6
— Le garçon s’en était tiré. C’était déjà ça. Et Barlow m’a relâché. Me tuer n’aurait même pas été drôle. Non, le plus drôle, c’était de me laisser en vie. J’ai erré pendant une heure, peut-être plus, à travers une ville de moins en moins présente. Il y a peu de vampires de Type Un, et Dieu soit loué, parce qu’un Type Un peut causer un maximum de dégâts en un laps de temps extrêmement restreint. La ville était déjà à moitié infectée, mais j’étais trop aveugle – trop sous le choc – pour m’en rendre compte. Et aucun des nouveaux vampires ne m’a approché. Barlow avait apposé sa marque sur moi aussi sûrement que Dieu avait apposé le Sienne sur Caïn, avant de l’envoyer dans le Pays de Nod. Par sa montre et son billet, comme vous diriez, Roland. Il y avait une fontaine publique, dans la ruelle qui longeait la pharmacie Spencer, le genre de choses qu’aucun Ministère de la Santé n’aurait autorisé à peine quelques années plus tard, mais à l’époque il en restait une ou deux dans chaque petite ville. J’ai nettoyé le sang de Barlow de mon visage et de mon cou. J’ai aussi essayé de le retirer de mes cheveux. Et puis je suis rentré à St. Andrews, mon église. J’avais décidé de prier pour obtenir une seconde chance. Non pas auprès du Dieu des théologiens qui croient que tout le sacré et le profane viennent finalement de l’intérieur de nous, mais à l’ancien Dieu. Celui qui avait déclaré à Moïse qu’il ne devait pas souffrir de laisser une sorcière en vie, et qui avait transmis à Son fils le pouvoir de ressusciter les morts. Une seconde chance, c’est tout ce que je demandais. J’aurais donné ma vie pour ça. Quand je suis arrivé à St. Andrews, je courais presque. Il y avait trois portes d’entrée. J’ai foncé sur celle du milieu. Quelque part, une voiture a pétaradé, et quelqu’un a éclaté de rire. Je me rappelle très distinctement ces sons. Comme s’ils marquaient la fin de ma vie en tant que prêtre de la Sainte Église Romaine Catholique.
— Qu’est-ce qui vous est arrivé, trésor ? demanda Susannah.
— La porte m’a rejeté. Elle avait une poignée en métal, et dès que je l’ai touchée, le feu en a jailli, comme un éclair à l’envers. Je me suis retrouvé projeté tout en bas des marches, sur le parvis en ciment. Avec ça.
Il leva sa main balafrée.
— Et ça ? demanda Eddie en désignant la cicatrice sur son front.
— Non. C’est venu plus tard. Je me suis ressaisi, et j’ai marché encore. Je suis retourné au coin de chez Spencer. Sauf que je suis rentré. Je me suis acheté une bande pour ma main. Et alors que je payais, j’ai aperçu le panneau. Montez à bord du Grand Chien Gris.
— Il veut dire Greyhounds[4], mon chou, dit Susannah à Roland. C’est une compagnie de bus qui traverse le pays. Son emblème est un lévrier.
Roland hocha la tête et dessina des moulinets avec son doigt, qui signifiaient « continuez ».
— Mlle Coogan m’a dit que le prochain bus partait pour New York, alors je me suis acheté un billet. Elle aurait pu me dire qu’il allait à Jacksonville ou à Nome ou encore à Hot Burgoo, dans le Dakota du sud, j’y serais parti tout aussi sec. Tout ce que je voulais, c’était quitter cette ville. Je me moquais de savoir que des gens rencontraient la mort, ou pire encore que la mort, je me moquais que certains d’entre eux fussent mes amis, d’autres mes paroissiens. Je voulais juste partir. Vous pouvez comprendre cela ?
— Oui, dit Roland sans l’ombre d’une hésitation. Très bien.
Callahan le regarda droit dans les yeux, et ce qu’il y vit parut le rassurer quelque peu. Lorsqu’il poursuivit son récit, il avait l’air plus calme.
— Loretta Coogan était l’une des vieilles filles de la ville. J’ai dû lui faire peur, car elle m’a demandé d’attendre le bus dehors. Je suis sorti. Le bus a fini par arriver. Je suis monté, j’ai tendu mon billet au chauffeur. Il l’a déchiré en deux, il m’en a rendu la moitié et a gardé l’autre. Je me suis assis. Le bus a démarré. Nous sommes passés sous le feu clignotant jaune du centre-ville, et j’ai su qu’on avait parcouru le premier kilomètre. Le premier kilomètre de la route qui m’a mené ici. Plus tard – vers quatre heures et demie du matin, il faisait toujours nuit, dehors – le bus s’est arrêté à
7
— Hartford, annonce le chauffeur de bus. On est à Hartford, mon pote. On fait une pause de vingt minutes. Vous voulez aller vous chercher un sandwich, ou quelque chose ?
