5

 

Et à présent, voici qu’ils étaient à la Maison du Maire. Que la partie commence, songea Roland, ne sachant pas trop ce que signifiait cette phrase qui lui traversa l’esprit ; il ne pensait sûrement pas aux Castels… pas encore, à ce moment-là.

Les palefreniers emmenèrent leurs montures et, un instant, ils demeurèrent tous trois au pied du perron – se serrant presque les flancs comme des chevaux par gros temps –, leur visage imberbe baigné par la lueur des torches. À l’intérieur jouaient des guitares, et des éclats de rire s’élevaient en vagues successives.

— Doit-on frapper ? demanda Cuthbert. Ou simplement ouvrir la porte et entrer ?

Il fut épargné à Roland de répondre. La porte principale de l’hacienda s’ouvrit à deux battants et deux femmes, vêtues de robes longues à col blanc qui rappelèrent aux trois garçons celles que les femmes de bouviers portaient dans la partie du monde d’où ils venaient, apparurent sur le seuil. Leurs cheveux étaient serrés dans une résille, faite d’une substance diamantée qui étincelait à la lueur des torches.

La plus boulotte des deux s’avança en souriant et leur fit une profonde révérence. Ses pendants d’oreilles, des sourd-feux taillés carré, semblait-il, dansotaient en lançant des éclairs.

— Vous êtes les jeunes gens de l’Affiliation, sans nul doute, et les bienvenus, ça va de soi. Bonne nuitée, messires, puissent vos jours être longs sur la terre !

Ils saluèrent à l’unisson, botte en avant, et la remercièrent en un chœur imprévu qui la fit rire et applaudir. Sa compagne, plus grande, les gratifia d’un sourire aussi ténu qu’elle était fluette.

— Je suis Olive Thorin, dit la boulotte. L’épouse du Maire. Et voici Coraline, ma belle-sœur.

Coraline Thorin, sans se départir de son fin sourire (qui lui plissait à peine les lèvres et n’illuminait absolument pas ses yeux), se fendit d’une révérence pour la forme. Roland, Cuthbert et Alain saluèrent derechef, la jambe tendue.

— Je vous souhaite la bienvenue à Front de Mer, dit Olive Thorin, dont la dignité était plaisamment modulée par un sourire dénué d’artifice et le ravissement patent dans lequel la plongeait l’apparence de ses jeunes invités du Monde de l’Intérieur.

— Que la joie vous accompagne dans notre maison. Je vous le dis du fond du cœur, si fait.

— Je n’en doute point, madame, répondit Roland. Car votre accueil a mis la joie au fond du nôtre.

Il lui prit la main et, sans calcul aucun, la porta à ses lèvres et la baisa. Son rire charmé le fit sourire. Olive Thorin lui plut d’emblée ; et ce fut peut-être une bonne chose qu’il ait rencontré de prime abord une personne de sa sorte, car à l’exception problématique de Susan Delgado, il n’en rencontra aucune autre qu’il appréciât ou à laquelle il fit confiance de tout le reste de la soirée.

 

 

6

 

Malgré la brise marine, il faisait assez chaud dans le vestibule et le préposé aux manteaux et capes donnait l’air de n’avoir pas eu beaucoup de pratique. Roland ne fut pas autrement surpris de retrouver l’Adjoint Dave dans ce rôle : il avait plaqué en arrière les quelques cheveux qui lui restaient avec une sorte de gomina, et son monocle se détachait à présent sur le plastron immaculé d’une veste de larbin. Roland lui fit un signe de tête. Dave le lui rendit, gardant les mains dans le dos.

Deux hommes – le Shérif Avery flanqué d’un sieur d’âge certain, aussi décharné que ce bon Vieux Docteur Mort en personne – s’avancèrent vers eux. Plus loin, dans l’embrasure d’une porte ouverte à deux battants, on apercevait une salle bondée ; une foule d’invités s’y pressait, coupes à punch en cristal à la main, et pécorait en picorant dans les plateaux qui circulaient.

Roland eut juste le temps de lancer un clin d’œil comminatoire à Cuthbert : Mémorise tout. Chaque nom, chaque visage… le moindre détail. Et ceux-là, en particulier.

Cuthbert acquiesça d’un discret haussement de sourcil. Puis Roland fut entraîné, bon gré mal gré, dans la soirée, sa première vraie soirée de pistolero en service commandé. Il avait rarement connu plus dur.

Le Vieux Docteur Mort se révéla n’être autre que Kimba Rimer, Chancelier de Thorin et Ministre de l’Inventaire (Roland soupçonna que ce titre avait été créé de toutes pièces à leur intention). Il mesurait facilement dix centimètres de plus que Roland, qui passait pour grand à Gilead, et son épiderme était d’une pâleur cireuse, sans être maladive. Des ailes de cheveux gris fer, aussi fins que des fils de toile d’araignée, voletaient de part et d’autre de sa tête. Il avait le sommet du crâne complètement chauve et un pince-nez en équilibre sur son appendice nasal en forme de buccin.

— Chers garçons ! leur dit-il, une fois les présentations faites, du ton douceâtre et sincèrement navré d’un politicien ou d’un croque-mort. Soyez les bienvenus à Mejis et à Hambry ! Bienvenue aussi à Front de Mer, notre humble Maison du Maire !

— Si vous la qualifiez d’humble, de quel émerveillement me remplirait le palais que vos gens construiraient !

C’était une observation plutôt plaisante, en demi-teinte, et non un trait d’esprit (il laissait d’habitude Cuthbert les décocher), mais le Chancelier Rimer ne s’en esclaffa pas moins. Imité par le Shérif Avery.

— Venez, les garçons ! dit Rimer, quand il jugea avoir suffisamment manifesté son amusement. Le Maire vous attend avec impatience, j’en suis sûr.

— Si fait, dit une voix timide dans leur dos.

Si Coraline, sa maigrichonne de belle-sœur, avait disparu, Olive Thorin était encore là et ne quittait pas des yeux les nouveaux venus, les mains jointes comme il sied, devant ce qui avait dû être autrefois sa taille. Elle les gratifiait toujours de son sourire affable.

— À vrai dire, Hart meurt d’impatience de vous rencontrer. Dois-je les conduire, Kimba, ou bien…

— Nenni, nenni, ne vous donnez point cette peine, avec tous les autres invités dont il vous faut vous occuper, fit Rimer.

— Je crois que vous avez raison.

Elle fit une dernière révérence à Roland et ses compagnons ; malgré son sourire persistant, et qui ne semblait absolument pas contrefait, Roland ne put s’empêcher de songer : quelque chose la rend malheureuse, malgré tout. La désespère même, dirais-je.

— Voulez-vous bien me suivre, Messires ? demanda Rimer, dont le sourire révélait des dents d’une grosseur déconcertante.

Passant devant le Shérif hilare, ils entrèrent à la suite de Rimer dans la salle de réception.

