9

 

Tower leur versa à chacun une tasse de café noir, mais ne put boire le sien. Ses mains tremblaient trop fort. Après l’avoir regardé essayer deux ou trois fois (et repensant à ce personnage dans UXB qui perdait son sang-froid), Eddie le prit en pitié et versa la moitié du café de Tower dans sa propre tasse.

— Allez-y, essayez, dit-il en poussant la tasse à demi remplie devant le libraire. Tower avait remis ses lunettes, mais l’une des branches était tordue, et elles étaient penchées. Sans compter la fêlure qui zébrait le verre gauche, comme un éclair. Les deux hommes étaient autour du comptoir en marbre, Tower derrière, Eddie perché sur l’un des tabourets en face de lui. Tower avait remporté avec lui le livre qu’Andolini avait menacé de passer par les flammes et l’avait posé à côté de la machine à café. Comme s’il ne supportait pas qu’il soit hors de sa vue.

Tower prit la tasse dans sa main tremblante (pas de bague, remarqua Eddie – sur aucune des deux mains) et la vida d’un trait. Eddie n’arrivait pas à comprendre comment cet homme pouvait boire ce jus de chaussettes noir par choix. Personnellement, Eddie n’aimait que le Moitié-Moitié. Après tous ces mois passés dans le monde de Roland (ou peut-être étaient-ce des années entières qui s’étaient écoulées), il était pour lui aussi riche au goût que de la crème épaisse.

— Ça va mieux ? demanda-t-il.

— Oui.

Tower regarda dehors, à travers la vitrine, comme s’il s’attendait à voir revenir la grosse berline grise qui avait démarré en trombe à peine dix minutes plus tôt. Puis il se tourna vers Eddie. Il craignait toujours le jeune homme, mais la terreur elle-même avait disparu quand Eddie avait fait disparaître l’énorme revolver dans son « ami le sac à malice », comme il l’appelait. Le sac était en cuir usé et délavé, et fermé par un cordon plutôt que par une fermeture éclair. Il semblait à Calvin Tower que c’étaient les aspects les plus effrayants de sa personnalité que le jeune homme avait rangés dans le « sac à malice », en même temps que cette arme surdimensionnée. C’était une bonne chose, parce qu’ainsi Tower pouvait croire que ce gosse avait bluffé quand il parlait de massacrer les familles de tous ces truands, ainsi que les truands eux-mêmes.

— Où est votre copain Deepneau, aujourd’hui ? demanda Eddie.

— Chez le cancérologue. Il y a deux ans, Aaron a commencé à voir du sang dans la cuvette des toilettes. Si on a vingt ans, on se dit « foutus hémorroïdes » et on va s’acheter un tube de Préparation H. Mais à plus de soixante-dix ans, on craint le pire. Dans son cas, c’était mauvais, mais pas irrémédiable. Le cancer progresse moins vite, quand on arrive à ces âges-là. Même le grand C se fait vieux. C’est plutôt drôle, quand on y pense, non ? Bref, ils l’ont fait griller à coups de radiations et ils disent que tout est parti, mais Aaron dit qu’il ne faut jamais tourner le dos au cancer. Il y retourne tous les trois mois, et il y est allé aujourd’hui. Et j’en suis content. C’est peut-être un vieux cockuh, mais il reste une sacrée tête brûlée.

Il faudrait que je le présente à Jamie Jaffords, pensa Eddie. Ils pourraient faire une partie de Castels à la place des échecs, et se raconter des histoires du temps de la Lune du Bouc.

Tower souriait tristement. Il ajusta ses lunettes sur son nez. Elles se tinrent droites pendant une seconde, puis se remirent à pencher. Ce qui était presque pire que le verre fêlé, parce que ça donnait à Tower un air aussi fou que vulnérable.

— C’est une tête brûlée, et moi je suis un lâche. C’est peut-être pour ça qu’on est amis – on compense les défauts de l’autre, à nous deux on forme presque un tout.

— Vous êtes peut-être un peu dur avec vous-même, suggéra Eddie.

— Je ne crois pas. Mon analyste dit que, si on voulait prévoir comment vont tourner les enfants d’un mâle A et d’une femelle B, il suffirait de regarder ma biographie. Il dit aussi que…

— J’implore votre pardon, Calvin, mais je me fous royalement de votre analyste. Vous vous êtes cramponné à ce terrain vague au bout de la rue, et ça me suffit.

— Je ne tire aucune gloire de ça, répondit Calvin Tower d’un air morose. C’est comme ça – il saisit le livre qu’il avait posé à côté de la machine à café – et les autres qu’il a menacé de brûler. J’ai tout simplement du mal à abandonner les choses. Quand ma première femme a voulu divorcer et que je lui ai demandé pourquoi, elle a répondu : « Parce qu’en t’épousant, je n’avais pas compris. J’ai cru que tu étais un homme. Il se trouve en fait que tu es un rat. »

— Ce terrain est différent de vos livres.

— Vraiment ? Vous le croyez vraiment ?

Tower regardait Eddie, fasciné. Lorsqu’il porta de nouveau sa tasse à ses lèvres, Eddie fut satisfait de constater que ses mains ne tremblaient presque plus.

— Pourquoi, pas vous ?

— Parfois j’en rêve, la nuit. Je n’y suis pas vraiment retourné depuis que l’épicerie de Tommy Graham a dû fermer et que j’ai payé pour la faire détruire. Et pour faire mettre la palissade, bien sûr, ce qui m’est revenu presque aussi cher que l’entreprise de démolition. Je rêve qu’il y a un champ de fleurs, là-dedans. Un champ de roses. Et qu’au lieu de s’arrêter à la 1re Avenue, il s’étend à l’infini. Drôle de rêve, hein ?

Eddie était persuadé que Calvin Tower faisait vraiment ce genre de rêves, mais il crut voir autre chose dans les yeux de l’homme, derrière ses lunettes tordues et fêlées. Il avait l’impression que pour Tower, ce rêve incarnait tous les rêves qu’il ne voulait pas raconter.

— Drôle de rêve, acquiesça Eddie. Vous feriez bien de me resservir un peu de cette boue, je vous prie, si fait. Il faut que nous tenions une petite palabre.

Tower sourit et brandit de nouveau le livre qu’Andolini avait voulu faire griller.

— Une palabre. C’est un mot qu’ils n’arrêtent pas de répéter, là-dedans.

— Vraiment, dites-vous ?

— Hein-hein.

Eddie tendit la main.

— Faites voir.

Tower hésita un instant, et Eddie vit le visage du libraire se durcir et il y lut un mélange douloureux d’émotions.

— Allons, Cal, je ne vais pas me torcher avec.

— Non, bien sûr que non. Je suis désolé.

Et Eddie vit qu’il avait réellement l’air désolé, comme un alcoolique après une beuverie particulièrement destructrice.

— C’est seulement que… certains livres sont très importants, pour moi. Et celui-ci est une vraie rareté.

Il le donna à Eddie, qui sentit son cœur s’arrêter quand ses yeux se posèrent sur la couverture plastifiée.

— Quoi ? s’alarma Tower, en posant sa tasse de café dans un grand « bang ». Qu’est-ce qui ne va pas ?

