Chapitre IX
En examinant les visages autour de la table, Liam comprit que la conférence serait difficile. Les expressions d’espoir et de résolution ne le réconfortaient pas : le véritable message n’avait pas été saisi.
Sinter Pauls, le supérieur de Liam, lui désigna un siège, face au demi-cercle de ceux qui l’examinaient.
« Je crois que vous connaissez tout le monde, Liam. Nous avons étudié attentivement votre rapport sur Sette. Dans l’ensemble, nous sommes d’accord avec vos découvertes et vos conclusions ; cela amplifie et confirme diverses rumeurs que nous n’avions pu éclaircir jusqu’à présent, et fournit aussi une explication plausible à l’effondrement soudain des défenses de Rigon dans les derniers jours.
— Mais… ? demanda Liam.
— Mais du point de vue de la physique connue, ce que vous avez vu sur Sette est une impossibilité totale. Il n’y a aucune base scientifique pour des commandos « fantômes ». En fait, si les observations ne résultaient pas de votre expérience personnelle, nous n’aurions pas ajouté foi à ce rapport.
— C’est justement pourquoi Sette est tombée, répliqua patiemment Liam. Parce que personne n’a voulu ajouter foi aux rumeurs sur les derniers jours de Rigon. Vous n’avez pas de théorie qui concorde, mais cela ne veut pas dire que le phénomène n’existe pas. Cela signifie simplement que vous êtes à court de théories, c’est tout. »
Sinter Pauls, mal à son aise, changea de position. « Je veux bien, Liam. Et cette fois, nous avons agi. Nous avons établi un bureau central pour tous les renseignements qui semblent pertinents. Et le Conseil de Sécurité a voté des crédits pratiquement illimités pour la recherche, dès que nous saurons quelle direction doivent prendre les travaux. Mais en l’absence d’une hypothèse adéquate, nous ne pouvons pas faire grand-chose pour mettre au point une défense. Par conséquent, nous voulons que vous organisiez un réseau de renseignements qui nous donnera une base de travail. »
Liam secoua tristement la tête.
« Notre ennemi, c’est le temps, comprenez-vous ? En supposant qu’ils ne fassent venir leur brigade fantôme que pour réduire le centre dur d’une défense planétaire, combien de mondes du Noyau consentez-vous à perdre avant de vous considérer suffisamment renseignés ? De votre propre aveu, vous ne savez même pas par quel bout commencer. J’ai vu l’efficacité des Terriens. Si je pouvais obtenir demain tous les renseignements qu’il vous faut, ils auraient quand même dix ans d’avance sur nous.
— Alors quelle est votre solution, Liam ?
— Un engagement total à tous les niveaux de tous les territoires du Noyau galactique : sabotage, espionnage, infiltration de leurs bases sur Terra, toute forme d’intervention armée y compris même la guerre.
— Il y a peu de chances de cela, dit Sinter Pauls. Très peu de mondes du Noyau seront prêts à dévoiler leur jeu à ce stade, de crainte de figurer en premier sur la liste d’extermination de Terra. Quoi qu’il en soit, je doute qu’il soit nécessaire d’en venir à de telles extrémités.
— Sinter ! Si douze fantômes peuvent détruire Sette, combien en faudrait-il de plus pour détruire le reste du Noyau ? Une cinquantaine, c’est tout !
La caudale de Di était une traînée de fragments de roche et de détritus spatiaux prise entre les champs gravifiques de la planète Halcyon et de son satellite Di. Le contre-équilibre des forces était tel que ses roches formaient en quelque sorte un cortège qui suivait Di comme une queue, d’où le nom de caudale. Le convoi de vaisseaux de Terra, s’il s’était donné la peine d’observer la caudale, n’aurait pu remarquer la présence d’une petite addition aux fragments de la queue, tant le Starbucket était bien déguisé pour son rôle actuel d’imitation d’un bloc de rocher inerte.
