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Du temps
Où nous étions jeunes
C’était la saison du N’yrthnookah, ce qui voulait dire que j’aurais les rafales contre moi. Je prévoyais un voyage long et difficile. Il me faudrait louvoyer et batailler dur contre les vents d’est. Les futaies étant denses dans la Forêt des Ombres, je volai bas entre les cimes afin de m’abriter.
Les souvenirs de H’rath et de Siv affluaient à ma mémoire. Nous nous connaissions depuis l’éclosion. Poussins, nous jouions ensemble à dévaler le glacier en glissant sur nos pattes. Nous étions tous de haute naissance. H’rath était le fils et l’héritier du Chef suprême ; Siv, la fille d’un seigneur ; et moi j’étais un prince, quoique je ne descende pas de la même lignée que celle de mon compagnon. Alors que, à l’évidence, H’rath avait éclos pour régner, on ne pouvait en dire autant de moi. D’ailleurs, je n’avais pas plus envie de gouverner que de livrer combat. J’étais d’une nature studieuse et je compris tôt que je rendrais davantage service à mon royaume en tant que conseiller.
L’apparition de mon don étrange m’avait conforté dans cette opinion. Il n’avait pas fallu longtemps avant que la nouvelle se répande. Mes parents, époustouflés par la vitesse à laquelle j’avais appris à voler, comme n’importe quels parents fiers de leur nichée, s’étaient un peu vantés de-ci de-là. Ils avaient raconté dans le voisinage que j’avais vu « des taches de soleil avec des images dedans », selon leurs propres termes. Bientôt, les jeunes chouettes des environs avaient commencé à me fuir et à s’écarter sur mon passage. Toutes, à l’exception de H’rath et de Siv. Dès que nous avions su voler, nous étions devenus inséparables. J’étais tombé éperdument amoureux de Siv, mais je voyais bien que je n’étais pas de taille à lutter contre H’rath, une belle chouette tachetée, robuste, toujours à plaisanter, ce qui ne l’empêchait pas de posséder un esprit fin et un grand charisme.
Et pourtant, c’était moi qui lui avais sauvé la vie ! Brave lecteur, laisse-moi te confier une anecdote.
Nous étions encore jeunes ; nous aimions batifoler et parader dans les brises printanières qui soufflaient sur les versants escarpés du Hrath’ghar. Le glacier était un terrain de jeu formidable ; nous y réalisions un tas d’acrobaties et nous leur inventions des noms. Par exemple, il y avait la « spirale kukla » – kukla signifiant « fou » en krakéen – et le « tourbillon du hagsmon ». Si les parents avaient appris que nous utilisions ce mot pour rire, ils nous auraient botté le croupion ! Nous exécutions aussi des « woupla-woups », une figure très rigolote. Il suffit d’orienter sa queue dans un sens et d’incliner ses primaires pour prendre le vent ; ensuite, on tourne, tourne, tourne en s’élevant dans le ciel, jusqu’à ce qu’on ne puisse plus aller plus haut. Souvent, nous crachions des pelotes sitôt le repas terminé. Un soir, alors que nous venions juste d’achever une incroyable série de woupla-woups, nous entendîmes quelqu’un nous interpeller depuis une corniche :
— Pas mal, les gars !
Il s’agissait d’une chouette lapone qui revenait de chasser et picorait un lemming.
— C’est un guerrier, murmura Siv.
La future reine avait remarqué la longue épée de glace dégoulinant de sang qui pendait sous son aile.
— Il doit être de retour des combats dans le Sud ! s’exclama H’rath, tout excité.
H’rath adorait les guerriers. Il rêvait sans cesse d’épées de glace, de cimeterres de glace – bref, de toutes les armes de glace qu’utilisaient les chouettes du Nord.
— Venez par là. Ce lemming est grassouillet. Il y a largement assez de viande pour quatre.
