais fichu une peur bleue, mais il avait l’air content que tout se soit bien terminé, on en resterait là. Je suis allé m’asseoir sur la banquette du fond et je n’ai plus dit un mot de tout le retour. De toute façon, je n’avais rien à dire, je m’étais perdu, voilà tout, ça arrive aux meilleurs. J’avais vu à la télévision un documentaire sur des alpinistes chevronnés qui s’étaient égarés dans la montagne, et moi je n’ai jamais prétendu être un randonneur chevronné.
Lorsque je suis rentré à la maison, maman m’attendait dans le salon. Elle m’a pris dans ses bras et m’a serré très fort, presque trop fort à mon goût.
— Tu t’es perdu ? dit-elle en me caressant la joue.
Elle devait être reliée par talkie-walkie avec la directrice de l’école, c’était pas possible autrement que les informations à mon sujet circulent aussi vite.
Je lui ai expliqué ma mésaventure, elle a tenu absolument à ce que je prenne un bain chaud. J’avais beau lui répéter que je n’avais pas eu froid, elle ne voulait rien entendre. À croire que ce bain allait nous laver de tous les tracas qui s’étaient abattus sur nos vies : pour elle le départ de papa et pour moi l’arrivée de Marquès.
Pendant qu’elle me frictionnait les cheveux avec un shampoing qui me piquait les yeux, je fus bien tenté de lui parler de mon problème avec les ombres, mais je savais qu’elle ne me prendrait pas au sérieux, elle m’accuserait encore d’affabuler, alors j’ai préféré me taire en espérant qu’il ferait mauvais temps le lendemain, les ombres resteraient ainsi voilées par la grisaille du ciel.
Au dîner, j’ai eu droit à du rosbif et des frites, je devrais penser à me perdre plus souvent en forêt.
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Maman entra dans ma chambre à 7 heures du matin. Le petit déjeuner était prêt, je n’avais plus qu’à faire ma toilette, à m’habiller et à descendre illico si je ne voulais pas être en retard. En fait, j’aurais bien aimé arriver en retard à l’école, j’aurais même adoré ne plus y aller du tout. Maman m’annonça qu’il allait faire une très belle journée, et ça la mettait de bonne humeur. J’entendis ses pas dans l’escalier et je m’enfouis aussitôt sous ma couette. J’ai supplié mes pieds d’arrêter de n’en faire qu’à leur tête, je les ai suppliés de ne plus voler d’ombres et surtout de rendre la sienne à Marquès dès que possible. Bien sûr, parler à ses pieds au petit matin ça peut paraître bizarre, mais il faut se mettre à ma place pour comprendre ce que j’endurais.
Mon cartable solidement accroché dans le dos, je marchais vers l’école en réfléchissant à mon problème. Pour procéder à l’échange incognito, il fallait encore que l’ombre de Marquès et la mienne se chevauchent à nouveau ; ce qui signifiait aussi que je devais trouver un prétexte pour m’approcher de Marquès et lui adresser la parole.
La grille de l’école était à quelques mètres, j’inspirai un grand coup avant d’entrer. Marquès était assis sur le dossier du banc, entouré des copains qui l’écoutaient raconter ses histoires. Le dépôt des candidatures à l’élection du délégué de classe avait été fixé à la fin de la journée, il était en pleine campagne électorale.
J’avançai vers le groupe. Marquès avait dû sentir ma présence car il s’était retourné et me lançait un mauvais regard.
— Qu’est-ce que tu veux ?
Les autres guettaient ma réponse.
— Te remercier pour hier, dis-je en balbutiant.
— Eh bien c’est fait, maintenant tu peux aller jouer aux billes, m’a-t-il répondu tandis que les copains ricanaient.
Je ressentis alors une force dans mon dos, une force qui me poussait à faire trois pas vers lui au lieu de me retirer comme il me l’avait ordonné.
— Quoi encore ? demanda-t-il en haussant le ton.
Je jure que ce qui s’est passé ensuite n’était pas prévu, que je n’avais pas prémédité une seconde ce que j’allais pourtant dire d’une voix assurée qui me surprit moi-même.
— J’ai décidé de me présenter à l’élection du délégué de classe, je préférais que les choses soient claires entre nous !
La force me poussait maintenant en sens inverse, cette fois en direction du préau vers lequel j’avançais, comme un soldat droit dans ses bottes.
Pas un bruit derrière moi. Je m’attendais à entendre des ricanements, seule la voix de Marquès brisa le silence.
— Alors, c’est la guerre, dit-il. Tu vas le regretter.
Je ne me retournai pas.
Élisabeth, qui ne s’était pas mêlée au groupe, croisa mon chemin et me chuchota que Marquès lui tapait sur les nerfs, puis elle s’éloigna en faisant comme si de rien n’était. J’estimai que ma durée de vie n’irait pas au-delà de la prochaine récréation.
Et à la récréation, le soleil pointait au-dessus de la cour. Je regardais les élèves qui commençaient une partie de basket, quand j’ai vu s’allonger devant mes pieds ce que je redoutais tant. Non seulement mon ombre était trop grande pour être la mienne, mais je ne me sentais plus tout à fait le même. Combien de temps avant que quelqu’un s’en aperçoive et révèle ce secret qui me terrorisait ? Par mesure de précaution, j’ai regagné le préau. Luc, le fils du boulanger, qui s’était cassé la jambe pendant les vacances et portait encore une attelle, m’a fait signe de venir le rejoindre. Je me suis assis près de lui.
— Je t’avais sous-estimé. C’est drôlement gonflé ce que tu viens de faire.
— C’est plutôt suicidaire, répondis-je, et puis je n’ai aucune chance.
— Si tu veux gagner, tu dois changer d’état d’esprit. Rien n’est jamais perdu d’avance, il faut avoir la volonté d’un vainqueur pour avoir ses chances, c’est mon père qui dit ça. Et puis je ne suis pas d’accord avec toi. Je suis sûr que, sous leurs airs de bons camarades, il y en a plus d’un qui ne le supportent pas.
— Qui ça ?
— Ton rival, de qui veux-tu que je parle ? En tout cas, tu peux compter sur moi, je suis de ton côté.
Cette petite conversation de rien du tout était la plus belle chose qui me soit arrivée depuis la rentrée. Ce n’était encore qu’une promesse, mais la seule idée d’avoir enfin un copain de mon âge suffisait à me faire oublier tout le reste, mon affrontement avec Marquès, mon problème d’ombre et, pendant quelques instants, j’en oubliai même que papa ne serait plus à la maison pour que je lui raconte tout ça.