 

 

7

 

Roland ne fut pas, loin de là, écrasé par sa splendeur ; il avait connu, après tout, le Grand Hall de Gilead – le Hall aux Aïeux, comme on l’appelait parfois – et avait même assisté en cachette à la grande fête qu’on y donnait chaque année, ledit Bal de la Nuit de Pâques, qui marquait la fin de la Terre Vide et l’avènement des Semailles. Il y avait cinq lustres dans le Grand Hall au lieu d’un seul comme ici, éclairé par des ampoules électriques et non des lampes à pétrole. Les vêtements des convives (bon nombre étaient de jeunes hommes et femmes dont aucun travail n’avait jamais sali les mains de leurs vies, fait que John Farson ne se privait pas de rappeler à la moindre occasion) y étaient plus somptueux, la musique y était plus ample et plus sonore, et la compagnie composée de lignées plus anciennes et plus nobles, et de plus en plus apparentées, au fur et à mesure qu’elles remontaient à Arthur l’Aîné, le héros au cheval blanc et à l’épée unificatrice.

Il régnait cependant une certaine animation en ce lieu-ci et on y trouvait une vigueur qui faisait cruellement défaut à Gilead, et pas seulement lors de la Nuit de Pâques. Mais ce que Roland ressentit en pénétrant dans la salle de réception de la Maison du Maire n’était pas de nature, se fit-il la réflexion, à le regretter vraiment une fois dissipé ; car cela s’évaporait en douceur et de façon indolore, comme le sang d’une veine coupée dans un bain d’eau chaude.

La pièce circulaire – à laquelle il manquait de la grandeur pour qu’on la qualifie de Hall – était lambrissée et décorée de tableaux (des croûtes, en majeure partie), portraiturant les anciens Maires. Sur une estrade, à droite des portes menant à la salle à manger, quatre guitaristes au large sourire, en vestes tati et sombreros, jouaient un semblant de valse, légèrement pimenté. Au centre, deux bols à punch en cristal taillé étaient posés sur une table, l’un énorme et magnifique, l’autre plus petit et plus simple. Le préposé à la délicate opération du transvasement était l’un des autres adjoints d’Avery, en veste blanche.

Contrairement à ce que leur avait affirmé le Haut Shérif la veille, plusieurs hommes étaient ceints d’écharpes de diverses couleurs, mais Roland ne se sentit pas trop déplacé dans sa chemise de soie blanche, sa cravate-lacet noire et son pantalon habillé tuyau de poêle. Pour chaque individu ceint d’une écharpe, trois arboraient le genre de redingote démodée qu’il associait aux maquignons endimanchés. Roland en voyait aussi beaucoup d’autres (des jeunes, en majeure partie) qui n’étaient pas en habit du tout. Certaines femmes arboraient des bijoux (quoique aucun d’aussi précieux que les boucles d’oreilles en sourdfeux de Sai Thorin) et quelques-unes donnaient le sentiment d’avoir sauté de nombreux repas ; Roland reconnut les vêtements qu’elles portaient : robes longues à col rond d’où dépassaient le plus souvent les volants de dentelle de leurs jupons de couleur, chaussures noires à talons bas et résilles (la plupart diamantées, comme celles d’Olive et de Coraline Thorin).

Puis il en vit une dont la différence éclipsait toutes les autres.

C’était Susan Delgado, bien entendu, tout chatoiement dehors et presque trop belle à regarder dans une robe de soie bleue à taille haute dont le corsage à décolleté carré découvrait la naissance des seins. Elle avait autour du cou un pendentif de saphir auprès duquel les boucles d’oreilles d’Olive faisaient toc. Elle se tenait près d’un homme ceint d’une écharpe couleur charbon chauffé à blanc. Ce rouge orangé profond étant la couleur de la Baronnie, Roland supposa que l’homme en question n’était autre que leur hôte, mais sur le coup le regarda à peine. Ses yeux étaient captivés par Susan Delgado, sa robe bleue, sa peau bronzée, les deux triangles colorés, mais d’une nuance trop parfaite pour être dus au maquillage, posés sur ses joues, et enfin sa chevelure, dénouée ce soir, qui lui tombait à la taille en une soyeuse cascade d’or pâle. Il la désira, soudainement et pleinement, avec une profondeur de sentiment si désespérée qu’elle en paraissait maladive. Tout ce qu’il était et tout ce pour quoi il était venu ici lui parut accessoire, comparé à elle.

Se détournant un peu, elle l’aperçut alors. Ses yeux (ils étaient gris, découvrit-il) s’agrandirent à peine. Ses joues se colorèrent légèrement, crut-il distinguer. Et elle entrouvrit les lèvres – ces lèvres qui s’étaient posées sur les siennes dans l’obscurité de la route, songeait-il, émerveillé. Puis le voisin de Thorin (grand et maigre comme lui, un moustachu aux longs cheveux blancs qui balayaient les épaules de son habit noir) dit quelque chose et Susan se tourna vers lui. Un instant plus tard, le petit groupe qui entourait Thorin riait à gorge déployée, Susan comprise. L’homme à cheveux blancs ne les imita pas, se bornant à un fin sourire.

Roland, espérant que son expression ne trahirait pas le fait que son cœur battait la chamade, fut dirigé vers ce groupe, qui se tenait près des bols de punch. Il sentait vaguement la confédération des doigts osseux de Rimer l’agrippant au-dessus du coude et un peu plus distinctement le mélange de plusieurs parfums, à quoi venaient s’ajouter l’odeur du pétrole des lampes et celle de l’océan. Et soudain, sans raison, il se surprit à penser : Oh, mes dieux, je meurs. Je suis en train de mourir.

Ressaisis-toi, Roland de Gilead. Cesse de délirer, au nom de ton père. Du cran !

Il s’y essaya… y parvint jusqu’à un certain point… tout en sachant qu’il serait perdu sans rémission, la prochaine fois qu’elle poserait les yeux sur lui. C’étaient ses yeux, les responsables. L’autre nuit, dans le noir, il n’avait pas distingué ces yeux couleur de brouillard. Je ne connaissais pas ma chance, songea-t-il en grimaçant.

— Thorin, notre Maire ? demanda Rimer. Puis-je vous présenter nos hôtes des Baronnies Intérieures ?

Thorin, dont le visage s’éclaira, se détourna de l’homme à cheveux blancs et de la femme qui se tenait près de lui. Moins grand que son Chancelier, il était aussi frêle que lui et bâti de bizarre façon : le haut du corps, court et étroit d’épaules, était posé sur des jambes d’une maigreur et d’une longueur inconcevables. Il faisait penser, se dit Roland, à cette espèce d’oiseau que l’on entrevoit à l’aube piquer une tête dans les marais pour y pêcher son petit déjeuner.

— Si fait, et comment ! s’écria-t-il d’une voix forte et aiguë. Nous attendions ce moment avec impatience, je dirais même plus, avec grande impatience. Quelle heureuse, fort heureuse rencontre ! Bienvenue, messires ! Puissiez-vous passer la plus heureuse des soirées dans cette demeure dont je ne suis que l’éphémère propriétaire. Puissent vos jours être longs sur la terre !