Callahan extirpe tant bien que mal son portefeuille de sa poche avec sa main bandée, et manque de le lâcher. Il a dans la bouche le goût de la mort, un goût persistant, farineux, un goût de pomme pourrie. Il lui faut quelque chose pour chasser ce goût, au pire pour le changer, et si rien n’y fait, essayer au moins de le recouvrir, comme on recouvrirait une gouge dans un parquet sous un morceau de moquette bon marché.
Il tend un billet de vingt au chauffeur en lui disant :
— Vous pouvez aller me chercher une bouteille ?
— Monsieur, on a un règlement…
— Et gardez la monnaie, bien sûr. Une pinte fera l’affaire.
— Je n’ai pas besoin de quelqu’un qui fasse le zouave dans mon bus. Dans deux heures, on sera à New York. Vous trouverez tout ce que vous voulez, là-bas – le chauffeur essaie d’esquisser un sourire. C’est la Ville de tous les Plaisirs, vous savez.
Callahan – il n’y a plus de Père Callahan, l’éclair de feu dans la poignée aura au moins répondu à cette question-là – ajoute un billet de dix. À présent, c’est trente dollars qu’il lui tend. Il répète au chauffeur qu’une pinte fera l’affaire, et qu’il n’attend pas de monnaie en retour. Cette fois-ci, le chauffeur, qui n’est pas un imbécile, prend l’argent.
— Mais ne venez pas faire le zouave avec moi, répète-t-il. Je n’ai pas besoin de quelqu’un qui fasse le zouave dans mon bus.
Callahan hoche la tête. On ne fait pas le zouave, on est d’accord là-dessus. Le chauffeur se rend dans la baraque qui fait épicerie-vente d’alcool-restauration rapide, à l’entrée de Hartford, à l’orée du matin, sous des projecteurs jaunes. Il y a en Amérique des autoroutes secrètes, des autoroutes qui se cachent. Cet endroit est situé sur l’une des bretelles de ralentissement qui mènent dans le réseau des routes de l’ombre, et Callahan le sent bien. Il le voit à la manière dont les gobelets en polystyrène et les paquets de cigarettes froissés tourbillonnent sur le macadam, dans le vent de l’aube naissante. Il l’entend dans ce murmure qui monte du panneau de la pompe à essence, le panneau qui dit : APRÈS LE COUCHER DU SOLEIL, ON PAIE D’AVANCE. Il le voit dans cet adolescent de l’autre côté de la rue, assis sous la véranda à quatre heures et demie du matin, la tête dans ses bras repliés, figure silencieuse de la douleur. Les autoroutes secrètes sont toutes proches, et elles murmurent à son oreille. « Viens, mon vieux, elles disent. C’est ici que tu pourras tout oublier, même ce nom qu’on t’a collé comme une pancarte alors que tu étais nu et sans défense, un bébé encore souillé du sang de sa mère. On t’a attaché une étiquette autour du cou comme une boîte de conserve à la queue d’un chien, pas vrai ? Mais tu n’es pas forcé de l’emmener avec toi, là-bas. Viens. Allez, viens. » Mais il ne va nulle part. Il attend le chauffeur du bus, et le voilà qui revient, avec un demi-litre de Old Log Cabin dans un sac en papier kraft. C’est une marque que Callahan connaît bien, et une bouteille de ce format doit coûter dans les deux dollars vingt-cinq, dans ce bled, ce qui signifie que le chauffeur vient de gagner un pourboire de vingt-huit dollars, plus ou moins. Pas mal. Mais c’est ça, la méthode américaine, pas vrai ? On donne beaucoup pour recevoir peu. Et si le Log Cabin réussit à effacer ce goût monstrueux de sa bouche – ce goût mille fois pire que l’élancement de la brûlure sur sa main –, alors ça vaudra jusqu’au dernier cent des trente dollars déboursés. Bon Dieu, ça vaudrait même un billet de cent. « Pas de bêtises, dit le chauffeur. Si vous commencez à faire le zouave, je vous lâche au beau milieu de la voie express du Bronx. Je jure que je le fais. »
À l’arrivée à Port Authority, Don Callahan est soûl. Mais il ne fait pas le zouave. Il reste assis bien gentiment jusqu’au moment de descendre du bus, pour se joindre au flot humain de six heures, sous la lumière froide des néons : les camés, les chauffeurs de taxi, les petits cireurs de chaussures, les filles qui sucent pour dix dollars, les garçons habillés en filles qui le font pour cinq, les flics qui font tourner leur matraque, les dealers avec leur sound machine sur l’épaule, les cols bleus fraîchement débarqués du New Jersey. Callahan se joint à eux, soûl mais silencieux ; les flics à matraque ne le remarquent pas plus que ça. L’air de Port Authority sent la cigarette, les manettes de jeu et les gaz d’échappement. Les bus garés grondent. Ici, tout le monde a l’air décalé. Sous les néons blêmes et froids, ils ont tous l’air mort.
Non, se dit-il en passant sous un panneau indiquant VERS LA RUE. Pas mort, justement. Mort-vivant.
8
— Eh ben ! fit Eddie, vous en avez vu de toutes les couleurs, pas vrai ? Du vert, du rouge et du bleu.
