Chapitre 4
SUITE DU RÉCIT DU PRÊTRE
(AUTOROUTES OCCULTES)
1
Le trajet depuis l’arrière-cour du presbytère jusqu’à la porte principale de Notre-Dame de la Sérénité n’était pas bien long, et il ne leur prit pas plus de cinq minutes. Elles ne suffirent pas au Vieux pour faire le récit des années passées à vivre comme un clochard, jusqu’au jour où il avait lu un article dans L’Abeille de Sacramento, qui l’avait ramené à New York, en 1981. Pourtant, les trois pistoleros entendirent toute l’histoire. Roland pensait qu’Eddie et Susannah comprenaient aussi bien que lui ce que cela signifiait : quand ils quitteraient Calla Bryn Sturgis – à condition qu’ils n’y meurent pas –, il était fort probable que Donald Callahan partirait avec eux. Il ne s’agissait pas seulement de raconter son histoire, il s’agissait du khef, le partage de l’eau. Et si on laissait de côté le shirting, qui était une tout autre histoire, le khef ne pouvait se partager qu’entre ceux que le destin avait réunis, pour le meilleur et pour le pire. Par les membres d’un même ka-tet.
— Vous connaissez cette expression : « Tu n’es plus au Kansas, Toto » ? demanda Callahan.
— Disons que cette expression nous dit vaguement quelque chose, trésor, répondit Susannah d’un ton sec.
— Vraiment ? Oui, je vois que c’est le cas, rien qu’à la tête que vous faites. Peut-être un jour me raconterez-vous votre histoire, vous aussi. J’ai comme l’idée que la mienne me ferait honte, à côté. Quoi qu’il en soit, je savais que je n’étais plus au Kansas, en approchant du bout de la passerelle. Et il me semblait que je n’entrais pas au New Jersey, non plus. Du moins pas celui que je m’attendais à trouver sur l’autre rive de l’Hudson. Il y avait un journal chiffonné, contre la
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rambarde du pont – qui semble complètement désert, en dehors de sa présence à lui, alors qu’à sa gauche, la circulation sur le grand pont suspendu est chargée et continue – et Callahan se baisse pour le ramasser. Le vent tiède qui souffle sur le fleuve fait voleter autour de ses épaules ses cheveux poivre et sel.
Il n’y a qu’une seule page, pliée ; il voit qu’il s’agit de la première page du Registre de Leabrook. Callahan n’a jamais entendu parler de Leabrook. D’ailleurs ça s’explique, il n’est pas spécialiste du New Jersey, il n’y a même pas mis les pieds depuis son arrivée à Manhattan, un an auparavant, mais il a toujours cru que la ville de l’autre côté du pont George-Washington s’appelait Fort Lee.
Et son esprit se laisse absorber par les gros titres. Le premier lui paraît rassurant : À MIAMI, LES TENSIONS RACISTES S’APAISENT. Depuis quelques jours, les journaux new-yorkais ne parlent plus que de ces affrontements. Mais que doit-il penser de cette manchette : La GUERRE DES CERFS-VOLANTS SE POURSUIT À TEANECK, AU HACKENSACK, accompagnée d’une photo d’un immeuble en feu ? On voit aussi des pompiers arriver sur un camion, mais ils sont tous hilares ! Et cet autre titre : LE PRÉSIDENT AGNEW SOUTIENT LE PROJET TERRAFORM DE LA NASA ? Et cet article en bas de page, écrit en cyrillique ?
Qu’est-ce qui m’arrive ? se demande Callahan. Durant toute cette histoire de vampires et de morts-vivants – et même avec l’apparition de ces affiches qui font clairement allusion à lui – il n’a jamais remis sa santé mentale en question. Mais à présent, planté sur cette humble (et ô combien remarquable !) passerelle – cette passerelle que personne à part lui n’emprunte-il finit par le faire. L’idée même que Spiro Agnew[6] soit président était déjà assez incroyable en soi pour que n’importe quel individu possédant un minimum de sens politique en vienne à mettre en doute sa propre santé mentale. Cet homme tombé en disgrâce des années auparavant, avant même son patron.
Que m’arrive-t-il ? se demande-t-il, mais si la réponse, c’est qu’il est devenu fou furieux et qu’il est en train d’inventer tout ça, il n’a pas très envie de savoir, finalement.
« Bon vent », dit-il en envoyant les quatre pages restantes du Registre de Leabrook par-dessus la rambarde du pont. La brise l’emporte vers le pont George-Washington. Le voilà, le réel, se dit-il. Juste là. Ces voitures, ces camions, ces bus charter Peter Pan. Mais là, au milieu, il voit un véhicule rouge qui semble avancer sur des chenilles. Au-dessus du corps du véhicule – gros comme un bus scolaire de taille moyenne – un cylindre cramoisi tourne sur lui-même. BANDY est écrit d’un côté. BROOKS apparaît sur l’autre. BANDY BROOKS. OU BANDYBROOKS. Qu’est-ce que ça peut bien être ? Il n’en a aucune idée. Il n’a jamais vu non plus un engin pareil de toute sa vie. Et jamais il n’aurait cru possible – non mais regardez-moi un peu ces chenilles, au nom du ciel – qu’on le laisse circuler sur la voie publique.
Donc on n’est plus en sécurité non plus sur le pont George-Washington.
Callahan empoigne la rambarde de la passerelle et s’y accroche fermement tandis qu’un vertige le traverse, faisant se dérober ses pieds sous lui et menaçant son équilibre. Au toucher, cette rambarde a l’air bien réelle, du bois chauffé par le soleil et gravé de milliers de messages et d’initiales imbriquées. Il lit DK À MB à l’intérieur d’un cœur. Il lit FREDDY + HELENA = AMOUR ÉTERNEL. Il voit aussi À MORT TOUT LES LATINO ET LES NAIGRES, le tout décoré de swastikas. Il s’interroge sur cette misère orthographique qui fait que la victime n’a même pas le droit de voir son surnom favori épelé correctement. Des messages de haine, des messages d’amour, tous aussi réels qu’un battement de son cœur emballé, ou que le poids des quelques billets et pièces de monnaie dans la poche avant droite de son jean. Il inspire à fond, et la brise est réelle, elle aussi, jusqu’à ses relents de gasoil.
Ça m’arrive vraiment, je le sais, se dit-il. Je ne suis pas dans la salle numéro 9 d’un quelconque hôpital psychiatrique. C’est bien moi, je suis bien ici, et je suis même sobre – et j’ai New York dans le dos. Tout comme la ville de Jerusalem’s Lot, dans le Maine, avec ses morts agités. Devant moi s’étend tout le poids de l’Amérique, et celui de tous ses possibles.
Cette pensée lui remonte un peu le moral, et la suivante encore plus : pas seulement une Amérique, mais une douzaine… un millier… un million. Si c’est bien Leabrook, là-bas, et non Fort Lee, peut-être y a-t-il un autre New Jersey, où la ville sur l’autre rive de l’Hudson s’appelle Leeman, ou Leigh-man, ou Lee Bluffs, ou encore Lee Palisades ou Leghorn Village. Peut-être qu’il n’y a plus quarante-deux États de l’autre côté de l’Hudson, mais quarante-deux mille, tous éparpillés en une géographie verticale et aléatoire.