Roland serra la main osseuse qu’on lui tendait, en sentit craquer les jointures sous sa poigne, guetta une expression de malaise sur le visage du Maire et fut soulagé de ne rien y lire de la sorte. Il lui fit un profond salut, la jambe bien tendue.

— William Dearborn, pour vous servir, Maire Thorin. Merci de votre accueil et puissent aussi vos jours être longs sur la terre.

« Arthur Heath » présenta ensuite ses hommages, suivi de « Richard Stockworth ». Le sourire de Thorin devenait plus radieux à chaque nouveau et profond salut. Rimer avait beau faire, il était visiblement peu habitué à manifester sa joie. L’homme aux longs cheveux blancs prenant un verre de punch le passa à sa compagne sans se départir de son fin sourire. Roland était conscient que tous ceux présents dans la pièce – le nombre des invités avoisinait la cinquantaine – avaient les yeux fixés sur eux. Mais ce qu’il sentait avant tout, lui effleurant la peau comme un doux battement d’aile, c’était son regard à elle. Il distinguait la soie bleue de sa robe, du coin de l’œil, mais n’osait pas la regarder en face davantage.

— Avez-vous connu un voyage difficile ? s’enquérait Thorin. Avez-vous couru des aventures et affronté des périls ? Vous nous donnerez tous les détails au cours du dîner, j’y tiens, car nous avons peu d’hôtes venant de l’Arc Intérieur par les temps qui courent.

Son sourire avide, légèrement béat, disparut, et il fronça ses sourcils broussailleux.

— Êtes-vous tombé sur des patrouilles de Farson ?

— Non, Excellence, répondit Roland. Nous…

— Nenni, mon garçon. Pas d’Excellence entre nous, je ne le souffrirais pas. Et les pêcheurs et éleveurs de chevaux dont je suis l’humble serviteur ne le souffriraient pas, si jamais moi je le souffrais. Tenez-vous-en à Maire Thorin, je vous prie.

— Merci. Nous avons vu quantité de choses étranges au cours de notre périple, Maire Thorin, mais d’Hommes de Bien, point.

— Hommes de Bien ! éructa Rimer dont la lèvre supérieure se retroussa en un rictus des plus canins. Hommes de Bien, ah ouiche !

— Nous voulons tout entendre jusqu’au dernier mot, fit Thorin. Mais avant que mon impatience ne me fasse oublier les bonnes manières, jeunes gens, laissez-moi vous présenter les personnes qui m’entourent. Vous connaissez déjà Kimba ; quant à l’imposant personnage à ma gauche, il s’agit d’Eldred Jonas, le chef de ma garde rapprochée nouvellement créée.

Le sourire de Thorin se teinta momentanément d’embarras.

— Je ne suis point persuadé que cela s’imposait, car le Shérif Avery avait amplement suffi jusque-là à maintenir l’ordre et la paix dans notre petit coin du monde, mais Kimba a insisté. Et là où Kimba insiste, le Maire n’a plus qu’à s’incliner.

— Très sage de votre part, messire, fit Rimer, s’inclinant à son tour.

Et tout le monde de s’esclaffer, à l’exception de Jonas, dont le mince sourire persista. Il opina du chef.

— Ravi, messires, n’en doutez pas, dit-il d’une voix chevrotante et grêle.

Il leur souhaita ensuite à tous trois que leurs jours soient longs sur la terre, terminant par Roland sa tournée de poignées de main. Sa poigne sèche et ferme n’était absolument pas calquée sur le tremblement de sa voix. Roland remarqua alors l’étrange dessin bleu tatoué sur le dos de la main droite de cet homme, entre le pouce et l’index. Ça avait tout l’air d’un cercueil.

— Que vos journées soient longues et vos nuits plaisantes, fit Roland, à qui cela échappa.

C’était une salutation de son enfance et ce ne fut que plus tard qu’il prit conscience qu’on pouvait l’associer davantage à Gilead qu’à un endroit aussi rural qu’Hemphill. Rien d’autre qu’une légère bourde, mais il commençait à croire que leur marge pour ce genre d’erreur était plus étroite que son père ne l’avait estimé quand il avait envoyé Roland ici pour lui éviter de croiser la route de Marten.

— Les vôtres aussi, fit Jonas, jaugeant Roland d’un œil vif, avec une insistance proche de l’insolence et sans lui lâcher la main.

Puis il le libéra et se recula.

— Cordélia Delgado, fit le Maire Thorin, désignant ensuite du chef la femme qui s’entretenait avec Jonas.

Comme Roland s’inclinait devant elle, il perçut son air de famille avec Susan… sauf que la grâce et la générosité du visage de cette dernière étaient comme fripées et pincées sur celui qui lui faisait face à présent. Ce n’était pas là sa mère ; Roland devina que Cordélia Delgado était un peu trop jeune pour cela.

— Enfin notre très, très chère amie, Demoiselle Susan Delgado, termina Thorin, tout en émoi (Roland supposa qu’elle faisait cet effet à tous les hommes, même à un barbon comme le Maire).

Thorin, avec force mouvements de tête et sourires, la pressa d’avancer, l’une de ses mains aux jointures arthritiques au creux de ses reins, et Roland éprouva le poison d’une pique de jalousie. Ce qui était ridicule, étant donné l’âge canonique de cet homme et sa charmante et grassouillette épouse, mais nonobstant, il éprouva la chose et vivement encore. Aussi vivement que l’aiguillon au cul d’une abeille, aurait dit Cort.

Alors Susan releva son visage vers lui et il plongea à nouveau dans ses yeux. Ayant lu dans quelque poème ou nouvelle qu’on pouvait se noyer dans les yeux d’une femme, il avait trouvé ça absurde à l’époque. Il continuait à penser la même chose, tout en admettant que ce fût parfaitement possible. Et elle savait cela. Il perçut de la sollicitude, voire de la crainte, dans ses yeux.

Promettez-moi, si jamais nous nous rencontrons à la Maison du Maire, que vous ferez comme si c’était la première fois.

Le souvenir de ces paroles eut un effet dégrisant qui lui clarifia les idées et parut lui donner une vision plus large des choses. Suffisamment en tout cas pour qu’il prenne conscience que la voisine de Jonas, celle qui avait quelques traits en commun avec Susan, fixait cette dernière avec un mélange de curiosité et d’inquiétude.

Il fit un profond salut, effleurant à peine sa main tendue qui ne portait aucun anneau. Il n’en ressentit pas moins comme de l’électricité entre leurs doigts. À en juger par le léger agrandissement de ces yeux-là, elle avait ressenti la même chose.

— Enchanté de faire votre connaissance, sai, dit-il.

Ses efforts pour prendre un ton détaché tintèrent faussement à son oreille. Il s’était lancé, cependant, et il eut l’impression que le monde entier le (les) regardait et il n’y avait qu’une chose à faire : continuer. Il se tapota la gorge à trois reprises.

— Puissent vos jours être longs…

— Si fait, les vôtres aussi, Messire Dearborn. Grand merci, sai.