Le mercredi, c’était la quille à 15 h 30. Après avoir inscrit mon nom sur la liste des candidatures punaisée sur le tableau en liège du secrétariat de l’école – j’avais remarqué à ce sujet que mon nom était le seul à figurer sous celui de Marquès –, je repris le chemin de la maison, en proposant à Luc de le raccompagner chez lui puisque nous habitions dans le même quartier.
Nous marchions l’un à côté de l’autre sur le trottoir et je redoutais qu’il se rende compte que quelque chose clochait avec nos ombres, la mienne s’étirait bien plus loin que la sienne alors que nous mesurions presque la même taille. Mais il ne prêtait aucune attention à nos pas, peut-être à cause de son attelle qui lui fichait un complexe. Les élèves l’appelaient Capitaine Crochet depuis le jour de la rentrée.
En passant à la hauteur de la pâtisserie, il me demanda si un pain au chocolat me tenterait. Je n’avais pas assez d’argent de poche pour m’en offrir un, mais ce n’était pas grave, j’avais dans mon cartable un sandwich au Nutella préparé par maman, ce serait tout aussi bon et on pouvait se le partager. Luc éclata de rire et me dit que sa mère n’avait pas l’habitude de lui faire payer ses goûters. Puis il me montra fièrement la devanture de la boulangerie. Sur la vitrine, en lettres délicatement peintes à la main, on pouvait lire « Boulangerie Shakespeare ».
Et devant mon air ahuri, il me rappela que son père était boulanger et que ça tombait bien parce que la « Boulangerie Shakespeare », c’était justement celle de ses parents.
— Tu t’appelles vraiment Shakespeare ?
— Oui, vraiment, mais aucun lien de parenté avec le père d’Hamlet, c’est juste un synonyme.
— Homonyme ! repris-je.
— Si tu veux. Bon, on le mange ce pain au chocolat ?
Luc poussa la porte du magasin. Sa maman était ronde comme une brioche, et souriante. Elle nous accueillit avec un accent qui n’était pas du coin. La maman de Luc avait une voix chantante, une voix à vous mettre tout de suite de bonne humeur, une façon de parler qui vous faisait vous sentir le bienvenu.
Elle nous proposa un pain au chocolat ou un éclair au café et, avant que nous ayons eu le temps de choisir, elle décida de nous offrir les deux. J’étais gêné, mais Luc me dit que son père en fabriquait toujours trop et que de toute façon, ce qui ne serait pas vendu en fin de journée serait bon pour la poubelle, alors autant ne pas gâcher. Nous avons dévoré notre pain au chocolat et notre éclair au café sans nous faire prier.
La maman de Luc lui demanda de garder le magasin, le temps qu’elle aille chercher la nouvelle fournée de pains dans l’atelier.
Ça me faisait un drôle d’effet de voir mon copain assis sur le tabouret derrière la caisse. Soudain, je nous imaginais avec vingt ans de plus, en habits d’adultes, lui dans la peau du boulanger et moi dans celle d’un client de passage...
Maman me dit souvent que j’ai l’imagination galopante. J’ai fermé les yeux et, étrangement, je me suis vu entrer dans cette boulangerie, j’avais une petite barbe et je tenais une sacoche à la main, peut-être que quand je serai grand, je serai médecin ou comptable ; les comptables aussi portent des sacoches. J’avance vers le présentoir et commande un éclair au café quand soudain, je reconnais mon vieux copain d’école. Je ne l’ai pas revu depuis toutes ces années, on tombe dans les bras l’un de l’autre et on partage un éclair au café et un pain au chocolat en souvenir du bon temps.
Je crois que c’est dans cette boulangerie, en regardant mon copain Luc jouer au caissier, que j’ai pris conscience, pour la première fois, que j’allais vieillir. Je ne sais pas pourquoi, mais pour la première fois aussi, je n’ai plus eu envie de quitter mon enfance, plus du tout eu envie d’abandonner ce corps que je trouvais jusque-là trop petit. Je me sentais vraiment bizarre depuis que j’avais piqué l’ombre de Marquès, il devait y avoir des effets secondaires à cet étrange phénomène et cette idée n’était pas faite pour me rassurer.
Quand la mère de Luc remonta du fournil avec une grille de petits pains chauds qui sentaient drôlement bon, Luc lui dit qu’il n’y avait eu aucun client. Elle soupira en haussant les épaules, arrangea les petits pains sur l’étagère de la vitrine et nous demanda si nous n’avions pas des devoirs. J’avais promis à maman de finir les miens avant son retour, je remerciai encore Luc et sa mère et je repris le chemin de la maison.
Au carrefour, j’ai déposé mon sandwich au Nutella sur un muret, pour le goûter des oiseaux ; je n’avais plus faim et je ne voulais surtout pas vexer ma mère en lui laissant croire que ses goûters étaient moins bons que les gâteaux de Mme Shakespeare.
Devant moi, l’ombre s’était encore allongée. Je rasais les murs, de peur de croiser un autre copain.
Arrivé à la maison, j’ai foncé dans le jardin pour étudier le phénomène de plus près. Papa dit que pour grandir il faut apprendre à affronter ses peurs, les confronter à la réalité. C’est ce que j’ai tenté de faire.
Certains passent des heures devant le miroir en espérant y voir un autre reflet que le leur, moi j’ai joué toute la fin d’après-midi avec ma nouvelle ombre et, à ma grande surprise, j’ai ressenti comme une renaissance. Pour la première fois, même si ce n’était qu’en négatif imprimé sur le sol, j’avais l’impression d’être un autre. Quand le soleil est passé derrière la colline, je me suis senti un peu seul et presque triste.
Après un dîner vite expédié, mes devoirs étaient faits et maman regardait son feuilleton préféré – elle avait décrété que la vaisselle attendrait –, j’ai pu m’échapper au grenier sans même qu’elle s’en rende compte. J’avais une idée en tête. Là-haut, dans les soupentes, il y avait une grande lucarne, ronde comme la pleine lune, et la lune était parfaitement pleine ce soir-là. Il fallait à tout prix que j’éclaircisse ce qui m’arrivait. Ce n’était pas anodin de marcher sur l’ombre de quelqu’un et de repartir avec. Puisque maman me disait que j’avais trop d’imagination, j’ai décidé d’aller vérifier ça au calme et le seul endroit où je suis vraiment au calme, c’est dans le grenier.