Eddie ne put répondre. L’illustration de couverture représentait un petit bâtiment rond, comme une hutte cylindrique en bois, avec un toit d’aiguille de pins. Debout à côté de la hutte se tenait un guerrier indien vêtu de culottes en peau de daim. Il était torse nu et tenait un tomahawk contre sa poitrine. En arrière-plan, une vieille locomotive à vapeur filait à travers la prairie, faisant bouillonner sa fumée blanche dans le ciel bleu.

Le titre du livre était Le Dogan. L’auteur en était Benjamin Slightman Jr.

De très loin, il entendit la voix assourdie de Tower lui demander s’il allait s’évanouir. D’un peu moins loin, il s’entendit répondre que non. Benjamin Slightman Junior. Ben Slightman le Jeune, autrement dit. Et…

Il repoussa la main grassouillette de Tower, lorsque ce dernier essaya de reprendre le livre. Puis Eddie compta du doigt les lettres du nom de l’auteur. Il y en avait, bien sûr, dix-neuf.

 

 

10

 

Il avala une autre tasse du café de Tower. Cette fois, sans faire Moitié-Moitié. Puis il reprit en main le volume plastifié.

— Qu’est-ce qui fait son prix ? demanda-t-il. Je veux dire, il a du prix pour moi parce que j’ai récemment rencontré quelqu’un qui porte le nom exact du type qui a écrit ça. Mais…

Une idée frappa Eddie, et il se pencha sur la quatrième de couverture, espérant y trouver une photo de l’auteur. Il ne vit qu’une brève biographie de l’auteur, tenant en deux lignes : « BENJAMIN SLIGHTMAN JR possède un ranch dans le Montana. Le Dogan est son deuxième roman. » Sous ce texte s’étalait le dessin d’un aigle, avec ce slogan : ACHETEZ DES TITRES DEMPRUNT DE GUERRE !

— Mais qu’est-ce qui fait son prix, à vos yeux à vous ? Pourquoi vaut-il sept mille cinq cents billets ?

L’expression de Tower se radoucit. Quinze minutes plus tôt, il était mort de peur et craignait pour sa vie, mais à le regarder maintenant, rien de tout cela ne se lisait sur son visage. À présent, il était transporté par sa passion. Roland avait sa Tour Sombre ; ce type avait ses livres rares.

Il le tint devant lui, afin qu’Eddie pût voir la couverture.

— Le Dogan, vous voyez ?

— Oui.

Tower ouvrit le livre et désigna le rabat de la couverture, sous plastique lui aussi, où l’histoire était résumée.

— Et ici ?

— Le Dogan, lut Eddie. « L’histoire palpitante des efforts héroïques d’un guerrier indien pour survivre dans le Grand Ouest ». Et alors ?

— Maintenant, regardez-moi ça ! s’exclama Tower d’un air triomphal, en dévoilant la page de titre.

Et Eddie put lire :

 

Le Hogan

Benjamin Slightman Jr

 

— Je ne pige pas, fit Eddie. Qu’y a-t-il d’extraordinaire ?

Tower roula de gros yeux.

— Regardez mieux.

— Pourquoi vous ne me dites pas plutôt…

— Non, regardez à nouveau. J’insiste. Tout le bonheur est dans la découverte, monsieur Dean. N’importe quel collectionneur vous le dira. Qu’il collectionne les timbres, les pièces de monnaie ou les livres, tout le bonheur est dans la découverte.

Il referma la couverture, et cette fois Eddie comprit.

— Le titre en couverture est mal orthographié, c’est ça ? Dogan au lieu de Hogan.

Tower hocha joyeusement la tête.

— Un hogan est une hutte indienne, comme celle représentée en couverture. Quant au dogan, c’est… eh bien, rien. La couverture erronée, voilà ce qui fait la valeur de ce livre, mais ce n’est pas tout… regardez là…

Il alla à la toute dernière page et tendit le livre ouvert à Eddie. La date de dépôt légal était 1943, ce qui expliquait bien sûr l’aigle et le slogan en dessous de la biographie de l’auteur. Le titre du livre était Le Hogan, aussi ne semblait-il pas y avoir d’erreur. Eddie était sur le point de poser la question lorsqu’il comprit de lui-même.

— Ils ont retiré le « Junior » du nom de l’auteur, c’est ça ?

— Oui, oui ! exulta Tower, les bras serrés autour du corps. Comme si le livre avait en fait été écrit par le père de l’auteur ! D’ailleurs, lors d’une convention bibliographique à Philadelphie, j’ai expliqué ces détails à un juriste qui donnait une conférence sur les droits d’auteur, et ce type m’a confirmé que le père de ce Slightman Junior pourrait exiger un droit de propriété sur ce livre, simplement à cause d’une erreur typographique ! Incroyable, vous ne trouvez pas ?

— Absolument, fit Eddie, tout en pensant : Slightman l’Aîné. Slightman le Jeune. Et pensant aussi à la rapidité avec laquelle Jake était devenu ami avec ce dernier, et se demandant pourquoi cela le mettait soudain si mal à l’aise, assis là à boire son café dans cette bonne vieille Calla New York.

Au moins il a pris le Ruger, se rassura Eddie.

— Êtes-vous en train de me dire que ça suffit pour en faire un livre de valeur ? demanda-t-il à Tower. Une faute d’impression en couverture, une ou deux à l’intérieur, et tout à coup ce truc vaut sept mille cinq cents dollars ?

— Pas du tout, répliqua Tower, l’air choqué. Mais M. Slightman a écrit trois excellents livres sur la conquête de l’Ouest, tous du point de vue des Indiens. Le Hogan est le deuxième. C’est devenu un gros bonnet dans le Montana, après la guerre – avec un gros poste dans les eaux ou les minéraux – jusqu’au jour, et c’est là toute l’ironie de l’histoire, où il s’est fait tuer par un groupe d’Indiens. Ils l’ont scalpé, pour tout dire. Ils buvaient devant l’épicerie du coin…

Une épicerie du nom de Took, pensa Eddie. J’en jurerais, par ma montre et mon billet.

— … et apparemment, M. Slightman leur a dit quelque chose qui ne leur a pas plu, et… vous imaginez la fin de l’histoire.

— Est-ce que c’est la même chose pour tous vos livres de valeur ? demanda Eddie. Je veux dire, c’est une coïncidence quelconque qui fait leur prix, pas seulement l’histoire qu’ils racontent ?

— Jeune homme, dit Tower en riant, la plupart des collectionneurs de livres n’ouvrent même pas leurs trésors. Ouvrir et refermer un livre en abîme le dos. Et fait donc baisser le prix de revente.

— Et ça ne vous paraît pas légèrement malsain, comme comportement ?

— Pas du tout, répondit Tower, mais une rougeur révélatrice lui envahit progressivement le visage, comme si une partie de lui comprenait le raisonnement d’Eddie. Si un client dépense huit mille dollars pour une première édition dédicacée de Tess d’Urberville de Thomas Hardy, il paraît tout à fait sensé de mettre ce livre à l’abri dans un endroit sûr, où on pourra le regarder mais pas le toucher. Si ce gars veut lire l’histoire elle-même, qu’il l’achète en live de poche.