Elle se tourna vers Alain avec une vivacité frisant l’impolitesse, puis vers Cuthbert, qui la salua, se tapota la gorge avant de lui dire d’un ton empreint de gravité :

— Puis-je me coucher un instant à vos pieds, demoiselle ? Votre beauté m’a mis sur les rotules. Mais je ne doute pas que contempler votre profil d’en bas, la nuque pressée contre ce frais carrelage, ne me remette d’aplomb.

Tous éclatèrent de rire à cette saillie – y compris Jonas et Miss Cordélia. Susan rougit joliment et donna une tape sur le dos de la main de Cuthbert. Une fois n’étant pas coutume, Roland bénit le penchant invétéré de son ami pour les pitreries.

Un autre homme vint se joindre au groupe rassemblé près du bol de punch. Le nouveau venu, taillé comme un bloc et à l’étroit dans son habit, avait un teint richement coloré par le plein air plutôt que par la boisson et des yeux clairs nichés dans un réseau de rides. Un ranchero ; Roland avait suffisamment chevauché en compagnie de son père pour les reconnaître à l’allure.

— Des filles, à la pelle qu’vous pourrez en rencontrer ce soir, les gars, dit le nouvel arrivant, avec un sourire des plus amicaux. Leur parfum va vous griser, si vous y prenez point garde. J’aimerais tenter ma chance avant qu’vous fassiez leur connaissance. Fran Lengyll, pour vous servir.

Sa poignée de main était ferme et énergique ; aucun salut ou autre absurde politesse ne l’accompagnait.

— Le Rocking B m’appartient… ou plutôt, c’est moi qui lui appartiens, suivant comment on veut voir les choses. J’suis aussi le patron de l’Association du Cavalier (du moins tant qu’on m’en vire pas). C’est moi qui ai eu l’idée du Bar K. J’espère que ça vous botte.

— C’est parfait, monsieur, dit Alain. Propre, au sec et de la place pour vingt. Merci à vous. Vous vous êtes montré trop aimable.

— Bêtises que cela, fit Lengyll, semblant ravi tout de même tandis qu’il éclusait un verre de punch. On est tous embarqués dans la même galère, mon gars. John Farson n’est, qu’un méchant fétu de paille dans la meule de mauvaiseté des temps présents. Le monde a changé, à ce qu’on dit. Hum ! Si fait, il a changé et en bonne voie sur le chemin de l’enfer qu’il est ! Notre boulot, c’est d’empêcher que le foin tombe dans la fournaise autant qu’on peut, aussi longtemps qu’on peut. Au nom de nos enfants encore plus qu’à celui de nos pères.

— Oyez, oyez, fit alors le Maire Thorin d’une voix qui s’efforçait de tendre au sublime et s’abîmait à la place dans la fatuité.

Roland observa que le vieillard décharné agrippait l’une des mains de Susan (mais, les yeux rivés sur Lengyll, elle semblait ne pas s’en apercevoir), et soudain, il comprit : le Maire était soit son oncle soit un cousin germain. Lengyll les ignorait tous deux, son attention tournée entièrement vers les trois nouveaux venus, qu’il scruta chacun à son tour pour finir par Roland.

— Tout ce qu’nous autres à Mejis, on pourra faire pour vous aider, mon gars, t’auras qu’à me le demander à moi ou à John Croydon, Hash Renfrew, Jake White, Hank Wertner, à chacun comme à tous. Vous les rencontrerez ce soir, si fait, leurs femmes, leurs fils et leurs filles aussi, vous aurez qu’à demander. On a beau être ici à une sacrée trotte du moyeu central de la Nouvelle Canaan, on en est pas moins fortement en faveur de l’Affiliation. Si fait, très fortement.

— Bien parlé, fit tranquillement Rimer.

— Et maintenant, on va porter un toast pour fêter votre arrivée comme il sied, dit Lengyll. Vous avez déjà que trop attendu de goûter au punch. Vous devez m’avoir le gosier ensablé.

Se tournant vers les bols de punch et écartant l’échanson de la main, il s’empara de la louche dans le plus grand et magnifique des deux, voulant clairement leur faire l’honneur de les servir lui-même.

— Messire Lengyll, dit Roland calmement, mais avec une nuance de commandement dans la voix ; Fran Lengyll la perçut et se retourna.

— Le bol plus petit est celui sans alcool, n’est-ce pas ?

Lengyll rumina cela, ne comprenant pas d’emblée. Puis il haussa le sourcil. Pour la première fois de la soirée, il parut considérer Roland et ses compagnons non comme des symboles vivants de l’Affiliation et des Baronnies Intérieures, mais comme des êtres de chair et de sang. Des jeunes gens. De simples garçons, si on allait par là.

— Si fait ?

— Si vous vouliez bien avoir l’amabilité de puiser nos punchs dans ce bol-là.

Roland sentait tous les yeux fixés sur eux à présent. Les siens en particulier. Il maintint son regard fermement attaché à celui du ranchero, tout en jouissant d’une bonne vision périphérique, et il fut parfaitement conscient que le léger sourire de Jonas avait refait surface. Ce dernier savait déjà de quoi il retournait. Roland supposa que Thorin et Rimer aussi. Ces rats des champs en savaient plus long. Plus long qu’ils n’auraient dû, et il lui faudrait réfléchir à tout ça, à tête reposée. Pour l’heure, c’était le cadet de ses soucis.

— Nous avons oublié les visages de nos pères d’une manière qui n’est pas sans rapport avec notre envoi à Hambry.

Roland eut l’impression inconfortable d’entamer un discours, que ça lui plaise ou non. Il ne s’adressait pas – les dieux soient remerciés de cette petite attention – à toute l’assemblée, mais au cercle restreint d’auditeurs d’origine qui s’était passablement étoffé. Cependant, il n’avait pas d’autre choix que d’aller jusqu’au bout et à bon port, maintenant que le bateau était lancé.

— Je vous épargnerai les détails – que vous n’attendez pas que je vous fournisse, d’ailleurs –, mais je dois vous avouer que nous avons promis de ne pas nous autoriser un seul verre de spiritueux pendant notre séjour ici. En guise de pénitence, vous comprenez.

Son regard à elle. Il pouvait encore le sentir sur sa peau, semblait-il.

Il y eut un instant de silence complet au sein du petit groupe qui entourait les bols de punch, puis Lengyll déclara :

— Votre père serait fier de vous entendre parler avec autant de franchise, Will Dearborn – si fait. Mais quel gars de bonne trempe ne déplace point un peu d’air et ne fait du tapage de temps en temps ?

Il frappa sur l’épaule de Roland et, malgré sa poigne ferme et l’apparente sincérité de son sourire, il était difficile de déchiffrer son regard – on ne pouvait faire tout au plus que de vagues conjectures – tapi derrière plusieurs couches de rides.

— Puis-je être fier de vous à sa place ?

— Oui, fit Roland, lui souriant en retour. Je vous en remercie.

— Moi aussi, dit Cuthbert.

— Moi de même, ajouta Alain tranquillement, prenant la coupe de punch sans alcool que lui tendait Lengyll, devant lequel il s’inclina.