Et il comprend instinctivement que c’est presque certainement vrai. Il vient de buter sur un confluent gigantesque, voire infini, de mondes. Tous sont l’Amérique, mais tous sont différents. Ils sont traversés par des autoroutes, et il les voit.
Il se dirige d’un bon pas vers le bout du pont, côté Leabrook, puis il s’arrête de nouveau. Et si je ne retrouve pas mon chemin ? se demande-t-il. Si je me perds, et que j’erre, sans jamais pouvoir retrouver le chemin de cette Amérique où Port Lee est à l’extrémité ouest du pont George-Washington, et où Gerald Ford (qui l’eût cru !) est président des États-Unis ?
Et alors il se dit : Et alors ? Putain, et alors ?
En descendant de la passerelle, du côté du New Jersey, il sourit de toutes ses dents, le cœur léger pour la première fois depuis les obsèques du jeune Danny Glick, dans la ville de Jerusalem’s Lot. Deux gosses avec des cannes à pêche s’avancent vers lui. « L’un de vous aurait-il la bonté de me souhaiter la bienvenue au New Jersey, jeunes gens ? demande Callahan en souriant plus que jamais.
— Bienvenue dans le NJ, mec », répond l’un d’eux, sans se faire prier, mais tous deux le dévisagent d’un air prudent et prennent bien garde à ne pas le croiser. Il ne leur jette pas la pierre, mais ça n’entame pas sa charmante humeur du moment. Il se sent comme un homme qu’on vient de libérer d’une prison grise et maussade, un jour de grand soleil. Il accélère l’allure, sans un dernier regard vers Manhattan. Pourquoi le ferait-il ? Manhattan, c’est du passé. Les Amériques multiples qui s’étendent devant lui, voilà l’avenir.
Il entre dans Leabrook. Il n’entend pas de carillon. Plus tard, il y aura des cloches et des vampires ; plus tard viendront d’autres messages tracés à la craie sur des trottoirs, ou peints à la bombe sur des murs de briques (pas tous adressés à lui, d’ailleurs). Plus tard il verra les ignobles dans leurs Cadillacs rouges, leurs Lincoln vertes et leurs Mercedes-Benz violettes criardes, des ignobles aux yeux rouges comme des flashs, mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui le soleil brille sur une nouvelle Amérique sur la rive ouest de l’Hudson, au bout d’une passerelle restaurée.
Dans la rue principale, il s’arrête devant le restaurant « Le Leabrook (cuisine familiale) » et dans la vitrine il voit un panonceau qui dit : RECHERCHE CUISINIER/ÈRE POUR RESTAURATION RAPIDE. Don Callahan a fait de la restauration rapide pendant tout son séminaire, et bien plus que son compte au Foyer, dans l’East Side, à Manhattan. Il se dit qu’il serait sans doute parfaitement à sa place ici, au Leabrook (Cuisine Familiale). Et il se trouve qu’il a raison, même s’il lui faut trois services pour retrouver complètement la main, et réussir à casser deux œufs d’une main au-dessus du grill. Le propriétaire, une espèce de grande asperge nommée Dicky Rudebacher, demande à Callahan s’il souffre de problèmes médicaux – « des trucs qui s’attrapent », comme il dit – et se contente de répondre par un signe de tête quand Callahan lui dit que non. Il ne lui demande ni ses papiers d’identité, ni même son numéro de Sécurité Sociale. Il veut payer son nouveau cuistot de la main à la main, si ça lui va. Callahan lui assure que oui.
« Une dernière petite chose », lance Dicky Rudebacher, et Callahan attend le coup de grâce. Plus rien ne peut le surprendre, mais tout ce que dit Rudebacher, c’est : « Tu m’as l’air d’un type qui fréquente la bouteille. » Callahan reconnaît qu’il a rarement refusé un verre. « Pareil pour moi, répond Rudebacher. Dans ce métier, c’est le seul moyen de pas virer maboul. Je vais pas te renifler l’haleine quand tu arrives… du moment que tu arrives à l’heure. Débarque en retard deux fois, et alors c’est la porte. Je te le redirai pas. »
Callahan fait donc le cuistot au Leabrook (cuisine familiale) pendant trois semaines, et réside vingt mètres plus bas, au motel Le Coucher de Soleil. Sauf que ça n’est pas toujours le Leabrook, et pas toujours le Coucher de Soleil. Lors de son quatrième jour en ville, il se réveille au Lever de Soleil, et le Leabrook (cuisine familiale) est devenu le Fort Lee (cuisine familiale). Le Registre de Leabrook que les gens laissent sur le comptoir devient le Registre-Edition américaine de Fort Lee. Et il n’est pas spécialement rassuré de constater que Gerald Ford est de retour à la présidence.
Quand Rudebacher le paie en fin de semaine – à Fort Lee – le Général Grant est sur les billets de cinquante dollars, Jackson sur ceux de vingt et Alexander Hamilton sur celui de dix, le tout dans une enveloppe. À la fin de la deuxième semaine – à Leabrook – c’est Abraham Lincoln qui est sur les billets de cinquante, et un certain Chadbourne sur celui de dix. C’est toujours l’effigie d’Andrew Jackson qui trône sur les billets de vingt, ce qui le soulage un peu, quelque part. Dans la chambre d’hôtel de Callahan, le couvre-lit est rose à Leabrook, et orange à Fort Lee. C’est pratique. Dès son réveil, il sait ainsi dans quel New Jersey il se trouve.
Il se saoule deux fois. La seconde, après la fermeture, Dicky Rudebacher se joint à lui et lui rend verre pour verre. « C’était un grand pays », geint Rudebacher, et Callahan se dit que c’est incroyable, comme certaines choses ne changent pas, fondamentalement : le temps passe, les jérémiades restent.
Mais chaque jour, la menace se rapproche. Il a vu son premier Type Trois dans la file d’attente du cinéma Le Jumeau de Leabrook, alors un jour il donne sa démission.
« Je croyais que tu disais que tu n’avais rien, lui dit Rudebacher.
— Je vous demande pardon ?
— Tu as une saleté de maladie de la bougeotte, mon ami. En général, ça marche… avec le reste. » D’une main rougie par l’eau de vaisselle, Rudebacher fait mine d’empoigner une bouteille et de la boire. « Quand un homme attrape la bougeotte passé la première jeunesse, souvent c’est incurable. Je vais te dire, j’aurais pas une femme encore douée au lit et deux gosses à l’université, je ferais mon baloche et je te suivrais.
— Ah ouais ? demande Callahan, fasciné.
— Septembre et octobre, c’est toujours les deux mois les pires, fait Rudebacher d’un air pensif. On entend l’appel. Les oiseaux aussi l’entendent, et ils s’en vont.
— Entendent quoi ? »
Rudebacher lui lance un regard qui veut dire « fais pas l’innocent ».
