Chapitre 1
LE KANSAS AU MATIN
1
Pour la première fois depuis
(des heures ? des jours ?)
le Pistolero se tut. Il resta un instant à fixer le bâtiment à l’est de l’endroit où ils se trouvaient (avec le soleil derrière, le palais de verre n’était plus qu’une forme noire nimbée d’or), les avant-bras calés sur les genoux. Puis prenant l’outre posée près de lui sur l’asphalte, il l’éleva au-dessus de son visage et, bouche ouverte, la renversa.
Il but à la régalade – ses compagnons voyaient sa pomme d’Adam s’activer tandis que, s’étant rallongé sur la bande d’arrêt d’urgence, il laissait couler le contenu de la gourde un peu au hasard – comme si se désaltérer n’était pas de première nécessité pour lui. L’eau dégoulinait sur son front marqué de rides profondes, ruisselait sur ses paupières closes et le long de ses tempes, venait stagner dans le creux triangulaire à la base de sa gorge, mouillait ses cheveux qu’elle rendait plus sombres.
Reposant enfin l’outre de côté, il resta étendu ainsi, les yeux fermés, les bras allongés au-dessus de sa tête, comme un homme succombant au sommeil. De la vapeur s’élevait en délicates volutes de son visage humide.
— Ahhh, fit-il.
— Tu te sens mieux ? demanda Eddie.
Le Pistolero souleva les paupières, laissant apercevoir ce regard d’un bleu délavé, et pourtant si effrayant dans son genre.
— Oui. Je ne comprends pas comment cela se peut ni pourquoi je redoutais tellement de faire ce récit… oui, je me sens mieux.
— Un ologue de la psyché pourrait probablement te l’expliquer, fit Susannah, mais je doute fort que tu l’écouterais.
Les mains au creux des reins, elle s’étira en faisant la grimace… mais cette grimace n’était qu’un réflexe. La douleur et l’ankylose auxquelles elle s’était attendue étaient absentes et, à l’exception d’un léger craquement au bas de la colonne vertébrale, elle n’eut pas la satisfaction d’entendre le concert de cracs, clacs et plops habituel.
— Laisse-moi te dire un truc, fit Eddie. Ça donne tout son sens à l’expression « se soulager le cœur ». Depuis combien de temps on est là, Roland ?
— Une nuit à peine.
— Les esprits ont tout fait en une seule nuit, dit Jake d’un ton rêveur.
Il était assis en tailleur et Ote, installé au creux du losange formé par ses jambes croisées, levait vers lui ses yeux brillants, cerclés d’or.
Roland se redressa sur son séant, s’épongeant le visage de son bandana, et regarda Jake intensément.
— Qu’est-ce que tu viens de dire ?
— Ce n’est pas de moi. Mais d’un certain Charles Dickens. Il a écrit cette phrase dans Un conte de Noël. En une seule nuit, hum ?
— Est-ce que tu sens dans ton corps que ça a pris plus longtemps ?
Jake fit non de la tête. Il se sentait tout à fait comme un matin au réveil – et même mieux que certains. Il avait envie de pisser, mais n’avait pas les dents du fond qui baignaient ni rien de ce genre.
— Eddie ? Susannah ?
— Je me sens en forme, répondit Susannah. Ce qui ne serait sûrement pas le cas après une nuit blanche, et encore moins après plusieurs.
— Ça me rappelle un peu l’époque où j’étais junkie… fit Eddie.
— Comme tout et n’importe quoi, non ? le coupa Roland d’un ton sec.
— Oh, elle est bonne, celle-là ! répliqua Eddie. Y a de quoi hurler de rire. Le prochain train qui nous fait le coup de la folie, c’est toi qui t’y colleras pour lui poser les questions bêtes. Ce que je voulais dire, c’est qu’à force de passer des nuits et des nuits à planer, tu t’habitues à te sentir maxi vaseux et à côté de la plaque chauffante quand tu te lèves le matin… tête lourde, nez bouché, cœur qui cogne, verre pilé dans la colonne. Tu peux croire ton vieux pote Eddie sur parole, suivant comment tu te sens le matin, tu peux dire si la dope est bonne pour toi ou pas. Bref, t’en as tellement l’habitude – moi du moins, je l’avais – que lorsque tu passes une nuit sans, tu te réveilles le matin, tu t’assieds au bord du lit et tu te dis comme ça dans ta tête : qu’est-ce qui m’arrive, putain ? Ch’uis malade ou quoi ? J’me sens zarbi. j’aurais pas fait un infarctus en dormant des fois ?