— Vous croyez à ce que vous racontez, constata Eddie, fasciné. Vous y croyez vraiment.

— Eh bien… oui. Les livres peuvent être des objets de grande valeur. Cette valeur se crée de différentes façons. Parfois la signature de l’auteur suffit. Parfois – comme c’est le cas ici –, c’est une erreur d’impression. Ou bien il s’agit d’une première édition extrêmement limitée. Et est-ce que tout ça a quelque chose à voir avec votre venue ici, monsieur Dean ? Est-ce ce dont vous vouliez parler dans notre… palabre ?

— Non, je suppose que non.

Mais de quoi voulait-il palabrer, exactement ? Il l’avait su – c’était alors parfaitement clair dans son esprit quand il avait traîné Andolini et Biondi hors de l’entrepôt et qu’il les avait regardés tituber jusqu’à la voiture, se soutenant l’un l’autre. Même au beau milieu de New York la cynique, de la New York « occupe-toi-de-tes-oignons », ils avaient attiré l’attention. Ils étaient tous les deux en sang, avec ce regard qui disait mais qu’est-ce qui a bien pu MARRIVER ? Oui, alors c’était clair. Le livre – et le nom de l’auteur – avait de nouveau obscurci ses pensées. Il le prit des mains de Tower et le retourna sur le comptoir, pour ne plus avoir à le regarder. Puis il entreprit de recouvrer ses esprits.

— Avant tout, le plus important, monsieur Tower, c’est que vous quittiez New York jusqu’au 15 juillet. Parce qu’ils vont revenir. Sûrement pas ces types-là, mais d’autres hommes de main de Balazar. Et ils auront plus à cœur que jamais de nous donner une bonne leçon, à vous et à moi. Balazar est un despote – Eddie avait appris ce mot de Susannah ; elle l’avait utilisé pour qualifier l’Homme Tic-Tac. Sa méthode, c’est l’escalade. On le gifle, il gifle deux fois plus fort. Un coup de poing dans le nez, et il vous brise la mâchoire. On envoie une grenade, il réplique par une bombe.

Tower émit un grognement. C’était un grognement théâtral (même si telle n’était probablement pas son intention), et dans d’autres circonstances, Eddie aurait sans doute éclaté de rire. Mais pas là. En outre, ce qu’il avait voulu dire à Tower lui revenait en mémoire. Il pouvait conclure ce marchandage, nom d’un chien. Il allait conclure ce marchandage.

— Moi, ils ne m’auront probablement pas. J’ai des affaires qui m’attendent ailleurs. Au-delà des collines, très loin, pourrait-on dire. Votre boulot consiste à vous assurer qu’ils ne vous mettront pas la main dessus, non plus.

— Mais… après ce que vous venez de faire… et même s’ils ne vous ont pas cru, pour les femmes et les enfants…

Derrière ses lunettes tordues, Tower le suppliait de ses yeux écarquillés de dire qu’il n’était vraiment pas sérieux, quand il disait qu’il laisserait derrière lui assez de cadavres pour remplir le Grand Army Plaza. Mais Eddie ne pouvait rien pour lui, en la matière.

— Cal, écoutez-moi. Avec des types comme Balazar, le problème n’est pas qu’ils croient ou qu’ils ne croient pas. Ce qu’ils font, c’est qu’ils mettent vos limites à l’épreuve. Est-ce que j’ai fait peur à Gros Blair ? Non, je l’ai juste assommé. Est-ce que j’ai fait peur à Jack ? Oui. Et ça va tenir, parce que Jack a un minimum d’imagination. Balazar sera-t-il impressionné que j’aie fait peur à Jack la Triple Mocheté ? Oui… mais juste assez pour être sur ses gardes.

Eddie se pencha à travers le comptoir, regardant Tower avec sincérité.

— Je ne veux pas tuer d’enfants, OK ? Soyons bien clairs là-dessus. À… ailleurs, disons, ce sera plus commode, mes amis et moi allons mettre nos vies dans la balance pour sauver des enfants. Mais il s’agit d’enfants humains. Alors que des types comme Jack et Tricks Postino, ou comme Balazar lui-même, sont des animaux. Des loups sur deux pattes. Et les loups élèvent-ils des humains ? Non, ils élèvent d’autres loups. Est-ce que les loups mâles s’accouplent avec des femmes humaines ? Non, ils s’accouplent avec des louves. Alors, s’il fallait que j’aille là-bas – et j’irai, s’il le fallait – je me dirais que je ne fais qu’éliminer une meute de loups, tous jusqu’au dernier louveteau. Ni plus ni moins.

— Mon Dieu, il est sérieux, murmura Tower, à voix basse, dans un souffle, pour lui tout seul.

— Absolument, mais ce n’est pas le propos. Le problème, c’est qu’ils vont être après vous. Pas pour vous tuer, mais pour vous remettre sur le droit chemin. Si vous restez ici, Cal, je pense que vous pouvez craindre de vous retrouver méchamment estropié, au mieux. Y a-t-il un endroit où vous puissiez aller jusqu’au 15 du mois prochain ? Vous avez assez d’argent ? Je n’en ai pas moi-même, mais je pense que je pourrais en trouver.

En esprit, Eddie était déjà à Brooklyn. Balazar couvrait une partie de poker dans l’arrière-boutique de Bernie le barbier, tout le monde savait ça. La partie n’aurait peut-être pas lieu un soir de semaine, mais il y aurait là-bas quelqu’un avec du liquide. Assez pour…

— Aaron a de l’argent, dit Tower avec réticence. Ce n’est pas faute de m’avoir proposé de m’en prêter. Je lui ai toujours répondu non. Il n’arrête pas de me répéter que j’ai besoin de vacances. J’imagine que comme ça, j’échapperai aux types que vous venez de mettre à la porte. Il est curieux de savoir ce qu’ils veulent, mais il ne le demandera jamais. C’est une tête brûlée, mais c’est aussi un vrai monsieur – Tower eut un sourire fugace. Aaron et moi pourrions peut-être partir en vacances ensemble, jeune homme. Après tout, une telle occasion ne se représentera peut-être pas.

Eddie était presque certain que la chimio et les rayons allaient garder Aaron Deepneau sur ses pieds pendant au moins encore quatre ans, mais ce n’était sûrement pas le moment de le dire. Il regarda en direction de la porte du Restaurant Spirituel de Manhattan et vit l’autre porte. Au-delà s’ouvrait l’entrée de la grotte. Posé là comme un yogi de bande dessinée, silhouette assise en tailleur, le Pistolero attendait. Eddie se demanda depuis combien de temps il était ici, depuis combien de temps Roland supportait le son assourdi mais toujours insupportable du carillon vaadasch.

— Atlantic City, ce serait assez loin, vous pensez ? demanda timidement Tower.

Eddie Dean eut presque un frisson, en y pensant. Il eut une vision fugitive, celle de deux moutons gras – un peu âgés, oui, mais toujours savoureux – se baladant non seulement au milieu d’une meute de loups, mais au cœur d’une ville qui en regorgeait.

— Pas là, fit Eddie. N’importe où mais pas là.