A l’intérieur du vaisseau-Z, toutefois, la situation était tout le contraire de l’inertie. Avec des crédits pratiquement illimités à sa disposition, Liam avait fait complètement transformer le Starbucket, et son équipement de surveillance électronique était maintenant le plus complet et le plus sensible que pouvait fournir la technologie du Noyau. Il avait à présent seize liaisons d’information avec des stations sur Halcyon, employant des rayons laser de deux microns de diamètre seulement, théoriquement indétectables par la force de guerre terrienne sur orbite autour de la planète attaquée.
Comme une araignée, Liam Liam, au centre de sa toile, étudiait le flot constant de rapports de ses opérateurs et donnait de nouvelles instructions avec une rapidité montrant qu’il possédait une compréhension à la fois bien informée et intuitive de la situation. Euken Tor, à côté de lui, l’aidait en assurant l’afflux ininterrompu des renseignements et l’enregistrement du moindre détail dans les ordinateurs pour plus ample analyse.
Même dans la période de calme relatif, le vaisseau-Z n’avait cessé de surveiller la bataille qui se déroulait et les fonctions exactes des vaisseaux en orbite. A présent, alors que la vedette qui contenait, pensait Liam, le commando fantôme, se détachait de l’orbite, toutes les moindres informations qu’il était possible de recueillir sur elle étaient méticuleusement captées et l’ordinateur avait commencé à les trier. Il déduisit, assez étonnamment, que l’engin était remarquablement lourd pour sa taille et sa puissance. Cela concordait avec les renseignements révélant qu’il avait été amené dans l’orbite d’Halcyon à l’intérieur d’un grand vaisseau ; il était probablement trop spécialisé pour posséder sa propre capacité de passer dans l’espace-tachyon.
En observant sa descente sur les écrans, Liam estima que les boucliers du petit vaisseau, tout impénétrables qu’ils fussent, ne pouvaient compter pour plus d’un quart du poids inexpliqué. On pouvait raisonnablement supposer que ce qui transformait les soldats du commando en fantômes était immensément pesant et exigeait énormément d’énergie.
Liam s’intéressa ensuite aux transmissions en provenance d’Halcyon. Comme pour Sette, le secteur cible avait été établi à l’avance mais, averti, le commandement d’Halcyon avait retiré tout le personnel des fortifications, ne laissant qu’un poste de défense automatique truffé des caméras et des senseurs spéciaux de Liam, et dont le noyau de sa centrale nucléaire était prêt à passer au stade supercritique sur un signal de Liam.
Grâce à des préparatifs minutieux, Liam eut cette fois la chance d’obtenir une vue de l’atterrissage de la « charrette fantôme », comme il la surnommait, et cela confirma immédiatement le poids sans précédent de l’engin. Tout le secteur était soumis à un bombardement spatial intensif, qui mettait à rude épreuve les senseurs et les communications de Liam, mais la chance demeura avec lui, sous forme d’une caméra à longue portée qui resta docilement braquée sur le sabord principal de la charrette fantôme.
Quand les guerriers fantômes commencèrent à apparaître, ce ne fut pas en groupe mais à intervalles précis, comme si chacun devait passer par un stade préparatoire spécifique. Dès que l’un d’eux émergeait, il courait droit vers une position déterminée à l’avance et, du point de vue de Liam, il semblait traverser les boucliers électroniques de son vaisseau sans la moindre difficulté. La même facilité de pénétration fut également évidente quand ils traversèrent sans s’arrêter le champ Benedict entourant la fortification d’Halcyon.
Le système de défense automatique fonctionna bien, même s’il fut inefficace contre ses assaillants immatériels. Son objet était moins de repousser l’attaque que de dissimuler le fait que l’installation était déserte jusqu’à ce que les guerriers fantômes y aient pénétré. En cela, la réussite fut totale et le commando était entièrement à l’intérieur quand il s’aperçut qu’il n’y avait personne dans le poste et que lui-même était sous observation électronique. Quand cela devint évident, les soldats hésitèrent, regardèrent de tous côtés en cherchant des raisons pouvant expliquer ces singulières circonstances. Ils ne tardèrent pas à entreprendre la recherche systématique de tous les spectromètres, caméras et autres appareils de Liam, qu’ils détruisirent au passage. Mais tous les renseignements que pouvait transmettre cet équipement était déjà dans les mémoires des ordinateurs du Starbucket et la rapide destruction sauvage par les fantômes des senseurs électroniques ne compromit guère la réussite de l’entreprise de Liam. Il ne restait qu’une expérience à effectuer et, le souvenir de Jon Rakel présent à son esprit, Liam n’eut pas le moindre remords en déclenchant l’explosion de la centrale nucléaire du poste de défense.