Quand le Vieux avait commencé son récit, Eddie espérait qu’il bâclerait les choses et qu’ils pourraient aller faire un tour à l’église et jeter un coup d’œil à ce qui s’y planquait. Il ne pensait pas être touché, encore moins secoué, pourtant c’était le cas. Callahan ressentait des choses dont Eddie pensait que personne d’autre que lui ne les percevait : la mélancolie des gobelets en polystyrène qui roulent sur le trottoir, le désespoir rouillé de ce panneau de station-service, l’œil qui rôde dans l’heure qui précède l’aube.
Et surtout, le fait qu’il fallait parfois encaisser.
— De toutes les couleurs ? Je n’en sais rien, fit Callahan, avant de soupirer et de hocher la tête. Oui, je suppose. J’ai passé ma première journée dans les salles de cinéma et ma première nuit dans le parc de Washington Square. J’ai vu que les sans-abri se protégeaient du froid avec du papier journal, alors j’en ai fait autant. Et c’est là la preuve que la vie – la qualité de vie, la texture de la vie – avait changé pour moi, depuis l’enterrement de Danny Glick. Ça ne vous paraît peut-être pas clair pour l’instant, mais prenez patience.
Il regarda Eddie et lui sourit.
— Et ne vous inquiétez pas, fiston, je ne vais pas passer la journée à parler. Ni même la matinée.
— Allez-y, parlez comme bon vous semblera, fit Eddie.
Callahan éclata de rire.
— Grand merci ! Si fait, grand merci beaucoup ! Ce que je m’apprêtais à vous dire, c’est que je m’étais recouvert le haut du corps avec le Daily News, et que la manchette disait : LES FRÈRES HITLER FRAPPENT DANS LE QUEENS.
— Oh mon Dieu, les frères Hitler ! s’exclama Eddie. Je me souviens d’eux. De vrais crétins. Ils tabassaient… d’ailleurs, c’étaient les juifs, ou les Noirs ?
— Les deux, répondit Callahan. Et ils leur faisaient des croix gammées sur le front, au couteau. Ils n’ont pas eu l’occasion de finir la mienne. Un vrai coup de chance, parce qu’après ça, ils avaient plein de projets en tête, qui allaient bien au-delà d’un passage à tabac. Et c’était des années plus tard, quand je suis revenu à New York.
— Une croix gammée, dit Roland. Le sigleu peint sur l’avion que nous avons trouvé près de River Crossing ? Celui avec David Quick à l’intérieur ?
— Hein-hein, fit Eddie en en dessinant une dans l’herbe, du bout de sa botte.
Les brins d’herbe se redressèrent presque instantanément, mais Roland eut le temps de constater que oui, la marque sur le front de Callahan aurait pu se transformer en croix gammée. Si on l’avait terminée.
— Ce jour-là, à la fin d’octobre 1975, reprit Callahan, les frères Hitler n’étaient rien d’autre qu’un gros titre qui me servait de couverture. Une partie de moi avait envie de se battre, pour ne pas boire. Pour essayer d’expier. En même temps, je sentais le sang de Barlow circuler dans mes veines, s’enfoncer de plus en plus loin en moi. Le monde n’avait plus la même odeur, il commençait à sentir mauvais. Le monde avait même l’air différent, tout se dégradait. Et ce goût, son goût, qui revenait se glisser dans ma bouche, un goût de poisson mort ou de vin pourri. Je n’avais aucun espoir de salut. Ne croyez pas cela. Mais l’expiation n’a rien à voir avec le salut, de toute façon. Rien à voir avec le Paradis. Il s’agit de laver sa conscience, ici, sur terre. Et ça ne se fait pas soûl. Je ne me considérais pas comme un alcoolique, pas même à cette époque, en revanche je me demandais s’il m’avait bel et bien transformé en vampire. Si le soleil allait me brûler la peau, ou si j’allais me mettre à regarder le cou des femmes – il haussa les épaules et eut un petit rire – ou même celui des hommes. Vous savez ce qu’on dit de la prêtrise : que nous ne sommes qu’une bande de pédales qui passent leur temps à agiter la croix sous le nez des gens.
— Mais vous n’étiez pas devenu un vampire, conclut Eddie.
— Pas même un vampire de Type Trois. J’étais juste souillé. À l’écart de tout. Rejeté. À sentir en permanence sa pestilence et à voir le monde comme doivent le voir les créatures comme lui, dans les tons gris et rouge. Le rouge est la seule couleur vive que j’aie pu voir, pendant des années. Tout le reste n’était qu’un murmure. Il me semble que je cherchais une agence Manpower – vous savez, le travail par intérim ? J’étais encore plutôt acharné, à ce moment-là, et il faut dire que j’étais beaucoup plus jeune, aussi. Je n’ai pas trouvé l’agence. En revanche, j’ai trouvé mon Foyer. Au coin de la 1re Avenue et de la 47e Rue, non loin des Nations unies.