— Et le Maine ou le New Hampshire ? Peut-être qu’on pourrait louer une petite maison près d’un lac, jusqu’au 15 juillet.

Eddie opina du chef. C’était un citadin. Il lui était difficile d’imaginer les méchants aller se perdre en Nouvelle-Angleterre du Nord, avec leurs casquettes à carreaux et leurs gilets en duvet de canard, tout en mastiquant un sandwich au poivron et en sirotant leur Ruffino.

— Ce serait mieux. Et pendant que vous y êtes, voyez donc si vous ne pouvez pas vous trouver un avocat.

Tower éclata de rire. Eddie le regarda, la tête penchée sur le côté, souriant légèrement lui-même. C’était toujours sympa de faire rire les gens, mais c’était encore plus sympa quand on savait ce qui les faisait se bidonner comme ça.

— Excusez-moi, finit par articuler Tower. C’est juste qu’Aaron était avocat, autrefois. Sa sœur et ses deux frères, qui sont plus jeunes que lui, le sont toujours. Ils ont pour habitude de dire qu’ils ont le nom de cabinet juridique le plus invraisemblable de New York, peut-être même de tous les États-Unis. La plaque dit juste : DEEPNEAU[16].

— Voilà qui fera gagner du temps. Je veux que M. Deepneau vous rédige un contrat, pendant votre séjour en Nouvelle-Angleterre…

— Pendant notre planque en Nouvelle-Angleterre, le corrigea Tower, l’air soudain morose. Pendant notre cavale en Nouvelle-Angleterre.

— Appelez ça comme vous voudrez, mais arrangez-vous pour que ce papier soit fait. Vous allez nous vendre ce terrain, à moi et à mes amis. À la Tet Corporation. Vous n’allez en demander qu’un dollar, pour commencer, mais je peux vous garantir qu’à la fin, vous vous rattraperez très largement.

Il avait d’autres choses à dire, pourtant il s’interrompit. Quand il avait demandé à Aaron de lui montrer son livre, Le Dogan ou Le Hogan, ce dernier avait soudain pris une expression réticente, où se lisait l’avarice. Ce qui rendait son air déplaisant, c’était cette stupidité sous-jacente… assez envahissante, finalement. Oh mon Dieu, il va faire des histoires. Après tout ce qui s’est passé, il va encore me faire des histoires. Et pourquoi ? Parce que c’est réellement un rat.

— Vous pouvez me faire confiance, Cal, dit-il, sachant pertinemment que ce n’était pas là une question de confiance. J’en jurerais, par ma montre et mon billet. Écoutez-moi, maintenant. Écoutez-moi, je vous prie. Je ne vous connais ni d’Ève ni d’Adam. Je passe simplement dans la rue – et je vous sauve la vie, n’oubliez pas ça.

Le visage de Tower se ferma et prit une expression bornée.

— Ils n’allaient pas me tuer. Vous l’avez dit vous-même.

— Mais ils allaient brûler vos livres préférés. Vos livres les plus précieux.

— Pas mes plus précieux. Et ça aussi, ça pouvait être du bluff.

Eddie inspira puis expira profondément, espérant sincèrement que l’envie qu’il avait de se pencher en travers du comptoir et d’attraper le gros cou de Tower allait se calmer. Puis il se rappela que, si Tower n’avait pas été borné, il aurait depuis longtemps vendu son terrain à la Sombra Corporation. Et la rose aurait été écrasée par un bulldozer. Et la Tour Sombre ? Eddie avait le sentiment que, si la rose mourait, la Tour Sombre s’écroulerait tout bonnement, comme la Tour de Babel quand Dieu s’en était lassé et qu’il avait voulu se dégourdir les doigts. Et alors pas question d’attendre encore un siècle ou un millénaire que la grosse machine qui dirigeait les Rayons lâche. Rien que des cendres, la poussière à la poussière, la chute pour tous. Et ensuite ? Vive le Roi Cramoisi, le seigneur des ténèbres vaadasch.

— Cal, si vous nous vendez votre terrain, vous êtes tranquille. Non seulement ça, mais à terme, vous aurez assez d’argent pour garder votre petite boutique jusqu’à la fin de vos jours – une idée lui traversa soudain l’esprit – Hé, vous connaissez une société qui s’appelle les Industries Dentaires Holmes ?

Tower sourit.

— Qui ne les connaît pas ? Moi-même, j’utilise leur fil dentaire. Et leur dentifrice. J’ai essayé le bain de bouche, mais il est trop fort. Pourquoi cette question ?

— Parce qu’Odetta Holmes est ma femme. J’ai peut-être l’air de Kermit la Grenouille, mais en réalité, je suis ce putain de Prince Charmant.

Tower ne pipa mot pendant un bon moment. Eddie maîtrisa son impatience et le laissa réfléchir. Tower finit par reprendre la parole.

— Vous pensez que je me comporte comme un idiot. Que je suis Silas Marner, ou pire, Ebenezer Scrooge.

Eddie ne savait pas qui était Silas Marner, mais il comprit l’idée générale, à partir du contexte.

— On va dire les choses autrement. Disons qu’après ce que vous venez de traverser, vous êtes trop malin pour ne pas voir où est votre intérêt.

— Je me sens dans l’obligation de vous dire qu’il ne s’agit pas seulement d’avarice et de stupidité, de ma part. Je suis sur mes gardes, aussi. Je connais la valeur de cette partie de New York, de n’importe quel bout de terrain dans Manhattan, mais il n’y a pas que ça. J’ai un coffre, là-bas derrière. Il y a quelque chose dedans. Quelque chose qui a sans doute bien plus de valeur que mon exemplaire dédicacé d’Ulysse.

— Alors pourquoi ne pas l’avoir mis dans votre coffre à la banque ?

— Parce que sa place est ici. Elle a toujours été ici. Peut-être à attendre votre arrivée, ou celle de quelqu’un comme vous. Autrefois, monsieur Dean, ma famille possédait la quasi-totalité de la Baie de la Tortue, et… tenez, attendez. Vous avez une seconde ?

— Oui, répondit Eddie.

Est-ce qu’il avait le choix ?

 

 

11

 

Quand Tower fut parti, Eddie se leva du tabouret et se rendit à la porte qu’il était le seul à voir. Il regarda à l’intérieur. Il entendait faiblement le carillon. Et plus distinctement, sa mère. « Pourquoi tu ne sors pas de là ? gémissait-elle. Tu ne vas faire qu’aggraver les choses, Eddie – comme toujours. »

C’est bien ma Ma, se dit-il, et il appela le Pistolero par son nom.

Roland retira une des balles de ses oreilles. Eddie remarqua la légère maladresse avec laquelle il la manipulait – comme s’il donnait un coup de patte, comme s’il avait les doigts engourdis –, mais ce n’était pas l’heure de penser à ce genre de choses.

— Ça va ? cria Eddie.

— Très bien. Et toi ?

— Ouais, mais… Roland, est-ce que tu peux venir ? Je vais peut-être avoir besoin d’un peu d’aide.

Roland sembla réfléchir, puis secoua la tête.

