Chapitre 5
EN PÉAGISANT
1
Roland gagna l’extrémité du quai, dégageant d’un coup de pied au passage des débris de métal rose. Arrivé à hauteur des marches, il s’arrêta et, se retournant, les regarda d’un air sombre.
— D’autres cadavres. Préparez-vous.
— Ils ne… hum… ne coulent pas, hein ? demanda Jake.
Roland tiqua, puis son visage s’éclaira en comprenant ce que Jake voulait dire.
— Non, ils ne coulent pas. Ils sont secs.
— Alors, ça va, dit Jake.
Mais il tendit la main à Susannah, qu’Eddie portait pour l’instant. Elle lui sourit et noua ses doigts autour des siens.
Au pied de l’escalier conduisant au parking des banlieusards sur le côté de la gare, une demi-douzaine de cadavres étaient affalés comme une gerbe de blé en vrac. Deux femmes, trois hommes. Le sixième était un bébé dans une poussette. Un été passé exposé aux intempéries (et à la merci potentielle des chats errants, ratons laveurs ou autres marmottes) avait doté le nourrisson d’un air de sagesse mystérieuse, celle d’une momie-enfant découverte dans une pyramide inca. Jake déduisit de sa barboteuse bleu fané que c’était un garçon, sans qu’il fût possible de l’affirmer avec certitude. Dépourvu d’yeux et de lèvres, sa peau ayant viré au gris noirâtre, déterminer son sexe était une sinistre plaisanterie – pourquoi le bébé mort est-il passé de l’autre côté ? Parce que le poulet s’est chopé la supergrippe.
Mais même dans son état, le nourrisson semblait avoir traversé les mois de désolation postfléau à Topeka mieux que les adultes des alentours. Eux n’étaient guère plus que des squelettes chevelus. Entre ce qui avait été autrefois ses doigts – et n’était plus qu’un ramassis d’os tendus de lambeaux de chair – l’un des hommes agrippait la poignée d’une valise semblable aux Samsonite des parents de Jake. Comme le bébé (et comme tous les autres), il n’avait plus d’yeux ; il fixait Jake de ses orbites sombres et profondes. Au-dessous, une rangée de dents jaunâtres s’avançait en un rictus querelleur. Pourquoi t’a mis si longtemps, mon garçon ? semblait demander le mort à la valise. Tu m’as fait poireauter, et l’été a été si long et si chaud !
Où vous espériez aller comme ça, les mecs ? se demandait Jake. Où donc dans cette merde super merdique vous pensiez que vous seriez à l’abri ? Des Moines ? Sioux City ? Fargo ? Sur la lune ?
Ils descendirent les marches, Roland en tête, les autres derrière. Jake tenait toujours Susannah par la main, Ote sur ses talons. Le bafouilleux au long corps semblait descendre chaque marche en deux étapes, comme un semi-remorque franchissant des gendarmes couchés.
— Ralentis, Roland, dit Eddie. Je tiens à vérifier les « espaces handi » avant qu’on aille plus loin. On pourrait avoir un coup de pot.
— « Espaces handi » ? demanda Susannah. Kézaco ?
Jake haussa les épaules. Il n’en savait rien. Pas plus que Roland. Susannah reporta son attention sur Eddie.
— Je te demande ça, chouchou, parce que ça m’a l’air un poil dés-obligeant. Tu sais, comme appeler les Blacks, « nègres », ou les gays, « tantouzes ». Je sais que je suis rien qu’une pauvre négrillonne ignorante de 1964, année obscurantiste entre toutes, mais…
— Là, fit Eddie montrant du doigt des panneaux délimitant la partie du parking la plus proche de la gare. En fait, il y en avait deux par pilier. Le haut de chaque, bleu et blanc, le bas, rouge et blanc. Quand ils s’en approchèrent, Jake vit que celui du haut portait le symbole d’un fauteuil roulant, celui du bas l’avertissement suivant : L’UTILISATION ABUSIVE DES ESPACES RÉSERVÉS AUX HANDICAPÉS EST PUNIE DE 200 $ D’AMENDE. STRICTEMENT SOUS LE CONTRÔLE DU DÉPARTEMENT DE POLICE DE TOPEKA.
— Voyez-moi ça ! s’exclama Susannah triomphalement. Ils auraient dû faire ça depuis longtemps ! De mon quand, on s’estimait drôlement veinard si on arrivait à faire franchir à son fauteuil autre chose que les portes du mont-de-piété. Ah ça oui, merde, drôlement veinard si on arrivait à le faire monter sur le trottoir ! Quant à des places de parking réservées, valait mieux pas y penser, mon chou !
Le parking était plein comme un œuf ou quasi, mais même avec la fin du monde à portée de main, seules deux voitures sans petit fauteuil roulant sur leur plaque d’immatriculation étaient garées dans ce qu’Eddie avait appelé les « espaces handi ».
Jake subodora que respecter les « espaces handi » faisait partie de ces choses ayant une mystérieuse et durable emprise sur les gens, comme ajouter le code postal sur les lettres, se faire la raie au milieu ou se brosser les dents avant le petit déj.
— Et le voilà ! s’écria Eddie. Vérifiez vos bulletins, les mecs, je crois bien qu’on a décroché le Gros Lot !
Portant toujours Susannah sur sa hanche – chose qu’il aurait été incapable de faire sur une longue période il y avait à peine un mois de ça –, Eddie se précipita vers une grosse Lincoln. Fixé par des courroies sur le toit, on voyait un vélo de course plutôt compliqué et, du coffre entrouvert, dépassait un fauteuil roulant. Mais ce n’était pas le seul ; en scrutant la rangée d’« espaces handi », Jake aperçut minimum quatre autres fauteuils roulants, la plupart arrimés sur les galeries, d’autres fourrés à l’arrière de fourgonnettes ou de breaks, et un (à l’aspect antédiluvien et volumineux à faire peur) jeté sur le plateau d’un pick-up.
Eddie déposa Susannah et se pencha pour examiner l’appareillage qui maintenait le fauteuil dans le coffre. Il avait son lot de sandows entrecroisés, plus une barre de blocage. Eddie sortit le Ruger que Jake avait pris dans le tiroir du bureau de son père.
— Tirons dans le tas, dit-il gaiement.