Il n’eut pas besoin de nous le dire deux fois ! Nous ne croisions jamais d’ennemis dans cette région. Le Hrath’ghar était un bastion des H’rathiens, fidèles du roi H’rathmore, le père de H’rath. Nous nous posâmes sur la corniche, à ses côtés. Mon camarade ne pouvait s’empêcher de lorgner l’épée.
— La lame est encore couverte de sang, dit-il d’un ton admiratif.
— Évidemment. C’est le sang d’un petit duc, un chevalier de Hengen.
— Hengen, l’ami de Mylotte ?
— Lui-même, petit.
Hengen était un seigneur féroce allié à Mylotte, un hagsmon très puissant. Pendant que H’rath admirait l’épée, je guignais le lemming. Il était charnu et appétissant. Sa fourrure scintillait dans la pâle lumière hivernale. J’entendais mon gésier gargouiller.
— Honneur au prince : mange le premier, proposa la chouette lapone.
Je me raidis subitement. Ma vue se brouillait, ce qui m’arrivait souvent avant d’avoir une vision. Pourtant, il n’y avait ni flamme ni rayon de soleil devant moi.
— Allons, mange, mon garçon ! insista le guerrier.
— Non ! m’écriai-je.
— Qu’y a-t-il ? Ce lemming est excellent, répliqua-t-il avec une pointe de mauvaise humeur.
Je devinai un objet vert caché à l’intérieur du ventre du lemming.
— Non ! répétai-je.
Et je donnai un grand coup de patte dans la proie, qui dégringola de la corniche. Un sifflement terrifiant déchira l’air, et une créature étrange d’un vert très vif jaillit dans l’obscurité.
— Un serpent volant ! hurla H’rath.
Nous reculâmes contre le mur de glace. Le serpent se tortilla, prêt à darder sa langue fourchue. Mais le plus extraordinaire vint après. Je dois dire que je ne garde moi-même aucun souvenir de la scène et que je la rapporte telle qu’on me l’a racontée. Je décollai sur-le-champ et je me mis à prononcer des mots étranges. Le reptile parut piquer dans les orties. Il interrompit sa chute juste à temps, se retourna et disparut dans la nuit.
Dès que nous eûmes repris nos esprits, nous constatâmes que la chouette lapone avait filé.
— Ce mâle a essayé de nous tuer ! s’écria H’rath, stupéfait.
— Non, il a essayé de te tuer, précisa Siv.
— Tu as raison. Il a insisté pour que le prince mange le premier.
Et nous savions tous de quel prince il s’agissait. H’rath et Siv se tournèrent vers moi.
— Grank, murmura H’rath, tu m’as sauvé la vie. Comment as-tu su ?
J’avais toujours gardé la plus grande discrétion au sujet de mes visions, évitant d’en parler, même à mes meilleurs amis.
— Je ne sais pas trop. Parfois, je vois des choses…
— Mais là, c’était différent ! s’exclama Siv.
En effet. J’étais d’ailleurs assez perplexe moi-même.
— Oui, avouai-je à mi-voix. C’est vrai.
— Grank, dit Siv en s’avançant vers moi et en me fixant de ses beaux yeux ambrés, es-tu un magicien ?
Cette question me fit trembler de tous mes membres.
En quoi exactement la magie d’un magicien diffère-t-elle de celle d’un hagsmon ? Du temps de ma jeunesse, il n’existait que la nachtmagen, terme qui englobait tous les sortilèges jetés par les hagsmons. Certains prétendaient cependant qu’il y avait une magie bénéfique, et que le légendaire Hoole lui-même la pratiquait. Mais, pour la plupart d’entre nous, tout cela n’était que pure invention. J’ignorais ce qui m’était arrivé à l’instant où j’avais articulé ces paroles incompréhensibles face au serpent. J’avais encore l’impression de regarder à travers un brouillard. Je tentai néanmoins de répondre aux questions de Siv en toute sincérité.
— Je ne sais pas. Je suis incapable de t’expliquer ce qui s’est passé. Ça ne ressemblait pas du tout à mes visions. Alors c’était peut-être… de la magie…
Je les vis tous deux minoucher : de peur, ils plaquaient leurs plumes contre leur corps si bien qu’ils paraissaient rétrécir de moitié.