Là-haut, c’était mon monde à moi. Mon père n’y allait jamais, c’était trop bas de plafond, il se cognait toujours la tête et ça lui faisait dire des mots terribles, du genre « putain », « bordel » et « merde ». Parfois les trois en une seule phrase. Moi, si j’en avais dit un seul, j’en aurais pris pour mon grade, mais les adultes ont droit à des tas de trucs qui nous sont interdits. Bref, dès que j’ai été en âge de grimper au grenier, mon père m’a envoyé à sa place et j’étais ravi de lui rendre ce service. Pour être tout à fait honnête, au début le grenier me faisait un peu peur, à cause de la pénombre, mais plus tard, ça a été tout le contraire. J’adorais me faufiler au milieu des malles et des vieilles boîtes en carton.
Dans l’une d’elles, j’avais découvert une collection de photos de maman quand elle était très jeune. Maman est toujours belle mais là, elle était carrément jolie. Et puis, il y avait la boîte qui contenait les photos du mariage de mes parents. C’est fou comme ils avaient l’air de s’aimer ce jour-là.
En les regardant, je me suis demandé ce qui s’était passé : comment tout cet amour avait pu disparaître ? Et surtout, où était-il parti ? L’amour, c’est peut-être comme une ombre, quelqu’un le piétine et part avec. Peut-être que trop de lumière, c’est dangereux pour l’amour, ou alors c’est le contraire, sans lumière, l’ombre d’un amour s’efface et finit par s’en aller. J’ai piqué une photo dans l’album rangé au grenier : papa tient la main de maman sur le perron de la mairie. Maman a le ventre un peu rond, du coup, je suis un peu là moi aussi. Autour de mes parents, il y a des oncles et des tantes, des cousins et cousines que je ne connais pas et tout ce monde a l’air de s’amuser. Peut-être que je me marierai un jour moi aussi, avec Élisabeth si elle est d’accord, si je prends quelques centimètres, disons une bonne trentaine.
Dans le grenier il y avait aussi des jouets cassés, tous ceux que je n’avais pas été capable de remonter après avoir étudié de près comment ils avaient été fabriqués. Bref, au milieu du bric-à-brac de mes parents, je me sentais dans un autre univers, un univers à ma taille. Mon monde à moi se trouvait dans ma maison, mais sous les toits.
Me voilà face à la lucarne, je me tiens bien droit pour regarder la lune se lever, elle est pleine et sa lumière se pose sur les planches en bois du grenier. On voit même flotter des particules de poussière en suspension dans l’air, ça donne un côté paisible au lieu, c’est si calme ici. Ce soir, avant le retour de maman, je suis allé dans l’ancien bureau de papa pour y chercher tout ce que je pouvais lire sur les ombres. La définition de l’encyclopédie était un peu compliquée, mais grâce aux illustrations j’ai pu apprendre pas mal de trucs sur la façon de les faire apparaître, de les déplacer ou de les orienter. Mon stratagème devait fonctionner dès que la lune serait dans l’axe. Je guettais ce moment avec impatience, en espérant qu’elle serait en bonne place avant la fin du feuilleton de maman.
Enfin, ce que j’attendais s’est produit. Droit devant moi, j’ai vu l’ombre s’étirer sur les lattes du grenier. J’ai toussoté un peu, pris mon courage à deux mains et j’ai affirmé d’une voix franche ce dont j’étais désormais certain.
— Tu n’es pas mon ombre !
Je ne suis pas fou et j’avoue avoir eu sacrément peur quand j’ai entendu l’ombre me répondre dans un murmure.
— Je sais.
Silence de mort. Alors j’ai poursuivi, la bouche sèche et la gorge serrée.
— Tu es l’ombre de Marquès, c’est ça ?
— Oui, a-t-elle soufflé à mes oreilles.
Quand l’ombre s’adresse à moi, c’est un peu comme lorsqu’on a une musique dans la tête, il n’y a pas de musicien mais on entend pourtant de façon aussi réelle que si un orchestre imaginaire jouait tout près de soi. Ça fait le même effet.
— Je t’en supplie, ne dis rien à personne, m’a dit l’ombre.
— Qu’est-ce que tu fais là ? Pourquoi moi ? ai-je demandé, inquiet.
— Je me suis évadée, tu ne t’en es pas douté ?
— Pourquoi tu t’es évadée ?
— Tu sais ce que c’est que d’être l’ombre d’un imbécile ? C’est insupportable, je n’en peux plus. Déjà quand il était petit c’était pénible, mais plus il grandit et moins je le supporte. Les autres ombres, la tienne en particulier, se moquent de moi. Si tu savais la chance qu’a ton ombre, et si tu savais aussi ce qu’elle est arrogante avec moi. Tout ça parce que tu es différent.
— Je suis différent ?
— Oublie ce que je viens de dire. Les autres ombres affirment qu’on n’a pas le choix, on est l’ombre d’une seule personne, et pour toujours. Il faudrait que cette personne change pour que votre sort s’améliore. Avec Marquès, autant te dire que le futur qui m’attend n’est pas des plus glorieux. Tu imagines ma surprise quand j’ai senti que je pouvais me détacher de lui, au moment où tu t’es retrouvé à ses côtés ? Tu as un pouvoir extraordinaire, alors je n’ai pas réfléchi, c’était le moment ou jamais de me faire la belle. J’ai un peu profité de ma taille, à force d’être l’ombre de Marquès, j’ai des excuses. J’ai poussé la tienne pour prendre sa place.
— Et mon ombre, t’en as fait quoi ?
— À ton avis ? Il fallait bien qu’elle se raccroche à quelque chose, elle est repartie avec mon ancien propriétaire. Elle doit faire une sale tête en ce moment.
— C’est dégueulasse, ce que tu as fait à mon ombre. Dès demain, je te rends à Marquès et je la récupère.
— Je t’en prie, laisse-moi rester avec toi. Je voudrais savoir ce que ça fait d’être l’ombre de quelqu’un de bien.
— Je suis quelqu’un de bien ?
— Tu peux le devenir.
— Non, c’est impossible que je te garde, les gens vont finir par se rendre compte que quelque chose ne va pas.
