10
Qui qu’ils soient, ils ont carrément un projecteur. La lumière remplit la laverie abandonnée, un éclat bien plus fort que celui du flash du Polaroid au rabais et, contrairement au Polaroid, cette lumière-là est continue. George/Nort et Lennie/Bill se protègent les yeux du bras. Callahan aimerait bien en faire autant, mais il a les bras collés dans le dos.
— Nort, lâche-moi ce flingue ! Bill, balance le scalpel !
La voix qui provient de la lumière fait peur, parce qu’elle a peur. C’est la voix de quelqu’un qui sera probablement incapable de faire quoi que ce soit.
— Je vais compter jusqu’à cinq, et après j’vous descends tous les deux, parce que c’est c’que vous méritez !
Puis la voix derrière la lumière se met à compter, non pas lentement et solennellement, mais à toute vitesse.
— Undeuxtroisquatre…
C’est comme si le type voulait tirer, et se dépêcher de se débarrasser des formalités. George/Nort et Lennie/Bill n’ont pas vraiment le temps de réfléchir. Ils balancent l’arme et le scalpel, et le coup part tout seul quand le pistolet heurte le lino poussiéreux, dans un grand BANG, comme un jouet en plastique chargé de doubles balles explosives. Callahan est incapable de dire où la balle est allée. Peut-être même qu’il l’a prise quelque part. Est-ce ce qu’il s’en rendrait même compte, si c’était le cas ? Pas sûr.
— Ne tirez pas, ne tirez pas ! gémit Lennie/Bill. On est pas, on est pas, on est pas – pas quoi ? Il n’a pas l’air d’en avoir la moindre idée.
— Mains en l’air ! crie une voix différente, mais provenant elle aussi de derrière le projecteur aveuglant. Les bras vers le ciel, tout de suite, bandes de momzers !
Ils lèvent immédiatement les mains.
— Maintenant, virez-moi tout ça, dit le premier.
Ce sont sans doute des types super, Callahan les mettrait bien volontiers dans son répertoire pour leur envoyer ses vœux, mais il est évident que c’est la première fois qu’ils font une chose pareille.
— Retirez vos chaussures ! Et le pantalon ! Maintenant ! Tout de suite !
— Putain, qu’est-ce que – lâche George/Nort. Vous êtes qui, les gars ? Des flics ? Si vous êtes flics, va falloir que vous nous lisiez nos droits, nos putains de…
Un coup de feu part de derrière le projecteur. Callahan voit un éclair de lumière orange. Il s’agit probablement d’un pistolet, mais il est au petit .32 du dimanche des Frères Hitler ce qu’un faucon est à un colibri. La détonation est énorme, suivit instantanément d’un bruit de plâtre fracassé et d’un nuage de poussière fétide. George/Nort et Lennie/Bill poussent tous deux un hurlement ; Callahan a l’impression que l’un de ses sauveurs – pas le tireur, l’autre – se met lui aussi à crier.
— Les chaussures, et le pantalon ! Tout de suite ! Vous avez intérêt à les avoir retirés avant que je compte jusqu’à trente, sinon vous êtes morts. Un-deuxtroisquatrecin…
Et de nouveau, il compte si vite qu’il ne laisse pas de place à la réflexion, encore moins aux protestations. George/Nort décide de s’asseoir et la Voix Numéro Deux dit :
— Asseyez-vous et on vous tue.
Alors les Frères Hitler se mettent à tituber autour du sac à dos, du Polaroid, du pistolet et de la lampe de poche comme des robots tout raides, retirant leurs chaussures, puis leur pantalon. George est le genre boxer, alors que Lennie est plutôt slip, avec taches jaunes en option. La trique de Lennie a disparu ; la trique de Lennie a décidé de prendre sa soirée.
— Maintenant, dehors, dit la Voix Numéro Un.
George se tourne vers la lumière. Son sweat-shirt des Yankees pend sur son caleçon, qui lui arrive presque aux genoux. Il porte toujours sa banane autour de la taille. Il a les mollets musclés, mais ils tremblent. Et il fait une tête de six pieds de long, maintenant qu’il comprend ce qu’il se passe.
— Écoutez, les gars, si on sort d’ici sans avoir terminé ce type, ils vont nous tuer. C’est pas des gentils…
— Si vous n’êtes pas sortis d’ici quand j’aurais compté jusqu’à dix, bande de cons, c’est moi qui vais vous tuer, répond la Voix Numéro Un.
Ce à quoi la Voix Numéro Deux ajoute, avec une sorte de mépris hystérique :
— Gai cocknif en yom, espèces d’enculés de lâches ! Restez ou allez vous faire descendre, qu’est-ce qu’on s’en fout ?
Plus tard, après avoir répété cette phrase à une douzaine de Juifs à qui elle ne dit rien et qui répondent par un hochement de tête ébahi, Callahan tombe sur un vieux gars à Topeka, qui lui traduit gai cocknif en yom. Ça veut dire va chier dans l’océan.
La Voix Numéro Un se remet à les harceler :
— Undeuxtroisquatre…
George/Nort et Lennie/Bill échangent un regard indécis digne d’un dessin animé, puis se ruent vers la porte, en sous-vêtements. Le projecteur les suit. Ils sortent. Ils ont disparu.
— Suis-les, dit la Voix Numéro Un à son partenaire sur un ton bourru. Au cas où ils auraient l’idée de revenir…
— Ouais ouais, fait la Voix Numéro Deux, avant de disparaître à son tour.
La lumière s’éteint.
— Mettez-vous sur le ventre, dit la Voix Numéro Un.