Et avant que les autres aient eu le réflexe de se couvrir les oreilles, il appuya sur la détente et fit sauter le verrou de la barre de sécurité. Le bruit de la détonation roula dans le silence, avant que l’écho ne le renvoie. Le gazouillis de la tramée revint avec lui, comme si le coup de feu l’avait réveillée en sursaut. Hein qu’on dirait de la musique hawaïenne ? songea Jake avec une grimace de dégoût. Une demi-heure plus tôt, il n’aurait jamais imaginé qu’un son pouvait être aussi dérangeant physiquement que… disons, l’odeur de la viande pourrissante, mais il l’imaginait très bien maintenant. Il leva la tête vers les panneaux de l’autoroute à péage. Sous cet angle, il n’en voyait que le haut, mais ça suffisait à lui confirmer qu’ils tremblotaient à nouveau. Ça doit émettre une sorte de champ magnétique, se dit Jake. Un peu comme les mixers et les aspirateurs expédient des parasites dans la radio ou la télé, ou comme ce cyclotron gadget m’a fait dresser les poils des bras quand Mr Kingery l’a apporté en classe et a demandé des volontaires pour qu’ils viennent au tableau se mettre à côté.
Eddie tordit la barre de sécurité et s’aidant du couteau de Roland, trancha les sandows. Puis il retira le fauteuil du coffre, l’examina, le déplia et engagea la tige de support à hauteur du siège.
— Et voilà ! dit-il.
Susannah, qui avait pris appui sur une main – Jake trouva qu’elle ressemblait un peu à la femme de ce tableau d’Andrew Wyeth qu’il aimait tant, Le Monde de Christina – contemplait le fauteuil avec stupéfaction.
— Dieu tout-puissant, qu’il a l’air petit et léger !
— C’est ça les raffinements de la technologie moderne, ma chérie, dit Eddie. C’est pour ça qu’on s’est battus au Vietnam. Allez, saute-moi là-dessus.
Il se baissa pour l’aider. Elle ne lui opposa pas de résistance, mais demeura visage fermé et sourcils froncés, le temps qu’il l’installe. Comme si elle s’attendait à ce que le fauteuil s’écroule sous elle, songea Jake. Ce ne fut qu’en caressant les accoudoirs de son nouveau moyen de locomotion qu’elle se détendit à vue d’œil.
Jake s’éloigna un peu à l’aventure, le long d’une autre rangée de voitures, laissant courir ses doigts sur leurs capots où ils dessinaient des traînées dans la poussière qui les recouvrait. Ote trottinait à sa suite, ne s’arrêtant que pour lever la patte et arroser un pneu, comme s’il n’avait rien fait d’autre de toute sa vie.
— Ça te donne le mal du pays, mon lapin ? demanda Susannah dans le dos de Jake. Tu as probablement cru que tu ne reverrais jamais une bagnole américaine, vraie de vraie, je me trompe ?
Jake réfléchit à ce qu’elle venait de dire et décida qu’elle avait tort. Ça ne lui avait jamais effleuré l’esprit qu’il resterait dans le monde de Roland pour toujours ni qu’il ne reverrait pas de voiture. Il ne pensait pas que ça l’ennuierait en réalité mais il ne croyait pas non plus que c’était écrit. Pas encore, de toute façon. Il y avait un certain terrain vague dans le quand du New York d’où il était venu : au coin de la 2e Avenue et de la 46e Rue. Il y avait eu là autrefois une charcuterie fine – Tom et Gerry, spécialistes en réceptions – mais, à présent, tout n’était plus que décombres, mauvaises herbes, débris de verre et…
… et une rose. Rien qu’une rose sauvage et solitaire poussant sur un terrain vague où on avait prévu d’édifier un ensemble d’apparts en copropriété ; or Jake avait dans l’idée que rien de comparable à la rose ne poussait ailleurs sur Terre. Même pas peut-être dans ces autres mondes auxquels Roland avait fait allusion. On trouvait des roses en approchant de la Tour Sombre, des roses par milliards, sur des putains d’hectares, à perte de vue, à en croire Eddie et son rêve. Cependant, Jake soupçonnait que sa rose différait même de celles-là… et que tant que le destin de la rose n’était pas scellé dans un sens ou dans l’autre, lui, Jake n’en avait pas terminé avec le monde des voitures, des télés et des flics qui vous réclamaient vos papiers et le nom de vos parents.
À propos de parents, j’en ai peut-être pas terminé avec eux, non plus, songea Jake. Cette idée fit battre son cœur plus vite, d’espoir et de frayeur mêlés.
Ils s’immobilisèrent au milieu de la rangée de voitures ; Jake fixait d’un œil vide l’autre côté d’une large artère (Gage Boulevard, supposa-t-il), pendant qu’il tournait ces pensées dans sa tête. Roland et Eddie les rattrapèrent.
— Ce bébé-là sera en superforme après un ou deux mois passés à pousser la Vierge de Fer, dit Eddie avec un grand sourire. Je parie que ça va te faire le souffle.
Et en guise de démonstration, il poussa une profonde expiration derrière le fauteuil roulant. Jake faillit objecter à Eddie qu’il y avait probablement dans les « espaces handi », d’autres modèles, à moteurs, mais se ravisa en comprenant ce qu’Eddie avait dû piger tout de suite : leurs batteries devaient être à plat.
Susannah ignorait ce dernier pour le moment, c’est Jake qui l’intéressait.
— Tu m’as pas répondu, lapinou. Toutes ces voitures te filent pas le mal du pays ?
— Nan. J’étais juste curieux de savoir si je les connaissais toutes, ces bagnoles. Je me suis dit que peut-être… si cette version de 1986 provient d’un autre monde que celui de mon 1977, ça se verrait bien à un détail. Mais non, impossible. Les choses changent vachement vite. Même en neuf ans…
Il haussa les épaules, puis regarda Eddie.
— Toi, tu pourrais peut-être. Après tout, j’veux dire, t’as vraiment vécu en 1986.
Eddie grommela.
— J’y ai vécu, d’accord, mais j’l’ai pas vraiment observé. Je planais un max les trois quarts du temps. Quoique… à bien y réfléchir…
Eddie se mit à pousser à nouveau Susannah sur le macadam lisse du parking, désignant du doigt les voitures au passage.