Jake éclata de rire, puis se plaqua la main sur la bouche avec une violence telle qu’on eût dit qu’il voulait non seulement le stopper mais se le ravaler dans la gorge.
— Pardon, dit-il. Ça m’a fait penser à mon père.
— Encore un de la confrérie, hein ? dit Eddie. Bref, je m’attends à avoir mal partout, à être crevé, à craquer de partout quand je marche… mais je crois bien que tout ce qu’il me faut pour me sentir d’aplomb, c’est d’aller pisser un coup dans les buissons.
— Et de manger un morceau ? demanda Roland.
Le petit sourire qu’Eddie avait arboré jusque-là s’évanouit.
— Cette histoire m’a coupé l’appétit. Je n’ai pas du tout faim.
2
Eddie porta Susannah au bas du remblai et la déposa dans un bouquet de lauriers pour qu’elle y fasse ses besoins. Jake était à une centaine de mètres plus loin, vers l’est, dans un bosquet de bouleaux. Roland avait dit que, pour les siens, il utiliserait la bande d’arrêt urgent, puis froncé le sourcil quand ses amis de New York lui avaient éclaté de rire au nez.
Susannah ne riait plus quand elle sortit des buissons. Son visage était sillonné de larmes. Eddie ne lui posa pas de question ; il savait tout. Lui-même avait lutté contre cette envie.
Il la prit doucement dans ses bras et elle enfouit son visage dans son cou. Ils demeurèrent ainsi un petit moment.
— Charyou tri, finit-elle par dire, le prononçant à la manière de Roland : chair-you-tri, en accentuant légèrement la dernière voyelle.
— Ouais, « vienne la moisson » fit Eddie, songeant qu’un Charlie d’un autre nom n’en était pas moins un Charlie[10]. Comme supposait-il, une rose était une rose était une rose.
Levant la tête vers lui, elle se mit à s’essuyer ses yeux noyés de larmes.
— Avoir vécu tout ça, dit-elle à voix basse… en jetant un coup d’œil vers le remblai de l’autoroute pour s’assurer que Roland ne se trouvait pas là à les guetter. Et à quatorze ans.
— Ouais, à côté, mes aventures genre Panique à Needle Park paraissent anodines. En un sens, pourtant, je suis presque soulagé.
— Soulagé ? Pourquoi ?
— Parce que j’ai cru qu’il allait nous raconter qu’il l’avait tuée de ses propres mains. Pour sa putain de Tour.
Susannah le regarda au fond des yeux.
— Mais c’est ce qu’il croit avoir fait. Tu n’as pas compris ?
3
Une fois à nouveau réunis, et à la vue de certaines provisions, tous tant qu’ils étaient décidèrent qu’ils mangeraient bien quelque chose, après tout. Roland partagea entre eux les derniers burritos (peut-être qu’un peu plus tard dans la journée, on s’fera une halte dans le prochain Boing Boing Burgers, histoire de voir ce qui reste, songea Eddie) et ils les attaquèrent de bon cœur. Tous, sauf Roland. Il prit son burrito et, après l’avoir gratifié d’un coup d’œil, regarda ailleurs. Eddie surprit sur le visage du Pistolero une nuance de tristesse qui le vieillissait et lui donnait un air perdu. Eddie en eut le cœur serré, mais il ne savait que faire pour y remédier.
Jake, de dix ans plus jeune que lui, le savait, lui. Il se leva, s’approcha de Roland, s’agenouilla à ses côtés et, passant ses bras autour du cou du Pistolero, le serra contre lui.
— Je suis triste que tu aies perdu ton amie, dit-il.
Le visage de Roland se crispa et, un instant, Eddie fut persuadé qu’il allait perdre la face. Trop de temps écoulé entre deux étreintes, peut-être. Beaucoup, beaucoup trop de temps. Eddie dut détourner les yeux. Le Kansas au matin, se dit-il, un spectacle que tu n’espérais jamais voir. Fous-toi ça sous la dent pour le moment, et laisse-le respirer.