— Les gens ne font déjà pas attention aux autres, alors à leurs ombres... Et puis, c’est dans ma nature de rester dans l’ombre. Avec un peu d’entraînement et de complicité nous finirons bien par y arriver.
— Mais tu mesures au moins trois fois ma taille.
— Ce ne sera pas toujours le cas, ce n’est qu’une question de temps. Disons que jusqu’à ce que tu grandisses, tu devras toi aussi rester un peu dans l’ombre, mais dès que tu auras poussé, c’est moi qui t’entraînerai vers la lumière. Réfléchis, c’est un sacré avantage d’avoir l’ombre d’un grand. Sans moi, tu ne te serais jamais présenté à l’élection du délégué de classe. Qui t’a donné confiance en toi, à ton avis ?
— C’est toi qui m’as poussé ?
— Qui d’autre ? confia l’ombre.
Soudain, j’entendis la voix de ma mère me demander, du bas de l’échelle qui grimpe au grenier, avec qui je pouvais bien discuter. Je lui ai répondu sans réfléchir que je parlais avec mon ombre. Évidemment, elle a répliqué que je ferais mieux d’aller me coucher, au lieu de dire des âneries. Les adultes ne vous croient jamais quand vous leur confiez des choses sérieuses.
L’ombre a haussé les épaules, j’ai eu l’impression qu’elle me comprenait. Je me suis éloigné de la lucarne et elle a disparu.
*
* *
J’ai fait un rêve vraiment étrange cette nuit-là. Je partais à la chasse avec mon père, et même si je n’aime pas la chasse, j’étais heureux de le retrouver. Je le suivais, mais il ne se retournait jamais et je ne pouvais pas voir son visage. L’idée de tuer des animaux ne me procurait aucun plaisir. Il m’envoyait en éclaireur à travers des champs immenses où s’élevaient de hautes herbes roussies par le soleil, que le vent faisait onduler doucement. Je devais progresser en tapant dans mes mains pour que les tourterelles s’envolent, alors il leur tirait dessus. Pour empêcher ce massacre, j’avançais le plus lentement possible. Quand je laissais filer un lapin entre mes jambes, mon père me traitait de bon à rien juste capable de lever le mauvais gibier. C’est cette phrase qui m’a fait comprendre, dans mon rêve, que cet homme au loin n’était pas mon père, mais celui de Marquès. Je me trouvais à la place de mon ennemi, et ce n’était pas une sensation agréable du tout.
Bien sûr, j’étais plus grand et je me sentais plus fort que d’habitude, mais je ressentais une profonde tristesse, comme si un chagrin m’avait envahi.
Après la chasse, nous sommes rentrés dans une maison qui n’était pas la mienne. Je me suis retrouvé assis à la table du dîner, le père de Marquès lisait son journal, sa mère regardait la télévision, personne ne s’adressait la parole. Chez nous on parlait beaucoup à table ; quand papa était là, il me demandait comment s’était passée ma journée, et depuis son départ, maman m’interrogeait à sa place. Mais les parents de Marquès se moquaient bien de savoir s’il avait fait ses devoirs. J’aurais pu trouver ça épatant, en fait c’était tout le contraire, et j’ai compris d’où venait cette peine soudaine ; même si Marquès était mon ennemi, j’étais triste pour lui, triste de l’indifférence qui régnait dans sa maison.
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Quand le réveil a sonné, j’étais en nage. J’avais le souffle court et je me sentais aussi brûlant que par un jour de fièvre, mais soulagé que tout ça n’ait été qu’un cauchemar. Un grand frisson m’a parcouru et tout est redevenu normal. Ce matin-là, retrouver les murs de ma chambre a suffi à me rendre heureux. En faisant ma toilette, je me suis demandé si je devais raconter à ma mère ce qui m’arrivait. J’aurais voulu partager ce secret avec elle mais je devinais déjà sa réaction.
La première chose que j’ai faite en descendant dans la cuisine a été de me précipiter à la fenêtre. Le ciel était couvert, pas la moindre trace de bleu à l’horizon, même pas de quoi tailler une culotte de marin comme disait mon père, quand il se résignait à annuler sa partie de pêche. J’ai bondi sur la télécommande pour allumer la télé.
Maman ne comprenait pas pourquoi je m’intéressais autant à la météo. J’ai raconté que je préparais un exposé sur le réchauffement climatique et je lui ai demandé de bien vouloir me laisser écouter sans interrompre tout le temps la dame qui annonçait qu’un front nuageux dû à une forte zone de dépression allait s’installer dans notre région pendant plusieurs jours. Moi aussi j’allais sacrément déprimer si le soleil ne revenait pas rapidement. Avec tous ces nuages, aucune chance de voir les ombres apparaître, impossible donc de rendre la sienne à Marquès. J’ai pris mon cartable et suis parti à l’école, avec une boule au ventre.
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Luc passait toutes les récrés assis sur le banc. Avec son attelle et sa béquille, il n’avait pas grand-chose d’autre à faire. Je l’ai rejoint et il m’a montré Marquès du doigt. Ce grand imbécile allait serrer les mains de tous les élèves de la classe et faisait semblant de s’intéresser aux discussions des filles.
— Tiens, aide-moi à marcher, j’ai la jambe tout ankylosée.
Je lui ai tendu la main et nous sommes partis faire quelques pas. Ça devait être mon jour de chance, au moment où on s’est approchés de Marquès, une minuscule éclaircie a percé le ciel obscur. J’ai regardé aussitôt le sol de la cour, c’était un véritable fouillis, toutes les ombres se chevauchaient, comme pour un conciliabule – on avait appris ce mot au cours d’histoire juste avant la récré. Marquès s’est retourné vers nous et nous a fait comprendre d’un regard que nous n’étions pas les bienvenus dans les parages. Luc a haussé les épaules.
— Viens, il faut que je te parle. Le jour du vote approche, m’a-t-il dit en s’appuyant sur sa béquille. Je te rappelle que les élections ont lieu vendredi, il serait temps que tu fasses quelque chose qui te rende un peu populaire.
Les mots de Luc avaient sonné comme une phrase d’adulte. Le regarder boiter ainsi, le dos un peu voûté, me replongea aussitôt dans un drôle de songe. Je nous voyais à nouveau tous les deux, bien plus vieux que nous ne l’étions, encore plus vieux que la dernière fois dans la boulangerie. À croire que notre amitié avait duré toute une vie. Luc n’avait presque plus de cheveux, son front dégarni remontait jusqu’au milieu du crâne. Il avait les traits tirés, la peau de son visage était flétrie, mais ses yeux bleus brillaient toujours autant, ce que je trouvais rassurant.