« Pour eux, c’est le ciel. Pour des gars comme nous, c’est la route. L’appel de cette foutue route de la liberté. Les types comme moi, avec deux gamins à l’école et une femme qui fait pas ça que le samedi, ils mettent la radio un peu plus fort, en attendant que ça passe. Mais c’est pas ce que tu vas faire. » Il s’interrompt et jette à Callahan un regard perspicace. « Tu veux rester une semaine de plus ? Je te ferai une rallonge de vingt-cinq billets. Tu fais un sacré bon Monte Cristo. »
Callahan réfléchit, puis il secoue la tête. Si Rudebacher disait vrai, s’il ne s’agissait que de l’appel de la route, peut-être qu’il resterait une semaine de plus… puis encore une… puis encore une. Mais il n’y en a pas qu’une. Il y a toutes ces autoroutes occultes, et soudain il se rappelle le titre de son livre de lecture, c’était Des Routes vers le monde entier. Et il éclate de rire.
« Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? lui lance Rudebacher, vexé.
— Rien, répond Callahan. Tout. » Il donne une tape sur l’épaule de son patron. « Vous êtes un homme bien Dicky. Si je repasse par ici, je viendrai vous saluer.
— Tu ne repasseras pas par ici », dit Dicky Rudebacher, et il a raison, bien entendu.
3
— J’ai passé cinq ans sur la route, à peu de chose près, leur dit Callahan tandis qu’ils approchaient de l’église.
Et en somme, c’est tout ce qu’il dit sur le sujet. Pourtant, ils entendirent autre chose. Et plus tard, ils ne furent pas surpris d’apprendre que Jake, en chemin vers la ville avec Eisenhart et les Slightman, en avait entendu une partie, aussi. Après tout, c’était Jake qui était le plus doué pour le shining.
Cinq ans sur la route, rien de plus.
Et tout le reste, vous l’intuitez : un millier de mondes perdus de la rose.
4
Il passe cinq ans sur la route, à peu de chose près, seulement des routes, il n’y en a pas qu’une, et peut-être que, dans les bonnes circonstances, cinq ans c’est une éternité.
Il y a la Route 71, qui traverse le Delaware, et les pommes à cueillir. Il y a ce petit garçon du nom de Lars, avec sa radio cassée. Callahan la lui répare et la mère de Lars lui donne un fabuleux déjeuner à emporter, et ce déjeuner semble lui durer des jours. Il y a la Route 317 qui traverse le Kentucky rural, et ce boulot qu’il fait, creuser des tombes avec un type du nom de Pete Petacki, qui ne veut pas la fermer une seconde. Une fille vient les regarder, une jolie fille d’environ dix-sept ans, assise sur un muret de pierre, avec les feuilles jaunes qui tombent en pluie autour d’elle, et Pete Petacki essaie d’imaginer l’effet que ça ferait de lui arracher son pantalon de velours et de s’enrouler ses longues cuisses autour du cou, l’effet que ça ferait de se retrouver un pied en taule. Pete Petacki ne voit pas cette lumière bleue autour d’elle, et il voit encore moins ses vêtements glisser à terre comme des plumes, un peu plus tard, quand Callahan s’assied à côté d’elle et l’attire contre lui, tandis qu’elle lui caresse la jambe et colle sa bouche contre sa gorge, et qu’alors il sort son couteau et qu’il le plonge sans hésiter dans le nœud de chair, de nerfs et d’os sur sa nuque. Il est devenu très bon, à ce coup-là.
Il y a la Route 19 qui traverse la Virginie de l’ouest, et cette petite fête foraine poussiéreuse qui recherche quelqu’un pour s’occuper des chevaux et nourrir les animaux. « Et inversement », lui dit Greg Chumm, le propriétaire forain aux cheveux gras. « Vous voyez, nourrir les canassons et s’occuper des animaux. Comme ça vous branche le mieux. » Et pendant un temps, quand une épidémie d’angine laisse le forain à court de main-d’œuvre (ils se dirigent alors vers le sud, cahin-caha, essayant de devancer l’hiver), il fait aussi Menso le médium, et ce avec un succès étonnant. C’est dans la peau de Menso qu’ils les voit, eux, pour la première fois, ni des vampires, ni des morts-vivants perdus, mais des hommes grands, avec des visages pâles et attentifs à demi dissimulés sous des chapeaux démodés à rebords ou des casquettes à la mode à très longue visière. Dans l’ombre de ces chapeaux, leurs yeux brûlent d’un rouge cendré, comme des yeux de raton laveur ou de putois surpris dans le faisceau d’une lampe torche, en train de saccager les poubelles. Et eux, le voient-ils ? Les vampires (du moins, les Type Trois) ne le voient pas. Les morts, si. Et ces hommes, les mains dans les poches de leurs longs manteaux jaunes, et leurs visages durs cachés sous ces chapeaux, et qui observent ? Voient-ils ? Callahan n’a aucun moyen d’en être certain, mais il décide de ne pas prendre de risques. Trois jours plus tard, dans la ville de Yazoo City, dans le Mississippi, il raccroche son chapeau haut-de-forme noir de Menso, laisse sa salopette graisseuse dans un des camions de matériel et il plante là le Fabuleux Spectacle Ambulant de Chumm, sans s’embarrasser de la formalité de son dernier chèque. En quittant la ville, il croise un certain nombre d’affichettes, clouées sur des poteaux téléphoniques. Des affichettes de ce genre :
PERDUE ! CHATTE SIAMOISE, 2 ANS
RÉPOND AU NOM DE RUTA
ELLE EST BRUYANTE MAIS TRÈS RIGOLOTE
GROSSE RÉCOMPENSE.
$ $ $ $ $ $
FAITES LE 764, ATTENDEZ LE BIP ET LAISSEZ VOTRE
NUMÉRO
DIEU VOUS BÉNISSE POUR VOTRE AIDE
Qui est Ruta ? Callahan n’en sait rien. Tout ce qu’il sait, c’est qu’elle est BRUYANTE mais TRÈS RIGOLOTE. Sera-t-elle toujours bruyante, quand les ignobles la rattraperont ? Sera-t-elle toujours aussi rigolote ?
Callahan en doute.
Mais il a bien assez de ses problèmes, et tout ce qu’il peut faire, c’est prier Dieu, auquel il ne croit plus, au sens strict du terme, que les hommes en manteaux jaunes ne la rattrapent pas.
Plus tard dans la journée, alors qu’il fait du stop au bord de la Route 3, dans le comté d’Issaquena sous un ciel vert-de-gris qui n’a jamais entendu parler de décembre et de Noël, il entend de nouveau les cloches. Elles lui remplissent la tête, menacent de lui faire exploser les tympans et font perler des ruisselets de sang sur toute la surface de son cerveau. Alors qu’elles s’éloignent, Callahan se sent saisi d’une effroyable certitude : ils arrivent. Les hommes aux yeux rouges, aux grands chapeaux et aux longs manteaux jaunes sont en route.