Callahan essaie de lui dire qu’il ne croit pas pouvoir y arriver, qu’il a l’impression d’avoir les couilles grosses comme des théières, mais il ne sort de sa bouche qu’une bouillie informe, à cause de sa mâchoire cassée. Il trouve un compromis et bascule sur le côté gauche, aussi loin qu’il peut.
— Ne bougez pas, dit la Voix Numéro Un. Je ne veux pas vous couper.
Ce n’est pas la voix d’un type qui fait ce genre de choses tous les jours.
Même dans son état, Callahan le voit clairement. Ce type respire par saccades, avec des interruptions et des sursauts inquiétants. Callahan veut le remercier. C’est une chose de sauver un inconnu quand on est flic, pompier ou garde-côte. Mais c’en est une autre quand on est juste un type comme les autres. Et c’est ce qu’est son sauveur, ce que sont ses deux sauveurs, même s’il ne sait pas comment ils ont pu être à ce point préparés. Comment connaissaient-ils les noms des Frères Hitler ? Et l’endroit où les surprendre ? Sont-ils arrivés de la rue, ou bien attendaient-ils dans la laverie désaffectée depuis le début ? Encore une chose que Callahan ne sait pas. Et il s’en fiche. Parce que quelqu’un lui a, quelqu’un lui a, quelqu’un lui a sauvé la vie ce soir, et c’est tout ce qui compte. George et Lennie le tenaient presque, pas vrai, mais la cavalerie est arrivée à la dernière minute, exactement comme dans un film de John Wayne.
Ce que Callahan veut faire, c’est remercier ce type. Il veut se retrouver en sécurité dans une ambulance, en route pour l’hôpital, avant que ces monstres étripent la Voix Numéro Deux dehors, ou que la Voix Numéro Un se fasse une attaque cardiaque sous son nez. Il essaie de parler, et c’est de nouveau de la bouillie qui sort de sa bouche. Du bla-bla de poivrot, comme disait Rowan. Là, ça ressemble à Mê-i.
Il sent qu’on libère ses mains, puis ses pieds. Le type ne se fait pas d’attaque. Callahan roule de nouveau sur le dos, et il voit une main blanche et grassouillette, qui tient le scalpel. Au majeur, l’homme porte une chevalière. Elle est gravée d’un livre ouvert, sous lequel sont inscrits les mots Ex-Libris. Puis le projecteur se rallume, et Callahan lève le bras pour se protéger les yeux : Bon Dieu, mec, pourquoi vous faites ça ? Sauf que ça donne : Y-eu-ê, A-ai-A ?, mais la Voix Numéro Deux a l’air de comprendre.
— Ça me paraît pourtant évident, mon ami blessé, dit-il. Si nous devons nous rencontrer de nouveau, je voudrais que ce soit une première fois. Si nous nous croisons dans la rue, j’aimerais autant que vous ne me reconnaissiez pas. C’est plus sûr.
Des bruits de pas raclant le sol. La lumière recule.
— Nous allons appeler une ambulance depuis la cabine de l’autre côté de la rue…
— Non, ne faites pas ça ! Et s’ils reviennent ?
Et dans sa terreur extrême, il articule cette phrase avec une clarté parfaite.
— On montera la garde, dit la Voix Numéro Un.
Le type a le souffle moins court. Il reprend les rênes. Callahan est content pour lui.
— Je pense qu’il n’est pas impossible qu’ils reviennent, le grand type était vraiment très embêté de vous laisser vous en tirer, mais si les Chinois disent vrai, je suis maintenant responsable de votre vie. C’est une responsabilité que j’ai l’intention d’honorer. S’ils doivent refaire une apparition, je leur balancerai une balle. Et pas au-dessus de la tête.
La forme se tait. Il a l’air d’un costaud, lui aussi. Et il a du cran, ça c’est certain.
— C’étaient les Frères Hitler, mon ami. Vous savez de qui je parle ?
— Oui, murmure Callahan. Et vous ne voulez pas me dire qui vous êtes ?
— Il vaut mieux que vous ne le sachiez pas, dit M. Ex-Libris.
— Vous savez qui je suis ?
Une pause. Les pieds qui raclent de nouveau le parquet. M. Ex-Libris se tient dans l’embrasure de la porte de la laverie.
— Non. Un prêtre. Peu importe.
— Comment avez-vous su que j’étais là ?
— Attendez l’ambulance, dit la Voix Numéro Un. N’essayez pas de vous déplacer par vous-même. Vous avez perdu beaucoup de sang, et vous souffrez peut-être de lésions internes.
Et puis il disparaît. Callahan reste allongé sur le sol, dans l’odeur d’eau de Javel et de lessive, et les effluves légers d’adoucissant. C vous qui lavez ou c nous qui lavons, se dit-il, mais en tout cas, ça ressort tout prop’. Il sent dans ses testicules enflés une douleur lancinante. Sa mâchoire est à peu près dans le même état. À mesure que la chair gonfle, il sent tout son visage rétrécir. Il reste étendu là, à attendre l’ambulance ou le retour des Frères Hitler, et la mort. La dame ou le tigre. Le trésor de Diane ou le serpent mortel. Et au bout d’une attente interminable, un gyrophare balaie le sol poussiéreux de sa lumière rouge et il sait que pour cette fois, c’est la dame. Pour cette fois c’est le trésor.
Pour cette fois c’est la vie.
11
— Et voilà comment j’ai atterri dans la chambre 577 de ce même hôpital, ce soir-là.
Susannah se tourna vers lui, les yeux écarquillés.
— Vous êtes sérieux ?