Roland, Eddie et Susannah échangèrent un regard. Quel que fût ce Foyer, il se situait à quelques mètres à peine du terrain vague. Sauf qu’à l’époque, ça n’était pas un terrain vague, pensa Eddie. Pas en 1975. En 1975, c’était probablement Tom et Gerry – Charcuterie fine et artistique, Spécialistes en réceptions. Il se surprit à regretter l’absence de Jake. Eddie se disait qu’il sauterait dans tous les sens, s’il entendait une chose pareille.
— Ce Foyer, c’était quel genre de boutique ? demanda Roland.
— Ce n’était pas du tout une boutique, mais un refuge, un centre. Un centre alcoolisé. Je ne peux pas vous assurer que c’était le seul de Manhattan, mais en tout cas ils n’étaient pas légion. À l’époque, je ne savais pas grand-chose des foyers de ce genre – seulement quelques informations, du temps de ma première paroisse – mais, au fil du temps, j’ai appris beaucoup. J’ai vu les deux facettes du système. À certains moments, j’étais ce type qui sert des bols de soupe à six heures du soir, et qui distribue des couvertures à neuf ; à d’autres, j’étais celui qui buvait la soupe et qui dormait sous les couvertures. Après l’inspection antipoux, évidemment.
Il y a des foyers qui ne vous acceptent pas si vous empestez l’alcool. Et il y en a d’autres où on vous accepte si vous affirmez que vous n’avez rien bu depuis au moins deux heures. Et il y a quelques endroits – très peu – qui vous laissent entrer raide bourré, du moment qu’on peut vous fouiller à la porte et vous dépouiller de toute votre gnôle. Une fois cette formalité passée, on vous met dans une pièce verrouillée, avec les autres types qui ont touché le fond. Vous ne pouvez pas vous défiler pour boire un verre en cachette, si l’envie vous en prend, et vous ne risquez pas d’affoler vos compagnons de cellule moins imbibés si vous êtes pris de delirium tremens ou que vous commencez à voir des insectes sortir des murs. Pas de femmes dans la cellule ; trop de risques qu’elles se fassent violer. Ce qui explique en partie pourquoi il y a beaucoup plus de femmes que d’hommes qui meurent dans la rue. C’est ce que Lupe disait souvent.
— Lupe ? demanda Eddie.
— J’y arrive, mais pour l’instant je me contenterai de dire que c’était l’architecte de la discipline liée à l’alcool, au Foyer. Au Foyer, c’est l’alcool qui était sous clef, pas les poivrots. On pouvait en prendre une gorgée si on en avait besoin, et à condition de promettre de rester calme. Avec un sédatif pour faire passer. Ce n’est pas recommandé d’un point de vue médical – je ne suis même pas certain que c’était légal, puisque ni Lupe, ni Rowan Magruder n’étaient médecins –, mais ça avait l’air de marcher. Un soir d’affluence, je suis arrivé sobre au foyer et Lupe m’a mis au travail. J’ai travaillé bénévolement pendant deux ou trois jours, puis Rowan m’a convoqué dans son bureau, qui n’était en fait pas plus grand qu’un placard à balais. Il m’a demandé si j’étais alcoolique. J’ai dit que non. Il a voulu savoir si j’étais recherché par la police. J’ai répondu que non. Il m’a ensuite demandé si je fuyais quelque chose. Là j’ai répondu que oui, je me fuyais moi-même. Il m’a demandé si je voulais travailler, et là j’ai fondu en larmes. Il a pris ça pour un oui.
J’ai passé les neuf mois qui ont suivi – jusqu’en juin 1976 – à travailler pour le Foyer. Je faisais les lits, je m’activais en cuisine, j’accompagnais Lupe, ou parfois Rowan, dans leurs tournées de levée de fonds, j’emmenais des ivrognes aux réunions des AA dans la camionnette du Foyer, je donnais une goutte à des types qui tremblaient trop violemment pour tenir leur verre tout seuls. J’ai repris la comptabilité, parce que dans ce domaine j’étais plus doué que Magruder, Lupe ou les autres types qui travaillaient là-bas. Ce ne furent pas les jours les plus heureux de ma vie, jamais je n’irais jusqu’à dire ça, et le goût du sang de Barlow ne quitta pas ma bouche une seconde, mais ce furent des jours de grâce. Je ne réfléchissais pas beaucoup. Je me contentais de baisser la tête et de faire ce qu’on me demandait. Je commençais à guérir.
Au cours de l’hiver, je me suis rendu compte que je me mettais à changer. C’est comme si j’avais développé une sorte de sixième sens. Parfois j’entendais des volées de cloches. C’était horrible, et pourtant doux à la fois. Parfois, dans la rue, je me sentais entouré d’une grande obscurité, alors que le soleil brillait. Je me rappelle avoir baissé les yeux pour vérifier que mon ombre était toujours là. J’étais certain qu’elle aurait disparu, pourtant elle était bien là, à chaque fois.
Le ka-tet de Roland échangea un regard.
— Parfois, un élément olfactif se trouvait associé à ces fugues. C’était une odeur amère, comme des oignons forts mélangés à du métal en fusion. J’ai commencé à craindre d’être atteint d’une forme d’épilepsie.
— Vous êtes allé voir un médecin ? demanda Susannah.