Quand il regarda Roland de nouveau, ce dernier s’était repris. Jake était assis près de lui et Ote avait posé son long museau sur l’une des bottes du Pistolero. Roland mangeait son burrito. Lentement, et sans beaucoup de goût… mais il mangeait.
Une main fraîche – celle de Susannah – se faufila dans celle d’Eddie. Il la prit entre les siennes.
— Une seule nuit, s’émerveilla-t-elle.
— Corporellement parlant, du moins, fit Eddie. Mais mentalement…
— Qui sait ? approuva Roland. Raconter une histoire change toujours le cours du temps. En tout cas, dans mon monde à moi.
Il sourit. Ce qui était inattendu, comme d’habitude. Et comme d’habitude, cela métamorphosait son visage, le rendait presque beau. Voyant cela, Eddie s’imagina sans peine comment une fille avait pu s’amouracher du Roland d’autrefois. À une époque où il était déjà grand mais ni vieux ni si moche ; à une époque où la Tour n’avait pas encore tout à fait assuré son emprise sur lui.
— À mon avis, c’est pareil dans tous les mondes, mon chou, dit Susannah. Je peux te poser quelques questions avant qu’on reparte ?
— Si tu veux.
— Que t’est-il arrivé ? Combien de temps… t’es-tu « en allé » ?
— Tu as raison, je me suis en allé. J’ai voyagé. Vagabondé, plutôt. Mais pas dans l’Arc-en-Ciel de Maerlyn, à vrai dire… je ne pense pas que j’aurais pu en revenir, si j’y étais entré alors que j’étais encore… affaibli… Chacun de nous a son cristal de magicien, bien sûr. Ici.
Il se tapota le front avec gravité, juste entre les sourcils.
— C’est là que je me suis en allé. C’est là que j’ai voyagé, tandis que mes amis voyageaient vers l’est en ma compagnie. C’est là que peu à peu j’ai repris des forces. Je restais cramponné au cristal, je voyageais dans ma tête et j’allais mieux. Mais le cristal n’a plus jamais brillé pour moi, sauf à la toute fin… quand les remparts du château et les tours de la ville furent en vue. S’il s’était réveillé plus tôt…
Il haussa les épaules.
— S’il s’était réveillé avant que j’aie récupéré suffisamment d’énergie mentale, je crois que je ne serais pas en train de vous parler. Parce que n’importe quel monde – même un monde rose sous un ciel de cristal – aurait été préférable à un monde sans Susan. Je suppose que la force qui animait le cristal savait cela… et qu’elle a attendu.
— Mais quand il a brillé de nouveau pour toi, il t’a dit tout le reste, dit Jake. Obligatoirement. Il t’a raconté les faits que tes yeux n’ont pas vus.
— Oui. J’en sais autant sur cette histoire à cause de ce que j’ai vu dans le cristal.
— Tu nous as dit une fois que John Farson voulait voir ta tête au bout d’une pique, reprit Eddie. Parce que tu lui avais volé quelque chose de cher à son cœur. C’était le cristal, hein ?
— Oui. Il est entré dans une fureur noire quand il a été au courant. Il était fou de rage. Pour parler comme toi, Eddie « il a pété les plombs, grave ».
— Il a rebrillé pour toi combien de fois ? demanda Susannah.
— Et qu’est-il devenu ? ajouta Jake.
— J’ai vu trois fois en lui après notre départ de la Baronnie de Mejis, fit Roland. La première, c’était la veille au soir de notre retour à Gilead. Ce fut mon plus long voyage à l’intérieur de lui. C’est à ce moment-là qu’il m’a montré ce que je viens de vous raconter. Mis à part quelques détails que j’ai devinés, il m’a montré tout le reste. Et s’il l’a fait, ce n’était ni pour m’apprendre ni pour m’éclairer, mais pour me blesser et me faire mal. Les fragments subsistants de l’Arc-en-Ciel du Magicien sont des mauvaisetés. Le mal qu’ils font contribue à les ranimer. Le cristal a attendu que mon esprit soit de nouveau assez fort pour comprendre et supporter ce que je comprenais… puis il m’a montré toutes les choses qui m’avaient échappé, par stupidité et auto-complaisance adolescentes. Mon mal d’amour qui m’hébétait, ma vanité et mes piques d’amour-propre meurtrières.