Callahan bondit du bord de la route comme un fugitif échappé d’une chaîne de forçats, et franchit le fossé mousseux comme Superman, d’un seul bond. Derrière, il trouve une clôture en bois envahie de kutzu et de ce qui ressemble à du sumac vénéneux. Il se fiche que ce soit du sumac vénéneux ou pas. Il plonge par-dessus la clôture, il roule dans les hautes herbes et la bardane et il scrute l’autoroute à travers un trou dans le feuillage.
Pendant quelques instants, rien ne se passe. Puis une Cadillac rouge zébrée d’une large bande blanche déboule à toute vitesse sur l’Autoroute 3, en provenance de Yazoo City. Elle va au moins à cent à l’heure, et le trou de serrure de Callahan est petit, pourtant il les voit avec une clarté surnaturelle : trois hommes, dont deux dans des coupe-vent jaunes, et le troisième portant un blouson d’aviateur. Tous trois fument. L’habitacle clos de la Cadillac fume lui aussi.
Ils vont me voir ils vont m’entendre ils vont me sentir, martèle une petite voix dans la tête de Callahan, et il la chasse de force, il chasse cette satanée certitude teintée de panique, il se l’arrache d’un coup sec. Il se force à penser à cette chanson d’Elton John – « quelqu’un m’a sauvé, quelqu’un m’a sauvé, quelqu’un m’a sauvé la viiiiiiiie ce soir »… et ça a l’air de marcher. L’espace d’une seconde intolérable, il a l’impression que la Cadillac ralentit – une seconde assez longue pour les imaginer en train de le traquer à travers ce champ à l’abandon, l’attrapant, le traînant jusque dans un appentis ou une grange désertée – et alors la Cadillac passe la colline en grondant, peut-être en direction de Natchez. Ou de Copiah. Callahan attend là encore dix minutes. « Assure-toi bien qu’ils ne sont pas en train de te faire une feinte, mon vieux », lui aurait dit Lupe. Mais même là, en train d’attendre, il sait qu’il ne s’agit que d’une simple formalité. Ils ne lui font pas une feinte ; ils l’ont loupé, tout bonnement. Comment ? Pourquoi ?
La réponse s’impose doucement à son esprit – une réponse, du moins, et il veut bien être pendu si ça n’est pas la bonne. Ils l’ont raté parce qu’il a su se glisser dans une autre version de l’Amérique, dans ce bouquet de kutzu et de sumac, en train de scruter la Route 3. Peut-être n’y a-t-il que d’infimes différences – Lincoln sur les billets de un dollar et Washington sur ceux de cinq, au lieu de l’inverse, disons –, mais ça a suffi. Tout juste. Et c’est une bonne nouvelle, parce que ces types ne sont pas anesthésiés comme ces morts, et ils le voient, à la différence de ces bons vieux suceurs de sang. Ces gens, qui qu’ils soient, sont les plus dangereux de tous.
Callahan finit par retourner vers la route. Au bout d’un moment, apparaît une vieille Ford défoncée avec au volant un Noir avec un chapeau de paille et une salopette. Il rappelle tellement le fermier noir dans un film des années 1930 que Callahan s’attend presque à le voir éclater de rire, se frapper la cuisse et s’exclamer : « Si si, pat’on ! C’est la vé’ité toute nue ! » Au lieu de quoi, le Noir se lance dans une discussion sur la politique, provoquée par une émission qu’il écoute, sur la Radio Publique Nationale. Et quand Callahan le quitte, à Shady Grove, le Noir lui donne cinq dollars et une casquette de base-ball.
« J’ai de l’argent, dit Callahan, essayant de lui rendre ses cinq dollars.
— Un homme qui fuit n’en a jamais assez, répond l’autre. Et, s’il vous plaît, ne me dites pas que vous n’êtes pas en fuite. Ne faites pas injure à mon intelligence.
— Je vous remercie, dit Callahan.
— De nada, répond le Noir. Où allez-vous ? Grosso modo ?
— Je n’en ai aucune idée », répond Callahan. Puis, avec un sourire : « Grosso modo. »
5
Cueillir des oranges en Floride. Pousser un balai à la Nouvelle-Orléans. Curer des box de chevaux à Lufkin, au Texas. Distribuer des brochures d’agences immobilières à Phœnix, en Arizona. Des boulots qui paient en liquide. Observer les visages sur les billets, qui changent sans arrêt. Noter les noms différents, dans les journaux. Jimmy Carter est élu Président, mais c’est aussi le cas pour Ernest « Fritz » Hollings et Ronald Reagan. George Bush est lui aussi élu Président. Gerald Ford décide de se représenter, et c’est lui qui est élu. Les noms dans les journaux n’ont pas d’importance (ce sont ceux des célébrités qui changent le plus souvent, et il n’a jamais entendu parler de la plupart d’entre elles). Les visages sur les billets n’ont pas d’importance. Ce qui importe, c’est la vision d’une girouette qui se détache sur un violent coucher de soleil rose, le bruit de ses talons sur une route déserte d’Utah, le souffle du vent dans le désert du Nouveau-Mexique, la vision d’une enfant sautant à la corde près d’une Chevrolet Caprice à la casse, à Fossil, dans l’Oregon. Ce qui importe, c’est le gémissement des lignes à haute tension le long de l’Autoroute 50, à l’ouest d’Elko, dans le Nevada, et un corbeau mort dans un fossé à la sortie de Rainbarrel Springs. Parfois il est sobre, et parfois il se saoule. Une fois, il s’installe dans un hangar désaffecté – juste au-dessus de la frontière entre la Californie et le Nevada – et il boit pendant quatre jours d’affilée. Qui se terminent par sept heures passées à vomir. Pendant la première heure, les nausées sont si violentes et si continues qu’il est certain qu’il va en mourir. Plus tard, il regrette que ce ne soit pas le cas. Et quand c’est terminé, il se jure qu’il ne boira plus jamais, qu’il a enfin retenu la leçon et une semaine plus tard il remet ça et il se retrouve à regarder les étoiles bizarres dans le ciel, derrière le restaurant où il s’est fait engager pour faire la plonge. Il est un animal en cage et il s’en moque. Parfois il y a des vampires et parfois il les tue. Mais la plupart du temps il les laisse en vie, parce qu’il a peur d’attirer l’attention – l’attention des ignobles. Il lui arrive de se demander ce qu’il fait de sa rie, où il va, et c’est le genre de questions qui le font se jeter sur la première bouteille qui passe. Parce que le fait est qu’il ne va nulle part. Il ne fait que suivre les autoroutes occultes et refermer le piège autour de lui, il se contente d’écouter l’appel de ces routes, et il va de l’une à l’autre. Piégé ou pas, il lui arrive d’être heureux, parfois il chante malgré ses chaînes, il chante comme la mer. Il veut voir la prochaine girouette qui se détachera sur le prochain coucher de soleil rose. Il veut voir le prochain silo en ruine au bout du champ abandonné depuis longtemps par feu son propriétaire, le prochain camion vrombissant avec l’inscription GRAVIER TONOPAH ou CONSTRUCTIONS INDUSTRIELLES ASPLUNDH. Il est au paradis des clochards, perdu au milieu des personnalités schizophréniques de l’Amérique. Il veut entendre le chant du vent dans les canyons et savoir qu’il est le seul à l’entendre. Il a envie de hurler et d’entendre les échos se répercuter. Quand le goût du sang de Barlow se fait trop prégnant dans sa bouche, il faut qu’il boive. Et, bien sûr, quand il croise des affichettes pour des animaux perdus, ou des messages dessinés à la craie sur le trottoir, il faut qu’il change de décor. Plus à l’ouest, il en voit moins, et ils ne correspondent ni à son nom ni à sa description. De temps en temps il croise des vampires en goguette – donnez-leur aujourd’hui leur sang quotidien –, mais il ne les délivre pas du mal. Ce ne sont que des moustiques, après tout, rien de plus.