— Qu’est-ce que tu voudrais faire plus tard ? lui demandai-je.
— Je ne sais pas, il faut décider de ça tout de suite ?
— Non, pas forcément, enfin, je ne crois pas. Mais si tu devais choisir maintenant, tu voudrais faire quoi ?
— Reprendre la boulangerie de mes parents, j’imagine.
— Je voulais dire, si tu avais le choix de faire autre chose ?
— J’aimerais être comme M. Chabrol, le médecin, mais je ne crois pas que ce sera possible. Maman dit qu’au train où vont les choses, il n’y aura bientôt plus assez de clients pour que la boulangerie prospère. Depuis que le supermarché vend du pain, mes parents ont du mal à joindre les deux bouts, alors tu imagines, me payer des études de médecine !
Je savais que Luc ne serait pas médecin, je le savais de toutes mes forces depuis que nous avions partagé un pain au chocolat et un éclair au café, depuis que je l’avais vu assis derrière la caisse. Luc resterait dans notre petite ville ; sa famille n’aurait jamais les moyens de lui offrir de quoi faire de longues études.
D’un côté, c’était une bonne nouvelle parce que ça signifiait que la boulangerie résisterait à la guerre du supermarché, mais il ne serait jamais docteur. Je ne voulais pas le lui annoncer, je devinais que ça lui ferait de la peine, peut-être même que ça le découragerait, il était pourtant le meilleur en sciences naturelles. Alors je me suis tu et j’ai gardé ce secret pour moi. Il faut que je fasse attention où je mets les pieds, que je surveille chacun de mes pas. Même par jour de mauvais temps, on n’est pas à l’abri d’une petite éclaircie. Savoir à l’avance ce qui va arriver aux gens qu’on aime bien, ça ne rend pas nécessairement heureux.
— Alors, pour cette élection, qu’est-ce que tu comptes faire ?
J’avais une autre question en tête.
— Luc, si tu avais le pouvoir de deviner ce que les gens pensent, ou plutôt ce qui les rend malheureux, tu ferais quoi ?
— Où est-ce que tu vas chercher des idées pareilles ? Ça n’existe pas, ce pouvoir-là.
— Je le sais bien, mais si ça existait quand même, comment tu l’utiliserais ?
— Je ne sais pas, ce n’est pas très marrant comme pouvoir, j’imagine que j’aurais peur que le malheur des autres déteigne sur moi.
— C’est tout ce que tu ferais ? Tu aurais peur ?
— Chaque fin de mois, quand mes parents font les comptes de la boulangerie, je les vois inquiets, mais je ne peux rien y faire et ça me rend malheureux. Alors si je devais ressentir le malheur de tous les gens, ce serait terrible.
— Et si tu pouvais changer le cours des choses ?
— Ben, j’imagine que je le ferais. Bon, ton pouvoir me fiche le cafard, alors revenons à cette élection et réfléchissons ensemble.
— Luc, si tu devenais maire du village plus tard, ça te plairait ?
Luc s’adossa au mur de l’école pour reprendre un peu son souffle. Il me regarda fixement et son air sombre fit place à un grand sourire.
— J’imagine que ce serait chouette, mes parents aimeraient bien ça, et puis je pourrais faire passer une loi pour interdire au supermarché d’ouvrir un rayon boulangerie. Je crois que j’interdirais aussi le rayon articles de pêche, parce que le meilleur copain de mon père, c’est le droguiste sur la place du marché et lui aussi ses affaires vont mal depuis que le supermarché lui fait de la concurrence.
— Tu pourrais même faire voter une loi qui interdirait complètement le supermarché.
— Je crois que quand je serai maire de la ville, me dit Luc en me tapant sur l’épaule, je te prendrai comme ministre du Commerce.
Plus tard en rentrant à la maison, il faudrait que je demande à ma mère si les maires ont des ministres, j’aimerais bien être le ministre de Luc mais j’ai quand même un petit doute.
Dans le couloir qui menait à la salle de classe, j’ai espéré que les choses se seraient remises en ordre pendant l’éclaircie à la récré, et que l’ombre de Marquès aurait retrouvé son propriétaire ; j’ai prié pour qu’à la prochaine éclaircie je retrouve la mienne au bout de mes chaussures et en même temps, aussi étrange que cela paraisse, je me suis senti un peu lâche d’avoir pensé ça.
*
* *
La leçon de mathématiques venait de commencer quand un bruit assourdissant se fit entendre dans la cour. Les carreaux volèrent en éclats, le professeur nous hurla de nous jeter à terre. Il n’eut pas besoin de nous le répéter deux fois.
S’ensuivit comme un silence de mort. M. Gerbier se releva le premier et nous demanda si l’un de nous était blessé, il avait l’air terrorisé. À part quelques éclats de verre dans les cheveux et deux filles qui pleuraient sans qu’on sache pourquoi, tout allait plutôt bien, sauf les fenêtres qui faisaient vraiment la gueule et les pupitres tout en désordre. Le professeur nous fit sortir au plus vite et nous ordonna de nous mettre en file indienne. Il quitta la classe en dernier et courut dans le couloir pour se mettre devant nous. Je ne sais pas s’ils avaient répété l’exercice entre profs mais toutes les autres classes avaient fait comme nous et il y avait un monde fou ; la cloche de la récré sonnait à tout-va. Dans la cour, le spectacle était hallucinant. Presque toutes les fenêtres de l’école étaient à nu et on voyait s’élever une colonne de fumée derrière la remise du gardien.
— Mon Dieu, c’est la citerne de gaz ! cria M. Gerbier.
Je ne voyais pas ce que Dieu venait faire là-dedans, à moins qu’il ait eu besoin d’utiliser un briquet géant et qu’il ait un peu merdouillé au moment de s’en servir. En même temps, avec tout ce qu’on nous dit sur les cigarettes, je voyais mal Dieu en train de s’en griller une, mais bon, on ne sait jamais, peut-être que ses poumons à lui ne craignent rien, vu qu’il est déjà au ciel. N’empêche, la colonne de fumée montait quand même jusqu’à lui, mais c’était sûrement qu’une coïncidence.