— Non. J’avais peur de ce qu’il pourrait découvrir d’autre. Le plus probable me paraissait une tumeur au cerveau. Ce que j’ai fait, c’est que j’ai gardé la tête baissée, et j’ai continué à travailler. Et puis un soir, je suis allé au cinéma, à Times Square. Ils reprenaient deux westerns de Clint Eastwood. C’est ce qu’on appelait des westerns spaghetti ?
— Ouais, fit Eddie.
— Soudain j’ai entendu les cloches. Le carillon. Et j’ai senti cette odeur, plus forte que jamais. Et le tout provenait d’en face de moi, sur la gauche. J’ai regardé, et j’ai vu deux hommes, le premier plutôt âgé, et le second plus jeune. Je n’ai pas eu de mal à les repérer, parce que les trois quarts des sièges étaient inoccupés. Le jeune homme se tenait tout près de l’autre. Lequel ne quittait pas l’écran des yeux, mais avait passé le bras autour de l’épaule de son voisin. Un autre soir, j’aurais su quelle conclusion tirer de ce genre de scène. Mais pas ce soir-là. Je les ai observés. Et j’ai vu une espèce de lumière bleu foncé, d’abord comme un halo autour du jeune homme, puis les englobant tous les deux. Ça ne ressemblait à aucune autre lumière que j’avais pu voir jusqu’alors. C’était comme l’obscurité que je sentais parfois dans la rue, quand les cloches se mettaient à sonner dans ma tête. Comme cette odeur. J’avais beau savoir que ces choses n’étaient pas là, pourtant elles y étaient bel et bien. Et puis j’ai compris. Je ne l’ai pas accepté – ce n’est venu que plus tard – mais j’ai compris. Le jeune homme était un vampire.
Il s’interrompit, cherchant comment poursuivre son récit. Comment en venir à bout.
— Je crois qu’il existe au moins trois catégories de vampires, dans notre monde. Je les appelle Type Un, Deux et Trois. Les Type Un sont rares. Barlow était un Type Un. Ils vivent très longtemps et il leur arrive de passer de longues périodes – quinze, cent, parfois deux cents ans – en hibernation profonde. Lorsqu’ils sont actifs, ils sont capables de créer de nouveaux vampires, ce que nous appelons les morts-vivants. Ces morts-vivants sont des Type Deux. Eux aussi pouvant créer d’autres vampires, mais ils ne sont pas rusés.
Il se tourna vers Eddie et Susannah.
— Vous avez vu La Nuit des morts-vivants ?
Susannah fit non de la tête, Eddie acquiesça.
— Dans ce film, les morts-vivants sont des zombies, visiblement décérébrés. Les vampires de Type Deux sont plus intelligents que ça, mais pas tellement. Ils ne peuvent pas sortir à la lumière du jour. S’ils essaient, ils sont aveuglés, brûlés, voire tués. Je ne peux pas l’affirmer catégoriquement, mais je crois qu’ils ont une espérance de vie plutôt courte. Non pas que le passage d’humain vivant à vampire mort vivant raccourcisse la durée de vie, mais les expériences que vivent les vampires de Type Deux sont en général très périlleuses.
Dans la plupart des cas – c’est ce que je pense, mais je n’en ai pas la preuve –, les vampires de Type Deux créent d’autres vampires de Type Deux, et ce dans un périmètre assez restreint. Lorsqu’il atteint cette phase de la maladie – car il s’agit bien d’une maladie – le vampire de Type Un, le roi des vampires, a en général déjà changé de décor. À ’Salem’s Lot, ils ont tué un véritable salopard, un des quelque douze que le monde doit compter.
Dans d’autres cas, les Type Deux créent des Types Trois. Les Types Trois sont comme des moustiques. Ils ne peuvent pas créer d’autres vampires, mais ils peuvent se nourrir. De sang. Ils se nourrissent. Encore et encore.
— Est-ce qu’ils peuvent attraper le sida ? demanda Eddie. Je veux dire, vous savez ce que c’est, pas vrai ?
— Oui, je le sais, bien que je n’aie jamais entendu le terme avant le printemps 1983, quand je travaillais au Centre du Phare, à Détroit. Mes jours en Amérique étaient comptés. Bien sûr, depuis dix ans, on savait qu’il y avait quelque chose. En 1982, on a commencé à lire des articles sur ce qu’ils appelaient « le cancer des homosexuels », et on émettait la possibilité qu’il soit contagieux. Dans la rue, les hommes l’appelaient « maladie de la baise », à cause des plaies qu’elle engendrait. Je ne crois pas que les vampires en meurent, ou même qu’ils tombent malades. Mais ils peuvent être porteurs. Et ils peuvent le transmettre. Oh oui, j’ai d’excellentes raisons de le penser.
Les lèvres de Callahan tremblèrent un instant, puis il se ressaisit.
— En vous faisant boire son sang, ce démon de vampire vous a transmis le pouvoir de voir ces choses, dit Roland.
— Oui.
— Toutes, ou seulement les Trois ? Les petits ?