— Si je viens, la boîte risque de se refermer. C’est même presque certain. Et alors c’est la porte qui se fermerait. Et on serait piégé de ce côté.

— Tu ne peux pas bloquer cette foutue boîte avec une pierre ou un os, ou quelque chose ?

— Non, dit Roland. Ça ne marcherait pas. Cette boule est puissante.

Et elle agit sur toi, pensa Eddie. Roland avait l’air hagard, comme lorsque le venin des homarstruosités envahissait son corps.

— D’accord, dit-il.

— Fais aussi vite que tu pourras.

— Promis.

 

 

12

 

Quand il se retourna, Tower le regardait d’un air interrogateur.

— À qui parliez-vous ?

Eddie fit un pas de côté et pointa le doigt vers la porte.

— Est-ce que vous voyez quelque chose, là, sai ?

Calvin Tower jeta un œil, secoua la tête, puis regarda plus attentivement.

— Une sorte de miroitement. Comme de l’air au-dessus d’une source de chaleur. Qui est là ? Qu’est-ce qu’il y a là ?

— Pour l’instant, disons personne. Qu’est-ce que vous tenez là ?

Tower leva la main. C’était une enveloppe, très ancienne. D’une belle écriture ronde, il était écrit dessus Stefan Toren, et Lettre morte. En dessous, dessinés avec beaucoup de soin à l’encre, Eddie reconnut les symboles gravés sur la porte et sur la boîte :

 

Description : Image

 

Là on tient peut-être quelque chose, se dit-il.

— Autrefois, cette enveloppe contenait le testament de mon arrière-arrière-arrière-grand-père, expliqua Calvin Tower. Il datait du 19 mars 1846. Désormais il n’y a plus qu’un petit morceau de papier, avec un nom inscrit dessus. Si vous pouvez me dire quel est ce nom, jeune homme, je ferai ce que vous demandez.

On en revient toujours aux devinettes, pensa Eddie. Seulement cette fois-ci, ce n’étaient pas seulement quatre vies qui dépendaient de la réponse, mais l’essence même de toute existence.

Dieu merci, celle-là est facile.

— Deschain, répondit-il. Le prénom sera ou bien Roland, c’est le nom de mon dinh, ou bien Steven, le nom de son père.

Il sembla à Eddie que tout le sang était aspiré du visage de Calvin Tower. Il se demanda comment l’homme réussit à rester debout.

— Dieu du ciel.

Les doigts tremblants, il extirpa un vieux morceau de papier friable de l’enveloppe, qui avait voyagé dans le temps et traversé plus de cent trente et un ans, pour arriver jusqu’à ce et ce quand. Il était plié. Tower l’ouvrit et le posa sur le comptoir, où ils purent tous deux lire les mots écrits par Stefan Toren, de cette même écriture ronde et ferme :

 

Roland Deschain de Gilead

La Lignée d’Eld

PISTOLERO

 

 

13

 

Ils parlèrent encore un bon quart d’heure, et Eddie estima qu’ils se dirent des choses importantes, mais le véritable marché s’était conclu dès lors qu’Eddie avait prononcé le nom que le trisaïeul de Tower avait écrit sur un morceau de papier, quatorze ans avant le début de la Guerre de Sécession.

Ce qu’Eddie avait découvert de Tower pendant leur palabre était assez déroutant. Il éprouvait un certain respect pour cet homme (pour tout homme capable de tenir tête plus de vingt secondes aux hommes de main de Balazar), mais il ne l’aimait pas beaucoup. Il voyait en lui un mélange de bêtise et d’obstination. Eddie pensait qu’il l’avait développé lui-même, avec l’aide de son analyste, qui devait lui expliquer comment s’occuper de lui-même, être le capitaine de son propre vaisseau, l’auteur de son destin, dans le respect de ses désirs, et tout le bla-bla habituel. Tous les petits termes codés qui essayaient de faire croire que c’était très bien, d’être un salopard d’égoïste. Que c’était même noble. Quand Tower raconta à Eddie qu’Aaron Deepneau était son seul ami, le jeune homme n’en fut pas surpris. Ce qui le surprenait, c’est que Tower ait un ami. Un homme tel que lui ne pourrait jamais être ka-tet, et Eddie se sentit mal à l’aise en mesurant combien leurs destins étaient pourtant intimement liés.

Il va falloir que tu t’en remettes au ka. C’est à ça que sert le ka, non ?

Bien sûr, mais Eddie n’était pas forcé d’applaudir des deux mains.

 

 

14

 

Eddie demanda à Tower s’il possédait une bague avec l’inscription Ex Liveris. Tower eut l’air troublé, puis il rit et dit à Eddie qu’il devait vouloir dire Ex-Libris. Il alla fouiller sur l’une de ses étagères, y trouva un livre et lui montra la planche en couverture. Eddie hocha la tête.

— Non, répondit Tower. Mais ce serait parfait pour un type comme moi, n’est-ce pas ? Pourquoi me posez-vous cette question ? demanda-t-il en observant attentivement Eddie.

Mais la responsabilité que Tower prendrait en sauvant la vie d’un homme qui pour l’instant explorait les autoroutes occultes de l’Amérique multiple était un sujet sur lequel Eddie n’avait pas envie de se pencher, pour l’instant. Il en avait mis plein la vue à ce type et était presque arrivé à ses fins, et il lui fallait encore repasser la porte dérobée dans l’autre sens, avant que la Treizième Noire ne réduise Roland à un tas de cendres.

— Aucune importance. Mais si vous en voyez une, je vous conseille de la ramasser. Encore une chose avant que je m’en aille.

— Oui ?

— Je veux que vous me promettiez que, dès que je serai parti, vous partirez vous aussi.

Tower se montra de nouveau fuyant. C’était cet aspect de sa personnalité dont Eddie savait qu’il en viendrait à le détester, avec le temps.

— Eh bien, pour tout vous dire… je ne sais pas si je vais pouvoir. Le début de soirée est souvent très bon pour les affaires… les gens viennent beaucoup plus quand la journée de travail est finie… et M. Brice doit venir jeter un œil à cette première édition d’Ondes troubles, le roman d’Irwin Shaw sur la radio et l’ère McCarthy… il faudra au moins que je jette un œil à mon carnet de rendez-vous, et…

Il poursuivit son petit discours, faisant monter la pression à mesure qu’il énumérait les futilités.

Eddie l’interrompit, d’une voix très douce.

— Vous tenez à vos boules, Calvin ? Êtes-vous aussi attaché à elles qu’elles le sont à vous ?

Tower, qui en était à se demander qui nourrirait Sergio s’il pliait bagages comme ça, se tut et regarda Eddie d’un air décontenancé, comme s’il n’avait jamais entendu ce simple mot auparavant.

Eddie hocha la tête avec obligeance.

— Vos roubignolles. Vos coucougnettes. Vos cojones. La vieille usine à sperme. Vos testicules.

— Je ne vois pas ce que…

Eddie avait fini son café. Il se reversa une lampée de Moitié-Moitié et le but. Il avait très bon goût.

— Je vous ai dit que si vous restiez ici, vous pouviez vous attendre à vous retrouver sérieusement mutilé. Voilà ce que je veux dire. Et ils commenceront sans doute par là, par vos couilles. Pour vous donner une leçon. Quant à savoir quand, eh bien, ça dépendra de la circulation.