Lengyll remplit d’autres coupes et les passa rapidement à la ronde. Ceux déjà servis furent prestement délestés des leurs qu’on remplaça par de nouvelles, pleines de punch sans alcool. Tous les membres du petit cercle une fois servis, Lengyll se retourna, dans l’intention apparente de porter le toast lui-même. Rimer lui tapa sur l’épaule, faisant un léger non de la tête, et lui désigna le Maire des yeux. Cet honorable personnage les contemplait d’un œil plutôt rond, la mâchoire quelque peu pendante. Il fit penser à Roland à un Enfant du Paradis passionné par le mélodrame qui se joue sous ses yeux : ne lui manquaient que les pelures d’orange sur les genoux. Lengyll surprit le regard du Chancelier et acquiesça.

Rimer lança ensuite un coup d’œil au guitariste qui se trouvait au milieu de l’estrade. Il s’arrêta de jouer, imité par ses camarades. Les regards des invités convergèrent vers les musiciens, avant de revenir vers le centre de la pièce quand Thorin commença à discourir. Sa voix n’avait rien de ridicule quand il l’employait à l’usage qu’il en faisait à présent – elle était plaisante à entendre et portait bien.

— Gentes dames et messires, mes amis, dit-il. J’aimerais que vous vous joigniez à moi pour souhaiter la bienvenue à nos trois nouveaux amis – des jeunes gens issus des Baronnies Intérieures, de vaillants jeunes gens qui ont parcouru de grandes distances et bravé maints périls au nom de l’Affiliation et au service de l’ordre et de la paix.

Susan Delgado reposa sa coupe de punch, retira sa main (avec un peu de difficulté) de celle de son « oncle » qui l’étreignait et se mit à applaudir. D’autres convives l’imitèrent. La vague d’applaudissements qui balaya la pièce fut brève mais chaleureuse. Eldred Jonas ne lâcha pas sa coupe pour y prendre part, remarqua Roland.

Thorin se tourna tout sourires vers Roland. Il leva sa coupe.

— Puis-je vous gratifier d’un toast, Will Dearborn ?

— Si fait, et je vous en remercie, répondit Roland.

Des rires et une salve d’applaudissements accueillirent son emploi de « si fait ».

Thorin leva sa coupe encore plus haut. Tous ceux présents dans la pièce firent de même ; les cristaux miroitèrent comme des éclats d’étoile à la lumière du lustre.

— Gentes dames et messires, je vous livre William Dearborn d’Hemphill, Richard Stockworth de Pennilton et Arthur Heath de Gilead.

À ce dernier nom, il y eut des murmures et des hoquets surpris, comme si leur Maire avait annoncé Arthur Heath du Firmament.

— Faites échange de bons et loyaux services, rendez leur séjour à Mejis si agréable que leur souvenance en sera plus agréable encore. Aidez-les dans leur tâche et à faire progresser la cause qui est si chère à nos cœurs. Puissent leurs jours être longs sur la terre. Qu’il en soit ainsi, dit votre Maire.

— QUIL EN SOIT AINSI, DISONS-NOUS TOUS ! tonnèrent-ils en écho.

Thorin but et l’ensemble des invités suivit son exemple. Il y eut encore des applaudissements. Roland se retourna, ne pouvant s’en empêcher, et rencontra encore une fois les yeux de Susan. Un instant, elle soutint son regard avec une franchise qui lui permit de s’apercevoir que sa présence la troublait presque autant que lui, la sienne. Puis la femme plus âgée qui lui ressemblait se pencha et lui murmura quelque chose à l’oreille. Susan se détourna, composant son visage tel un masque… mais il avait surpris le regard de ses yeux. Et il songea à nouveau que ce qui était fait pouvait être défait, et ce qui avait été dit pouvait être dédit.

 

 

8

 

Au moment où elles passaient dans la salle à manger, où l’on avait installé, ce soir-là, quatre longues tables à tréteaux (si proches qu’on pouvait à peine se faufiler entre elles), Cordélia tira sa nièce par la main à l’écart de Jonas et du Maire, qui étaient entrés en grande conversation avec Fran Lengyll.

— Pourquoi l’avez-vous regardé ainsi, mamzelle ? chuchota Cordélia, furieuse, le front barré par son pli vertical, qui semblait ce soir aussi profond qu’une tranchée. Quelle mouche a piqué ta jolie tête de linotte ? Ta.

Ce détail suffisait à instruire Susan de la colère noire de sa tante.

— Regardé qui ? Et comment ?

Sa voix ne l’avait pas trahie, se dit-elle, mais son cœur, oh ! son cœur…

La main qui tenait la sienne resserra son emprise, lui faisant mal.

— Ne jouez point à la finaude avec moi, Mamzelle Fraîche et Rose ! Avez-vous déjà vu cette paire de gambettes faites au moule auparavant ? Dites-moi la vérité !

— Non, comment l’aurais-je pu ? Vous me faites mal, ma tante.

Tante Cord eut un sourire sinistre et serra encore plus fort.

— Mieux vaut un moindre mal à présent qu’un plus grand par la suite. Refrénez votre impudence et baissez vos yeux de coquette.

— Ma tante, je ne sais point ce que vous…

— Je crois bien que si, la coupa Cordélia, sévèrement.

Elle poussa sa nièce contre les lambris pour permettre au flot des invités de passer devant elles. Quand le ranchero qui possédait le cottage près du leur les salua, Tante Cord le gratifia d’un sourire agréable et lui souhaita bonne nuitée avant de revenir à Susan.

— Écoutez, Mamzelle, et écoutez-moi bien. Si j’ai remarqué vos yeux de vache énamourée, vous pouvez être assurée que cela n’a pas échappé à une bonne moitié de la compagnie. Bon, ce qui est fait, est fait, mais on s’en tiendra là. Le temps de ces jeux de femme-enfant est révolu pour vous. Vous m’avez comprise ?

Susan garda le silence, son visage adoptant cet air buté que Cordélia détestait par-dessus tout et qui lui donnait envie de gifler sa nièce jusqu’à lui faire saigner le nez et jaillir les larmes de ses grands yeux de biche gris.

— Vous avez fait un serment et passé un contrat. Des papiers ont été signés, on a consulté la « sage-femme du Cöos », de l’argent a changé de mains. Et vous avez donné votre promesse. Si cela ne signifie rien pour vous, petite, rappelez-vous ce que cela signifierait pour votre père.

Les yeux de Susan s’emplirent à nouveau de pleurs et Cordélia se réjouit de ce spectacle. Son frère, d’une imprévoyance irritante, n’avait été capable que d’engendrer cette femme-enfant bien trop jolie…, mais même mort, il avait son utilité.

— Promettez-moi à présent de garder vos yeux dans votre poche, et que, si jamais ce garçon fait mine de venir vers vous, vous prendrez le large – si fait, le plus grand large possible – pour éviter de vous trouver sur son chemin.

— Je vous le promets, ma tante, murmura Susan.

Cordélia sourit. Elle était tout à fait charmante quand elle souriait.

— Très bien, alors. Entrons. On nous regarde. Prends mon bras, mon enfant !