— On ne peut plus sérieux. Rowan Magruder est mort, je me suis fait tabasser, et ils m’ont refilé le même lit. Ils ont dû avoir juste le temps de le refaire, et jusqu’au moment où la dame est arrivée avec l’injection de morphine qui m’a assommé, je suis resté là à me demander si la sœur de Rowan n’allait pas revenir finir le travail des Frères Hitler. Mais qu’y a-t-il là pour vous surprendre ? Des carrefours étranges comme celui-ci, nos histoires respectives en regorgent. Vous n’avez jamais songé à la coïncidence entre le nom La Calla et mon nom à moi, par exemple ?
— Bien sûr que si, répondit Eddie.
— Que s’est-il passé, ensuite ? demanda Roland.
Callahan eut un grand sourire, et en le regardant, le Pistolero se rendit compte que les deux parties de son visage n’étaient pas tout à fait alignées. Il avait eu la mâchoire cassée, aucun doute là-dessus.
— C’est la question préférée du conteur, Roland, mais je pense que l’essentiel, à présent, c’est que j’accélère un peu mon récit, ou bien nous allons y passer la nuit. Le plus important, la partie que vous voulez vraiment entendre, c’est la fin.
Eh bien, on pourrait croire, songea Roland, et il n’aurait pas été surpris d’entendre que ses trois compagnons se faisaient à peu près la même réflexion.
— Je suis resté une semaine à l’hôpital. Quand ils m’ont laissé sortir, ils m’ont envoyé en maison de santé, dans le Queens. Le premier endroit qu’ils m’ont proposé était beaucoup plus près, à Manhattan, mais il était en relation avec le Foyer – il arrivait qu’on y envoie du monde. J’avais peur, si j’allais là-bas, de recevoir une autre visite des Frères Hitler.
— Et alors ? demanda Susannah.
— Non. Le jour de ma visite à Rowan dans la chambre 577 de l’hôpital Riverside, ce jour où j’y ai atterri moi-même, c’était le 19 mai 1981. Et c’est le 25 que je suis parti pour le Queens à l’arrière d’un camion, en compagnie de trois ou quatre autres estropiés. Je dirais que c’est environ six jours plus tard, juste avant de quitter la maison de santé et de reprendre la route, que j’ai vu l’article dans le Post. C’était en première page, DEUX HOMMES TROUVÉS MORTS PAR BALLE À CONEY ISLAND, disait le gros titre. SELON LA POLICE, IL S’AGIRAIT D’UNE VENGEANCE MAFIEUSE. Parce qu’ils avaient eu le visage et les mains brûlés à l’acide. Malgré ça, les flics ont pu les identifier : Norton Randolph et William Garton, tous deux originaires de Brooklyn. Il y avait des photos. Des photos d’identité judiciaires : ils avaient tous les deux un casier chargé. Et c’étaient bien mes lascars. George et Lennie.
— Vous pensez que c’est les ignobles qui les ont eus, pas vrai ? demanda Jake.
— Oui. La vengeance, c’est une vraie saloperie.
— Est-ce que les journaux les ont identifiés comme les Frères Hitler ? demanda Eddie. Parce que, mon vieux, on se faisait encore peur avec ces gars-là, quand moi je suis arrivé dans le circuit.
— Il y a eu des suppositions dans ce sens-là, dans la presse à scandale, dit Callahan, mais je parierais qu’au fond d’eux, les journalistes qui avaient couvert les meurtres et les mutilations des Frères Hitler savaient que c’étaient Randolph et Garton – après leur disparition, il n’y a plus rien eu, à part quelques pâles copies à contrecœur. Mais personne dans la presse à scandale ne veut tuer le croque-mitaine, parce que c’est lui, la poule aux œufs d’or.
— Bon sang, fit Eddie. Vous avez vraiment roulé votre bosse.
— Et encore, vous n’avez pas entendu le dernier acte. C’est du grand spectacle.
D’un moulinet de la main, Roland lui fit signe de poursuivre, mais sans y mettre trop d’urgence. Il s’était roulé une cigarette et affichait un air satisfait, comme ses trois compagnons lui en avaient rarement vu. Seul Ote, endormi aux pieds de Jake, avait l’air encore plus serein.
— Quand j’ai quitté New York pour la deuxième fois, j’ai cherché ma passerelle, j’ai traversé le pont George-Washington avec mon sac à dos et ma bouteille. Mais ma passerelle avait disparu. Dans les deux mois qui ont suivi, j’ai eu de temps à autre des aperçus des autoroutes occultes – et je me rappelle avoir vu passer un billet de dix dollars à l’effigie de Chadbourne –, mais c’était très rare. J’ai vu tout un tas de vampires de Type Trois et je me rappelle m’être dit qu’ils se multipliaient à grande vitesse. Mais je n’ai rien tenté contre eux. C’était comme si j’avais perdu l’impulsion, tout comme Thomas Hardy avait perdu l’envie d’écrire des romans, ou Thomas Hart Benton celle de peindre des fresques. « Ce ne sont que quelques moustiques, je me disais, laisse-les partir. » Ma seule préoccupation, en débarquant dans une nouvelle ville, c’était de trouver l’agence Brawny Man, Manpower ou Job Guy[14] la plus proche, et aussi de dénicher un bar où je me sente bien. Je préférais les endroits qui ressemblaient à l’Americano ou au Blarney Stone, à New York.
— Vous aimiez bien un chouette cadre avec votre petit verre, en d’autres termes, résuma Eddie.