Mme la directrice était dans tous ses états, elle ordonnait aux professeurs de nous compter pour la troisième fois et n’arrêtait pas de tourner en rond en répétant « Vous êtes sûrs qu’ils sont tous là ? » Et puis, un prénom lui venait en tête, alors elle criait « Mathieu, le petit Mathieu, il est où ? Ah, il est là ! », puis elle passait à un autre. Heureusement elle n’avait pas pensé à moi, je n’avais vraiment pas besoin qu’on rappelle que j’étais petit, encore moins en pleine période électorale.
Il y avait un sacré grabuge à l’endroit de l’explosion. On entendait le crépitement des flammes, elles grimpaient de plus en plus haut derrière la remise du gardien, on voyait même leurs ombres danser sur le toit. Et devant moi, j’ai vu celle d’Yves, comme si elle était venue me trouver. Je l’ai vue avancer, je savais que c’était moi qu’elle cherchait, je le sentais de toutes mes forces. Mme la directrice et les professeurs étaient bien trop occupés à recompter les élèves pour faire attention à moi, alors je me suis mis à marcher vers la remise, où l’ombre m’entraînait.
On entendait dans le lointain hurler des sirènes, mais elles étaient encore bien loin. L’ombre d’Yves me guidait toujours, je me dirigeai vers la colonne de fumée, la chaleur grandissait, j’avais de plus en plus de mal à progresser. Il fallait que j’y aille, je crois que j’avais compris pourquoi l’ombre était venue à moi.
J’étais presque arrivé à la remise du gardien quand les flammes se sont mises à lécher le toit. J’avais peur mais j’avançais quand même. Soudain j’ai entendu Mme Schaeffer hurler mon prénom. Elle courait derrière moi. Elle ne court pas très vite, Mme Schaeffer. Elle me criait de revenir immédiatement. J’aurais bien voulu lui obéir mais je ne pouvais pas et j’ai continué vers où l’ombre me disait d’aller.
Devant la remise, la chaleur était devenue insupportable, j’allais tourner la poignée de la porte quand la main de Mme Schaeffer m’a saisi par l’épaule et m’a tiré en arrière. Elle m’a lancé un regard incendiaire, c’était de circonstance, mais je suis resté campé sur mes jambes et j’ai refusé de reculer. Je fixais cette porte, mon regard ne pouvait pas s’en détacher. Elle m’a attrapé par le bras, a commencé par me passer un savon, mais j’ai réussi à me libérer et je suis reparti aussitôt vers la remise. Et puis quand je l’ai sentie revenir dans mon dos, je lui ai dit ce que j’avais sur le coeur, c’est sorti d’un coup.
— Il faut sauver le gardien ! Il est pas dans la cour, il est dans sa remise en train de suffoquer.
C’est Mme Schaeffer qui a failli suffoquer quand elle m’a entendu lui dire ça. Elle m’a ordonné de reculer, et là, ce qu’elle a fait m’en a bouché un coin. Elle est plutôt du genre menue, Mme Schaeffer, rien à voir avec la mère de Luc, et pourtant, elle a donné un de ces coups de pied dans la porte, la serrure n’a pas résisté au charme de son tibia. Mme Schaeffer est entrée toute seule dans la remise et elle en est ressortie deux minutes plus tard en traînant Yves par les épaules. Je l’ai quand même un peu aidée jusqu’à ce que le prof de gym vienne prendre la relève et que Mme la directrice m’attrape par le fond de la culotte pour me ramener sous le préau.
Les pompiers sont arrivés. Ils ont éteint l’incendie, puis ils ont emmené Yves à l’hôpital après nous avoir rassurés sur son sort.
Mme la directrice était vraiment bizarre, elle n’arrêtait pas de m’engueuler et en même temps elle se mettait à pleurer en me serrant dans ses bras, me disant que j’avais sauvé Yves, que personne n’avait pensé à lui, sauf moi, et qu’elle ne se le pardonnerait jamais. Bref elle avait un mal fou à se décider.
Le chef des pompiers est venu me voir. Rien que moi. Il m’a demandé de tousser, il a regardé mes paupières et l’intérieur de ma bouche, et m’a examiné des pieds à la tête. Puis, il m’a donné une tape dans le dos, en me disant que si je voulais rejoindre sa brigade quand je serais grand, il serait heureux de me compter dans ses rangs.
J’ai pu constater que maman n’était pas la seule mère reliée par talkie-walkie avec Mme la directrice parce que je l’ai vue débarquer avec plein d’autres parents dans la cour, tous aussi paniqués.
On est rentrés à la maison, l’école était finie pour la journée.
Le vendredi suivant, j’ai gagné l’élection du délégué de classe à l’unanimité, moins une voix. Ce con de Marquès avait voté pour lui.
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J’ai retrouvé Luc après le dépouillement des bulletins de vote. Il n’a rien dit, il s’est juste contenté de sourire. On lui avait enlevé son attelle le matin même et il m’a montré sa jambe guérie, elle était quand même beaucoup plus mince que l’autre.
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Huit jours après l’explosion de la citerne, Yves est revenu à l’école. Il avait l’air normal, à part un bandage autour du front qui lui donnait un air de pirate. Ça lui allait plutôt bien, comme si jusque-là, il manquait quelque chose à sa personnalité. Je ne savais pas s’il fallait le lui dire, je verrais bien si l’occasion se présentait un jour de parler de pirates.
À l’heure de la cantine, je suis sorti avant les autres, je n’avais pas très faim. Yves était au fond de la cour, il regardait ce qui restait de sa remise, c’est-à-dire pas grand-chose. Il était penché sur les débris, un enchevêtrement de bouts de bois calcinés qu’il soulevait délicatement. Je me suis avancé vers lui mais, sans se retourner, il m’a dit :
— T’approche pas, c’est dangereux, tu pourrais te blesser.
Ça me semblait pas si dangereux que ça mais j’ai pas voulu lui désobéir. Je suis resté un peu en arrière, il savait bien que j’étais là mais au début, il a fait comme si de rien n’était. Je me demandais ce qu’il cherchait, il n’y avait vraiment rien à sauver au milieu de ce fatras. Puis il a saisi un truc rectangulaire complètement cramé, il l’a posé sur ses genoux et tout son corps s’est mis à trembler. Je crois bien qu’il pleurait et ça m’a fichu un cafard aussi noir que les bouts de bois de la remise.