— De la circulation, répéta Tower d’une voix absolument inexpressive.

— C’est exact, dit Eddie en sirotant son breuvage comme s’il s’agissait d’un dé à coudre de cognac. Ça dépendra en gros du temps qu’il faudra à Jack pour retourner à Brooklyn, puis du temps que mettra Balazar à vous renvoyer une vieille fourgonnette bourrée de types. J’espère juste que Jack était trop sonné pour penser à téléphoner. Vous pensiez que Balazar allait attendre demain ? Qu’il allait d’abord organiser une petite discussion avec deux trois gars comme Kevin Blake et ’Cimi Dretto ?

Eddie dressa un doigt, puis deux. Il avait sous les ongles la poussière d’un autre monde.

— Premièrement, ils n’ont pas de cervelle ; deuxièmement, Balazar ne leur fait pas confiance. Ce qu’il va faire, Cal, c’est ce que ferait tout despote qui se respecte : il va réagir sur-le-champ, rapide comme l’éclair. La circulation de l’heure de pointe va les retenir un petit peu, mais si vous êtes toujours ici à six heures, la demie au plus tard, vous pouvez dire adieu à vos bijoux de famille. Ils vont vous les découper au couteau, puis cautériser la plaie avec une de ces petites torches…

— Arrêtez, fit Tower.

Son visage était passé du blanc au vert. D’un joli vert très seyant.

— Je vais aller à l’hôtel, dans le Village. Il y en a un ou deux abordables, qui hébergent des artistes et des écrivains dans le creux de la vague, les chambres sont moches mais ça n’est pas si mal. J’appellerai Aaron, et on partira demain matin vers le nord.

— Bien, mais commencez par choisir une destination, recommanda Eddie. Parce que moi ou l’un de mes amis, nous aurons peut-être besoin de vous contacter.

— Et comment je suis censé faire ? je ne connais aucune ville de Nouvelle-Angleterre, au nord de Westport, dans le Connecticut !

— Passez quelques coups de fil une fois que vous arriverez à l’hôtel, dans le Village. Vous choisissez une ville et puis demain matin, avant de quitter New York, vous envoyez votre pote Aaron jusqu’à votre terrain vague. Dites-lui d’écrire le code postal sur la palissade – une idée désagréable traversa l’esprit d’Eddie. Vous avez bien des codes postaux ? Je veux dire, ils ont déjà été inventés ?

Tower le considéra comme s’il était fou.

— Bien sûr que oui.

— Super. Dites-lui de l’écrire du côté de la 46e Rue, tout au bout de la palissade. Vous avez bien compris ?

— Oui, mais…

— Ils ne vont sûrement pas mettre votre magasin sous surveillance avant demain matin – ils se diront que vous avez été malin et que vous avez décampé –, mais, dans le cas contraire, et s’ils placent le magasin sous surveillance, ce sera côté 2e Avenue. Et s’ils surveillent aussi l’autre côté, c’est vous qu’ils attendront, pas lui.

Tower eut un petit sourire, malgré lui. Eddie se détendit et sourit à son tour.

— Mais… et s’ils attendent aussi Aaron ?

— Faites-lui porter le genre de vêtements qu’il n’a pas l’habitude de mettre. Si c’est un homme à mettre des jeans, qu’il mette un costume. Et s’il porte des costumes…

— Je lui ferai mettre un jean.

— Exact. Et des lunettes de soleil, ce ne serait pas une mauvaise idée, à condition qu’il fasse assez beau pour que ça ne paraisse pas bizarre. Et puis qu’il utilise un feutre noir. Dites-lui que ça n’a pas besoin d’être artistique. Il passe juste le long de la palissade, comme s’il lisait une des affiches. Puis il écrit les chiffres et il s’en va. Et dites-lui bien de ne pas merder, au nom du ciel.

— Et comment allez-vous nous trouver, une fois que vous arriverez à la ville du fameux code postal ?

Eddie repensa à Took, et à leur palabre avec les folken, quand ils étaient assis sous le porche. Laissant ceux qui le souhaitaient jeter un coup d’œil ou poser une question.

— Rendez-vous à l’épicerie du coin. Faites un brin de causette, dites à qui voudra l’entendre que vous êtes là pour écrire un livre ou pour peindre les casiers à homards. Je vous trouverai.

— Très bien, dit Tower. C’est un bon plan. Vous êtes un bon, jeune homme.

Je suis surtout fait pour ça, pensa Eddie, mais il n’en dit rien.

— Il faut que j’y aille. Je suis déjà resté trop longtemps.

— J’ai besoin de votre aide, avant que vous partiez, dit Tower, avant d’expliquer ce qu’il voulait.

Eddie ouvrit des yeux ronds. Quand Tower eut fini – il n’en eut pas pour longtemps – Eddie explosa :

— Ouah, vous déconnez !

Tower fit un mouvement de la tête en direction du sol, là où il distinguait le miroitement. Les piétons qui passaient derrière avaient l’air de mirages évanescents.

— Il y a une porte, là. Vous l’avez dit vous-même, et je vous crois. Je ne la vois pas, mais je vois quelque chose.

— Vous êtes malade, fit Eddie. Complètement déjanté.

Il ne le pensait pas vraiment – pas exactement – mais, plus que jamais, il répugnait à voir son destin lié d’aussi près à celui d’un homme capable d’une telle requête. D’une telle exigence.

— Peut-être, ou peut-être pas, dit Tower en pliant les bas en travers de sa poitrine large mais flasque ; il parlait d’une voix douce mais son regard était inflexible. Quoi qu’il en soit, c’est ma condition pour faire tout ce que vous demandez. Pour basculer dans votre folie, autrement dit.

— Allons, Cal, bon sang ! Au nom de Dieu et de l’Homme Jésus ! Je vous demande juste de respecter les dernières volontés de Stefan Toren.

Le regard de Tower ne s’adoucit pas et ne se fit pas fuyant, comme quand il parlait pour ne rien dire ou qu’il s’apprêtait à raconter des bobards. Il se fit même plus dur, s’il était possible.

— Stefan Toren est mort, mais moi je suis vivant. Je vous ai donné ma condition. La seule question, c’est de savoir si vous…

— Ouais, ouais, OUAIS ! s’écria Eddie en liquidant le reste du liquide blanc dans sa tasse. Puis il ramassa le brick de lait et le vida aussi, pour faire bonne mesure. Visiblement, il allait avoir besoin de forces.

— Allez, lança-t-il. Allons-y.

 

 

15

 

Roland voyait ce qui se passait dans la librairie, mais c’était comme regarder au fond d’un ruisseau rapide. Il aurait voulu qu’Eddie se dépêche. Même avec les balles profondément enfoncées dans les oreilles il entendait le carillon du vaadasch, et rien ne venait arrêter les odeurs : de métal bouillant, puis de bacon rance, ou encore de vieux fromage fondu ou d’oignons qui brûlent. Il avait les yeux qui pleuraient, ce qui expliquait sans doute en partie l’aspect vacillant du décor, de l’autre côté de la porte.