— Arrête, Roland, fit Susannah. Ne le laisse pas te faire encore du mal.
— Mais il n’arrête pas. Il m’en fera toujours. Ça n’a plus d’importance à présent ; cette histoire est contée. La deuxième fois que j’ai vu – que je suis entré – dans le cristal, ce fut trois jours après être revenu chez moi. Ma mère était absente, bien que sa présence fût requise ce soir-là. Elle s’était rendue à Debaria – une sorte de lieu de retraite pour les femmes – attendre mon retour en priant. Marten était absent lui aussi. Il se trouvait en Cressie auprès de Farson.
— Le cristal, ton père l’avait en sa possession, à ce moment-là ? demanda Eddie.
— N… non, répondit Roland, baissant les yeux vers ses mains.
Eddie observa qu’une légère rougeur lui colora les joues.
— Je ne le lui ai pas donné tout de suite. C’était… dur pour moi d’y renoncer.
— Je te crois, dit Susannah. Tu n’étais pas différent de tous ceux qui ont jeté les yeux dans ce putain de truc.
— Le troisième jour, dans l’après-midi, juste avant le banquet donné pour célébrer notre retour sains et saufs…
— Je parie que vous étiez tous trois d’humeur à faire la fête, dit Eddie.
Roland eut un sourire dénué d’humour et resta plongé dans la contemplation de ses mains.
— Vers quatre heures, Cuthbert et Alain sont venus me retrouver dans mes appartements. Notre trio était à peindre, j’intuite… le visage enflammé par le vent, les yeux creusés, les mains écorchées et entaillées, plaies et bosses récoltées pendant notre escalade du canyon, maigres comme des épouvantails. Même Alain, qui avait une légère tendance à l’embonpoint, n’était plus que l’ombre de lui-même. Ils m’ont pris à partie, je suppose que vous diriez ça comme ça. Ils avaient gardé le secret sur le cristal jusque-là – par respect pour moi et la perte que j’avais subie, me dirent-ils, et je les ai crus aisément –, mais ils ne le garderaient pas au-delà du festin, prévu pour le soir même. Si je ne voulais pas le remettre de mon plein gré, ce serait à nos pères de résoudre cette question. Ils étaient horriblement embarrassés, Cuthbert surtout, mais déterminés. Alors, je leur ai dit que je remettrais le cristal entre les mains de mon père avant le banquet – avant que ma mère n’arrive de Debaria par la diligence. Ils devraient venir en avance et s’assurer que je tiendrais ma promesse. Cuthbert se mit à bafouiller que ce ne serait pas nécessaire, mais évidemment que ça l’était…
— Ben ouais, renchérit Eddie de l’air de celui qui comprend cette partie de l’histoire à la perfection. Tu peux aller aux chiottes tout seul, mais c’est toujours plus fastoche de virer la merde si quelqu’un te tient la main pour tirer la chasse.
— Alain, lui au moins, savait que ce serait mieux pour moi – plus facile – si je n’étais pas seul au moment de la remise du cristal. Il a fait taire Cuthbert et m’a affirmé qu’ils seraient là. Et ils y étaient. Alors je m’en suis séparé, même si je n’en avais pas du tout envie. Mon père est devenu pâle comme un linge quand, en jetant un coup d’œil dans le sac, il vit ce qu’il contenait. Puis il nous a demandé de l’excuser et l’a emporté. À son retour, il a repris son verre de vin et s’est remis à nous entretenir de nos aventures à Mejis comme si de rien n’était.
— Mais entre le moment où tes amis sont venus t’en parler et celui de sa restitution, tu as regardé à l’intérieur, affirma Jake. Tu y es entré, tu y as voyagé. Qu’est-ce qu’il t’a montré cette fois-là ?