— C’est exact, répondit le Père Callahan en regardant Eddie comme un alter ego. Vrai ! Et je protégeais ces endroits-là jusqu’au moment de partir. Ce qui veut dire que je ressortais de mon bar de quartier favori juste un peu pompette, et que j’allais finir la soirée – la partie braillarde, avec vomi sur la chemise – ailleurs. Al fresco, le plus souvent.
— Qu’est-ce… commença Jake.
— Ça veut dire qu’il allait se saouler dehors, trésor, lui expliqua Susannah.
Elle lui ébouriffa les cheveux, puis fit la grimace et porta la main à son ventre.
— Vous allez bien, sai ? demanda Rosalita.
— Oui, mais si vous avez quelque chose à boire avec des bulles, j’en prendrais volontiers.
Rosalita se leva, et donna en passant une petite tape sur l’épaule de Callahan.
— Continuez, mon père, ou il sera deux heures du matin et les chats hurleront dans les bad-lands que vous serez loin d’avoir fini.
— Très bien. J’ai bu, pour résumer. J’ai bu tous les soirs et j’ai raconté ma vie à qui voulait l’entendre, l’histoire de Lupe et de Rowan, et aussi de Rowena et du Noir qui m’avait ramassé dans le comté d’Issaquena, et de Ruta, qui était peut-être très drôle, mais qui n’était pas du tout une chatte siamoise. Et puis, mon délire terminé, je tombais dans les vapes.
Et ainsi de suite jusqu’à ce que j’arrive à Topeka. À la fin de l’hiver 1982. C’est là que j’ai touché le fond. Vous savez ce que ça veut dire, toucher le fond ?
Il y eut un long silence, puis ils acquiescèrent. Jake repensait au cours d’anglais de Mme Avery, et à sa composition de fin d’année. Susannah se rappelait Oxford, dans le Mississippi, et Eddie cette plage au bord de la Mer Occidentale, quand il se penchait au-dessus de cet homme qui allait devenir leur dinh, projetant de lui trancher la gorge parce que Roland ne voulait pas le laisser repartir par une de ces portes magiques pour aller choper un peu d’H.
— Pour moi, le fond, ç’a été une cellule de prison, reprit Callahan. C’était tôt le matin, et en fait j’étais quasiment sobre. Ce n’était pas une cellule de dégrisement, mais une vraie cellule, avec une couverture sur la paillasse et des toilettes où on pouvait s’asseoir. En comparaison de certains endroits où je m’étais retrouvé, on pouvait dire que là, je pétais dans le satin. Le seul inconvénient, c’était le gars de l’appel… et cette chanson.
12
La lumière qui coule à travers la petite fenêtre grillagée est grise, et par conséquent, elle lui fait la peau grise. Il a aussi les mains sales et couvertes d’égratignures. Le résidu sous certains de ces ongles est noir (crasse) et sous d’autres, marron (sang séché). Il se rappelle vaguement s’être battu avec quelqu’un qui n’arrêtait pas de lui donner du « monsieur », aussi en déduit-il qu’il est là en vertu du fameux article 48 du Code pénal, Voies de Fait sur Agent. Tout ce qu’il voulait – et ça, Callahan se le rappelle un peu mieux – c’était essayer le képi du gamin, qui était vraiment épatant. Il se souvient d’avoir tenté de convaincre le jeune flic (à voir la tête de celui-là, bientôt ils vont aller les recruter à la sortie de l’école, ou même à la crèche, du moins à Topeka), qu’il est toujours à la recherche de nouveaux chapeaux qui en jettent, qu’il porte toujours une casquette parce qu’il a la marque de Caïn sur le front. « Ça r’semb à une croaaa, se rappelle-t-il avoir dit (ou avoir essayé de dire), mais en fait, c’est la marga Gain. » Ce qui, dans son charabia d’ivrogne, est ce qu’il y a de plus proche de Marque de Caïn.
Il était vraiment bourré, ce soir-là, pourtant assis là sur la couchette, il ne se sent pas si mal que ça, en passant la main dans ses cheveux fous. Il n’a pas un goût très agréable dans la bouche – un peu comme si Ruta la Chatte Siamoise était venue y chier, pour dire la vérité –, mais sa tête ne lui fait pas trop mal. Si seulement les voix voulaient bien se taire ! Au bout du couloir, quelqu’un est en train d’égrener une liste interminable de noms, dans l’ordre alphabétique. Plus près de lui, quelqu’un chante sa chanson préférée : « Quelqu’un m’a, quelqu’un m’a, quelqu’un m’a sauvé le viiiiiiiie ce soir… »
— Naylor !… Naughton !… O’Connor !… O’Shaugnessy !… Oskowski !… Osmer !
C’est seulement alors qu’il comprend que c’est lui qui est en train de chanter, quand le tremblement lui remonte le long des mollets. Il remonte jusqu’aux genoux, puis dans les cuisses, gagnant en intensité. Il voit les plus gros muscles de ses jambes sursauter comme des pistons. Qu’est-ce qui lui arrive ?
— Palmer !… Palmgren !
Le tremblement lui atteint l’entrejambe et le bas-ventre. Ses sous-vêtements s’assombrissent quand il sent la pisse les imprégner. En même temps, ses pieds se mettent à battre dans l’air, comme pour shooter dans des ballons de football invisibles. Je fais une crise cardiaque, se dit-il. Ça doit être ça. Je suis en train de partir. Salut les amis. Il essaie d’appeler à l’aide et rien ne sort de sa bouche, mis à part un halètement rauque. Ses bras s’agitent soudain dans tous les sens. Maintenant, il shoote dans des ballons de foot avec les pieds pendant qu’avec les bras il hurle Alléluia, et ce type dans le couloir va continuer comme ça jusqu’à la fin du siècle, peut-être même jusqu’à la prochaine Ère Glaciaire.