— Ford Explorer… Chevrolet Caprice… celle-là, c’est un vieux modèle Pontiac, ça se voit à sa calandre en deux parties…
— Pontiac Bonneville, précisa Jake.
L’étonnement qu’il lisait dans les yeux de Susannah amusait Jake en même temps qu’il l’émouvait un peu – la plupart de ces voitures devaient lui sembler aussi futuristes que les vaisseaux de reconnaissance de Buck Rogers. Ce qui, de fil en aiguille, lui fit se demander ce que Roland ressentait à les voir. Il le chercha des yeux.
Le Pistolero ne manifestait aucun intérêt pour les automobiles. Il fixait l’autre côté de la rue, et par-delà le parc, l’autoroute à péage… sauf qu’il ne regardait pas vraiment ces choses-là, d’après Jake.
Ce dernier se dit que Roland était tout bêtement plongé dans ses pensées. Si c’était le cas, son expression suggérait que la chose était loin de lui être agréable.
— Et ça, c’est une de ces petites Chrysler K, continua Eddie en la montrant du doigt. Et là, c’est une Subaru. Là, une Mercedes 450 SL, excellente voiture, celle des champions… Mustang… Chrysler Impérial, belle carrosserie, mais vieille comme Mathusalem…
— Regarde, petit, fit Susannah – avec une pointe d’âpreté dans la voix, trouva Jake. Celle-là, je la reconnais. Mais, pour moi, elle vient juste de sortir.
— Vraiment désolé, Suzie. Celle-ci, c’est une Cougar… une autre Chevrolet… et encore une… Topeka adore General Motors, putain, tu m’étonnes… Honda Civic… Volkswagen Rab-bit… une Dodge… une Ford… une…
Eddie s’arrêta, face à une petite voiture blanche et rouge au bout de la rangée.
— Une Takuro, se dit-il à lui-même.
Il la contourna pour aller examiner le coffre.
— Une Takuro Spirit, pour être exact. T’as déjà entendu parler de cette marque ou de ce modèle, Jake de New York ?
Jake fit non de la tête.
— Moi non plus, dit-il. Moi non plus, bordel.
Eddie se mit à pousser Susannah vers Gage Boulevard (Roland les suivait, l’air absent, enfermé dans son monde, marchant quand ils marchaient, s’arrêtant quand ils s’arrêtaient). Juste avant l’entrée automatisée du parking (STOP PRENEZ VOTRE TICKET), Eddie fit halte.
— Si on continue à ce rythme-là, on sera vieux avant d’atteindre le parc là-bas et carrément morts avant le péage de l’autoroute, dit Susannah.
Cette fois, Eddie ne s’excusa pas, ne paraissant même pas avoir entendu. Il regardait un autocollant sur le pare-chocs d’un vieil AMC Pacer rouillé. L’autocollant, bleu et blanc, évoquait les panneaux aux petits fauteuils roulants qui indiquaient les « espaces handi ». Jake s’accroupit pour mieux voir, caressant distraitement la tête d’Ote que ce dernier venait de faufiler sur ses genoux. Tendant l’autre main, il effleura l’autocollant, comme pour s’assurer de sa réalité. KANSAS CITY MONARCHS, lisait-on. Le O de MONARCHS était une balle de base-ball, agrémentée de lignes de fuite, comme si elle sortait du terrain.
— Corrige-moi si je me goure, mon petit vieux, parce que j’y connais que dalle en base-ball à l’ouest du Yankee Stadium, mais est-ce qu’on devrait pas lire Kansas City Royals ? Tu sais bien, George Brett et tutti quanti ?
Jake opina. Il connaissait les Royals et George Brett, bien qu’il débutât à peine du quand de Jake et ait dû être à deux doigts de la retraite dans celui d’Eddie.
— Les Kansas City Athletics, vous voulez dire, fit Susannah, qui eut l’air abasourdie.
Roland se tenait à l’écart de tout ça ; il était en train de zoner dans sa couche d’ozone personnelle.
— Pas en 1986, ma chérie, dit gentiment Eddie. En 1986, les Athletics étaient à Oakland.
Il détacha les yeux de l’autocollant et reporta son regard sur Jake.
— Une équipe de deuxième division, peut-être ? demanda-t-il. Ou même de troisième ?
— Les Royals de troisième division sont toujours des Royals, dit Jake. Et ils jouent à Omaha. Allez, bougeons de là.
Et sans savoir ce qu’il en était pour les autres, Jake se remit en route d’un cœur plus léger. C’était peut-être idiot, mais il était soulagé. Il ne croyait plus que ce terrible fléau menaçait son monde, parce que, dans ce monde-là, il n’y avait pas de Kansas City Monarchs. Peut-être que c’était là une information bien mince pour tirer des conclusions, mais ça lui semblait vrai. Et c’était s’ôter un poids énorme que de réussir à se persuader que ni son père ni sa mère n’étaient voués à mourir à cause d’un virus qu’on appelait Capitaine Trips et à être incinérés dans une… une décharge ou quoi ou qu’est-ce.
Sauf que ce n’était pas certain à cent pour cent, même si ce n’était pas là la version 1986 de son monde de 1977. Parce que même si cet effroyable fléau était survenu dans un monde où on trouvait des voitures Takuro Spirit et où George Brett jouait pour les K.C. Monarchs, Roland avait dit que le mal s’étendait… et que des choses comme la supergrippe grignotaient l’étoffe de l’existence comme l’acide attaque le moindre bout de tissu.
Le Pistolero avait parlé d’une flaque de temps, une expression que Jake avait trouvée au premier abord romantique et charmante. Mais à supposer que l’eau de cette flaque devienne stagnante et marécageuse ? Et à supposer que ces trucs style Triangle des Bermudes que Roland appelait des tramées, autrefois d’une grande rareté, deviennent la règle au lieu de l’exception ? À supposer – oh, et c’était là une pensée effroyable, une de celles qui vous garantissaient de rester éveillé, passé trois heures du matin – que toute réalité s’affaisse au fur et à mesure que s’aggravaient les faiblesses structurelles de la Tour ? À supposer que survienne un crash, un niveau s’effondrant sur le suivant… puis sur le suivant… et ainsi de suite… jusqu’à ce que…
Quand Eddie l’agrippa par l’épaule et la lui pressa, Jake dut se mordre la langue pour s’empêcher de hurler.
— Tu te files la poisse à toi-même, dit Eddie.