Susan se cramponna au bras poudré de sa tante. Elles entrèrent côte à côte dans la salle à manger ; leurs robes bruissaient, le pendentif de saphir étincelait sur la poitrine renflée de Susan ; nombreux furent ceux qui remarquèrent leur ressemblance et songèrent combien le pauvre Pat Delgado aurait été heureux de les voir ainsi.

 

 

9

 

Roland était placé au haut bout de la table centrale ou tout comme, entre Hash Renfrew (ranchero plus mastoc encore que Fran Lengyll) et Coraline, la sœur de Thorin, personne plutôt maussade. Renfrew ne s’était pas montré manchot avec le punch ; à présent, tandis qu’on apportait le potage sur la table, il se mit en devoir de prouver qu’il ne l’était pas non plus avec l’aie.

Sa conversation roulait sur la pêche (« c’est plus ce qu’c’était, mon gars, même si on ramène p’us autant de poiscaille mutée ces jours dans les filets, c’est point pour autant une bénédiction »), sur l’agriculture (« les gens du coin, y peuvent faire pousser presqu’n’import’ quoi, tant qu’y s’agit d’blé ou d’fayots ») et enfin sur ce qui lui tenait clairement le plus à cœur : les chevaux, la chasse à courre et le ranch. Ces activités se poursuivaient comme toujours, si fait, bien que les temps aient été durs dans les Baronnies du bord de mer et des prairies depuis plus de quarante ans.

Mais les lignées ne se clarifiaient-elles pas ? demanda Roland. Elles avaient commencé à le faire là d’où il venait.

Si fait, convint Renfrew, négligeant sa soupe de pommes de terre pour mieux se bâfrer de lamelles de bœuf grillées au barbecue. Il les prenait à pleine poignée et les faisait descendre, arrosées d’ale. Si fait, jeune maître, les lignées se clarifiaient merveilleusement bien, ah ça oui, trois poulains sur cinq étaient de bon aloi – chez les pur-sang comme chez les races plus communes, sachez-le – et on pouvait conserver le quatrième pour le travail, sinon pour la reproduction. Un seul poulain sur cinq naissait, ces jours, avec des jambes en trop ou des yeux en trop, ou bien les entrailles à l’air, et c’était une bonne chose. Mais le nombre de naissances était en baisse, si fait ; les étalons avaient toujours autant de raideur dans leurs mousquets, semblait-il, mais plus assez de poudre ni de balles.

— J’vous demande bien l’pardon m’dame, fit Renfrew, se penchant brièvement par-delà Roland vers Coraline Thorin.

Cette dernière lui sourit du bout des dents (sourire qui rappela à Roland celui de Jonas), plongea laborieusement sa cuillère dans le potage et ne répondit rien. Renfrew vida sa coupe d’ale, en claquant des lèvres sans retenue et la tendit derechef. Pendant qu’on la lui remplissait, il se retourna vers Roland.

La situation n’était point bonne, comme elle l’avait été autrefois, mais elle pourrait être pire. Serait pire, si jamais cet enculé de Farson parvenait à ses fins. (Cette fois-là, il ne prit pas la peine de s’excuser auprès de sai Thorin.) Il fallait qu’ils se serrent tous les coudes, c’était peu de le dire – riches et pauvres, grands et petits – tant qu’il pouvait en survenir quelque bien. Et puis, il renchérit sur les propositions de Lengyll, disant à Roland que lui et ses compagnons n’avaient qu’à nommer tout ce dont ils auraient besoin ou qu’ils désireraient.

— Nous fournir des renseignements devrait suffire, dit Roland. Sur nombre de choses.

— Si fait, on a jamais vu d’« compteur » sortir sans ses nombres, tomba d’accord Renfrew en un rire postillonnant de bière.

À gauche de Roland, Coraline Thorin grignota une bribe de verdure (elle avait à peine touché au bœuf en lamelles) et, avec un mince sourire, continua à jouer au petit bateau avec sa cuillère. Roland devinait cependant que ses oreilles n’en perdaient pas une et que son frère aurait un rapport détaillé de la conversation. À moins que ce rapport ne soit destiné à Rimer. Car, même s’il était encore trop tôt pour le dire, Roland soupçonnait que Rimer pourrait bien être celui qui détenait vraiment le pouvoir ici. Le partageant peut-être avec sai Jonas.

— Par exemple, dit Roland, combien de chevaux de selle pensez-vous que nous pouvons notifier à l’Affiliation ?

— La dîme ou le total ?

— Le total.

Renfrew reposa sa coupe et parut se livrer à un petit calcul. Roland surprit de l’autre côté de la table un bref échange de regards entre Lengyll et Henry Wertner, le Maquignon de la Baronnie. Ils avaient tout entendu. Et il remarqua aussi autre chose quand il reporta son attention vers son voisin et commensal : Hash Renfrew était ivre, mais pas autant qu’il désirait que le jeune Will Dearborn le crût.

— Le chiffre total, m’avez-vous dit – pas simplement celui qu’on doit à l’Affiliation ou qu’on pourrait lui expédier à la rigueur.

— Oui.

— Eh bien, voyons voir, jeune sai. Fran a dans les cent quarante bêtes. John Croydon doit avoisiner les cent. Hank Wertner en possède quarante en propre et s’occupe de soixante autres, le long de l’Aplomb, pour la Baronnie. D’la viande ch’valine pour l’Gouvern’ment, Messire Dearborn.

Roland sourit.

— Je sais tout ça. Sabots fendus, bas d’encolure, lents, ventres sans fond.

Renfrew acquiesça en riant aux éclats… mais Roland n’en mit pas moins en doute la jovialité du bonhomme. À Hambry, les eaux de surface et les souterraines semblaient couler dans des directions opposées.

— Quant à moi, j’ai connu dix, douze mauvaises années – fièvre cérébrale, seimes, malandres, escarres. À une époque, y a eu jusqu’à deux cents chevaux en liberté sur l’Aplomb, portant la marque de Lazy Susan ; doit pas y en avoir plus de quatre-vingts, ces jours.

Roland approuva du chef.

— Donc, nous parlons de quatre cent vingt têtes.

— Oh d’bien plus qu’ça, dit Renfrew, toujours joyeux.

Voulant saisir sa coupe d’ale, il la frappa du revers d’une main rougie par les intempéries et les travaux, et la renversa. Il la redressa en maudissant le serveur qui tardait à la lui remplir.

— Plus que ça ? l’aiguillonna Roland, quand Renfrew fut enfin prêt et paré à relever le coude.

— Faut point oublier, Messire Dearborn, qu’on est ici dans un pays de ch’vaux plus que d’poiscaille. On s’taille des croupières, les pêcheurs et nous, mais y a plus d’un racleur d’écaillés qu’a un bourrin attaché derrière sa baraque, ou dans les écuries d’la Baronnie s’il a point d’toit pour protéger son ch’val d’la pluie. C’est son pauv’ pa qui s’occupait des écuries d’la Baronnie.