— Peschier !… Peters !… Pike !… Polovik !… Rance !… Rancourt !…
Le haut du corps de Callahan commence à se balancer violemment d’avant en arrière. Quand il penche vers l’avant, il est à deux doigts de perdre l’équilibre et de tomber par terre. Ses mains bondissent vers le haut. Ses pieds s’envolent. Soudain il sent comme une crêpe chaude en train de s’étaler sous ses fesses et il comprend qu’il vient de lâcher le chocolat.
— Ricupero !… Robillard !… Rossi !…
Il bascule vers l’arrière, directement dans le mur de béton blanchi, où quelqu’un a inscrit BANGO SKANK et JE VIENS DE FAIRE MA 19e DÉPRESSION NERVEUSE ! Puis vers l’avant, cette fois c’est tout le corps qui s’y met, avec l’enthousiasme d’un musulman à l’heure de la prière. Pendant quelques instants, il contemple le sol en ciment entre ses genoux nus, puis il bascule de nouveau et se retrouve face contre terre. Sa mâchoire, qui a quand même cicatrisé en dépit de ses beuveries nocturnes, se recasse en trois des quatre points de fracture. Mais, juste histoire de bien rééquilibrer les choses – quatre étant le nombre magique –, cette fois-ci il se casse aussi le nez. Il se retrouve allongé sur le sol, à se convulser comme un poisson hors de l’eau, en train d’étaler sur le sol un mélange de sang, de merde et de pisse. Ouais, je suis en train d’y passer, il se dit.
— Ryan !… Sannelli !… Scher !…
Mais progressivement, cet incroyable grand mal qui lui secoue tout le corps se transforme en petit mal, puis en simples soubresauts. Il se dit qu’il va venir quelqu’un, mais il reste seul, du moins au début. Les soubresauts s’arrêtent et il n’est plus que Donald Frank Callahan, étalé sur le sol d’une cellule à Topeka, au Kansas, où un peu plus bas dans le couloir, un homme continue d’énumérer tout l’alphabet.
— Seavey !… Sharrow !… Shatzer !…
Tout à coup, pour la première fois depuis des mois, il se rappelle comment la cavalerie a débarqué au moment où les Frères Hitler étaient sur le point de le trucider, dans cette laverie désaffectée sur la 47e Est. Et ils allaient réellement le faire – le lendemain ou le surlendemain, on n’aurait retrouvé qu’un certain Donald Frank Callahan, mort comme le maquereau légendaire, avec probablement ses couilles en guise de boucles d’oreilles. Mais la cavalerie est arrivée et…
Sauf que ce n’était pas la cavalerie, se dit-il, allongé sur le sol, le visage à nouveau en train d’enfler, bonjour nouvelle tête, tu ressembles vachement à la vieille tête. C’étaient la Voix Numéro Un et la Voix Numéro Deux. Sauf que ça non plus, ça ne colle pas. C’était deux hommes, dans la quarantaine au moins, peut-être même ayant déjà basculé de l’autre côté. C’était M. Ex-Libris et M. Gai Cocknif En Yom, quel que soit le sens de tout ce charabia. Et morts de peur, tous les deux. Et avec des raisons d’avoir peur. Les Frères Hitler n’en avaient peut-être pas défiguré mille comme le prétendait Lennie, mais ils en avaient mutilé pas mal, et tué aussi, et c’étaient une bonne paire de vipères, et oui, M. Ex Libris et M. Gai Cocknif avaient absolument toutes les raisons d’avoir peur. Ça s’était bien fini pour eux, mais ç’aurait pu mal se passer. Et si George et Lennie avaient retourné la situation ? Eh bien, au lieu de trouver un cadavre dans la Laverie de la Baie de la Tortue, ceux qui seraient arrivés là les premiers en auraient trouvé trois. L’histoire aurait fait la première page du Post, ça c’est sûr ! Mais ces gars avaient risqué leur vie, et voilà pour quoi ils l’avaient risquée, six ou huit mois plus tard : pour un connard d’ivrogne sale et émacié, aux sous-vêtements trempés de pisse d’un côté et dégoulinants de merde de l’autre. Buveur le jour, pomot la nuit.
Et c’est là que ça se produit. Dans le couloir, la voix qui récite est arrivée à Sprang, Steward, et Sudby. Dans cette cellule, un homme allongé sur le sol sale dans la longue lumière de l’aube touche finalement le fond, qui est, par définition, le point en dessous duquel on ne peut pas descendre, sauf à trouver une pelle et à se mettre à creuser.
De là où il est, allongé là et le regard glissant sur le sol, les moutons de poussière ressemblent à des bouquets d’arbres fantomatiques et les tas de crasse, à des collines dans un paysage minier et désertique. Il se dit : On est en quoi, février ? Février 1982 ? Quelque chose comme ça. Eh bien, je vais te dire, je me donne un an pour essayer de me ressaisir et de tout mettre au propre. Une année pour essayer de faire quelque chose – n’importe quoi – pour justifier le risque que ces deux gars ont pris. Si je peux faire quelque chose, je continuerai. Mais si en février 1983 je bois toujours, je me tuerai.
En bas du couloir, la voix est finalement arrivée à Targenfield.
13
Callahan se tut pendant un moment. Il but une gorgée de café, grimaça, et se versa une rasade de cidre, à la place.