— Qu’est-ce que t’en sais ? demanda Jake.
C’était insolent, mais il était fou furieux. D’être terrorisé ou d’être vu dans cet état ? Il n’aurait su le dire. Et il s’en foutait pas mal, d’ailleurs.
— Question poisse, j’en connais un bout, fit Eddie. Je ne sais pas ce que tu rumines exactement, mais quoi que ce soit, le moment est bien choisi pour arrêter d’y penser.
C’était probablement de bon conseil, décida Jake. Ils traversèrent la rue de concert en direction de Gage Park et de l’un des plus grands chocs que Jake devait éprouver de sa vie.
2
Une fois franchie l’arche de fer forgé où GAGE PARK était inscrit en lettres onciales à l’ancienne, ils se retrouvèrent sur un sentier de briques, traversant un espace tenant à la fois du jardin à l’anglaise et de la jungle équatoriale. Laissé à l’abandon, pendant le chaud été du Midwest, il avait prospéré anarchiquement ; toujours laissé à l’abandon cet automne, il avait complètement périclité. Un écriteau, juste après l’arche, proclamait qu’il s’agissait là de la Roseraie Reinisch, et des roses, ce n’était pas ça qui manquait : partout, des roses. Si la plupart étaient fanées, certaines, les plus sauvages, étaient des plus florissantes et donnèrent à Jake une nostalgie si grande de la rose du terrain vague au coin de la 46e Rue et de la 2e Avenue qu’elle vira à la douleur.
À peine entrés dans le parc, en retrait sur l’un des côtés, ils virent un magnifique carrousel d’autrefois, aux fringants destriers et étalons de course, désormais immobiles sur leur barre. Le silence du manège, ses lumières clignotantes éteintes à jamais et la musique de son limonaire qui s’était tue pour toujours, firent frissonner Jake. Le gant de base-ball d’un enfant pendillait de l’encolure d’un cheval, au bout d’une lanière de cuir. Jake eut du mal à ne pas détourner les yeux.
Au-delà du carrousel, la végétation se faisait plus dense, étouffant le sentier et obligeant bientôt les voyageurs à avancer en file indienne, comme des enfants égarés dans une forêt de conte de fées. Les épines des rosiers luxuriants et non taillés s’accrochaient aux vêtements de Jake. Il s’était retrouvé en tête un peu par hasard (probablement parce que Roland était toujours plongé dans ses pensées) et c’est pourquoi il fut le premier à apercevoir Charlie le Tchou-tchou.
Sa seule idée en approchant des rails de chemin de fer à écartement étroit qui traversaient le sentier – on aurait dit une voie miniature, en fait –, c’était ce que le Pistolero avait dit : le ka est comme une roue revenant sans cesse au même point. Les roses et les trains nous hantent, songea-t-il. Pourquoi ? Je ne sais pas. Je suppose que c’est encore une devi…
Il regarda alors sur sa gauche et lâcha « Ohbontédivine » d’un seul tenant. Les jambes coupées, il dut s’asseoir. Sa voix lui parut lointaine, comme filtrée par de l’eau. Il ne s’évanouit pas complètement, mais la couleur se retira de ce qui l’entourait au point que les feuillages exubérants du côté ouest du parc lui semblèrent du même gris que le ciel d’automne au-dessus de sa tête.
— Jake ! Jake, ça ne va pas ?
C’était Eddie et Jake décelait une véritable inquiétude dans sa voix, mais elle lui parvenait comme lors d’une mauvaise communication interurbaine. De Beyrouth, disons, ou même de Sirius. Et il sentait aussi la main apaisante que Roland posait sur son épaule, mais elle était aussi lointaine que la voix d’Eddie.
— Jake !
C’était Susannah.
— Qu’est-ce qui t’arrive, mon lapin ? Qu’est-ce…
Puis, voyant la chose à son tour, elle cessa de s’adresser à lui. Ensuite ce fut à Eddie de se taire. Enfin, la main de Roland le lâcha. Ils restèrent tous plantés là à regarder… sauf Jake qui continuait à le faire, assis par terre. Il supposa qu’il recouvrerait bientôt assez de force dans les jambes pour se relever mais, pour l’instant, il se sentait mou comme une chiffe.
Le train était arrêté quinze mètres plus loin, dans une gare-jouet, réplique de celle qu’ils venaient de quitter. Accroché à son avant-toit un panneau indiquait TOPEKA. Le train, c’était Charlie le Tchou-tchou, chasse-pierres et tout et tout ; une locomotive à vapeur 402 Big Boy. Et Jake savait que s’il trouvait assez de force pour se remettre debout et s’en approcher, il découvrirait une nichée de souris dans le siège du mécano qui avait dû s’appeler Bob Truc-Machin-Chose. Quant à la cheminée, elle abriterait une famille d’hirondelles.
Sans oublier ses larmes huileuses et sombres, songea Jake, regardant le train miniature devant sa gare miniature, gagné par la chair de poule, l’estomac serré, le trouillomètre à zéro. La nuit, il pleure ces larmes huileuses et sombres qui rouillent comme de beaux diables son superbe phare Stratham. Mais de ton temps, mon vieux Charlie, tu as tiré plus que ton content de gamins, hein ? Tu faisais des tours et des détours dans Gage Park et les gamins riaient, sauf ceux qui riaient jaune ; ceux qui voyaient clair dans ton jeu criaient à pleins poumons. Comme moi aussi je crierais maintenant, si j’en avais la force.
Mais ses forces lui revenaient et, quand Eddie passa la main sous l’un de ses bras et que Roland l’imita de l’autre côté, Jake fut capable de se lever. Il chancela une fois, puis affermit son équilibre.
— Que ce soit bien entendu, je ne te reproche rien, fit Eddie.
Il avait la voix grave ; son visage l’était aussi.
— J’ai bien failli tomber à la renverse, moi aussi. C’est celui de ton bouquin ; et le voilà, plus vrai que nature.
— Nous savons maintenant d’où Miss Beryl Evans a tiré l’idée de Charlie le Tchou-tchou, dit Susannah. Ou bien elle a vécu ici, ou bien un peu avant 1942, quand son bouquin de merde a été publié, elle a visité Topeka…
— … et vu le train pour enfants qui traverse la Roseraie Reinisch et fait le tour de Gage Park, acheva Jake.