— Les petits, répondit Callahan après réflexion, puis il lâcha un rire bref et dénué de joie. Oui. J’aime ça. Quoi qu’il en soit, je n’ai jamais rien vu d’autre que des Trois, du moins depuis que j’ai quitté Jerusalem’s Lot. Mais il faut dire que les Type Un du genre de Barlow sont extrêmement rares, et que les Deux ne font pas long feu. C’est leur faim même qui les conduit à leur perte. Ils sont d’une voracité incroyable. Les Type Trois, quant à eux, peuvent sortir à la lumière du jour. Et ils se nourrissent essentiellement comme nous.
— Et qu’avez-vous fait, ce soir-là ? Dans le cinéma ? demanda Susannah.
— Rien. Tout le temps de mon séjour à New York – mon premier séjour à New York –, je n’ai rien fait avant avril. Je n’étais pas sûr, vous comprenez. Ce que je veux dire, c’est que dans mon cœur, j’étais sûr, mais que ma tête refusait de suivre. Et n’oublions pas que, tout le long, il subsistait ce petit détail : j’étais un alcoolique sobre. Et l’alcoolique est une sorte de vampire, lui-même, et cette partie de moi avait de plus en plus soif, tandis que j’essayais de toutes mes forces de renier ma propre nature. Alors je me suis convaincu que ce que j’avais vu, c’était un couple d’homosexuels en train de se faire des mamours dans une salle obscure, rien de plus. Et pour le reste – les cloches, l’odeur, le halo bleu foncé autour du jeune homme – je me suis dit que c’était dû à l’épilepsie, ou bien le contrecoup de ce que Barlow m’avait fait, ou bien les deux. Et pour ce qui est de Barlow, j’avais raison, évidemment. Son sang se réveillait en moi. Son sang voyait.
— Il n’y avait pas que ça, suggéra Roland.
Callahan se tourna vers lui.
— Vous êtes allé vaadasch, Père. Vous avez été appelé, depuis ce monde-ci. Par cette chose dans votre église, je pense. Sauf qu’à l’époque elle ne se trouvait pas dans votre église.
— Non, en effet, répondit Callahan, en considérant Roland avec un respect prudent. Comment le savez-vous ? Dites-le-moi, je vous prie.
Mais Roland n’en fit rien.
— Continuez. Que s’est-il passé ensuite ?
— Lupe, fit Callahan.
9
Son nom de famille était Delgado.
Roland ne manifesta qu’un instant de surprise – ses yeux s’élargirent –, mais Eddie et Susannah connaissaient suffisamment le Pistolero pour savoir qu’il s’agissait là de quelque chose d’extraordinaire. En même temps, ils avaient pris l’habitude de ces coïncidences qui ne pouvaient pas en être, à ce sentiment que chacune n’était qu’un rouage de quelque grand mécanisme en mouvement.
Lupe Delgado avait trente-deux ans, ancien alcoolique, il était sobre depuis cinq ans, cinq années vécues « vingt-quatre heures à la fois », et il travaillait au Foyer depuis 1974. C’était Magruder qui avait fondé le centre, mais c’était Lupe Delgado qui lui avait réellement donné vie et sens. Pendant la journée, il travaillait au service de maintenance de l’Hôtel Plaza, sur la 5e Avenue. La nuit, il travaillait au foyer. Il avait grandement contribué à l’élaboration de la politique de la « petite goutte », et c’était lui qui avait accueilli Callahan à son arrivée, la première fois.
— La première fois, je suis resté à New York un peu plus d’un an. Mais en mars 1976, je me suis rendu compte que…
Il s’interrompit, cherchant désespérément les mots pour exprimer ce qu’ils lisaient tous les trois sur son visage. Il était devenu tout rouge, à l’exception de sa cicatrice qui, en comparaison, semblait luire d’un éclat presque surnaturel.
— Bon, d’accord, disons qu’en substance, je me suis rendu compte que j’étais amoureux de lui. Est-ce que pour autant ça fait de moi un pédé ? Une tantouze ? Je ne sais pas. Il paraît qu’on a tous ça en nous, à ce qu’on dit. C’est vrai pour certains, en tout cas. Et après ? Tous les deux ou trois mois, on tombait sur un article dans le journal qui dénonçait la propension d’un prêtre à glisser la main sous la robe des enfants de chœur. Pour ce qui me concerne, je n’avais aucune raison de me considérer comme un homosexuel. Dieu sait que je n’étais pas immunisé contre un beau mollet de femme bien galbé, un prêtre reste un homme, et il ne m’est jamais venu à l’esprit de harceler mes enfants de chœur. De même qu’il ne s’est jamais rien passé de physique entre Lupe et moi. Mais je l’aimais, et je ne parle pas seulement là de ses idées, de son dévouement ou de ses ambitions pour le Foyer. Ce n’était pas uniquement parce qu’il avait choisi de faire son vrai travail parmi les pauvres, comme le Christ. Je ressentais également une attirance physique.
Callahan se tut de nouveau, sembla lutter, puis s’exclama :
— Mon Dieu, qu’il était beau. Mais beau !
— Qu’est-il devenu ? demanda Roland.