Au printemps 1981, il se retrouve à l’entrée de la ville de Sacramento, à l’arrière de ce qui doit être le plus vieux camion International Harvester à rouler encore sur les routes de Californie. Il s’est entassé là avec trois bonnes douzaines de clandestins mexicains, il y a de la mescal, de la tequila et de l’herbe qui tournent, plusieurs bouteilles de vin aussi. Ils sont tous fracassés et soûls, et Callahan est sans doute le plus soûl de tous. Les noms de ses compagnons lui reviennent des années plus tard, comme des noms entendus à travers le brouillard de la fièvre :
Escobar… Estrada… Javier… Esteban… Rosario… Echevarria… Caverra. Sont-ils tous des noms qu’il entendra ensuite à La Calla, ou bien est-ce une hallucination causée par l’alcool ? Et d’ailleurs, que doit-il penser de son propre nom, si proche de celui du lieu où il finit par atterrir ? Calla, Callahan. Calla, Callahan. Parfois, quand le sommeil est long à venir dans son charmant petit lit au presbytère, les deux noms se font la course dans sa tête, comme les tigres dans Little Black Sambo[7].
Il lui revient parfois un vers d’un poème, une paraphrase tirée (lui semble-t-il) d’un poème d’Archibald MacLeish[8] : « Ce n’était pas la voix de Dieu mais seulement le tonnerre. » Elle n’est pas exacte, mais c’est ainsi qu’il se la rappelle. Pas Dieu, mais le tonnerre. Ou bien est-ce juste ce qu’il veut croire ? Combien de fois Dieu s’est-Il fait ainsi renier ?
Quoi qu’il en soit, tout cela ne vient que plus tard. Quand il déboule dans Sacramento, il est ivre et heureux. Aucune question ne lui encombre l’esprit. Le lendemain, il est même à moitié heureux, malgré la gueule de bois et tout le reste. Il trouve facilement du travail. Il y en a partout, à ce qu’on dirait, on n’a qu’à se baisser pour le ramasser, comme les pommes dans le verger après une tempête. Du moment qu’on ne répugne pas à se salir les mains, ou à se brûler à l’eau de vaisselle, ou à se faire des ampoules avec le manche d’une hache ou d’une pelle. Mais pendant ces années sur la route, on ne lui a jamais offert un boulot de courtier en Bourse.
À Sacramento, il décharge des camions pour un énorme détaillant de literie, John La Roupille. John La Roupille prépare sa foire annuelle, « Ma$$acre au Matela$$ », et toute la matinée, au milieu d’une équipe de cinq autres types, Callahan hisse des sommiers et des matelas simples, doubles, king size. En comparaison de certains boulots qu’il a subis ces dernières années, celui-ci, c’est l’extase.
À la pause déjeuner, Callahan s’assied avec le reste des gars à l’ombre des hangars. Pour autant qu’il puisse en juger, personne dans l’équipe ne fait partie de International Harvester, mais il ne pourrait pas en jurer ; il était fait comme une queue de pelle. Ce dont il est sûr, c’est qu’il est le seul dans le coin à avoir la peau blanche. Ils mangent tous des enchiladas achetées chez Mary La Folle, plus bas sur la route. Posée sur une pile de cageots, une vieille sound machine sale joue de la salsa. Deux des jeunes dansent un tango ensemble tandis que les autres – y compris Callahan – posent leur sandwich pour pouvoir taper dans les mains.
Une jeune femme en jupe et chemisier apparaît, regarde les hommes danser d’un air désapprobateur, puis se tourne vers Callahan. « Vous êtes anglo-américain, pas vrai ? demande-t-elle.
— On ne peut plus anglo-américain, confirme Callahan.
— Alors peut-être que ça vous intéresse. En tout cas je vois pas ce qu’eux en feraient. » Elle lui tend un journal – L’Abeille de Sacramento – puis se concentre de nouveau sur les Mexicains en train de danser. « Des bouffeurs de fayots », dit-elle, et le sous-titre est évident dans le ton qu’elle emploie : « Qu’est-ce que vous voulez, c’est comme ça. »
Callahan pense à se lever et à lui mettre son pied dans son petit cul anglo-américain coincé, mais il est midi, ce qui veut dire qu’il ne retrouvera pas un boulot pour la journée s’il perd celui-là. Et même s’il ne finit pas au calabozo pour voies de fait, il n’aura pas son chèque. Il opte pour un doigt d’honneur, une fois qu’elle a le dos tourné, et il rit quand plusieurs des types se mettent à applaudir. La jeune femme fait volte-face, les regarde d’un air suspicieux, puis retourne à l’intérieur. Le sourire toujours aux lèvres, Callahan secoue le journal pour l’ouvrir. Il garde le sourire jusqu’au moment où il arrive à la page « Faits divers », et alors tout bascule. Entre un déraillement de train dans le Vermont et une attaque de banque dans le Missouri, il trouve un article :
L’« ANGE DES RUES » DANS UN ÉTAT CRITIQUE
NEW YORK (AP). Rowan R. Magruder, le propriétaire et principal responsable de ce qui est sans doute le foyer pour sans-abri, alcooliques et drogués le plus admiré de toute l’Amérique, se trouve actuellement à l’hôpital dans un état critique, après une agression par les délinquants qui se font appeler les Frères Hitler. Les Frères Hitler opèrent dans les cinq quartiers de New York depuis au moins huit ans. Selon des sources policières, ils sont soupçonnés d’être responsables de plus de trente-cinq agressions, dont deux ayant entraîné la mort. Contrairement à leurs victimes habituelles, Rowan Magruder n’est ni noir, ni juif, mais on l’a retrouvé sous une porte cochère non loin du Foyer, le refuge qu’il a fondé en 1968, avec, taillée au couteau sur le front, la marque de fabrique des Frères Hitler, un swastika. Magruder a en outre reçu de nombreux coups de couteau. Le Foyer avait gagné la reconnaissance de la communauté internationale en 1977, lorsque Mère Teresa s’y était rendue, avait aidé à servir le repas et prié avec les pensionnaires. Magruder lui-même avait fait la couverture du magazine Newsweek en 1980, l’année où celui qu’on appelle « l’Ange des rues » de l’East Side avait été nommé Homme de Manhattan de l’Année par le maire, Eddie Koch.