Il dominait sa frayeur à présent et lui, qui était non seulement un enfant mais qui, une bonne partie de sa vie, avait été un enfant solitaire, ressentit une bouffée d’amour et de gratitude pour ses amis. Ils avaient vu ce qu’il avait vu, et avaient compris où sa frayeur avait pris sa source. Normal, ils formaient un ka-tet.
— Il ne répondra pas à des questions bêtes, il ne jouera pas à des jeux bêtes, fit Roland, rêveusement. Tu te sens d’attaque pour continuer, Jake ?
— Oui.
— T’en es sûr ? demanda Eddie.
En voyant Jake opiner, Eddie poussa Susannah et lui fit franchir la voie. Roland suivit. Jake hésita encore un instant, se souvenant d’un rêve qu’il avait fait – lui et Ote se trouvaient à un passage à niveau et le bafouilleux avait sauté tout à coup au beau milieu des rails, aboyant comme un perdu contre le phare de la loco qui s’approchait.
Jake se baissa alors et souleva Ote vite fait. Il contempla le train, à l’arrêt dans sa gare, qui rouillait tranquillement. Son phare avant éteint avait tout d’un œil mort.
— J’ai pas peur, dit-il à voix basse. Pas peur de toi.
Le phare, reprenant vie soudain, lança un éclair d’une brièveté aveuglante, comme pour dire de façon grandiloquente : Pas à moi, pas à moi, mon cher petit louchon.
Puis il s’éteignit.
Les trois autres n’avaient rien vu. Jake jeta un dernier coup d’œil au train, s’attendant à ce que le phare lance un nouvel éclair – et même peut-être que la maudite machine démarre pour de bon et tente de l’écraser –, mais rien ne se passa.
Le cœur tambourinant dans sa poitrine, Jake se hâta de rejoindre ses compagnons.
3
Le Zoo de Topeka (De renommée mondiale, à en croire les divers panneaux) regorgeait de cages vides et de cadavres d’animaux. Les bêtes qu’on avait libérées avaient disparu, les autres étaient mortes à proximité. Les grands singes se trouvaient encore dans le secteur Habitat du Gorille et paraissaient être morts, main dans la main. Eddie faillit en chialer. Depuis qu’il n’avait plus trace d’héroïne dans les veines, ses émotions menaçaient constamment d’exploser comme un cyclone. Ses vieux potes se seraient bien marrés.
Au-delà de l’Habitat du Gorille, le cadavre d’un loup gris gisait au beau milieu du chemin. Ote s’en approcha précautionneusement, le renifla, puis, étirant son long cou, commença à hurler à la mort.
— Fais-le arrêter ça, Jake, tu m’entends ? fit Eddie d’un ton bourru.
Il prit soudain conscience de l’odeur des bêtes en décomposition. C’était une senteur vague que la chaleur de l’été finissant avait quasiment évaporée, mais ce qu’il en subsistait dans l’air lui donna envie de gerber. Même s’il avait du mal à se rappeler la dernière fois qu’il avait mangé.
— Ote ! Au pied !
Ote lança un dernier hurlement et s’en retourna près de Jake. Il leva vers lui ses yeux cerclés d’or, comme d’inquiétantes alliances. Jake le prit dans ses bras, lui fit contourner le loup, puis le reposa sur le sentier pavé de briques.
Le sentier les amena jusqu’à une volée de marches des plus raides (déjà envahie par les mauvaises herbes qui s’insinuaient à travers la maçonnerie). Une fois au sommet, Roland jeta un coup d’œil rétrospectif sur le zoo et les jardins. De là-haut, ils distinguaient très nettement le circuit de la voie de chemin de fer miniature qui permettait aux passagers de Charlie d’effectuer le tour complet de Gage Park. Au-delà, une bourrasque de vent froid balayait à grand tapage les feuilles mortes sur Gage Boulevard.
— Ainsi chut Lord Perth, murmura Roland.
— Et la contrée a tremblé sous ce coup de tonnerre, acheva Jake.
Roland le regarda d’un air surpris, tel un homme émergeant d’un profond sommeil. Puis il sourit et lui entoura les épaules de son bras.
— J’ai joué les Lord Perth dans le temps, dit-il.
— Ah oui ?
— Oui. Très bientôt, tu en entendras parler.
4
Au-delà des marches se trouvait une volière remplie d’oiseaux exotiques crevés ; au-delà de la volière, un snack-bar affichait (avec une certaine cruauté, peut-être due au lieu) : LE MEILLEUR BUFFALOBURGER DE TOUT TOPEKA ; au-delà du snack-bar, on lisait sur l’enseigne d’une nouvelle arche en fer forgé : À TRÈS BIENTÔT À GAGE PARK ! Au-delà, enfin, on distinguait la courbe d’une bretelle d’autoroute à accès limité. Au-dessus se détachaient nettement les panneaux verts qu’ils avaient repérés tout d’abord, depuis l’autre côté.
— Et c’est reparti pour un tour de péagisage, fit Eddie de façon presque inaudible. Nom de Dieu, soupira-t-il.
— C’est quoi le péagisage, Eddie ?
Jake ne comptait pas qu’Eddie lui répondrait ; quand Susannah pivota pour le regarder, Eddie, empoignant encore à pleines mains les bras de son nouveau fauteuil roulant, détourna les yeux. Puis il fixa tour à tour Susannah et Jake.
— C’est pas joli-joli. À l’image de ma vie avant que Gary Cooper ici présent ne me tire à travers la Grande Faille Temporelle.
— Tu n’es pas obligé…
— C’est pas très important non plus. On se réunissait en bande – moi, mon frère Henry, Bum O’Hara d’habitude parce qu’il avait une bagnole, Sandra Corbitt et peut-être aussi ce pote de mon frère qu’on appelait Jimmie Polio – et on mettait nos noms dans un chapeau. Celui qu’on tirait au sort était le… le guide du trip, Henry l’appelait comme ça. Lui – ou elle, si ça tombait sur Sandi – devait rester clean de dope. Enfin, tout est relatif. Tous les autres se défonçaient grave. Ensuite on s’entassait dans la Chrysler de Bum et on filait dans le Connecticut par l’Interstate 95 ou bien on fonçait vers le nord de l’État de New York en se farcissant la route touristique Taconic… sauf que nous, on l’appelait la Catatonique. On s’écoutait les Creedence Clearwater Revival, Marvin Gaye ou même le best-of d’Elvis sur l’autoradio. C’était mieux la nuit et quand c’était la pleine lune. On glandait des heures parfois, la tête à la portière comme les chiens, à mater la lune et à guetter les étoiles filantes. On appelait ça faire un tour de péagisage.