— D’abord, il m’a remontré la Tour, fit Roland. Et le début de la voie qui y mène. J’ai vu la chute de Gilead et le triomphe de l’Homme de Bien. Nous n’avions fait que retarder l’échéance d’une vingtaine de mois en détruisant les citernes et le pétroléum. Je ne pouvais rien y faire, mais le cristal m’a alors montré quelque chose que je pouvais faire. Il me révéla l’existence d’un couteau dont on avait trempé la lame dans un poison particulièrement violent, une substance venue d’un lointain royaume de l’Entre-Deux-Mondes appelé Garlan. Sa virulence était telle que la plus légère entaille suffisait à provoquer une mort immédiate. Un ménestrel – en réalité, l’aîné des neveux de Farson – avait apporté ce couteau à la cour. L’homme auquel il l’avait confié était le chef des domestiques du château. Cet individu était censé transmettre le couteau au véritable assassin. Mon père ne devait pas revoir se lever le soleil à l’issue du banquet, tel était le plan prévu.
Il leur décocha un sourire lugubre.
— Suite à ce que je vis dans le Cristal du Magicien, le couteau n’atteignit jamais pour l’armer la main de son destinataire. Et à la fin de la semaine, les domestiques eurent un nouveau chef. Ce sont de jolies histoires que je vous raconte là, hein ? Si fait, très jolies.
— Tu as vu la personne à qui le couteau était destiné ? demanda Susannah. Le véritable assassin ?
— Oui.
— Rien d’autre ? Tu n’as rien vu d’autre ? questionna Jake.
Le complot d’assassinat à l’encontre du père de Roland ne semblait pas beaucoup l’intéresser.
— Si, fit Roland qui eut l’air déconcerté. Des souliers. Rien qu’une minute. Des souliers qui dégringolaient du ciel. Je les ai pris d’abord pour des feuilles mortes. Le temps que je comprenne de quoi il s’agissait vraiment, ils avaient disparu, et je me suis retrouvé sur mon lit, le cristal serré dans mes bras… tout à fait comme je l’avais transporté depuis Mejis. Mon père… comme je vous l’ai déjà dit, a été très fortement surpris en regardant à l’intérieur du sac.
Tu lui as dit qui avait en sa possession le poignard trempé de poison, songea Susannah, Jeeves le Majordome ou qui ou qu’est-ce, sans lui révéler qui devait s’en servir, n’est-ce pas, mon chou ? Et pourquoi ne pas l’avoir dit ? Pasque tu t’nais à te cha’ge’ de c’p’tite besogne toi-même ? Mais avant d’avoir pu le lui demander, Eddie posait une question de son côté.
— Des souliers ? Volant dans les airs ? Ça signifie quelque chose pour toi, maintenant ?
Roland fit non de la tête.
— Raconte-nous le reste de ce que tu as vu dans le cristal, dit Susannah.
Il la regarda avec une telle douleur dans les yeux que le léger soupçon qui avait traversé l’esprit de Susannah se transforma aussitôt en certitude. Détournant les yeux, elle chercha à tâtons la main d’Eddie.
— J’implore ton pardon, Susannah, mais je ne peux pas. Pas maintenant. Pour l’heure, je vous ai dit tout ce qu’il m’est possible de dire.
— D’accord, fit Eddie. D’ac, Roland, c’est cool comme ça.
— Ool, approuva Ote.
— Et la sorcière, tu l’as revue ? insista Jake.
Pendant un assez long temps, il sembla que Roland ne répondrait pas à cela, non plus. Mais finalement, si.
— Oui. Elle n’en avait pas fini avec moi. Elle me poursuivait, comme Susan, dans mes rêves. Depuis Mejis, et sur tout le chemin du retour, elle m’a poursuivi.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Jake, terrorisé, à voix basse. Nom de bleu, Roland, qu’est-ce que tu veux dire ?
— Pas maintenant.
Il se leva.
— Il est temps de repartir.
Il leur désigna de la tête le bâtiment qui flottait devant eux ; le soleil éclairait à ce moment précis ses créneaux.
— Ce dôme étincelant, là-bas, est encore à bonne distance, mais je crois qu’on peut l’atteindre cet après-midi, si nous faisons diligence. Il vaudrait mieux. Ce n’est pas un endroit où arriver après la tombée de la nuit, si on peut l’éviter.