Les techniciens d’Halcyon avaient fait du beau travail. Quand la centrale sauta, elle forma une bombe inefficace mais une bombe quand même. Grâce à la caméra longue portée installée sur une lointaine colline, les observateurs du Starbucket virent tout l’ensemble fortifié s’élever lentement et majestueusement et disparaître bientôt derrière un énorme nuage de fumée et de poussière. Quand la vue se dégagea enfin, toute la région parut nivelée et la « charrette fantôme », si elle existait encore, devait être profondément enfouie sous des tonnes de poussière radio-active.
« C’était dédié à la mémoire de Sette, comprenez-vous ? dit Liam avec seulement un soupçon de satisfaction.
— Vous voulez qu’on parte maintenant ? demanda Euken Tor.
— Pas tout de suite. Je veux voir s’ils vont venir chercher des survivants. »
Euken fut ahuri.
« Des survivants ? Là-dessous ?
— Je sais que ça paraît improbable. Mais ce serait significatif, s’ils se donnaient même la peine de chercher, comprends-tu ? »
Ils observaient à présent la consternation que la perte de la « charrette fantôme » avait provoquée dans la flotte en orbite, et ils enregistraient tous les messages codés pour une analyse cryptographique ultérieure. La réaction la plus immédiate fut le lancement par le porte-vedettes d’un petit vaisseau semblable à celui qui avait été perdu. Il se détacha rapidement de l’orbite en suivant une trajectoire similaire à celle du premier, et l’on put en déduire qu’une recherche de survivants allait effectivement avoir lieu. La vedette naviguait sans aucun bouclier, et Euken interrogea Liam du regard, comme pour demander l’autorisation de le détruire en vol avec une des armes puissantes dont le vaisseau-Z était abondamment pourvu. Liam Liam secoua la tête.
« Il est plus important de voir ce qu’ils feront en atterrissant. S’il y a réellement des survivants, ce simple fait pourrait nous en dire long.
— Liam ! »
Un des techniciens qui surveillaient la force de guerre terrienne en orbite l’appelait d’une voix pressante.
« Je crois qu’ils ont pigé que la manœuvre était destinée à transmettre des informations à un capteur dans l’espace. Ils nous cherchent.
— Pourraient-ils nous détecter dans la caudale ?
— S’ils sont assez acharnés pour examiner un à un chaque fragment de rocher, ils nous trouveront.
— Je crois qu’ils ne tarderont pas à avoir cet acharnement. Euken, fais-nous sortir d’ici.
— Noté et compris, capitaine. »
Euken avait déjà calculé leur trajectoire d’évasion, constamment remise au point par l’ordinateur. Alors que les flammes de ses réacteurs trahissaient sa présence aux observateurs du convoi, le Starbucket quitta l’abri de la queue de Di et fonça vers la protection de la masse du satellite lui-même. Sous le couvert de cet écran temporaire, il vira brusquement et mit le cap sur l’espace profond en prenant soin de garder Di entre lui et les vaisseaux qui se détachaient du convoi pour le poursuivre rageusement. C’était une superbe manœuvre et si l’espace environnant s’illumina soudain d’explosions de missiles de toutes sortes, le Starbucket put bien s’enfuir à l’intérieur du cône de plus en plus étroit de l’abri fourni par la masse rocheuse de la lune.
Conscients des implications, les Terriens lâchèrent une bombe infernale sur Di qui se vaporisa presque instantanément. Cependant, avant que le plasma infernal de l’explosion ait le temps de se dissiper, le vaisseau-Z avait déjà atteint la vitesse d’entrée en espace-tachyon. Avec un engin bourré de renseignements et d’observations inestimables sur les commandos fantômes, ils sautèrent dans la sécurité relative des étranges étendues de l’anti-espace.