Eddie sourit, avec effort semblait-il.
— Une vie de rêve, j’vous dis que ça, les mecs.
— Ça m’a l’air plutôt sympa, fit Jake. Pas la partie drogue, etc., je veux dire, mais rouler avec des copains la nuit, regarder la lune en écoutant de la musique… moi, je trouve ça super.
— Ouais, ça l’était, reconnut Eddie. Même si, quand on était bourrés à bloc de reds[4], on était capables d’arroser aussi bien nos godasses que les buissons, c’était super.
Il marqua un temps.
— C’est ça le plus horrible, tu piges pas ?
— Va pour le péagisage. C’est parti, fit le Pistolero.
Et quittant Gage Park, ils gagnèrent l’entrée de la rampe d’accès à l’autoroute.
5
On avait bombé les deux panneaux flanquant la courbe ascendante de la bretelle. Sur celui où on lisait : SAINT LOUIS 344, on avait barbouillé en noir par-dessus :
Sur l’autre, qui annonçait : PROCHAINE AIRE DE REPOS, 16 KM, on avait tracé en grosses lettres rouges :
Cet écarlate-là était encore assez vif pour claquer même après tout un été. Les deux panneaux portaient un symbole identique :
— Tu sais ce que signifient tous ces trucs, Roland ? demanda Susannah.
Roland fit non de la tête, tout en paraissant perplexe. Et ce regard d’introspection ne quitta plus ses yeux.
Ils poursuivirent leur avancée.
6
Au point de jonction de la bretelle et de l’autoroute à péage, les deux hommes, le jeune garçon et le bafouilleux se regroupèrent autour du fauteuil roulant de Susannah. Ils avaient tous le regard tourné vers l’est.
Eddie ignorait quel serait l’état du trafic, une fois sortis de Topeka, mais, ici, toutes les voies, aussi bien en direction de l’est (celles du côté où ils se tenaient) que de l’ouest, étaient engorgées par les voitures et les camions. La plupart des véhicules croulaient sous un entassement de biens divers et variés qu’une saison de pluies avait fait rouiller.
Mais la circulation était le cadet de leurs soucis, tandis qu’ils restaient plantés là, à scruter l’est sans dire un mot. Sur environ un kilomètre dans les deux sens, la ville se poursuivait : ils apercevaient des flèches d’églises, une enfilade de fast-foods (Arby’s, Wendy’s, MacDonald, Pizza Hut et Boing Boing Burgers, chaîne dont Eddie n’avait jamais entendu parler), d’établissements concessionnaires de marques d’automobiles, le toit d’un bowling du nom d’Heartland Lanes. Un peu plus loin, devant eux, il y avait une autre sortie dont le panneau annonçait Hôpital public de Topeka et 6e Sud-Ouest. Au-delà de la bretelle se tassait un vieil édifice de brique rouge, percé de minuscules fenêtres comme autant d’yeux aux aguets à travers les cascades de lierre de sa façade. Eddie songea qu’un bâtiment si semblable à la prison d’Attica devait être un hôpital, probablement ce genre de purgatoire de l’aide sociale où de pauvres hères restaient assis des heures d’affilée sur des chaises de plastique merdiques pour permettre à un docteur lambda de les examiner comme s’ils n’étaient rien d’autre que de la crotte de chien.
Après l’hôpital, la ville se terminait brusquement et la tramée commençait.
Aux yeux d’Eddie, on aurait dit les eaux mortes d’un vaste marécage. Miroitantes et argentées, elles se pressaient des deux côtés de la chaussée surélevée de l’Interstate 70 (faisant trembloter panneaux, glissières de sécurité et voitures à l’arrêt comme autant de mirages). La tramée émettait son bourdonnement liquide comme une pestilence.
Susannah se boucha les oreilles avec une grimace.
— Je sais pas comment j’arrive à supporter ça. Vraiment. Je veux pas vous filer le cafard, mais j’ai déjà envie de vomir et je n’ai pourtant rien avalé de la journée.
Eddie ressentait la même chose. Cependant, tout barbouillé qu’il fut, il avait du mal à détacher ses yeux de la tramée. C’était comme si l’irréel avait été doté d’un… d’un quoi ? D’un visage ? Ah ça non. La vaste étendue argentée et vrombissante qui s’étalait devant eux était sans visage, était l’antithèse même d’un visage, en fait, mais elle avait un corps… un aspect… une présence.
Oui, c’était bien ça ; elle avait une présence, semblable à celle du démon venu dans le cercle de pierres quand ils s’efforçaient de tirer Jake.
Roland, entre-temps, fouilla au tréfonds de sa bourse avant de trouver ce qu’il cherchait : une poignée de balles de revolver. Détachant la main droite de Susannah du bras du fauteuil, il lui en colla deux dans la paume. Puis en prenant deux autres, il se les enfonça dans les oreilles. Susannah le regarda faire, d’abord éberluée, puis amusée, sceptique au final. Mais elle n’en suivit pas moins son exemple. Son visage exprima aussitôt un soulagement béat.
Eddie se déchargea de son havresac et en sortit la boîte de balles de calibre 44 à moitié pleine, correspondant au Ruger de Jake. Le Pistolero fit non de la tête, tendant sa main ouverte. Elle contenait encore quatre de ses balles : deux pour Eddie, deux pour Jake.
— Qu’est-ce qui cloche chez celles-là ? demanda Eddie qui, agitant la boîte trouvée derrière les classeurs verticaux du tiroir du secrétaire d’Elmer Chambers, en fit tomber deux trois balles.
— Elles viennent de ton monde, elles n’arrêteront pas ce son. Ne me demande pas comment je le sais : je le sais, c’est tout. Tu peux les essayer si ça te chante, mais ça ne marchera pas.
Eddie désigna les balles que Roland lui proposait.
— Celles-là aussi viennent de notre monde. De l’armurerie à l’angle de la 7e Avenue et la 49e Rue. De chez Clements, c’était pas ça le nom ?
