Chapitre IV
Dans un hangar de campagne plus ou moins camouflé sous des arbres maladifs, un aérodyne attendait Jon Rakel. Liam fut impressionné par la force et l’efficacité de l’équipe qui s’y trouvait et par leur respect évident pour celui qui portait seul le fardeau du commandement ; mais c’étaient des hommes fatigués par les combats, les yeux hantés par le spectre de la défaite.
En surveillant anxieusement son chronomètre, Rakel attendit que les dernières lueurs disparaissent du ciel avant de sortir l’engin de son hangar précaire pour s’envoler dans la nuit. Une fois en l’air, il brancha le pilote automatique sur un cap programmé à l’avance et se carra dans son siège.
« Où allons-nous ? demanda Liam.
— A l’un de nos points de commandement. La Base 22. Elle possède des abris profonds, capables de résister à une attaque nucléaire, plus d’armement que pour un régiment et un champ de force Benedict qui vient tout droit d’un cuirassé spatial de classe dix. Nous nous attendons à perdre la Base 22 ce soir.
— Une prédiction pessimiste.
— Non. Réaliste. Ces situations ne sont pas nouvelles pour nous.
— Pourquoi ce soir ?
— Les Terriens ne sont pas du tout subtils dans la planification de leurs attaques ; ils ont commencé par nos bases situées le plus au nord et ils descendent régulièrement en suivant la carte, à quatre jours d’intervalle. Ce soir, c’est au tour de la Base 22. Je crois qu’ils veulent nous démontrer que, même si nous savons où et quand ils vont frapper, nous n’y pouvons rien.
— C’est ce qui m’inquiète, grogna Liam. Si vous savez où et quand une attaque aura lieu, pourquoi ne pouvez-vous organiser une défense ?
— Tu ne peux pas comprendre avant d’avoir vu de tes yeux, dit Rakel, d’une voix qui parut creuse dans le bourdonnement du moteur. Comment organiserais-tu une défense contre des fantômes ?
— Des fantômes ?
— Quelque chose comme ça. Quoi qu’ils soient, ils n’ont rien de substantiel.
— Et pourtant, ils peuvent se battre ?
— Toujours avec des armes à radiations. Lasers, fulgurants, projecteurs thermiques, toute cette catégorie-là. Et rien ne les arrête. Ils passent tout droit à travers n’importe quelle espèce de tir que nous déclenchons contre eux. Ils sont mystérieux, sinistres et terriblement redoutables.
— Combien y a-t-il de ces « fantômes » ?
— Par vaisseau, une douzaine environ.
— C’est incroyable ! Tu veux me dire que vous risquez de perdre Sette à cause d’une douzaine de fantômes ?
— Je ne te dis rien du tout, Liam. Je veux simplement que tu voies de tes yeux. Si tu peux nous donner des idées qui apporteraient une ombre d’espoir, nous n’hésiterons pas à les essayer. Nous avons épuisé toutes les possibilités que nous connaissions. »
Une fois dans la haute stratosphère, l’aérodyne atteignit mach trois et conserva cette allure pendant près d’une heure, avant de réduire brusquement la vitesse pour suivre un long cap descendant, dont le dernier stade serait contrôlé du sol. La complexité et la précision de l’échange d’information suffirent à assurer Liam que les défenseurs possédaient toujours un haut niveau de compétence technologique malgré leur « guerre » quasi totale. Il comprenait d’autant moins la résignation de Rakel à l’idée qu’une douzaine de fantômes de quelque calibre que ce fût pût décider du sort de Sette. Mais il réserva son jugement, car il connaissait Jon depuis assez longtemps pour savoir qu’un problème qui le déroutait était indiscutablement coriace.
A une courte distance du sol, Rakel se mit en vol stationnaire et tendit à Liam une lunette de nuit. Grâce à elle, l’agent put examiner ce qui lui parut être les ruines d’une ville couronnant une colline basse.
« La Base 22, expliqua Rakel. En grande partie souterraine. Si tu suis l’horizon, tu distingueras la trace du champ de force Benedict. Il est épais de dix microns ; un vaisseau spatial qui s’abattrait sur lui ne pourrait l’entamer.
— Je le vois. A-t-il des fenêtres ?
— Cinq, synchronisées avec notre tir. Mais toutes les positions d’artillerie sont si bien fortifiées que tout ce qui parviendrait à pénétrer par une fenêtre ne pourrait détruire que les armes placées directement en dessous.
— Normalement, ça ne pourrait être plus impénétrable.
— C’est ce que nous espérions », dit aigrement Rakel.