— Je savais comment amorcer la remontée. Dieu sait que j’avais connu assez d’ivrognes ayant touché le fond dans les réunions des AA dans l’East Side. Alors quand ils m’ont laissé sortir, j’ai trouvé l’adresse des AA à Topeka, et j’y suis allé tous les jours. Je ne regardais ni en avant, ni en arrière. « Le passé, c’est de l’histoire ancienne, et l’avenir, c’est le mystère », ils disent. Sauf que cette fois, au lieu de m’asseoir au fond de la pièce et de ne rien dire, je me suis forcé à me placer au premier rang, et pendant les présentations, à dire : « Je m’appelle Don C. et je veux m’arrêter de boire. » Je le voulais vraiment, je le voulais chaque jour, mais les AA ont des dictons pour tout, et l’un d’eux est : « Fais semblant, jusqu’au jour où tu y arriveras. » Et petit à petit, j’y suis arrivé. Je me suis réveillé un jour de l’automne 1982 et je me suis rendu compte que je ne voulais vraiment plus boire. La compulsion, comme ils disent, avait disparu.
J’ai changé de décor. Durant la première année de sobriété, on n’est pas censé procéder à des changements radicaux dans sa vie, mais un jour, alors que j’étais dans Cage Park – dans la Roseraie Reinisch, en fait…
Il laissa sa voix se perdre, le regard posé sur eux.
— Quoi ? Vous connaissez cet endroit ? Ne me dites pas que vous connaissez le Reinisch !
— On y est allé, dit Susannah d’un ton calme. On a vu le train miniature.
— Voilà qui est incroyable, dit Callahan.
— Il est dix-neuf heures et tous les oiseaux chantent, dit Eddie.
Il ne souriait pas.
— Quoi qu’il en soit, c’est dans la Roseraie que j’ai repéré la première affichette. Nous RECHERCHONS CALLAHAN, NOTRE SETTER IRLANDAIS. CICATRICE SUR LA PATTE, CICATRICE SUR LE FRONT, GROSSE RÉCOMPENSE. Et cetera, et cetera. Ils avaient fini par trouver mon nom. J’ai décidé qu’il était temps de changer de décor, tant que je le pouvais encore. Alors je me suis rendu à Détroit, et j’y ai trouvé un foyer d’hébergement appelé le Refuge du Phare. C’était un refuge « alcoolisé ». En fait, c’était comme le Foyer, mais sans Rowan Magruder. Ils faisaient du bon boulot, là-bas, mais ils avaient du mal à garder la tête hors de l’eau. Je me suis inscrit. Et c’est là que je me trouvais en décembre 1983, quand ça s’est produit.
— Quand quoi s’est produit ? demanda Susannah.
C’est Jake Chambers qui répondit. Il savait, et peut-être était-il le seul parmi eux à être en mesure de savoir. Après tout, ça lui était arrivé à lui aussi.
— C’est là que vous êtes mort, fit Jake.
— Oui, c’est exact.
Callahan ne fit preuve d’aucune surprise. Comme s’ils étaient en train de discuter de la culture du riz, ou de déterminer si Andy marchait bien à l’énergie fantomique.
— C’est là que je suis mort. Roland, je me demandais si vous voudriez bien me rouler une cigarette ? Il semble que j’aie besoin de quelque chose d’un peu plus fort que du cidre de pomme.
14
Il y a une vieille tradition, au Phare, une tradition qui remonte à… eh bien, à quatre ans (il faut dire que le Refuge du Phare n’est en activité que depuis cinq ans). C’est de célébrer Thanksgiving dans le gymnase du lycée du Saint-Esprit, dans West Congress Street. Un petit groupe de pensionnaires décore la salle avec du papier crépon orange et marron, des dindes en carton, des fruits et des légumes en plastique. Les Amulettes de la Moisson à l’américaine, en somme. Il fallait avoir au moins deux semaines de sobriété continue derrière soi pour pouvoir postuler à cette tâche. Et aussi – et c’est une chose dont ont convenu entre eux Ward Huckman, Al McGowan et Don Callahan – aucun cerveau noyé n’est admis au Stand Décoration, peu importe depuis combien de temps il est sobre.
Le jour de la Dinde, presque une centaine de ce que Détroit fait de mieux en matière d’alcoolos, de toxicos et de sans-abri à moitié fous se réunissent au Saint-Esprit pour un merveilleux dîner à base de dinde, de patates, et de toutes les garnitures traditionnelles. Ils sont assis autour d’une douzaine de tables, au centre du terrain de basket (les pieds de tables ont été enveloppés de feutrine, et les convives sont en chaussettes). Avant d’attaquer (c’est la tradition), on fait rapidement un tour de table (« Si ça prend plus de six secondes, les gars, je vous coupe les vivres », les a prévenus Al) et chacun cite une chose qui lui inspire de la reconnaissance. Parce que c’est Thanksgiving, le jour des actions de grâce, mais aussi parce que l’un des principes du programme des AA, c’est qu’un alcoolique reconnaissant ne va pas se saouler, et qu’un drogué reconnaissant ne va pas se piquer.
Ça va vite, et comme Callahan est assis là, sans penser à quelque chose en particulier, quand son tour arrive, il lâche une phrase qui aurait bien pu lui attirer des ennuis. Au minimum, on l’aurait pris pour un type avec un sens de l’humour douteux.
— Je suis reconnaissant de ne pas avoir… commence-t-il, puis il se rend compte de ce qu’il était sur le point de dire et le retient de justesse.