— Un soir de la fin mars, il neigeait, il est arrivé au Foyer. On était bondé, et les pensionnaires étaient agités. Il y avait déjà eu une bagarre au poing, et on était en train de réparer les dégâts. On avait un type en pleine crise de delirium tremens, et Rowan Magruder l’avait emmené dans son bureau, où il lui servait du café coupé au whisky. Comme je crois vous l’avoir déjà dit, il n’y avait pas de cellule de dégrisement, au Foyer. Le dîner était terminé depuis une demi-heure, et trois de nos volontaires n’avaient pas pu venir, à cause des intempéries. On avait mis la radio et deux femmes dansaient. « C’est l’heure où les grands fauves vont boire, même au zoo », disait Lupe.
J’ai retiré mon manteau, je me suis dirigé vers les cuisines… je me suis fait alpaguer par un dénommé Frank Spinelli… j’avais promis de lui faire une lettre de recommandation, et il s’impatientait… et il y avait cette femme, Lisa je ne sais plus quoi, qui avait besoin d’aide, elle avait du mal à faire cette liste qui fait partie du programme AA, la liste de tous ceux à qui on a fait du tort… il y avait aussi un jeune homme qui n’arrivait pas à remplir un formulaire de candidature pour un travail, il savait un peu lire mais pas écrire… et puis j’ai senti comme une odeur de brûlé… ç’a été la confusion totale. Et ça m’a plu. La confusion balaie tout, elle vous emporte. Mais en plein milieu, je me suis arrêté net. Il n’y avait ni carillon, et la seule odeur était celle de la nourriture brûlée… mais la lumière était là, autour du cou de Lupe, comme un col. Et j’ai aperçu les traces. Des morsures, pas plus grosses que des têtes d’épingle. Je me suis immobilisé, et j’ai dû vaciller, parce que Lupe s’est précipité vers moi. Et c’est alors que je l’ai sentie, l’odeur : d’oignons forts et de métal bouillant. Quelques secondes ont dû m’échapper, aussi, parce que quand j’ai repris conscience de ce qui se passait, nous étions tous les deux près du buffet où on rangeait l’alcool, et Lupe me demandait quand j’avais mangé pour la dernière fois. Il savait qu’il m’arrivait d’oublier.
L’odeur avait disparu. Le halo bleu autour de son cou aussi. Et les petites marques de morsure, disparues elles aussi. À moins de tomber sur un vampire qui soit un vrai goinfre, les marques disparaissent rapidement. Mais je savais. Je ne voyais pas l’intérêt de lui demander avec qui il était, quand, et où. Les vampires, même les Type Trois – surtout les Type Trois, peut-être – ont leurs techniques de protection. Les sangsues sécrètent une enzyme dans leur salive qui fait que le sang continue à circuler, pendant qu’elles le boivent. Cette enzyme anesthésie également la peau, alors à moins de voir clairement la bête sur vous, vous n’avez aucune idée de ce qui vous arrive. Avec ces vampires de Type Trois, on dirait qu’ils ont dans leur salive une substance responsable d’une amnésie courte et sélective.
J’ai trouvé une parade. J’ai dit que c’était juste un petit vertige, à cause du chaud et froid en arrivant de l’extérieur, et puis aussi tout ce bruit et toute cette lumière. Il a accepté mon explication, mais m’a aussi dit de ralentir un peu : « On a trop besoin de toi, ce serait dommage de te perdre, Don », m’a-t-il dit. Et puis il m’a embrassé. Ici.
De sa main abîmée, Callahan effleura sa joue droite.
— Il faut croire que j’ai menti, en disant qu’il ne s’était rien passé de physique entre nous, n’est-ce pas ? Il y a eu ce baiser. Je me rappelle très bien cette sensation. Même le picotis de la moustache naissante, au-dessus de sa lèvre… là.
— Je suis tellement désolée pour vous, dit Susannah.
— Merci, ma chère. Je ne sais pas si vous mesurez ce que ça représente pour moi. Combien c’est merveilleux de recevoir de la compassion de gens de son monde ? C’est comme d’être exilé et de recevoir des nouvelles de sa famille. Ou de trouver une source d’eau fraîche, après des années passées à boire de l’eau rance en bouteille. Il tendit le bras, prit la main de Susannah, et sourit. Eddie eut l’impression que ce sourire avait quelque chose de forcé, voire de faux, et il lui vint soudain une idée effroyable. Et si le Père Callahan sentait en ce moment même l’odeur d’oignon et de métal, et s’il voyait ce halo bleu, non pas comme un collier autour du cou de Susannah, mais comme une ceinture autour de son ventre ?
Eddie tourna la tête vers Roland, mais ce dernier ne lui fut d’aucun secours. Le Pistolero arborait son visage impassible.
— Il avait le sida, n’est-ce pas ? Votre ami s’était fait mordre par un Type Trois gay, qui lui avait transmis la maladie, c’est ça ?
— Gay, soupira Callahan. Vous n’allez pas vous y mettre vous aussi, avec ce terme…
Il secoua la tête, abandonnant la fin de sa phrase.