— Tu sais de quoi il s’agit, alors ? demanda Susannah.
— Il représente des ennuis, répéta-t-il. Et il est en plein sur notre chemin.
4
Un certain temps, ce matin-là, la tramée gazouilla si fort que même les balles enfoncées dans leurs oreilles ne suffisaient pas à en arrêter entièrement le son ; au pire moment, Susannah crut que son arête nasale allait tout bonnement se désintégrer ; en regardant Jake, elle vit qu’il pleurait à chaudes larmes – mais pas comme quand on est triste, comme quand nos sinus sont en pleine rébellion. Elle ne pouvait se tirer de la tête le joueur de scie musicale auquel le gosse avait fait allusion. Hein qu’on dirait de la musique hawaïenne ? n’arrêtait-elle pas de se répéter mentalement tandis qu’Eddie la poussait gravement dans son nouveau fauteuil roulant, zigzaguant entre les véhicules à l’arrêt. Hein, qu’on dirait de la musique hawaïenne ? S’pas qu’on dirait de la putain de musique hawaïenne, Mamzelle Fraîche et Noire ?
Des deux côtés de l’autoroute, la tramée recouvrait entièrement les remblais qu’elle escaladait, projetant des reflets déformés d’arbres et de silos à grains, et semblait guetter nos pèlerins au passage comme les animaux affamés d’un zoo, les enfants potelés qui viennent se planter devant leurs cages. Susannah se surprenait à repenser à la tramée dans Verrou Canyon, happant avidement les hommes de Latigo qui tournaient en rond, au milieu de la fumée, (même si certains pénétraient en elle de leur plein gré, marchant comme les zombies d’un film d’horreur de série B), puis l’instant d’après à se remémorer encore une fois le musicien de Central Park, le barjo à la scie musicale. Hein qu’on dirait de la musique hawaïenne ? Et une tramée, une, hein qu’elle t’a un petit son hawaïen, s’pas ?
Juste au moment où elle se disait que cela dépassait la limite du supportable, la tramée desserra à nouveau son étau sur l’Interstate 70 et son bourdonnement gazouillant se mit enfin à décroître, avant de disparaître. Susannah fut bientôt en mesure de retirer les balles de revolver de ses oreilles. Elle les remisa dans la poche latérale de son fauteuil. Sa main tremblait légèrement.
— On peut dire qu’on vient de la sentir passer, fit Eddie, d’une voix enchifrenée et pleurarde.
Susannah s’aperçut en se tournant vers lui qu’il avait les joues baignées de larmes et les yeux rouges.
— T’inquiète, Suzie jolie, dit-il. C’est la faute à mes sinus. Ce son les bousille grave.
— Idem pour moi, fit Susannah.
— Moi, ça baigne pour mes sinus, mais c’est ma tête qui morfle, lança Jake. Il te reste de l’aspirine, Roland ?
Roland s’arrêta, fouilla dans ses poches et trouva le tube.
— Et Clay Reynolds, tu l’as revu ? demanda Jake après avoir avalé deux trois cachets grâce à l’eau de son outre.
— Non, mais je sais ce qu’il lui est arrivé. Il a formé une bande avec des déserteurs de l’armée de Farson et s’est mis à dévaliser des banques… dans notre partie du monde, c’était, mais à ce moment-là, les pilleurs de banques et les détrousseurs de diligences n’avaient plus grand-chose à craindre des pistoleros.
— Parce qu’ils avaient trop à faire avec Farson ? demanda Eddie.
— Oui. Mais Reynolds et ses hommes ont fini par être piégés par un shérif plus malin que les autres qui a transformé la grand-rue d’une bourgade du nom d’Oakley en coupe-gorge. Six membres du gang sur dix ont été tués net. Les autres – Reynolds était du nombre – ont été pendus. C’était moins d’un an plus tard, en pleine Terre Vide.
Il marqua une pause avant d’ajouter :
— Coraline Thorin faisait partie des tués sur place. Elle était devenue la femme de Reynolds ; elle participait aux coups de main et aux tueries de son gang, à ses côtés.