Mais bien pire que le son du carillon ou que les odeurs, ce qui le gênait le plus, c’était la façon dont la boule s’insinuait dans ses articulations déjà affaiblies, les comblant avec ce qui paraissait des éclats de verre brisé. Jusqu’ici, il n’avait ressenti que quelques élancements dans sa main gauche intacte, mais il ne se faisait pas d’illusions. Ici et ailleurs, la douleur continuerait de croître tant que la boîte resterait ouverte et que la Treizième Noire brillerait sans écran. Une partie de la douleur de l’arthrite disparaîtrait peut-être, une fois que la boule serait de nouveau enfermée, mais pas tout, craignait Roland. Et ce n’était sans doute qu’un début.

Comme pour le féliciter de son intuition, un accès sinistre de douleur s’installa dans sa hanche droite et se mit à lanciner. Roland avait l’impression qu’il s’agissait d’un sac de plomb liquide et bouillant. Il commença à se masser avec la main droite… comme si ça pouvait le soulager.

— Roland !

La voix était lointaine et bouillonnante – comme la vision au-delà de la porte, elle semblait venir de sous l’eau –, mais c’était sans nul doute celle d’Eddie. Roland leva les yeux de sa hanche et vit qu’Eddie et Tower avaient transporté une sorte de coffre à travers la porte dérobée. Il était visiblement rempli de livres.

— Roland, tu peux nous aider ?

La douleur s’était ancrée si profondément dans sa hanche et dans ses genoux que Roland n’était même pas sûr de pouvoir se lever… mais il y parvint, et avec une certaine fluidité. Il ne savait pas ce que les yeux perçants d’Eddie avaient déjà saisi de sa condition, mais il ne souhaitait pas qu’ils en voient plus. Du moins pas avant que leurs aventures à Calla Bryn Sturgis aient pris fin.

— Nous on pousse, toi tu tires.

Roland hocha la tête pour signifier qu’il avait compris, et le coffre glissa vers lui. Il y eut un instant étrange et vertigineux, durant lequel la moitié du coffre était clairement apparue du côté de la grotte et où l’autre moitié miroitait et vacillait du côté de la Librairie Spirituelle de Manhattan. Puis Roland s’en empara et le tira vers lui. Le coffre trépida et crissa sur le sol de la grotte, écartant sur son passage de petits tas de cailloux et d’os.

Dès qu’il eut passé la porte, le couvercle de la boîte commença à se refermer. La porte fit de même.

— Oh non, murmura Roland. Oh non, espèce de saloperie.

Il glissa les deux doigts qui lui restaient à la main droite dans l’espace décroissant entre le couvercle et le corps de la boîte. La porte s’immobilisa et resta entrebâillée. Mais trop c’était trop. À présent, il avait même les dents qui bourdonnaient. Eddie échangeait encore une dernière petite palabre avec Tower, mais Roland s’en fichait, même s’il s’agissait des secrets de l’univers.

— Eddie ! rugit-il. Eddie, à moi !

Et Dieu merci, Eddie attrapa son sac à malice et partit. Sitôt qu’il eut passé la porte, Roland referma la boîte. La porte dérobée claqua une seconde après, avec un bruit sec et peu spectaculaire. Le carillon s’évanouit. De même que le flot de poison qui coulait dans les articulations de Roland. Le soulagement fut si extraordinaire qu’il poussa un cri. Puis, pendant les dix secondes qui suivirent, tout ce qu’il parvint à faire, c’est à poser son menton contre sa poitrine, fermer les yeux, et lutter pour ne pas sangloter.

— Grand merci, finit-il par articuler. Eddie, grand merci.

— De rien. Si on sortait de cette grotte, qu’est-ce que tu en dis ?

— J’en dis oui, répondit Roland. Mon Dieu, oui.

 

 

16

 

— Il ne t’a pas beaucoup plu, je me trompe ? demanda Roland.

Il s’était passé dix minutes depuis le retour d’Eddie. Ils s’étaient légèrement éloignés de la grotte, pour s’arrêter à l’endroit où le sentier serpentait à travers une petite anse rocheuse. Les bourrasques de vent rugissantes qui soulevaient leurs cheveux et leur plaquaient les vêtements contre la peau étaient ici réduites à de petites rafales ridicules. Roland en fut reconnaissant. Il espérait qu’elles seraient le prétexte pour justifier la maladresse avec laquelle il roulait sa cigarette. Pourtant, il sentit les yeux d’Eddie posés sur lui et le jeune homme de Brooklyn – qui avait été autrefois presque aussi borné et inconscient qu’Andolini et Biondi – en voyait maintenant beaucoup.

— Tower, tu veux dire.

Roland lui adressa un regard sardonique.

— De qui crois-tu que je parle ? Du chat ?

Eddie poussa un bref grognement, presque un rire. Il continuait de respirer de longues bouffées d’air pur. C’était bon d’être revenu. Se rendre à New York en chair et en os était mieux que d’y aller vaadasch, en un sens – notamment pour cette obscurité insidieuse qui avait disparu, ainsi que cette impression permanente de fragilité –, mais mon Dieu, ce que ça puait. C’était surtout les voitures et les gaz d’échappement (les nuages huileux de diesel, voilà ce qu’il y avait de pire), mais il fallait aussi supporter un millier d’autres mauvaises odeurs. L’une d’entre elles, et pas la moindre, était l’arôme de tous ces corps humains, cette odeur de putois que ne camouflaient pas du tout les parfums et les déodorants dont s’aspergeaient les folken. N’avaient-ils aucune conscience de sentir aussi mauvais, entassés comme ils l’étaient ? Eddie se dit que non, sans doute. Comme lui n’en avait pas eu conscience non plus, autrefois. Il était un jour passé où il trépignait d’impatience de pouvoir retourner à New York, où il aurait tué pour se retrouver là-bas…

— Eddie ? Reviens de Nis !

Roland fit claquer ses doigts devant le visage d’Eddie.

— Pardon, dit ce dernier. Pour ce qui est de Tower… non, je ne l’aime pas beaucoup. Mon Dieu, envoyer ses livres comme ça ! Ce chantage avec ses premières éditions, quand l’enjeu c’est de sauver ce putain d’univers !

— Il ne pense pas dans ces termes-là… à moins que si, dans ses rêves. Et tu sais qu’ils vont mettre le feu à sa boutique, quand ils arriveront et qu’ils découvriront qu’il est parti. C’est presque certain. Ils vont verser de l’essence sous la porte et allumer le tout. Casser sa vitrine et balancer une grenade à l’intérieur, industrielle ou faite maison. Tu ne vas pas me dire que ça ne t’a pas effleuré l’esprit ?

Bien sûr que si.

— Peut-être bien, oui.

Ce fut le tour de Roland d’émettre un grognement amusé.

— Plutôt oui que peut-être. Alors il a sauvé ses plus beaux livres. Et maintenant, dans la Grotte de la Porte, nous avons de quoi cacher le trésor du Père. Même si on devrait pouvoir dire « notre trésor », maintenant.

— Son courage ne m’a pas paru du véritable courage. Plutôt de l’avidité.