Renfrew désigna de la tête Susan, assise en face de Roland, à trois sièges d’écart – juste à l’angle du Maire qui présidait, comme de bien entendu. Roland jugea sa présence à cette place des plus singulières, étant donné que la Dame du Maire avait été reléguée à l’autre bout de la table, entre Cuthbert et un ranchero quelconque qu’on ne leur avait pas encore présenté.

Roland supposa qu’un vieux bonhomme comme Thorin préférait avoir à sa main une jeune et jolie parente pour attirer l’attention générale vers lui ou encore pour lui réjouir l’œil, mais ça ne laissait pas de l’intriguer. C’était presque une insulte à sa propre moitié. S’il était fatigué de sa conversation, pourquoi ne pas lui faire présider une autre tablée ?

Ils ont leurs propres coutumes, voilà tout, et ces coutumes-là ne te concernent en rien. En revanche, le décompte des chevaux farfelu de ton voisin, ça te concerne.

— D’après vous, combien y aurait-il d’autres chevaux en liberté au total ? demanda-t-il à Renfrew.

Ce dernier le fixa d’un air finaud.

— Une réponse honnête reviendra point me hanter, pas vrai, fiston ? J’appartiens à l’Affiliation – jusqu’à la moelle qu’j’lui appartiens, et on gravera Excalibur sur ma tombe, probabl’ – mais j’verrai point Hambry ni Mejis dépouillées d’tous leurs trésors.

— Cela n’arrivera pas, sai. Comment pourrions-nous vous forcer à nous livrer ce à quoi vous ne consentiriez jamais ? Toutes nos forces sont engagées au nord et à l’ouest contre l’Homme de Bien.

Renfrew réfléchit à cette observation, puis opina du chef.

— Ne m’appellerez-vous jamais Will ?

Le visage de Renfrew s’éclaira ; avec un signe d’assentiment, il lui tendit la main une seconde fois. Avec un large sourire, il vit Roland la serrer entre les deux siennes, cette fois : poignée de main dessus-dessous, fort prisée des meneurs de chevaux et des cow-boys.

— Nous vivons des temps mauvais, Will, qu’ont engendré de mauvaises manières. J’dirais qu’à mon avis, y a probabl’ encore cent cinquante ch’vaux dans Mejis et alentour. Des bons, j’entends.

— De première bourre.

Renfrew approuva, tapant dans le dos de Roland avant d’ingérer une imposante lampée d’ale.

— De première bourre, si fait.

Au haut bout de la table où ils étaient assis éclatèrent des rires. Jonas avait apparemment dit quelque chose de drôle. Susan riait sans retenue, la tête renversée en arrière, les mains serrées sur le pendentif de saphir. Cordélia, assise entre la jeune fille à sa gauche et Jonas à sa droite, riait elle aussi. Thorin, absolument tordu de rire, se balançait d’avant en arrière sur sa chaise, se frottant les yeux d’une serviette.

— La jolie fille que v’là, fit Renfrew, avec une quasi-vénération.

Roland aurait juré qu’un léger bruit – un pfff féminin ? – avait été émis par sa voisine. Lui jetant un coup d’œil, il aperçut sai Thorin se débattant toujours avec son potage. Il reporta son regard vers le haut bout de la table.

— Le Maire est son oncle, son cousin, peut-être ? demanda Roland.

Ce qui arriva ensuite se grava avec une très grande netteté dans sa mémoire, comme si quelqu’un avait soudain rehaussé les couleurs et amplifié les sons ambiants. Les guirlandes de velours derrière la tête de Susan parurent soudain d’un rouge plus violent ; le rire croassant de Coraline Thorin s’apparenta au craquement d’une branche de bois mort sous le pied. Il était suffisamment fort pour faire cesser les conversations alentour et attirer tous les regards, songea Roland… mais seuls Renfrew et les deux rancheros assis de l’autre côté de la table parurent s’en apercevoir.

— Son oncle !

C’était pour elle le premier échange de la soirée.

— Son oncle, elle est bien bonne, celle-là. Hein, Rennie ?

Renfrew ne répondit rien, se contentant de repousser sa coupe d’ale et attaquant finalement son potage.

— Vous m’surprenez fort, jeune homme, si fait. Vous avez beau venir de l’Intérieur, bonté divine, j’dirais que quiconque s’est chargé de vous apprendre les usages du monde réel – celui qui s’trouve ni dans les livres ni sur les cartes – s’est arrêté un poil trop tôt. C’est sa…

Suivit un mot si lourdement dialectal que Roland ne le reconnut pas. À l’oreille, on aurait dit sifine, à moins que ce ne fût shivine.

— Plaît-il ?

Il souriait, mais d’un sourire qui devait être d’une froideur et d’une fausseté à tout crin, lui parut-il. Il avait un poids sur l’estomac, comme si le punch, le potage et l’unique lamelle de bœuf qu’il avait mangée par politesse ne formaient plus qu’une boule. Il lui avait demandé êtes-vous une servante, sous-entendant par là servez-vous à table. Peut-être servait-elle, mais selon toute apparence dans une pièce bien plus privée que celle où il se trouvait. Il ne voulut soudain plus rien entendre ; la signification du mot qu’avait employé la sœur du Maire n’avait plus le moindre intérêt pour lui.

Une autre crise de fou rire secoua le haut de la table. Susan, les joues congestionnées, les yeux étincelants, riait à gorge déployée. Une bretelle de sa robe avait glissé le long de son bras, dévoilant le tendre creux de son aisselle. Comme il la regardait, le cœur plein de crainte et de désir, elle la remit en place d’un geste machinal.

— Ça signifie « tranquille petit bout de femme », dit Renfrew, visiblement mal à l’aise. C’est un ancien terme, qu’on emploie plus guère, ces jours…

— Tais-toi donc, Rennie, lui intima Coraline Thorin qui ajouta, se tournant vers Roland : C’est rien qu’un vieux cow-boy, il ne peut jamais s’empêcher de pelleter du crottin même quand il est loin de ses bourrins bien-aimés. Shivine veut dire épouse de seconde main. Du temps de mon arrière-grand-mère, ça désignait une putain… mais d’une certaine catégorie.

Elle fixa Susan de ses yeux délavés : cette dernière sirotait de l’aie à présent, puis se retourna vers Roland. Elle avait dans le regard une lueur d’amusement sinistre que Roland ne prisa guère.

— La catégorie de putain qu’on paie en espèces sonnantes et trébuchantes, la catégorie trop bonne pour le simple chaland.

— C’est sa gueuse ? demanda Roland, les lèvres comme frottées de glace.

— Si fait, dit Coraline. Point encore consommée, pas avant la Moisson – ce qui ne rend point très heureux mon frère, je vous le garantis –, mais achetée et payée tout comme dans l’ancien temps, assurément.

Coraline marqua un temps d’arrêt avant d’ajouter :

— Son père en mourrait de honte s’il pouvait la voir.

Elle s’exprimait sur un ton de satisfaction mélancolique.

— J’crois qu’y faut point juger l’Maire trop dur’ment, fit Renfrew d’un ton pontifiant et embarrassé.