— Je t’ai dit de pas rester là !
J’ai pas bougé. Il avait l’air si désespéré, il ne pouvait pas être sincère en me criant de partir. Ça se sentait bien qu’il ne fallait pas le laisser tout seul. C’est ça être un ami, non ? Savoir deviner quand l’autre vous dit le contraire de ce qu’il pense au fond de lui.
Yves s’est retourné vers moi, les yeux rouges. Des larmes coulaient sur ses joues, comme de l’encre sur une feuille de dessin mouillée. Il tenait dans ses mains un vieux cahier brûlé.
— Toute ma vie était là. Des photos, la seule lettre que j’avais de ma mère, et tant d’autres souvenirs d’elle, collés sur ces pages. Il ne reste que des cendres.
Yves a essayé de tourner la couverture mais elle s’est émiettée sous ses doigts. Je me suis dit que j’avais bien fait de rester auprès de lui.
— Votre tête n’a pas brûlé, vos souvenirs ne sont pas perdus, il suffit de vous les rappeler. On pourrait recopier la lettre de votre maman et peut-être même dessiner ce qu’il y avait sur les photos.
Yves a souri, je ne voyais pas ce qu’il y avait de drôle, mais bon, j’étais content qu’il ait l’air moins malheureux.
— Je sais que c’est toi qui as donné l’alerte, m’a-t-il dit en se redressant. Quand la citerne a explosé, je me suis précipité dans la remise pour essayer de sauver ce que je pouvais. Il n’y avait pas encore de flammes, seulement cette fumée épaisse qui envahissait tout. J’ai pas tenu cinq minutes dans cet enfer. Impossible d’ouvrir les yeux tant ça piquait, je n’ai pas retrouvé la poignée de la porte. Je manquais d’air, j’ai paniqué, je n’ai pas pu retenir ma respiration, et j’ai perdu connaissance.
C’était la première fois qu’on me racontait un incendie vu de l’intérieur et c’était sacrément impressionnant à imaginer.
— Comment tu as su que j’étais là ? a demandé Yves.
Son regard était redevenu si triste que j’ai pas voulu lui mentir.
— Il était si important que ça, votre cahier ?
— Faut croire, il a bien failli me coûter la vie. Je te dois une fière chandelle et des excuses. L’autre jour, sur le banc, quand tu m’as parlé de mon père, j’ai pensé que tu t’étais faufilé par ici pour farfouiller dans mes affaires. Je n’ai jamais raconté mon enfance à personne.
— Je savais même pas qu’il existait, votre cahier.
— Tu n’as pas répondu à ma question, comment as-tu su que j’étais dans la remise en train de suffoquer ?
Qu’est-ce que je pouvais bien lui répondre ? Que son ombre était venue me chercher ? Qu’au milieu du chaos, elle s’était glissée entre les autres ombres sur le ciment de la cour pour venir jusqu’à moi ? Que je l’avais vue me faire des signes dans la lumière des flammes, qu’elle me suppliait de la suivre ? Quel adulte m’aurait cru ?
Dans mon ancienne école, un copain s’en était collé pour un an de séances chez la psychologue parce qu’il avait dit la vérité. Les mercredis après-midi, pendant que nous avions volley-ball ou piscine, lui c’était « salle d’attente et je te raconte ma vie pendant une heure devant une bonne femme qui fait des “Mmm, mmm” avec un sourire ». Tout ça parce qu’un samedi à l’heure du déjeuner, son grand-père s’était écroulé de sommeil devant lui et qu’il n’était jamais sorti de sa sieste. Pour s’excuser, le papy de mon copain lui rendait visite pendant la nuit et poursuivait la conversation qu’ils avaient interrompue dans la cuisine pour cause de sieste subite. Personne ne voulait le croire et, le matin, quand il racontait avoir vu son papy pendant la nuit, tous les adultes le regardaient avec un air consterné. Imaginez ce qui m’arriverait si je parlais de mon petit problème avec les ombres. Si c’était pour être condamné à aller voir la psychologue après être passé aux aveux, autant plaider coupable, quitte à raconter à Yves que j’avais lu son cahier et que j’en avais même appris des passages par coeur.
Yves ne me quittait pas des yeux, je jetai un regard en douce vers la pendule de l’école, il restait encore une bonne vingtaine de minutes avant que la cloche ne sonne.
— J’ai vu que vous n’étiez pas dans la cour et je me suis inquiété pour vous.
Yves m’a regardé sans rien dire. Il a eu une quinte de toux, puis s’est approché de moi et m’a murmuré :
— Je peux te confier un secret ?
J’ai hoché la tête.
— Si un jour tu as quelque chose sur le coeur, quelque chose dont tu ne te sens pas le courage de parler, sache que tu pourras te confier à moi, je ne te trahirai pas. Maintenant, tu peux aller jouer avec tes copains.
J’ai bien failli lâcher le morceau, je crois que ça m’aurait soulagé de parler à une grande personne, et Yves était quelqu’un de confiance. J’allais réfléchir à sa proposition le soir même quand je serais dans mon lit et, si je la trouvais toujours épatante au réveil, peut-être que je lui dirais la vérité.
Je suis parti rejoindre Luc. C’était la première fois depuis qu’il avait récupéré sa jambe qu’il rejouait au basket mais sa technique était loin d’être revenue et il avait besoin d’un coéquipier.
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Depuis l’explosion de la citerne, il n’y avait pas eu un seul jour de soleil. Les vitres de l’école avaient été remplacées mais il faisait terriblement froid dans les salles de classe et nous gardions tous nos manteaux à l’intérieur. Mme Schaeffer faisait son cours avec un bonnet sur la tête et ça rendait les leçons d’anglais bien plus intéressantes à cause du pompon qui gigotait chaque fois qu’elle ouvrait la bouche. Avec Luc, on se mordait la langue pour ne pas rigoler. Le temps que les assurances comprennent ce qui s’était passé, et donnent de l’argent à la directrice pour acheter une citerne de gaz toute neuve, l’hiver aurait passé. Tant que Mme Schaeffer gardait son bonnet à pompon, c’était pas grave.