— Tout le monde n’est pas appelé à la voie de l’épée, du fusil ou du vaisseau, dit Roland. Mais tous servent le ka.

— Vraiment ? Le Roi Cramoisi aussi ? Ou les ignobles dont parlait Callahan ?

Roland ne répondit pas.

— Il s’en tirera peut-être bien. Tower, je veux dire. Pas le chat.

— Très amusant, commenta sèchement Roland.

Il gratta une allumette sur l’arrière de son pantalon, protégea la flamme de sa main et alluma sa cigarette.

— Merci, Roland. Tu fais des progrès, en la matière. Demande-moi si je crois que Tower et Deepneau peuvent sortir de New York sans embrouilles.

— Tu le crois ?

— Non, je pense qu’ils laisseront une piste. Nous on pourrait la suivre, mais j’espère que ce ne sera pas le cas des hommes de Balazar. Celui qui me tracasse, c’est Jack Andolini. Il est affreusement malin. Quant à Balazar, il a conclu un marché avec la Sombra Corporation.

— Il s’est pris pour le King.

— Ouais, j’imagine, acquiesça Eddie. Balazar sait bien que, quand on conclut un marché, il faut le respecter, ou bien avoir une sacrée bonne raison de ne pas le faire. Si on n’est pas la hauteur, ça finit par se savoir. Il y a des bruits qui circulent sur un tel qui se ramollit, qui a perdu la gnaque. Il leur reste encore trois semaines pour retrouver Tower et le forcer à vendre son terrain à la Sombra. Ils vont s’en servir. Balazar n’est pas du FBI, mais il a son réseau, et… Roland, le pire avec Tower, c’est que, en un sens, tout ça n’est pas réel, pour lui. C’est comme s’il avait confondu sa vie avec celle d’un personnage dans ses livres. Il est persuadé que tout va forcément bien se finir, tout ça parce que l’auteur a signé un contrat.

— Tu penses qu’il va se montrer négligent ?

Eddie eut un rire un peu fou.

— Oh pour ça, je sais qu’il va se montrer négligent. La question, c’est de savoir si ça permettra à Balazar de l’attraper ou pas.

— Il va falloir que tu surveilles ce M. Tower. Pour notre sécurité à tous. C’est ce que tu te dis, n’est-ce pas ?

— Mon-salaud ! s’exclama Eddie, et après quelques secondes de réflexion en silence, ils éclatèrent de rire en chœur.

— Je pense qu’il faudrait envoyer Callahan, s’il veut bien, suggéra Eddie après que la crise fut passée. Tu vas probablement me prendre pour un fou, mais…

— Pas du tout, dit Roland. Il est l’un des nôtres… ou il pourrait l’être. Je l’ai senti dès le début. Et il a l’habitude de voyager dans des lieux étranges. Je lui en parlerai aujourd’hui. Demain nous reviendrons ici et on le fera passer par la porte…

— Laisse-moi m’en charger, proposa Eddie. Une fois, ça suffit, pour toi. Au moins pour un temps.

Roland le considéra avec attention, puis d’une pichenette envoya sa cigarette dans le précipice.

— Pourquoi dis-tu ça, Eddie ?

— Tu as les cheveux plus blancs, ici, dit Eddie en se touchant le haut du crâne. Et puis aussi, je te trouve un peu raide, quand tu marches. Ça va mieux maintenant, mais j’imagine que tes vieux rhumatiz t’en ont fait baver un peu. Allez, avoue.

— D’accord, j’avoue.

Si Eddie pensait que ce n’était rien de plus qu’une petite visite de ce vieux M. Rhumatiz, ce n’était pas si mal.

— En fait, je pourrais même l’amener ici ce soir, juste le temps d’obtenir le code postal, suggéra Eddie. Il fera de nouveau jour, là-bas, je parie.

— Aucun de nous n’empruntera ce chemin dans le noir. Pas si on peut faire autrement.

Eddie suivit du regard la pente abrupte jusqu’à l’endroit où les rochers éboulés saillaient, formant un passage au-dessus du vide sur environ cinq mètres.

— Je vois ce que tu veux dire.

Roland se releva. Eddie se pencha et lui prit le bras.

— Reste encore une minute, Roland. Veux-tu.

Roland se rassit, sans quitter Eddie des yeux. Eddie respira à fond.

— Ben Slightman n’est pas net, lâcha-t-il. C’est lui, la balance.

— Oui, je sais.

Eddie jeta à Roland un regard ébahi.

— Tu le sais ? Comment tu as pu…

— Disons que j’avais des soupçons.

— Comment ?

— À cause de ses lunettes. Ben Slightman l’Aîné est la seule personne à Calla Bryn Sturgis à en porter. Allons, Eddie, le jour attend. On peut parler en avançant.

 

 

17

 

Mais ce ne fut pas possible, du moins au début, car le sentier était trop étroit et trop à pic. Mais plus tard, alors qu’ils approchaient du fond de la mesa, il s’élargit et devint moins dangereux. Une fois encore, ils en vinrent rapidement aux questions pratiques, et Eddie raconta à Roland l’histoire du livre, Le Dogan ou Le Hogan, et du nom équivoque de l’auteur. Il lui décrivit l’ambiguïté de la page de droits (sans être bien sûr que Roland en comprenait le sens) et dit qu’il s’était alors demandé si le fils n’était pas impliqué, lui aussi. Ça paraissait fou, mais…

— Je pense que si Benny Slightman aidait son père à divulguer des informations sur nous, Jake serait au courant.

— Es-tu sûr qu’il ne l’est pas ? demanda Eddie.

Roland marqua un temps d’arrêt. Puis il secoua la tête.

— Jake soupçonne le père.

— Il te l’a dit ?

— Il n’a pas eu à le faire.

Ils avaient presque rejoint les chevaux, qui levèrent leur regard alerte et parurent contents de les voir.

— Il est là-bas, au Rocking B, dit Eddie. Peut-être qu’il faudrait qu’on aille y faire un tour. Qu’on invente un prétexte pour le ramener chez le Père…

Il laissa sa phrase en suspens, dévisageant Roland.

— Non ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est le boulot de Jake.

— C’est dur, Roland. Lui et Benny Slightman s’aiment bien. Ils s’aiment même beaucoup. Si c’est Jake qui doit être celui qui révélera à toute La Calla les agissements de son père…

— Jake fera ce qu’il a à faire, dit Roland. Comme nous tous.

— Mais ce n’est qu’un petit garçon, Roland. Tu ne le vois donc pas ?

— Il ne le sera plus très longtemps, répondit Roland en montant en selle.

Il espéra qu’Eddie n’avait pas vu la grimace de douleur fugitive qui lui tordit le visage lorsqu’il balança la jambe droite par-dessus la selle ; mais Eddie la vit, bien sûr.

Les Loups de la Calla
titlepage.xhtml
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_036.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_037.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_038.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_039.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_040.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_041.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_042.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_043.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_044.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_045.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_046.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_047.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_048.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_049.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_050.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_051.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_052.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_053.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_054.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_055.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_056.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_057.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_058.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_059.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_060.html
King,Stephen-[La Tour Sombre-5]Les Loups de la Calla(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_061.html