— Non, rien à voir, Eddie. Elles sont à moi. On les a souvent rechargées, mais je les ai fait suivre de la verte contrée. De Gilead.
— Tu veux dire celles qui ont pris l’eau ? demanda Eddie avec incrédulité. Les dernières cartouches trempées de la plage ?
Roland opina.
— Tu disais qu’elles étaient inutilisables et le resteraient ! Même si elles séchaient ! Que la poudre avait été… comment tu disais déjà ? Ah oui, éventée.
Roland opina de plus belle.
— Alors pourquoi les as-tu gardées ? Pourquoi avoir trimballé cette ribambelle de balles inutiles aussi loin ?
— Qu’est-ce que je t’ai appris à dire après avoir tué, Eddie ? Pour te clarifier les idées ?
— Père, guide mes mains et mon cœur afin qu’aucune partie de cet animal ne soit gâtée.
Roland opina pour la troisième fois. Jake prit deux balles du Pistolero et se les glissa dans les oreilles. Eddie prit les deux qui restaient, mais ne put s’empêcher d’essayer d’abord celles en sa possession. Elles avaient beau atténuer le son de la tramée, il n’en demeurait pas moins vibrant au milieu de son front, lui faisant pleurer les yeux comme quand il était enrhumé, lui donnant la sensation que l’arête de son nez allait exploser. Retirant les siennes, il les remplaça par les balles plus grosses des antiques revolvers de Roland. M’enfiler des balles dans les oreilles, songea-t-il. M’man en chierait une pendule. Mais quelle importance ? Le son de la tramée avait disparu – ou du moins s’était estompé jusqu’à n’être plus qu’un lointain zonzon – et voilà le résultat. Se retournant vers Roland pour lui parler, il s’attendait à entendre sa propre voix assourdie, comme quand on porte des boules Quies, mais il découvrit qu’elle était parfaitement audible.
— Y a-t-il quelque chose que tu ignores ? lui demanda-t-il.
— Oui, répondit Roland. Des tas.
— Et Ote ? demanda Jake.
— Pour Ote, ça ira, je crois, dit Roland. Allons-y, tâchons de couvrir quelques kilomètres avant la nuit.
7
Le gazouillis de la tramée ne parut pas déranger Ote ; il ne quitta pas Jake Chambers d’une semelle de tout l’après-midi, examinant avec méfiance les voitures immobilisées qui obstruaient les voies de l’Interstate 70 en direction de l’est. Susannah s’aperçut pourtant que la congestion n’était pas complète. L’embouteillage se clairsemait au fur et à mesure que les voyageurs laissaient le centre-ville derrière eux ; mais, même aux endroits où la circulation avait été dense, on avait poussé les véhicules en rade, d’un côté ou de l’autre, et garé certains sur le terre-plein central, bétonné dans la partie urbaine, gazonné en rase campagne.
Quelqu’un a utilisé sa dépanneuse, d’après moi, songea Susannah. Cette idée la rasséréna. Personne ne se serait soucié de s’ouvrir un passage sur l’autoroute pendant que le fléau faisait rage. Et si quelqu’un s’en était chargé depuis – s’il s’était trouvé quelqu’un dans le coin depuis –, cela signifiait que ledit fléau n’avait pas rayé tout le monde de la carte et que ces voitures-cénotaphes n’étaient pas le fin mot de l’histoire.
S’il y avait des cadavres dans certains habitacles, la plupart, comme ceux qu’ils avaient découverts au pied de l’escalier de la gare, étaient desséchés et non pas des momies dégoulinantes de sanie, maintenues par leur ceinture de sécurité. Mais en grande majorité, les voitures étaient vides. Nombre de conducteurs et leurs passagers, pris dans ces embouteillages monstres, avaient probablement tenté de fuir à pied la zone frappée par le fléau, supposa-t-elle. Mais ça ne devait pas être la seule raison, subodorait-elle.
Susannah savait qu’en ce qui la concernait il aurait fallu l’enchaîner au volant pour la faire demeurer dans une voiture, dès qu’elle aurait ressenti les premiers symptômes d’une maladie fatale : si elle devait mourir, autant que ce fût à l’air libre de la Création. Une colline serait l’endroit idéal, ou n’importe quelle autre élévation, mais même un champ de blé ferait l’affaire, s’il fallait en venir là. Tout, plutôt que de rendre son dernier soupir avec l’odeur du bloc désodorisant, pendouillant du rétroviseur, dans les narines.
Susannah pressentait qu’ils auraient pu voir les nombreux cadavres de ces morts fauchés en pleine fuite, mais que le moment en était passé. À cause de la tramée. Ils s’en approchaient sans coup férir et elle sut exactement quand ils y pénétrèrent. Une sorte de picotement frissonnant lui parcourut l’échine, et elle raidit ses moignons de jambes. Le fauteuil roulant s’arrêta d’avancer un instant. En se retournant, elle vit Roland, Eddie et Jake qui se tenaient le ventre en grimaçant. Comme s’ils avaient été pris collectivement de coliques. Puis Eddie et Roland se redressèrent. Jake se pencha pour caresser Ote, qui n’avait pas cessé de l’observer avec anxiété.
— Alo’s les mecs, ça boume ? demanda Susannah.
La question fut posée avec la voix mi-ronchon mi-sarcastique de Detta Walker. Ça la reprenait à l’improviste, sans prévenir.
— Ouais, fit Jake. Mais j’ai l’impression d’avoir une boule dans la gorge.
Il fixait la tramée avec un certain malaise. Son vide blanchâtre les cernait de toutes parts à présent, comme si le monde entier s’était transformé en une « fagne » du Norfolk à l’aube. Tout près, les arbres crevaient sa surface argentée, projetant des reflets distordus qui ne restaient jamais en repos ni tout à fait nets. Un petit peu plus loin, Susannah aperçut la tour d’un silo à grains qui paraissait flotter. ALIMENTS GADDISH se détachait sur son flanc en lettres roses, qui devaient être rouges, en temps normal.
— Moi, c’est dans la tête que j’ai l’impression d’avoir une boule, fit Eddie. Putain, comme elle miroite, cette merde.
— Tu l’entends toujours ? demanda Susannah.
— Ouais. Mais faiblement. Je peux supporter. Et toi ?
— Hum-hum. Marchons.