— Ouais, répondit Eddie. Les Red Sox n’ont toujours pas gagné la Coupe et les homosexuels sont gays.
— Eddie ! lança Susannah.
— Hé ! répliqua Eddie. Tu crois que c’est facile d’être celui qui a quitté New York en dernier, en oubliant d’éteindre la lumière ? Parce que laisse-moi te dire que ça n’est pas facile. Et je me sens de plus en plus décalé, moi-même.
Il se tourna vers Callahan.
— Alors, c’est bien ce qui s’est passé, non ?
— Je crois, oui. Il faut que vous teniez compte du fait que j’en savais très peu moi-même, à l’époque, et que ce que je savais, je le refoulais de toutes mes forces. Avec une grande vigueur, comme aurait le Président Kennedy. J’ai vu le premier – le premier « petit » – dans cette salle de cinéma, dans la semaine entre Noël et le jour de l’an, en 1975.
Il lâcha un rire bref et rauque.
— Et maintenant que j’y repense, ce cinéma s’appelait la Gaîté. Surprenant, n’est-ce pas ?
Il marqua une pause et les regarda tous les trois avec perplexité.
— On dirait que non. Vous n’avez pas du tout l’air surpris.
— La coïncidence, ça n’existe plus, trésor, fit Susannah. Ces derniers temps, on vit plutôt dans un réel à la Charles Dickens.
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
— Aucune importance, mon chou. Allez-y. Continuez votre histoire.
Le Vieux mit quelques secondes à retrouver le fil du récit, puis reprit.
— J’ai donc vu mon premier Type Trois à la fin décembre 1975. Et dans les trois mois, jusqu’à cette nuit au centre où j’ai vu le halo bleu autour du cou de Lupe, j’en avais croisé une bonne demi-douzaine d’autres. L’un d’eux seulement était en chasse. C’était dans une ruelle dans l’East Village, il y avait un type avec lui. Et lui – le vampire –, il se tenait comme ça – Callahan se leva, étendit les bras, comme s’il appuyait les paumes de ses mains contre un mur invisible. Et l’autre – la victime – était debout entre les bras tendus de l’autre, face à lui, comme s’ils étaient en train de discuter. Ou de s’embrasser. Mais je savais – je le savais – que ce n’était pas le cas.
Quant aux autres, j’en ai vu deux dans un restaurant, qui mangeaient tout seuls. Je voyais le halo autour de leurs mains et de leur visage – jusque sur leurs lèvres, comme… comme du jus de myrtille électrique – … et cette odeur d’oignon brûlé qui flottait autour d’eux, comme une sorte de parfum.
Callahan eut un sourire furtif.
— Je me rends bien compte que toutes les descriptions que j’en fais se ressemblent. C’est que, je n’essaie pas seulement de les décrire, j’essaie de les comprendre. J’essaie encore. De comprendre comment ce monde parallèle a pu exister, ce monde secret, depuis la nuit des temps, à côté de celui que j’avais toujours connu.
Roland a raison, pensa Eddie. C’est le vaadasch, c’est forcément le vaadasch. Il ne le sait pas, mais c’est bien ça. Est-ce qu’il est l’un des nôtres pour autant ? Un membre de notre ka-tet ?
— J’en ai vu un faire la queue à la Marine Midland Bank, reprit Callahan. C’était à la mi-journée, j’étais moi-même dans la file réservée aux dépôts, et elle dans celle des retraits. Elle était baignée de lumière. Elle a vu que je la regardais et elle m’a souri. Pas une ombre de peur dans le regard – il marqua une courte pause – elle draguait.
— Vous les reconnaissez, à cause du sang de ce démon-vampire qui coule dans vos veines, résuma Roland. Mais eux, vous voient-ils ?
— Non, répondit précipitamment Callahan. S’ils avaient été capables de me distinguer dans une foule, je n’aurais pas donné cher de ma vie. Quoi qu’il en soit, ils ont fini par entendre parler de moi. Mais c’était plus tard.
Ce que je veux dire, c’est que je les voyais. Je savais qu’ils étaient là. Et quand j’ai vu ce qui était arrivé à Lupe, j’ai su ce qui s’en était pris à lui. Ils le voient, eux aussi. Ils le sentent. Peut-être même qu’ils entendent le carillon. Leurs victimes sont marquées, et ensuite il en vient de plus en plus, comme des papillons de nuit autour d’un réverbère. Ou des chiens, qui veulent tous pisser contre le même poteau.
Cette nuit de mars, je suis sûr que c’était la première fois que Lupe se faisait mordre, parce que je n’avais jamais vu cette lueur autour de lui, auparavant… ou ces marques dans son cou, presque comme des coupures faites par le rasoir. Mais ça s’est reproduit de nombreuses fois, ensuite. C’était lié à la nature même de notre travail, toujours parmi des gens de passage. Peut-être que pour les vampires, boire du sang mêlé à de l’alcool, c’est l’extase à bas prix. Qui sait ?
Quoi qu’il en soit, c’est à cause de Lupe que j’ai tué pour la première fois. La première d’une longue série. C’était en avril…