Un des médecins chargé du suivi de Magruder a déclaré que les chances de Magruder d’en réchapper ne sont « pas supérieures à 30 % ». Il précise qu’en plus de la mutilation, Magruder s’est fait crever les yeux par ses agresseurs. « Je me considère généralement comme un homme bienveillant, a ajouté le médecin, mais à mon avis, des hommes capables d’une telle horreur devraient être décapités. »
Callahan relit l’article, se demandant s’il s’agit bien de « son » Rowan Magruder, ou d’un autre – un Rowan Magruder issu d’un monde où on trouve sur les billets la tête d’un certain Chadbourne, disons. Au fond, il est sûr que c’est bien le sien, et que c’est le destin qui lui a mis cet article entre les mains. À n’en pas douter, il se trouve en ce moment dans ce qu’il appelle « le monde réel », comme l’atteste le manque d’épaisseur de son portefeuille. Mais il n’y a pas que ça. C’est une question d’impression, comme une tonalité ambiante. Une vérité. Si c’est le cas (et c’est le cas, il le sait), il mesure tout ce qu’il a raté, ici, sur les autoroutes occultes. Mère Teresa est venue au Foyer ! Elle a servi la soupe ! Bon Dieu, elle a peut-être même préparé une grosse marmite de Ragoût de crapaud aux boulettes ! Ça n’est pas impossible ; la recette était restée là-bas, scotchée au mur, à côté de la cuisinière. Et ce prix ! Et cette couverture de Newsweek ! Il en est malade d’avoir raté ça, mais on ne voit pas les couvertures des magazines tous les jours, quand on voyage avec une ménagerie ambulante, qu’on répare les Monte Cristo ou encore qu’on récure les box derrière le rodéo d’Enid, en Oklahoma.
Il a tellement honte qu’il ne sait même pas qu’il a honte. Pas même quand Juan Castillo lui dit : « Poulquoi tou pleules, Donnie ?
— Je pleure ? » demande-t-il en s’essuyant les yeux, et il se rend compte que oui, il pleure. Mais il ne sait pas que c’est de honte, pas encore. Il se dit que c’est dû au choc, et c’est sans doute vrai, en partie. « En effet, on dirait bien.
— Où tou vas ?, s’entête Juan. La pause est bientôt finie, mec.
— Je dois m’en aller, répond Callahan. Je dois retourner dans l’Est.
— Si tou pals, ils né té pailont pas.
— Je sais. C’est pas grave. »
Et quel mensonge il fait là. Car c’est grave.
Très grave.
6
— Il me restait environ deux cents dollars, cousus au fond de mon sac à dos, expliqua Callahan.
À présent, ils s’étaient tous assis sur les marches de l’église, en plein soleil.
— J’ai acheté un billet d’avion pour New York. Il y avait une question de rapidité, bien sûr, mais l’essentiel n’était pas là. Il fallait que je quitte ces autoroutes occultes – il adressa un petit signe de tête à Eddie. Ces routes vaadasch. C’est une drogue, autant que l’alcool…
— Pire, précisa Roland.
Il aperçut trois silhouettes qui s’avançaient vers eux : Rosalita, qui menait les jumeaux Tavery, Frank et Francine. La jeune fille portait une grande feuille de papier entre les mains, la tenant devant elle avec un air de révérence presque comique.
— L’errance, c’est la drogue la plus redoutable qui existe, il me semble, et chaque route occulte mène à une dizaine d’autres.
— Vous dites vrai, grand merci à vous, répondit Callahan.
Il avait l’air triste et morose et, se dit Roland, un peu égaré.
— Père, nous aimerions entendre la fin de votre récit, mais que vous nous le racontiez plutôt ce soir. Ou demain soir, si nous ne revenons pas avant. Notre jeune ami Jake ne va pas tarder…
— Vous savez ça, n’est-ce pas ? demanda Callahan, intéressé mais sans aucune trace d’incrédulité.
— Si fait, répondit Susannah.
— Je voudrais voir ce qu’il y a là-dedans avant qu’il arrive, reprit Roland. Les circonstances qui vous ont amené à trouver cette chose font partie de votre histoire, je pense…
— Oui, acquiesça Callahan. C’en est même le point d’orgue.
— Chaque chose en son temps. Pour l’instant, les choses sont en train de s’entasser.
— Elles ont tendance à faire ça, dit Callahan. Pendant des mois – parfois même des années, comme j’essayais de vous l’expliquer – le temps n’a pas l’air d’exister vraiment. Et puis soudain, tout arrive d’un seul coup.
— Vous dites vrai, répondit Roland. Eddie, viens avec moi voir les jumeaux. J’ai l’impression que cette jeune fille te regarde avec insistance.
— Elle peut regarder autant qu’elle veut, répliqua Susannah avec bonne humeur. C’est gratuit. Je vais peut-être rester un peu au soleil, Roland, si ça ne te dérange pas. Je n’avais plus monté depuis longtemps, et je ne te cache pas que la selle m’a fait mal. Le fait de ne pas avoir de guibolles semble mettre tout le reste en vrac.
— Fais comme tu veux, dit Roland.
Mais il ne le pensait pas, et Eddie s’en rendit compte. Le Pistolero voulait que Susannah reste exactement là où elle se trouvait, pour l’instant. Tout ce qu’il espérait, c’était que Susannah ne captait pas la même vibration.
Tandis qu’ils se dirigeaient vers Rosalita et les enfants, Roland s’adressa à Eddie, à voix basse et en allant droit au but.
— Je vais dans l’église avec lui, tout seul. Je voulais que tu saches que je ne vous tiens pas tous les deux à l’écart de ce qui s’y trouve. Mais si c’est bien la Treizième Noire, il vaut mieux qu’elle ne s’en approche pas.
— Vu son état, tu veux dire. Roland, je pensais qu’une fausse couche de Susannah était quasiment ce que tu souhaitais.
— Ce n’est pas une éventuelle fausse couche qui m’inquiète. Je crains plutôt que la Treizième Noire rende encore plus forte la chose qu’elle porte en elle (il s’interrompit quelques instants). Les deux, peut-être. Le bébé et le gardien du bébé.
— Mia.
— Oui, Mia.
Puis il adressa un sourire aux jumeaux Tavery. En retour, Francine lui offrit un sourire superficiel, se réservant pour celui d’Eddie.
— Montrez-moi ce que vous avez là, si vous le voulez bien, dit Roland.
— Nous espérons que ça ira, répondit Frank Tavery. Peut-être pas. Nous avions peur, savez-vous. C’est un morceau de papier tellement magnifique que nous a donné la dame, nous avions peur.
— Nous l’avons d’abord dessinée par terre, ajouta Francine. Puis au thé clair. C’est Frank qui a terminé, parce que j’avais les mains toutes tremblantes.
— N’ayez aucune crainte, les rassura Roland.
Eddie s’approcha et jeta un œil par-dessus l’épaule du Pistolero. La carte était un prodige de détails, avec en son centre la Salle du Conseil et le terrain communal autour, et la Grande Rivière/Devar-Tete coulant sur la moitié gauche de la feuille, qui pour Eddie ressemblait à n’importe quel papier pour imprimante. Le genre qu’on achète en ramette chez n’importe quel papetier d’Amérique.