Leur point d’atterrissage était une plate-forme de béton proche d’une double porte blindée massive qui s’ouvrit à leur approche. Pour le court instant que mit l’aérodyne à entrer, une fenêtre fut créée dans le champ Benedict pour permettre son passage. A peine l’appareil eut-il traversé la force que la fenêtre fut supprimée et, de nouveau, le champ impénétrable enveloppa tout le complexe dans sa carapace d’énergie.
Du vaste hangar à engins, ils furent rapidement conduits de niveau en niveau vers un centre de contrôle où des rangées d’écrans permettaient de surveiller visuellement l’intérieur et l’extérieur de la Base 22. Liam fut présenté à l’officier commandant la base, qui avait déjà mis au point des plans pour l’évasion du visiteur, au cas où l’attaque prévue suivrait son cours normal. En prévision d’une éventuelle tournure des événements encore pire, on lui fournit un fusil à électrons et on le confia à la garde de quatre sous-officiers armés de même, qui avaient ordre de protéger l’agent, quel que fût le sort du reste de la base.
L’attente fut longue.
Si une attaque se préparait, les Terriens n’étaient pas pressés de la
déclencher ; les unités qui surveillaient les forces
militaires en orbite ne signalaient aucune activité anormale. Liam
but du café, en examinant des plans de la base et de ses environs,
pour s’orienter.
Une heure avant l’aube, la situation changea du tout au tout. Une vedette à peine plus grande qu’une chaloupe de sauvetage se détacha du groupe de vaisseaux sur orbite et prit une trajectoire qui l'amènerait dans le voisinage de la Base 22. En même temps, un croiseur terrien lâcha un tapis serré de bombes spatiales sur toute la zone, sans doute afin d’éliminer toutes les poches de résistance situées en dehors du point de commandement lui-même. Dans les profonds souterrains de la base, le bouclier Benedict absorbait la majeure partie de l’attaque et la violence des explosions était réduite à un sourd grondement lointain.
Quand la vedette qui descendait traversa la stratosphère, un des lance-missiles de Rakel ouvrit le feu dans un tir rapide qui parsema les approches spatiales d'une nuée de fusées à tête chercheuse. L’efficacité de l’écran de force porté par le petit vaisseau était telle que pas une ne le trouva. Bientôt, les détecteurs extérieurs commencèrent à capter le tonnerre des rétro-fusées de la vedette torturant le ciel nocturne, tandis que la flamme de ses tuyères illuminait le dessus de la couche de nuages.
« On ne peut pas dire qu’ils arrivent discrètement, observa Liam. J’ai l’impression qu’ils font exprès de descendre comme un ange de la vengeance, non ? »
La vedette atterrit non loin d’une des limites de la Base 22, dans un secteur où la couverture par les caméras était gênée par le sommet de la colline. Ils furent donc incapables d’assister au débarquement des combattants fantômes. Une longue période d’attente anxieuse suivit ; puis un poste d’observation d’un coin de la base cessa brusquement toute communication. Une vague d’activité déferla immédiatement dans la salle de contrôle, et Liam fronça les sourcils en voyant la tension monter avec une rapidité tout à fait insolite dans ces circonstances.
Rakel étant absorbé par les ordres qu’il donnait à un groupe de personnel de contrôle, Liam saisit alors par le bras un officier qui passait.
« Qu’est-il arrivé ?
— Ils ont attaqué la base sur un large front et ont déjà pénétré dans un des entrepôts.
— Mais c’est impossible ! Ils ne peuvent absolument pas être passés de leur vaisseau jusqu’à la base sans être vus. Pas plus qu’ils ne peuvent avoir franchi le champ Benedict.
— Allez raconter ça aux fantômes, gronda l’officier, en se dégageant rageusement. Le temps qu’on les aperçoive, ils étaient déjà passés. »
Si Liam avait besoin d’une confirmation, les écrans de contrôle la lui donnaient. Certains montraient des vues périphériques de l’installation aux niveaux supérieurs où se déroulait un massacre, des scènes où un petit groupe, que rien ne distinguait des commandos terriens normaux à part le reflet métallique de leur uniforme, se promenait, incroyablement indemne, sous une véritable tempête de feu, en faisant un carnage des défenseurs. L’impossibilité de ce qu’il voyait serra la gorge de Liam. Si l’on considérait la compétence de la défense, pas un seul des assaillants, malgré la perfection de son armure, n’aurait dû être encore en vie.
Après avoir cherché des yeux Rakel, qu’il ne vit nulle part, Liam rassembla ses gardes du corps et leur montra la scène de bataille.