Ils le regardent tous, dans l’attente, ces hommes avec leurs barbes de plusieurs jours, ces femmes bouffies et pâles aux cheveux plats, tous imprégnés de cette odeur de station de métro sale, l’odeur de la rue. Certains l’appellent déjà Paternel, mais comment le savent-ils ? Comment pourraient-ils le savoir ? Et que diraient-ils s’ils savaient le frisson qui le parcourt, quand il entend ce surnom ? À quel point il lui rappelle les Frères Hitler et l’odeur douce et enfantine de l’adoucissant ? Mais ils le regardent, tous. « Les clients. » Ward et Al le regardent, eux aussi.
— Je suis reconnaissant de ne pas avoir touché à l’alcool et à la drogue aujourd’hui, dit-il, se raccrochant in extremis aux bons vieux classiques de la maison, il y a toujours une raison de se sentir reconnaissant. Il entend le murmure de leur approbation, puis le voisin de Callahan dit qu’il est reconnaissant envers sa sœur de l’avoir invité pour Noël, et personne ne soupçonne que Callahan était à deux doigts de dire : « Je suis reconnaissant de ne pas avoir vu de vampires de Type Trois ou d’avis de recherche pour animaux perdus, récemment. »
Il pense que c’est parce que Dieu a accepté de le reprendre, du moins à l’essai, et que le pouvoir de la morsure de Barlow a enfin été annihilé. Il pense qu’il a perdu la malédiction de la vision, en d’autres termes. Il ne met pas cette hypothèse à l’épreuve en essayant de pénétrer dans une église, par exemple – le gymnase du Saint-Esprit, c’est largement assez pour lui, merci. La pensée ne l’effleure même pas – du moins, consciemment – qu’ils sont en train de s’assurer que le filet se resserre comme il faut autour de lui, cette fois-ci. Ils sont peut-être longs à la détente, comme Callahan finira par le comprendre, mais ils finissent par apprendre et ne renoncent pas facilement.
Puis, au début du mois de décembre, Ward Huckman reçoit une lettre, une lettre de rêve.
— C’est Noël avant l’heure, Don ! Attends de voir ça, Al ! lance-t-il en agitant la lettre d’un air triomphal. Si on la joue fine, les gars, les soucis pour l’année prochaine, envolés !
Al McGowan lui prend la lettre des mains, et au fur et à mesure de sa lecture, son expression de réserve et de concentration s’évanouit peu à peu. Lorsqu’il fait passer la lettre à Don, c’est avec un sourire jusqu’aux oreilles.
La lettre provient d’une firme avec des filiales à New York, Chicago, Détroit, Denver, Los Angeles et San Francisco. Elle est imprimée sur du vélin tellement luxueux qu’on aurait envie de se tailler une chemise dedans, rien que pour le sentir contre sa peau. Elle dit que la firme projette de faire don de vingt millions de dollars à vingt organisations caritatives à travers les États-Unis, à raison d’un million à chacune. Elle dit également que cette transaction doit se faire avant la fin de l’année civile 1983. Les bénéficiaires potentiels comprennent des services de distribution de repas, des refuges pour sans-abri, deux cliniques pour les indigents, et un programme expérimental contre le sida, à Spokane. Le Phare fait partie des foyers sélectionnés. La lettre porte la signature d’un certain Richard P. Sayre, vice-président exécutif, à Détroit. Tout a l’air en ordre, et le fait qu’ils soient tous les trois invités dans les bureaux de Détroit pour discuter de leur cadeau semble aussi réglo. La date du rendez-vous – pour Callahan, de son rendez-vous avec la mort – est fixée au 19 décembre 1983. Un lundi.
La lettre porte l’en-tête de la SOMBRA CORPORATION.
15
— Et vous y êtes allé, dit Roland.
— Nous y sommes tous allés, précisa Callahan. Si l’invitation s’était adressée à moi seul, je ne l’aurais pas fait. Mais puisqu’ils nous convoquaient tous les trois… et qu’ils disaient vouloir nous donner un million de dollars… vous avez la moindre idée de ce que représente un million de dollars, pour une boîte toujours à deux doigts de fermer boutique, comme le Foyer ou le Phare ? Surtout en plein milieu des années Reagan ?
Susannah sursauta en entendant ce nom. Eddie lui lança un regard ouvertement triomphal. Callahan eut visiblement très envie de demander la raison de cet aparté, mais Roland lui fit son petit geste d’impatience, et cette fois il se faisait vraiment tard. Presque minuit. Pourtant, aucun membre du ka-tet de Roland n’avait l’air de s’endormir. Tous étaient concentrés sur le Père Callahan, pendus à ses moindres paroles.
— Avec le recul, voilà ce que je crois, reprit Callahan, en se penchant vers l’avant. Il y a une sorte de pacte d’association entre les vampires et les ignobles. Je crois qu’en remontant assez loin, on trouverait l’origine de cette association dans la terre des ténèbres. À Tonnefoudre.
— Ça ne fait aucun doute, confirma Roland, et ses yeux bleus scintillaient dans sa figure pâle et fatiguée.
— Les vampires – sauf les Type Un – sont stupides. Les ignobles sont plus malins, mais pas tant que ça. Sinon je n’aurais pas pu leur échapper aussi longtemps. Et puis quelqu’un a fini par s’intéresser à mon cas – un agent du Roi Cramoisi, je dirais. On a écarté les ignobles de mon chemin, ainsi que les vampires. Au cours des derniers mois, je n’avais plus vu d’affichettes ou de messages à la craie sur les trottoirs de West Fort Street ou de Jefferson Avenue. Quelqu’un a pris les commandes, voilà ce que je me suis dit. Quelqu’un de beaucoup plus malin. Et un million de dollars !