— Les gars, c’est absolument génial, fit Eddie, et l’espace d’une seconde, il crut que Francine allait tout bonnement s’évanouir.
— Si fait, dit Roland. Vous nous avez rendu un fier service. Et ce que je vais faire maintenant va sans doute vous paraître un vrai blasphème. Vous connaissez ce mot ?
— Oui, dit Frank. Nous sommes chrétiens. « Tu ne prononceras pas en vain le nom du Seigneur ou de son fils, l’Homme Jésus. » Mais le blasphème, c’est aussi de commettre un acte violent à l’égard de la beauté.
Il parlait d’un ton grave, mais il semblait curieux de voir quel blasphème cet habitant du Monde de l’Extérieur s’apprêtait à commettre. Sa sœur aussi.
Roland plia en deux cette feuille de papier qu’eux avaient à peine osé toucher, en dépit de leur talent évident. Les enfants eurent comme un sursaut. Rosalita Munoz aussi, mais plus discret.
— Ce n’est pas un blasphème de la traiter ainsi, parce qu’il ne s’agit plus d’une simple feuille de papier, dit Roland. Maintenant c’est un instrument, et il faut protéger les instruments. Vous intuitez ?
— Oui, dirent-ils, mais sans grande conviction.
Mais leur confiance fut en partie rétablie par le soin avec lequel Roland glissa la carte dans son sac.
— Grand merci beaucoup-beaucoup, dit-il en prenant la main de Francine dans sa main gauche, et celle de Frank dans ce qu’il restait de sa main droite. Vous avez peut-être sauvé des vies, grâce à vos yeux et à vos mains.
Francine éclata en sanglots. Frank retint les siens jusqu’à la torture. Puis ils débordèrent et roulèrent sur ses joues constellées de taches de rousseur.
7
Tandis qu’ils retournaient vers le perron de l’église, Eddie se tourna vers Roland.
— De chouettes gosses. Doués, avec ça. Roland acquiesça.
— Tu imagines l’un d’eux revenir de Tonnefoudre complètement décérébré ?
Roland, qui ne l’imaginait que trop bien, ne répondit rien.
8
Susannah accepta sans ciller la décision de Roland, qui voulait qu’elle et Eddie restent à l’extérieur de l’église, et le Pistolero se remémora la réticence de la jeune femme à entrer dans le terrain vague. Il se demanda si une partie d’elle-même avait peur de la même chose que lui. Si tel était le cas, la bataille – sa bataille à elle – avait déjà commencé.
— Dans combien de temps je rentre de force pour vous sortir de là ? demanda Eddie.
— Nous rentrons de force pour vous sortir de là ? le corrigea Susannah.
Roland réfléchit quelques secondes. C’était une bonne question. Il regarda Callahan, debout sur la première marche, vêtu d’un jean et d’une chemise écossaise roulée aux manches. Il tenait ses mains croisées devant lui. Roland vit les muscles saillants de ses avant-bras.
Le Vieux haussa les épaules.
— Elle est endormie. Il ne devrait pas y avoir de problème. Mais – il leva une de ses mains noueuses en direction du pistolet de Roland, fixé à sa hanche – à votre place je planquerais ça. Peut-être qu’elle ne dort que d’un œil.
Roland défit la boucle de son ceinturon et le tendit à Eddie, qui portait la seconde arme. Puis il retira son sac et le donna à Susannah.
— Dans cinq minutes, répondit-il. S’il y a le moindre problème, je pourrai peut-être appeler.
Ou peut-être pas, omit-il d’ajouter.
— Jake sera sans doute arrivé, fit Eddie.
— S’ils arrivent, retenez-les dehors, lui demanda Roland.
— Eisenhart et les Slightman n’essaieront pas d’entrer, dit Callahan. Leur foi va à Oriza. La Dame du Riz.
Il grimaça pour indiquer ce qu’il pensait de la Dame du Riz, et tout le reste des dieux secondaires de La Calla.
— Alors allons-y, dit Roland.
9
Il y avait longtemps que Roland Deschain n’avait pas eu peur de cette façon superstitieuse liée à une foi religieuse. Depuis l’enfance, peut-être. Mais la peur s’abattit sur lui dès que le Père Callahan ouvrit la porte de sa petite église en bois et la maintint ouverte, faisant signe à Roland de passer en premier.
On entrait dans un vestibule, avec au sol un tapis défraîchi. Au bout du vestibule, deux portes ouvertes. Elles donnaient sur une pièce assez grande avec des bancs de chaque côté, et des prie-dieu. Au fond de la pièce se trouvait une estrade surélevée avec ce que Roland identifia comme étant un lutrin, entouré de pots de fleurs blanches. Leur parfum léger imprégnait l’air immobile. Les murs étaient percés de fenêtres étroites de verre blanc. Derrière le lutrin, sur le mur du fond, une croix de bois de fer.
Il entendait le trésor secret du Vieux, non pas avec ses oreilles, mais dans ses os. Un bourdonnement bas et continu. Tout comme la rose, cette chose véhiculait une puissance certaine, mais c’était là leur seul point commun. Ce bourdonnement était l’expression d’un vide colossal. Un vide tel que celui qu’ils avaient tous senti derrière le vernis du réel du New York vaadasch. Un vide qui pouvait devenir une voix.
Oui, c’est ça qui nous a emmenés, se dit-il. C’est cette chose qui nous a emmenés à New York – un des nombreux New York, à en croire le récit de Callahan –, mais elle aurait pu nous emmener n’importe où, n’importe quand. Elle pourrait nous y emmener… ou nous y jeter de force.
Il se rappela la conclusion de sa longue palabre avec Walter, dans le lieu des ossements. Il était allé vaadasch, alors, il le comprenait maintenant. Et il avait senti comme une croissance, une excroissance, même, jusqu’à ce qu’il se sente plus gros que la terre, que les étoiles, que l’univers lui-même. C’est cette puissance qu’il ressentait ici, dans cette pièce, et elle lui faisait peur.
Que Dieu lui accorde le sommeil, se dit-il, mais cette pensée fut suivie par une autre, plus consternante encore : tôt ou tard, il leur faudrait s’en servir pour retourner dans les quand de New York où ils devaient se rendre.
Près de la porte, il y avait un récipient rempli d’eau. Callahan y trempa le bout de ses doigts et se signa.
— Vous pouvez encore faire ça ? demanda Roland en baissant instinctivement la voix.
— Si fait, répondit Callahan. Dieu m’a repris auprès de Lui, Pistolero. Même si j’ai le sentiment que c’est plutôt une « période d’essai ». Vous intuitez ?
Roland acquiesça. Il suivit Callahan à l’intérieur de l’église, sans tremper ses doigts dans l’eau bénite.
Callahan remonta l’allée centrale, et bien qu’il se déplaçât avec confiance et agilité, Roland sentait que l’homme était aussi effrayé que lui, peut-être même plus. Le religieux voulait se débarrasser de cette chose, bien sûr, mais Roland n’en gardait pas moins une grande considération pour son courage.
Au fond à droite, Callahan emprunta un petit escalier de trois marches.