Coraline l’ignora. Elle observait le profil de Susan, le doux renflement de sa poitrine au-dessus de la ganse de soie du corsage, la masse dénouée de ses cheveux. Toute trace d’humour avait disparu du visage de Coraline Thorin, remplacée par une sorte de mépris glacial.

En dépit de lui-même, Roland se retrouva à imaginer les mains tout en jointures du Maire en train d’abaisser les bretelles de la robe de Susan, de ramper sur ses épaules nues, et de plonger comme des crabes grisâtres dans sa chevelure. Il tourna les yeux vers l’autre extrémité de la table et ce qu’il y vit n’était guère plus réjouissant : Olive Thorin, qu’on avait reléguée en bout de table, dévisageait les rieurs assis à l’opposé d’elle. Elle ne quittait pas des yeux son mari qui, non content de l’avoir remplacée par une belle jeune fille, lui avait fait don d’un pendentif qui démodait ses propres boucles d’oreilles en sourdfeux, par comparaison. Mais son visage ne reflétait ni haine ni mépris colérique comme celui de Coraline. La regarder en aurait été facilité, si tel avait été le cas. Elle fixait simplement son mari avec humilité, chagrin et confiance. À présent, Roland comprenait pourquoi il l’avait trouvée triste. Elle avait toutes les raisons de l’être.

Le groupe autour du Maire se mit à rire de plus belle ; Rimer, de la table voisine qu’il présidait, s’était penché vers eux pour les gratifier d’un bon mot. Il avait dû être particulièrement bon. Car cette fois, même Jonas riait. Susan, une main posée sur sa poitrine, prit sa serviette et s’en tamponna le coin de l’œil où perlait une larme de gaieté. Thorin recouvrit son autre main de la sienne. Elle tourna les yeux en direction de Roland, toujours rieuse, et rencontra son regard. Ce dernier songeait à Olive Thorin, assise en bout de table, avec le sel et les épices, un bol de potage qu’elle n’avait pas touché devant elle et ce sourire malheureux aux lèvres. Assise là où la jeune fille pouvait la voir, de même. Et il songea que, s’il avait été armé de ses revolvers, il aurait dégainé et logé une balle dans le cœur de pierre de cette petite pute de Susan Delgado.

Avant de se dire : qui espères-tu tromper ?

Puis l’un des serveurs déposa un plat de poisson devant lui. Roland n’avait jamais eu aussi peu faim de sa vie… mais il n’en mangerait pas moins, de même qu’il retournerait dans son esprit les questions soulevées par sa conversation avec Hash Renfrew du Ranch Lazy Susan. Il se souviendrait du visage de son père.

Pour ça oui, je m’en souviendrai très bien, se dit-il. Si seulement je pouvais oublier celui que je vois au-dessus de ce saphir, là-bas.

 

 

10

 

Le dîner n’en finissait pas, interminable, traînant en longueur. Nul moyen de s’échapper non plus par la suite : on avait retiré la table qui se trouvait au centre de la salle de réception et quand les convives y retournèrent – tel le reflux d’un mascaret – ce fut pour y former deux rondes adjacentes sous les directives d’un sémillant petit homme roux – que Cuthbert devait affubler par la suite du titre de Ministre des Ris et des Jeux du Maire Thorin.

L’alternance fille-garçon, fille-garçon, fille-garçon, dans chaque ronde se mit en place avec force rires et difficultés (Roland supputa que deux tiers des invités étaient maintenant bien beurrés), puis les guitaristes attaquèrent une quesa. Ce qui se révéla une sorte de reel[6]. Les rondes tournaient en sens inverse jusqu’à l’arrêt momentané de la musique. Le couple formé alors par le point d’intersection des deux rondes venait danser au centre du cercle de la cavalière, au milieu des vivats et des battements de mains du reste des participants.

Le musicien-chef supervisait cette vieille tradition, apparemment fort goûtée, avec une propension au ridicule : il arrêtait ses muchachos de manière à former les couples les plus drolatiques : une grande avec un petit, une grosse avec un maigrichon, une vieille avec un jeune (Cuthbert se retrouva ainsi apparié à une cavalière qui aurait pu être son arrière-grand-mère, salué par les caquètements cacochymes de la sai et les rugissements d’approbation de la compagnie).

Puis, au moment même où Roland se disait que cette danse stupide n’en finirait jamais, la musique s’arrêta et il se retrouva face à face avec Susan Delgado.

Un court instant, il ne put rien faire d’autre que la fixer, avec la sensation que ses yeux allaient lui jaillir de la tête et ses pieds refuser stupidement de bouger. Puis Susan leva les bras, la musique démarra, ceux qui faisaient la ronde (au nombre desquels le Maire Thorin et le vigilant Eldred Jonas au fin sourire) applaudirent, et il l’entraîna dans la danse.

Au début, tout en lui faisant décrire une figure tournoyante (ses pieds se mouvant avec leur grâce et leur précision habituelles, engourdis ou pas), il eut l’impression d’être vitrifié. Puis il prit conscience du corps de Susan contre le sien, du bruissement de sa robe et il ne fut que trop humain à nouveau.

Elle se rapprocha de lui un bref instant et, quand elle parla, il sentit son souffle lui chatouiller l’oreille. Il se demanda si une femme pouvait vous rendre fou – au sens littéral du terme. Il ne l’aurait pas cru jusqu’à ce soir. Mais ce soir, tout avait changé.

— Merci de votre discrétion et de votre bienséance, chuchota-t-elle.

Il se détacha légèrement d’elle tout en la faisant virevolter, sa main au creux de ses reins – sa paume reposant sur la fraîcheur du satin, ses doigts effleurant la tiédeur de sa peau. Susan calquait ses pas sur les siens, sans trébuchement ni hésitation ; elle évoluait avec une grâce parfaite, ses petons chaussés de pantoufles de soie fragile n’étant pas le moins du monde effarouchés par ses grands pieds bottés.

— Je sais me montrer discret, sai, répondit-il. Quant à la bienséance, je suis étonné que vous connaissiez ce mot.

Elle leva les yeux vers son visage empreint de froideur et son sourire s’évanouit. Il vit un éclair de colère lui succéder, mais surtout qu’elle était blessée, comme s’il l’avait frappée. Il en fut heureux et navré à la fois.

— Pourquoi me parler ainsi ? murmura-t-elle.

La musique s’interrompit avant qu’il ait pu lui répondre… bien qu’il n’eût aucune idée de la réponse qu’il aurait pu lui faire. Elle lui fit une révérence et lui, un salut, tandis qu’autour d’eux éclataient sifflements et applaudissements. Ils reprirent leurs places dans leurs rondes respectives et les guitares repartirent de plus belle. Roland, les mains prises de chaque côté, se remit à tourner en rond.

Rire. Taper des pieds. Battre des mains suivant le tempo. La sentir quelque part dans son dos, en train de faire la même chose que lui. Se demander si elle désirait aussi fortement que lui être loin d’ici, dans le noir, se retrouver solitaire dans l’obscurité afin de tomber le masque et de se laisser consumer par son visage en feu.

Magie et Cristal
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