« Conduisez-moi là-haut. J’ai besoin de voir ces fantômes de mes propres yeux, vous comprenez ? »
Ils furent d’abord hésitants et puis ils estimèrent finalement qu’un poste d’observation sûr pourrait être trouvé. Liam les suivit rapidement dans le dédale de passages souterrains résonnant à présent des violents échos de l’artillerie et envahis par une fumée âcre et chaude. Les envahisseurs pénétraient encore plus vite que ne l’avaient prévu ses compagnons ; le poste « sûr » où il devait être conduit était déjà débordé quand ils atteignirent les niveaux supérieurs. Ils s’arrêtèrent à l’extrémité d’un long tunnel dont les murs du fond, noircis par une explosion, se couvraient de taches fluorescentes, là où une radiation de haute intensité traquait les malheureux défenseurs dans un souterrain transversal.
Soudain, une silhouette se dressa au croisement, juste devant eux. Un fulgurant tira, et deux des guides de Liam tombèrent morts à côté de lui. Il n’avait pas vu clairement l’incident parce que ses deux autres gardes du corps l’avaient tiré dans une petite alcôve, à l’abri du tir. En se débattant pour mieux voir, Liam risqua un œil au coin de l’alcôve et vit avec une stupeur fascinée deux apparitions armées s’arrêter un instant au croisement des passages puis tourner les talons, s’engouffrer dans un tunnel secondaire et courir tout en tirant. La description de Jon Rakel, des « fantômes », n’était pas éloignée de la réalité. Humains par la forme et l’allure, on aurait pu les prendre à première vue pour des troupes de choc terriennes vêtues de tissu métallique au lieu de l’uniforme normal. Les points de fluorescence rampant au fond du tunnel révélèrent cependant une vérité plus ahurissante : ils étaient partiellement transparents.
L’un d’eux se tourna alors vers eux, et Liam fut tiré de force dans l’alcôve, une fraction de seconde avant qu’un projecteur thermique fasse fondre la poutrelle renforçant le coin ; Liam fut éclaboussé de gouttes de peinture en fusion. Comme le tir ne fut pas répété, il risqua de nouveau un œil. Les combattants fantômes disparaissaient dans le tunnel, mais il eut le temps de voir, contre le noir absolu des murs enduits de suie, que les fantômes brillaient d’une lumière spectrale qui leur était propre.
Liam saisit son fusil à électrons, dans l’intention de les suivre, mais ses gardes le retinrent.
« N’y allez pas, Liam ! Vous n’apprendrez rien que nous ne sachions déjà, et vous risquez fort de vous faire tuer. Mieux vaut que nous vous fassions sortir d’ici, maintenant. »
A contrecœur, Liam se rendit à leurs arguments. Il ne pouvait rien apprendre de plus que ce que les défenseurs de Sette avaient déjà appris ; une simple répétition de sa rencontre avec les combattants fantômes ne valait pas le risque et ne lui en dirait pas plus. Il détestait d’avoir à quitter une bataille avant la fin, mais son premier devoir était de rapporter au reste du Noyau ce qu’il avait vu, afin que d’autres puissent imaginer une défense adéquate.
Les ébranlements, les ondes de choc qui secouèrent les tunnels, quand Liam et ses compagnons y coururent, étaient difficiles à expliquer, jusqu’à ce qu’il comprenne que la cible principale des commandos fantômes devait être la génératrice de champ Benedict. Une fois qu’elle fut mise hors de service, un nouveau tapis de bombes spatiales, lâchées d’une orbite élevée, pulvérisa le sol à une telle profondeur que les plus hauts niveaux de l’installation subirent de graves dommages. Liam s’inquiéta aussitôt pour l’aérodyne qui était son unique moyen de regagner son vaisseau spatial. Il fut obligé de renoncer à son intention de retourner au centre de contrôle et courut directement au hangar à véhicules.
Il le trouva dans le plus grand désordre, son immense plafond fissuré par le martèlement des gigantesques explosions à haute pénétration qui se produisaient à la surface. Heureusement, l’aérodyne était intact. Liam fit lancer un appel à Jon Rakel pour qu’il le rejoigne, mais le message ne put passer. Après la destruction du Benedict, les combattants fantômes étaient immédiatement descendus dans les niveaux inférieurs et attaquaient déjà le centre de contrôle lui-même. D’après le fracas des explosions souterraines, il était évident que l’arsenal était également sous le feu. Le cœur lourd, Liam comprit que le fardeau de la décision, capituler ou non, avait été déjà levé des épaules de Rakel. Même si le commandant vivait encore, la bataille était irrémédiablement perdue.