— Ce n’est pas la peine que vous veniez, Roland. Vous verrez très bien de là où vous êtes. Vous ne voulez pas l’emporter immédiatement, j’intuite ?
— Pas du tout, répondit Roland.
Et cette fois-ci, ils chuchotaient bel et bien.
— Très bien.
Callahan mit un genou en terre. On entendit nettement un craquement au niveau de l’articulation, qui les fit tous les deux sursauter.
— J’aimerais mieux ne même pas toucher la boîte, si c’est possible. Je ne l’ai pas touchée depuis que je l’ai mise ici. Dans cette planque que j’ai faite moi-même, en priant Dieu de me pardonner d’utiliser une scie dans Sa maison.
— Sortez-la, dit Roland.
Il était en état d’alerte totale, tous ses sens en éveil, attentif à la moindre variation dans ce bourdonnement sans fin. Le poids du pistolet contre sa hanche lui manquait. Les personnes qui venaient ici prier ne sentaient-elles pas la présence de cette terrible chose que le Vieux avait cachée là ? Il supposait que non, ou bien elles resteraient à l’écart. Et il se disait qu’il n’y avait pas meilleur endroit pour une pareille chose : la foi simple des paroissiens devait quelque peu la neutraliser. Peut-être même l’apaiser et faire son sommeil plus profond.
Mais elle pourrait se réveiller, pensa Roland. Se réveiller et les envoyer aux dix-neuf coins de nulle part, en un clin d’œil. C’était là une vision particulièrement horrible, et il en détourna son esprit. En tout cas, l’idée de l’utiliser comme protection pour la rose ressemblait de plus en plus à une mauvaise blague. Dans sa vie, il avait affronté à la fois des hommes et des monstres, mais jamais rien de comparable à cette chose. Le mal à l’intérieur d’elle était effroyable, presque annihilant. Et ce vide malveillant était pire, bien pire.
Callahan enfonça le pouce entre deux lames de parquet. On entendit un petit déclic et un panneau se souleva. Callahan retira les planches, découvrant un trou carré d’environ cinquante centimètres de côté. Il bascula vers l’arrière, serrant les planches en travers de sa poitrine. Le bourdonnement était à présent beaucoup plus fort. Roland eut la vision fugitive d’une gigantesque ruche avec des abeilles de la taille d’un wagon rampant mollement dessus. Il se pencha pour regarder à l’intérieur de la cache du Vieux.
La chose était enroulée dans du linge blanc, du linge fin, à vue d’œil.
— Le surplis d’un enfant de chœur, répondit Callahan à la question muette du Pistolero ; puis, voyant que ce dernier ne connaissait pas le terme : c’est un vêtement.
Puis, haussant les épaules :
— Mon cœur m’a dit de l’envelopper, alors c’est ce que j’ai fait.
— Votre cœur a sûrement dit vrai, murmura Roland.
Il repensait au sac que Jake avait déniché dans le terrain vague, celui qui portait l’inscription : RIEN QUE DES STRIKES À L’ENTRE-DEUX-QUILLES. Ils en auraient besoin, si fait, si fait, mais l’idée de transférer la chose ne l’enchantait pas.
Alors il repoussa toute idée – toute peur, aussi – et écarta un pan de tissu. Sous le surplis, enveloppée dedans, se trouvait une boîte en bois épais. Ce sera comme toucher du métal légèrement huilé, se dit-il, et c’était le cas. Il ressentit comme un frisson érotique s’ébranler au tréfonds de lui-même. Le frisson embrassa sa peur comme un vieil amant puis disparut.
— C’est du bois de fer noir, murmura Roland. J’en ai entendu parler, mais je n’en avais jamais vu.
— Dans mes Contes d’Arthur, on l’appelle bois fantôme, répondit Callahan en chuchotant aussi.
— Si fait ? Vraiment ?
Et il était vrai que cette boîte avait quelque chose de fantomatique, comme une carcasse abandonnée qui aurait fini par s’endormir, bien que temporairement, après une longue errance. Le Pistolero aurait donné très cher pour une deuxième caresse – le bois sombre et dense appelait sa main –, mais il avait entendu le vaste bourdonnement de la chose à l’intérieur de cette boîte monter d’un cran, avant de reprendre sa tonalité initiale. L’homme avisé ne pique pas l’ours qui dort avec un bâton, se dit-il. C’était la vérité, pourtant ça ne changeait rien à ce qu’il voulait. Il toucha à nouveau le bois, légèrement, du bout des doigts, puis il les renifla. Il sentit un arôme de camphre et de feu et – il l’aurait juré – des fleurs des contrées de l’extrême nord, celles qui poussent dans la neige.
Trois signes étaient gravés sur le dessus de la boîte : une rose, une pierre et une porte. Et, en dessous de la porte, les symboles suivants :
Roland tendit de nouveau la main. Callahan fit un pas en avant, comme pour l’arrêter, puis se ravisa. Roland toucha les symboles gravés. Et de nouveau, le bourdonnement monta – le bourdonnement de la boule noire dans cette boîte.
— Dé… ? murmura-t-il, tout en passant à nouveau le gras du pouce sur les symboles. Dérobé ?
Ce n’était pas là ce qu’il lisait, mais ce que ses doigts entendaient.
— Oui, je suis certain que c’est bien ça, fit Callahan dans un souffle.
Il avait l’air content, mais il attrapa le poignet de Roland et l’écarta, cherchant à éloigner la main du Pistolero de cette boîte. Une fine couche de sueur était apparue sur son front et ses avant-bras.
— Ça se tient, en un sens. Une feuille, une pierre, une porte dérobée. Ce sont des symboles tirés d’un livre de chez moi. Il s’appelle Que l’ange regarde de ce côté.
Une feuille, une pierre, une porte, se répéta Roland. Il suffit de remplacer feuille par rose, et le tour est joué. Oui. C’est ça.
— Vous allez la prendre ? demanda Callahan.
Il avait un peu élevé la voix, il ne chuchotait plus, et le Pistolero se rendit compte qu’il le suppliait.
— Vous l’avez vue, n’est-ce pas, Père ?
— Si fait, une fois. Son horreur est au-delà du dicible. Comme l’œil poisseux d’un monstre qui aurait grandi dans l’ombre de Dieu. La prendrez-vous, pistolero ?
— Oui.
— Quand ?
Le Pistolero entendit l’écho étouffé du carillon – un son si beau et si abominable à la fois qu’il vous faisait grincer les dents. L’espace d’un instant, les murs de l’église du Père Callahan se mirent à vaciller. C’était comme si la chose dans cette boîte leur parlait : Voyez-vous comme tout cela est dérisoire ? Avec quelle aisance et quelle rapidité je peux tout vous retirer, si je le décide ? Prends garde, pistolero ! Prends garde, chamane ! L’abysse est tout autour de vous. Et c’est selon mon bon plaisir que vous flottez ou que vous coulez.
Puis le kammen se tut.
— Quand ?
Callahan se pencha au-dessus du trou ou reposait la boîte et saisit le Pistolero par la chemise.
— Quand ?
— Bientôt, répondit Roland.
Bien trop tôt, répondit son cœur.