— Je vous en prie, les suppliai-je, n’ayez pas peur de moi. Si vous me craignez, je serai seul au monde.
Je les imaginais déjà faire un signe de la patte pour conjurer le mauvais œil chaque fois qu’ils m’apercevraient. Ainsi le voulait la coutume à l’époque.
— Sois sans crainte, Grank. Nous serons toujours tes amis, affirma Siv.
H’rath, à son tour, s’avança et me toucha l’aile.
— Toujours, répéta-t-il. Et nous ne dirons rien à propos de tes pouvoirs. C’est promis.
Siv et H’rath arrachèrent chacun un fragment de glace et se piquèrent entre deux serres, à l’endroit où la chair est la plus tendre, avant de joindre leurs pattes.
— Moi, H’rath…
— Et moi, Siv…
— … nous jurons par notre sang, poursuivirent-ils à l’unisson, de ne jamais révéler à quiconque les événements qui se sont produits aujourd’hui et de garder pour nous l’existence des pouvoirs que possède notre ami le plus cher, Grank. Glaucis nous en soit témoin.
J’étais profondément touché. Un léger frisson parcourut mon gésier. Quelle chance de pouvoir compter sur de tels confidents ! D’un autre côté, plus je les regardais, plus j’avais conscience de ma différence et de ma solitude. Leur loyauté était indiscutable, mais, pendant que j’observais ces deux admirables jeunes chouettes, je compris qu’ils seraient toujours unis l’un à l’autre, tandis que moi, je resterais à part.
Par la suite, je m’étais posé beaucoup de questions sur cet étrange épisode. Le guerrier était-il un hagsmon déguisé ? D’après les rumeurs, les descendants des chourbeaux pouvaient changer d’apparence à leur guise – devenir plus chouette que corbeau, en quelque sorte. Même déguisés, cependant, ils continuaient de dégager une odeur pestilentielle.
Après cette malheureuse rencontre, j’avais eu hâte de poursuivre mes recherches. Je voulais savoir ce qu’était la magie blanche et en quoi elle se distinguait de celle des hagsmons, ces créatures mues par la rage et la malice, ces monstres sans foi ni loi, véritables miroirs de notre époque. Les hagsmons pouvaient-ils être contrés par de bons magiciens ? Ou l’usage de charmes et d’incantations conduisait-il forcément à une alliance contre nature avec le mal ? Il y avait en ce temps-là un petit groupe de chouettes qui croyaient que l’existence des hagsmons était liée à la perte de nos repères traditionnels, en particulier la foi en Glaucis et en la raison. On les appelait les frères glauciscains. Ils pensaient que la déchéance de notre civilisation avait ouvert une brèche dans laquelle ces agents de la superstition et de la nachtmagen s’étaient engouffrés pour envahir notre monde.
Je m’inquiétais aussi de ce qu’il adviendrait de moi si d’autres chouettes découvraient mes pouvoirs. Comment avais-je pu voir le serpent venimeux caché dans le corps du lemming ? D’où tenais-je la mystérieuse formule du sort que j’avais jeté au serpent ?
Tous ces souvenirs se bousculaient dans ma tête tandis que je volais vers le N’yrthghar sur l’ordre de H’rath, mon ami et mon roi. Que s’était-il passé depuis la fin de la chasse aux lemmings pour que les hagsmons se soulèvent de nouveau ? Quel marché honteux le vaniteux lord Arrin avait-il conclu avec les démons ? Le mal allait-il se répandre dans les royaumes comme une épidémie ? Si tous les chefs fourbes, les princes séditieux et les seigneurs pleins de rancœur s’alliaient aux hagsmons, ce serait la fin du monde tel que nous le connaissions. Un bond en arrière dramatique, un retour au temps des chourbeaux. Des volatiles préhistoriques domineraient la terre. La nachtmagen régnerait partout, et le chaos ébranlerait l’air, le vent, les nuages, les fondations mêmes du ciel.