Entre Marquès et moi l’atmosphère était tout aussi glaciale. Chaque fois qu’un professeur m’envoyait chercher des documents au secrétariat, puisque ce genre de missions revenait au délégué de classe, je sentais des flèches siffler dans mon dos. Depuis que j’avais visité sa maison dans mes rêves, je ne lui en voulais plus de rien et toutes ses brimades m’étaient bien égales. Maman m’avait annoncé que ce samedi matin papa viendrait me chercher et que nous passerions toute la journée ensemble et je ne pensais plus qu’à ça. Ça me rendait heureux, même si je m’inquiétais pour maman. Je n’arrêtais pas de me demander si elle n’allait pas s’ennuyer toute seule et je me sentais un peu coupable de l’abandonner.
Je crois que ma mère aussi doit lire dans les pensées qui rendent triste, en tout cas dans les miennes ; ce soir-là, elle est entrée dans ma chambre au moment où j’éteignais la lumière, elle s’est assise sur mon lit et elle m’a détaillé tout ce qu’elle ferait pendant que je passerais la journée avec mon père. Elle profiterait de mon absence pour aller chez le coiffeur. Elle avait l’air ravie en disant ça, ce que je trouvais curieux, parce que pour moi, aller chez le coiffeur, c’est plutôt une punition.
Maintenant que j’étais rassuré, plus les jours de la semaine avançaient, plus j’avais du mal à me concentrer sur mes devoirs. Je pensais sans cesse à ce que mon père et moi ferions quand nous nous serions retrouvés. Peut-être qu’il m’emmènerait manger une pizza comme il le faisait de temps en temps quand on habitait encore ensemble. Il fallait que je me ressaisisse, nous n’étions que jeudi, c’était vraiment pas le moment de se faire coller.
La journée du vendredi, les heures semblaient contenir plus de minutes que d’habitude. Comme lorsqu’on passe à l’heure d’hiver, et que la journée en gagne une de plus. Ce vendredi-là, on passait à l’heure d’hiver toutes les soixante minutes. L’aiguille de la pendule au-dessus du tableau noir avançait très lentement, si lentement que j’étais sûr que Dieu nous avait arnaqués et que la récré du matin aurait dû être celle de l’après-midi. Aucun doute, on s’était fait avoir.
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J’avais fini mes devoirs, maman en était témoin, et je m’étais couché les dents brossées avec une heure d’avance sur l’horaire habituel. Je voulais être en forme le lendemain, je savais que j’aurais du mal à trouver le sommeil. Il est venu quand même mais je me suis réveillé plus tôt que d’habitude.
Je me suis levé sur la pointe des pieds, j’ai fait ma toilette et je suis descendu en catimini préparer un petit déjeuner à ma mère pour m’excuser de la laisser seule ce jour-là. Puis je suis remonté m’habiller. J’ai mis le pantalon de flanelle et la chemise blanche que je portais le jour où on avait emmené le grand-père de mon copain au cimetière, pour qu’il continue sa sieste tranquillement sans être dérangé. C’est très calme les cimetières.
J’avais pris quelques centimètres depuis l’année précédente, pas beaucoup mais le bas de mon pantalon arrivait en haut de mes chaussettes. J’ai essayé de mettre la cravate que papa m’avait achetée, ma première cravate, comme il avait dit le jour où il me l’avait offerte. Je n’ai pas su faire le noeud, alors je l’ai enroulée comme une écharpe. Après tout, c’est l’intention qui compte, et puis ça me donnait l’allure d’un poète. J’avais vu une photo de Baudelaire dans notre livre de français, lui non plus ne savait pas très bien nouer sa cravate et pourtant les filles ne juraient que par lui. J’étais un peu serré dans mon blazer, mais très élégant. J’aurais bien aimé me promener avec papa sur la place du marché. Avec un peu de chance on aurait pu croiser Élisabeth en train de faire des courses avec sa mère.
Je me suis regardé dans la glace de la salle de bains de mes parents et je suis descendu attendre au salon.
Nous ne sommes pas allés sur la place du marché, papa n’est pas venu. Il a appelé à midi, pour s’excuser. C’est à maman qu’il a présenté ses excuses, parce que moi, j’ai pas voulu lui parler. Maman avait l’air encore plus triste que moi. Elle m’a proposé qu’on aille au restaurant, juste tous les deux, mais je n’avais plus faim. Je me suis changé et j’ai rangé la cravate dans l’armoire. J’espère ne pas trop grandir dans les mois à venir, comme ça, si papa vient me chercher, mes beaux habits devraient encore m’aller.
Il a plu tout le dimanche, on est restés avec maman à faire des jeux, mais j’avais pas le coeur à gagner, alors j’ai pas cessé de perdre.
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Le lundi j’ai séché la cantine, j’ai horreur du veau et des petits pois, et le lundi, c’est veau et petits pois. Je m’étais préparé un sandwich au Nutella en douce avant de partir de la maison et je suis allé le manger sous le marronnier. Yves était en train de charger dans une brouette les ruines de son ancienne remise. Il se rendait jusqu’aux grandes poubelles au fond de la cour où il entassait tout ce qui restait de ses souvenirs. Quand il m’a aperçu sur le banc, il est venu me saluer. J’avais rien contre, depuis deux jours je me sentais seul et sa compagnie ne pouvait pas me faire de mal. J’ai partagé mon sandwich en deux et je lui ai offert la petite moitié. J’étais sûr qu’il allait refuser mais il l’a mangée de bon appétit.
— Tu n’as pas l’air dans ton assiette, qu’est-ce qui t’arrive ?
— Moi aussi j’ai plein de photos dans le grenier de ma maison, si je vous les apportais vous pourriez m’aider à faire mon album de souvenirs ?
— Pourquoi tu ne le fais pas toi-même ?
— J’ai eu quatre sur vingt à mon herbier, je ne suis pas très doué en collages.
Yves a souri, il m’a dit que j’étais peut-être encore un peu jeune pour faire un album de souvenirs. Je lui ai répondu que c’était surtout des photos de mes parents, avant ma naissance. Par définition, je ne pouvais me souvenir de rien. Voilà pourquoi je voulais coller ces photos dans un album, pour mieux connaître mes parents, surtout mon père. Yves m’a regardé en silence, comme quand maman essaie de savoir s’il y a quelque chose qui cloche. Et puis il a dit que mes plus beaux souvenirs étaient devant moi et que c’était une chance merveilleuse.
Les grandes personnes vous disent toujours que c’est merveilleux d’être un enfant, mais je vous jure qu’il y a des jours, comme samedi dernier par exemple, où l’enfance, ça pue vraiment.