Il secoua la tête, et un pâle sourire d’amertume se dessina sur ses lèvres. C’est ce qui m’a aveuglé, en fin de compte. L’argent, rien que l’argent. « Oh oui, mais c’est pour une bonne cause », je me répétais ça… et on se le répétait les uns aux autres, bien sûr. « Cette somme nous rendra indépendants pendant au moins cinq ans ! Plus besoin d’aller mendier au Conseil Municipal de Détroit, le chapeau à la main ! » Bien sûr. Il ne m’est venu à l’idée que plus tard qu’il y avait une autre vérité derrière tout ça, une vérité toute simple : l’appât du gain, même pour une bonne cause, reste l’appât du gain.
— Que s’est-il passé ? demanda Eddie.
— Eh bien, nous avons honoré notre rendez-vous, répondit le Père, un sourire effroyable aux lèvres. Au Tishman Building, situé au 982 de Michigan Avenue, l’une des adresses les plus prestigieuses du coin. Le 19 décembre, à 16 h 20.
— Drôle d’heure pour un rendez-vous, fit remarquer Susannah.
— C’est aussi ce qu’on s’est dit, mais qui s’embarrasse de ce genre de broutilles, quand il y a un million de dollars en jeu ? Après une longue discussion, nous avons fini par tomber d’accord avec Al – ou plutôt avec la mère d’Al. Selon elle, il fallait se présenter à tout rendez-vous important avec cinq minutes d’avance, ni plus ni moins. Aussi nous sommes-nous retrouvés dans le hall du Tishman Building à 16 h 10, tirés à quatre épingles ; nous avons trouvé la Sombra Corporation sur le tableau de l’entrée, et nous sommes montés au trente-troisième étage.
— Vous aviez fait des recherches, sur cette compagnie ? demanda Eddie.
Callahan le regarda d’un air de dire : « D’après toi ? »
— Selon les informations dénichées à la bibliothèque, la Sombra était une société à nombre d’actionnaires limité – pas de cotation en Bourse, en d’autres termes – dont l’activité principale consistait à racheter d’autres compagnies. Ils étaient spécialisés dans la haute technologie, l’immobilier et le bâtiment. C’était apparemment tout ce qu’il y avait à savoir. Le capital était visiblement un secret bien gardé.
— Le siège était aux États-Unis ? demanda Susannah.
— Non. À Nassau, aux Bahamas.
Eddie sursauta, se remémorant l’époque où il faisait le passeur de cocaïne, et la chose au teint cireux à laquelle il avait acheté son dernier chargement de poudre.
— J’y suis allé, fit-il. Mais je n’ai vu personne de la Sombra Corporation.
Mais en était-il bien certain ? Et si la chose au teint cireux avec son accent british travaillait en fait pour la Sombra ? Était-il tellement inconcevable qu’ils soient impliqués dans le trafic de drogue, en plus de leurs autres affaires ? Eddie pensait que non. Ça supposait au moins un lien avec Enrico Balazar.
— Quoi qu’il en soit, ils nous ont sorti tous les registres et les livres de compte annuels, poursuivit Callahan. Des comptes obscurs, mais des comptes, noir sur blanc. Et des gros chiffres. Je ne sais pas ce que fait la Sombra, au juste, et je suis presque convaincu que la plupart des employés que nous avons croisés dans leurs bureaux étaient des figurants, en costumes et tout.
On a pris l’ascenseur. La réception était superbe – avec tableaux d’impressionnistes français au mur, bien entendu – et la réceptionniste elle-même se fondait bien dans le décor. C’était le genre de femme – pardon, Susannah – dont vous vous dites, quand vous êtes un homme, que si vous avez la chance de toucher ses seins, vous aurez la vie éternelle.
Eddie éclata de rire, lança un regard de côté à Susannah, puis s’arrêta instantanément.
— Il était 16 h 17. On nous a invités à nous asseoir. Ce qu’on a fait. On était extrêmement nerveux. Les gens allaient et venaient. De temps en temps, une porte s’ouvrait à notre gauche, et on apercevait tout un étage rempli de bureaux et de box de travail. Des téléphones sonnaient, des secrétaires traversaient la pièce avec des dossiers dans les mains, et il y avait en bruit de fond le ronronnement d’une grosse photocopieuse. S’il s’agissait d’un piège – et je pense que c’était le cas – c’était aussi bien agencé qu’un film de Hollywood. J’étais un peu anxieux à cause du rendez-vous avec M. Sayre, mais pas plus que ça. C’était extraordinaire, quand même. J’étais plus ou moins tout le temps en cavale depuis le jour où j’avais quitté ’Salem’s Lot, huit ans auparavant, et j’avais développé un système d’alarme plutôt performant, pourtant il n’a rien fait de plus que gazouiller, ce jour-là. Si on pouvait joindre John Dillinger par le biais d’une planche ouija, il dirait grosso modo la même chose de sa soirée au cinéma, avec Anna Sage.[15]
À 16 h 19, un jeune homme en chemise rayée et cravate qui avait l’air d’un mannequin Hugo Boss est venu nous chercher. On nous a fait dévaler un couloir, devant des bureaux très classe, avec dans chacun un jeune cadre très classe qui travaillait d’arrache-pied, pour ce que j’ai pu en voir – et on est arrivé à la double porte, au bout du couloir. Dessus, une plaque indiquait : SALLE DE CONFÉRENCE. Notre guide a ouvert la porte. Il a dit : « Dieu le Père vous attend, messieurs. » Je me le rappelle très clairement. Il a dit « Dieu le Père ». C’est à ce moment-là que mes alarmes périphériques se sont déclenchées, mais alors il était déjà bien trop tard. C’est allé très vite, vous voyez. Ils n’ont pas…