Ils restèrent silencieux un moment. Au loin, la tramée serinait son interminable chansonnette. Jake se mit soudain à courir vers un camping-car immobilisé un peu plus loin. Un mot était glissé sous l’un des essuie-glaces, côté chauffeur. Se hissant sur la pointe des pieds, Jake put s’en emparer de justesse. Il le parcourut, sourcils froncés.
— Qu’est-ce que ça dit ? lui demanda Eddie.
Jake lui tendit la feuille. Eddie y jeta un coup d’œil, puis la passa à Susannah qui, après l’avoir lue, la donna à Roland. Ce dernier l’examina, puis secoua la tête.
— Je ne saisis que quelques mots – vieille femme, homme noir. Que dit le reste ? Lisez-le-moi.
Jake reprit la feuille.
— La vieille femme des rêves se trouve dans le Nebraska. Son nom est Mère Abigaël…
Il s’interrompit.
— Puis plus bas, ça continue comme ça : l’homme noir se trouve dans l’Ouest. Peut-être à Las Vegas…
Jake leva les yeux vers le Pistolero. Le papier qu’il tenait en main voletait légèrement, malaise et doute se disputaient son expression. Mais Roland, pour sa part, fixait le palais qui miroitait au beau milieu de l’autoroute – palais qui ne se trouvait pas à l’ouest, mais à l’est, palais de lumière et non sombre.
— Dans l’Ouest, répéta Roland. L’homme noir, la Tour Sombre[11], à l’ouest, toujours.
— Le Nebraska est à l’ouest d’ici, aussi, fit Susannah avec hésitation. Je ne sais pas si cette personne, cette Mère Abigaël, a de l’importance, mais…
— Je crois qu’elle fait partie d’une autre histoire, dit Roland.
— Oui, mais cette histoire est très proche de celle-ci, lança Eddie tout à trac. Celle de la porte à côté, peut-être. Assez voisine en tout cas pour échanger du sucre contre du sel… ou avoir des disputes de palier.
— Je suis persuadé que tu as raison, dit Roland. Et nous n’en avons peut-être pas fini avec la « vieille femme » et « l’homme noir »… mais aujourd’hui, c’est à l’est que ça se passe pour nous. En avant.
Et ils se remirent en marche.
5
— Et Sheemie au fait ? demanda Jake au bout d’un moment.
Roland éclata de rire, surpris en partie par la question, égayé par ce souvenir plaisant.
— Il nous a suivis. Ça n’a pas dû être facile tous les jours pour lui, et à certains moments franchement effrayant – il y avait des roues et des roues d’étendues sauvages entre Mejis et Gilead et nombre d’individus d’une non moindre sauvagerie. Et même pire, peut-être. Mais le ka était avec lui et on l’a vu pointer son nez juste à temps pour la Fête du Terme de l’Année. Lui et son sacré mulet.
— Capi, dit Jake.
— Api, lui fit écho Ote, trottinant en douceur sur ses talons.
— Quand nous nous sommes mis en quête de la Tour, mes amis et moi, Sheemie nous accompagnait. En qualité d’écuyer, je suppose que vous diriez. Il…
Roland se mordit la lèvre, n’achevant pas sa phrase. Et ne voulut pas en dire davantage.
— Et Tante Cordélia ? demanda Susannah. Cette cinglée ?
— Morte avant même que le feu de joie ne soit plus que braises. À cause d’un remue-cœur ou d’un remue-méninges – ce qu’Eddie appelle une attaque.
— Peut-être qu’elle est morte de honte, dit Susannah. Ou bien d’horreur devant ce qu’elle avait fait.
— C’est possible, dit Roland. S’éveiller à la vérité trop tard, c’est une chose terrible. Je sais de quoi je parle.
— Il y a quelque chose là-bas devant, fit Jake, montrant du doigt un long ruban d’autoroute vide de tout embouteillage. Vous voyez ?
Roland, oui – ses yeux semblaient tout voir –, mais il fallut un bon quart d’heure pour que Susannah commence à discerner de petites taches noires devant eux sur l’asphalte. Elle était quasiment certaine de savoir ce que c’était, même si cela reposait plus sur l’intuition que sur la vision. Dix minutes plus tard, son intuition fut confirmée.
C’étaient des souliers. Six paires de chaussures disposées en rang d’oignons en travers des voies de l’Interstate 70.