C’était comme voler dans le cockpit ouvert d’un avion à travers des lambeaux de nuages, décida Susannah. Ils avaient avancé sur des kilomètres et des kilomètres, leur semblait-il, à travers cette brillance bourdonnante, qui n’était ni brume ni eau, distinguant de vagues formes au passage (une grange, un tracteur, un panneau publicitaire Stuckey) avant que tout ne disparaisse sauf la route devant eux qui se poursuivait avec constance, au-dessus de la surface indistincte et luisante de la tramée.
Puis, tout à coup, le paysage se dégageait. Le bourdonnement s’amenuisait jusqu’à frôler le seuil de l’audible ; ils pouvaient même se déboucher les oreilles sans être gênés, du moins jusqu’à ce qu’ils approchent de la fin de cette trouée. Ils voyaient à nouveau le panorama…
Enfin, non, ce terme de panorama était trop fort pour le Kansas, mais des champs s’étalaient à perte de vue et, çà et là, un bouquet d’arbres colorés par l’automne marquait l’emplacement d’une source ou d’une mare à bestiaux. Rien à voir avec le Grand Canyon ou le ressac venant se briser au phare de Portland, mais du moins pouvait-on apercevoir une ligne d’horizon et échapper à la déplaisante sensation d’être mis au tombeau. Puis, c’était reparti pour la purée de pois. Jake fournit la description la plus juste, d’après Susannah, en déclarant que se trouver dans la tramée, c’était comme avoir rejoint le mirage aquatique qui borne l’horizon les jours de forte chaleur, sur la route.
Quoi que ce fût et la description qu’on en donnait, s’y trouver englué était un purgatoire claustrophobique, le monde extérieur étant gommé sauf la double voie de l’autoroute à péage et les épaves des voitures évoquant celles de navires à l’abandon sur un océan pris par les glaces.
Je vous en prie, aidez-nous à sortir de là, supplia Susannah, s’adressant à un Dieu auquel elle ne croyait plus vraiment – tout en croyant encore en quelque chose, mais depuis son réveil dans le monde de Roland sur la plage de la Mer Occidentale, sa conception de l’invisible avait considérablement changé. Je vous en prie, aidez-nous à retrouver le Rayon. Je vous en prie, aidez-nous à échapper à ce monde de silence et de mort.
Ils gagnèrent la plus vaste trouée qu’ils aient rencontrée jusque-là, près d’un panneau autoroutier où on lisait BIG SPRINGS, 3 KM. Derrière eux, à l’ouest, le soleil couchant brillait par une étroite percée entre les nuages, ses éclats écarlates rebondissant à la surface de la tramée et incendiant vitres et feux arrière des voitures immobilisées. De part et d’autre s’étiraient des champs vides. La Pleine Terre (venue et repartie), songea Susannah : La Moisson (venue et repartie) aussi. C’est ce que Roland appelle la clôture de l’année. À cette idée, elle frissonna.
— On va camper ici cette nuit, dit bientôt Roland, à peine dépassée la bretelle de sortie de Big Springs.
Devant eux, ils apercevaient la tramée empiéter à nouveau sur l’autoroute, mais à plusieurs kilomètres de là. On voyait rudement loin vers l’est du Kansas, découvrit soudain Susannah.
— On peut trouver du bois pour le feu sans se rapprocher beaucoup de la tramée et le son restera supportable. On pourra même dormir sans se fourrer des balles dans les oreilles.
Eddie et Jake enjambèrent la glissière de sécurité, descendirent le remblai et se mirent en quête de bois le long du lit à sec d’une rivière, restant ensemble comme Roland les avait exhortés à le faire. À leur retour, les nuages avaient à nouveau englouti le soleil et un crépuscule cendreux sans intérêt s’installait furtivement sur le monde.
Le Pistolero écorça des brindilles pour en faire du petit bois, avant de le disposer à sa façon habituelle, édifiant une sorte de cheminée sur la bande d’arrêt d’urgence. Pendant ce temps, Eddie gagna nonchalamment le terre-plein central et resta là, mains dans les poches, les yeux fixés vers l’est. Peu après, il fut rejoint par Jake et par Ote.
Roland sortit sa barre d’acier et son silex, fit jaillir une étincelle dans le conduit de sa cheminée de fortune et bientôt le petit feu de camp pétilla haut et clair.
— Roland ! Suzie ! les héla Eddie. Venez voir par ici !
Susannah commença à faire rouler son fauteuil en direction d’Eddie, puis Roland – après un dernier coup d’œil au feu de camp – s’empara des poignées et la poussa.
— Voir quoi ? demanda Susannah.
Eddie montrait quelque chose du doigt. Tout d’abord, Susannah ne discerna rien, bien que l’autoroute demeurât parfaitement visible, même au-delà du point où la tramée se refermait autour d’elle, à cinq kilomètres de là. Puis… oui, il lui sembla distinguer vaguement quelque chose. Une forme quelconque, à l’extrême limite de son champ visuel. Si ce n’était pas un tour du jour qui tombait…
— C’est pas un immeuble ? demanda Jake. Sapristi ! On dirait qu’on l’a construit en plein milieu de la route !
— Qu’est-ce que c’est, Roland ? fit Eddie. Toi, qui as les meilleurs yeux de la Création.
Le Pistolero demeura silencieux un moment, se contentant d’observer en amont du terre-plein central, ses pouces passés dans son ceinturon.
— On y verra plus clair, une fois plus près, fut sa conclusion.
— Oh, ça va ! s’exclama Eddie. Nom de Dieu ! Tu sais ce que c’est ou pas ?
— On y verra plus clair, une fois plus près, répéta le Pistolero.
… ce qui était tout sauf une réponse. Il refranchit sans se presser les voies est pour aller vérifier le feu de camp, faisant claquer les talons de ses bottes sur l’asphalte. Susannah échangea un regard avec Eddie et Jake. Puis haussa les épaules. Ils les haussèrent en retour… Jake éclata soudain d’un rire sonore. D’habitude, songea Susannah, le gosse se comportait plus comme un ado de dix-huit ans que comme un gamin de onze, mais ce fou rire avait neuf, dix ans d’âge. Ce qui ne la dérangeait pas du tout.
Elle baissa les yeux vers Ote, qui les regardait sérieux comme un pape, tentant en vain d’imiter un haussement d’épaules de l’échine.