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Aomamé
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En échange de la grâce

 

DÈS QU’AOMAMÉ EUT PÉNÉTRÉ DANS LA CHAMBRE, Tête-de-moine referma rapidement la porte derrière elle. La pièce était totalement obscure. De lourds rideaux étaient tirés aux fenêtres, il n’y avait aucune lumière allumée. De faibles lueurs filtraient par les interstices des rideaux, qui accentuaient les ombres opaques de la chambre.

Il lui fallut du temps pour que ses yeux s’habituent à la pénombre. Comme lorsqu’on pénètre dans un planétarium ou dans un cinéma alors qu’un film est en train d’être projeté. La première chose qui se manifesta à ses yeux, ce fut le cadran d’un réveil électrique posé sur une table basse. Ses chiffres de couleur verte indiquaient qu’il était 7 h 20. Un instant après, elle découvrit un lit aux dimensions impressionnantes, installé en face, contre la cloison. Le réveil électrique était posé sur la table de chevet. La pièce était un peu plus petite que l’immense salon attenant, mais plus vaste qu’une chambre d’hôtel habituelle.

Sur le lit, une forme sombre dessinait les contours d’une colline. Aomamé eut besoin d’encore plus de temps pour comprendre que ces lignes mal définies indiquaient la présence d’un corps humain. Durant ces instants, il n’y eut aucune modification de ces lignes. Aucun signe de vie n’était perceptible. Aucun souffle. Juste le faible ronronnement de l’air climatisé qui sortait d’une bouche d’aération, près du plafond. Mais ce corps humain n’était pas mort. Les agissements de Tête-de-moine laissaient supposer que cela, c’était bien un être humain vivant.

Un être humain de très grande taille. Certainement un homme. Même si elle ne le distinguait pas clairement, il ne lui semblait pas que son visage était tourné vers elle. Et elle avait l’impression que cette personne n’était pas sous les draps mais allongée à plat ventre sur le couvre-lit. Comme un gros animal blessé, au fond d’une caverne, qui utilise toute son énergie à se soigner.

« C’est l’heure », dit Tête-de-moine en s’adressant à cette ombre. Sa voix manifestait une tension jusqu’alors absente.

Elle ne savait pas si l’homme l’avait entendu. La colline sombre sur le lit demeura parfaitement figée. Tête-de-moine, immobile, attendait devant la porte. Le silence était tel qu’Aomamé entendit quelqu’un déglutir. Elle comprit après coup que le bruit venait d’elle. Son sac de sport serré avec force dans la main droite, elle restait dans l’attente que quelque chose se produise, tout comme Tête-de moine. Les chiffres du réveil électrique changèrent. 7:21, puis 7:22, puis 7:23.

Puis les contours de la forme tremblèrent légèrement, un frémissement ténu qui devint enfin un véritable mouvement. La personne paraissait avoir été plongée dans un profond sommeil. Ou immergée dans un état semblable à du sommeil. Avec le réveil musculaire, la partie supérieure du corps se souleva lentement, et la conscience, sans aucune hâte, revint à elle. La silhouette se dressa toute droite sur le lit puis croisa les jambes. C’était bien un homme, se dit Aomamé.

« C’est l’heure », répéta Tête-de-moine.

L’homme fit entendre un grand bruit d’expiration. Un énorme soupir, comme remontant très lentement d’un puits profond. Ensuite, il inspira puissamment. Une inspiration inquiétante et violente comme un vent brutal qui s’engouffrerait entre les arbres d’une forêt. Ces deux sortes de souffles différents se répétèrent en alternance. S’intercalait entre eux un long intervalle de silence. Cette répétition rythmique, qui pouvait avoir de nombreuses significations, provoqua de l’angoisse chez Aomamé. Elle sentit qu’elle pénétrait dans un domaine qui lui était totalement étranger. Des fonds océaniques abyssaux, par exemple, ou la surface d’un astéroïde inconnu. Un lieu où il est possible de poser le pied mais d’où il est exclu de repartir.

Ses yeux n’étaient pas complètement habitués à l’obscurité. Elle distinguait certaines choses mais ne parvenait pas à voir tout jusqu’au fond. Elle discernait juste la silhouette sombre de l’homme. Elle ne savait pas de quel côté se tournait son visage ni ce qu’il regardait. Tout ce qu’elle percevait, c’était que l’homme était immense, et que ses épaules s’élevaient et s’abaissaient calmement mais avec force, au rythme de ses respirations. Lesquelles n’étaient pas ordinaires. Il s’agissait là de respirations qui avaient une fonction et un objectif spécifiques, qui mettaient en action son corps tout entier. Elle le comprenait à la manière dont les omoplates et le diaphragme se dilataient et se contractaient, à la puissance avec laquelle l’homme les déplaçait. Quelqu’un d’ordinaire n’aurait jamais pu respirer d’une façon aussi intense. C’était une technique respiratoire spéciale que l’on ne pouvait acquérir qu’après un entraînement très long et très rigoureux.

Tête-de-moine, à côté d’elle, conservait sa posture très droite. Le dos raide, le menton un peu rentré. À l’inverse de l’homme sur le lit, sa respiration était superficielle et rapide. Il se contentait de rester en retrait et d’attendre. Que cette série de violentes respirations s’achève. C’était, semblait-il, de cette façon que l’homme avait l’habitude de stimuler ses fonctions corporelles. Comme le garde du corps, Aomamé ne pouvait qu’attendre que cela se termine. C’était apparemment un processus indispensable pour que l’homme s’éveille.

Finalement, l’intensité de ses respirations s’atténua par degrés, telle une grosse machine qui cesse de tourner. Les intervalles entre chacune s’allongèrent progressivement, et, pour finir, il expira un long soupir, comme pour exhaler tout l’air contenu en lui. Un profond silence retomba dans la chambre.

« C’est l’heure », dit le garde du corps pour la troisième fois.

La tête de l’homme pivota lentement. Il semblait se tourner vers Tête-de-moine.

« Tu peux sortir », dit l’homme, d’une voix de baryton, profonde et claire. Déterminée et sans aucune ambiguïté. Il paraissait à présent parfaitement éveillé.

Tête-de-moine s’inclina légèrement dans l’obscurité et quitta la chambre sans le moindre mouvement inutile, de la même manière qu’il était entré. La porte refermée, Aomamé et l’homme restèrent seuls.

« Désolé qu’il fasse aussi sombre », dit l’homme. C’était sans doute à elle qu’il s’adressait.

« Cela m’est égal », dit Aomamé.

« J’ai besoin de cette obscurité, continua l’homme d’une voix douce. Mais ne vous faites pas de souci. Cela ne vous causera aucun problème. »

Aomamé resta silencieuse en opinant de la tête. Puis, se souvenant de la pénombre des lieux, elle déclara : « J’ai bien compris. » Sa voix lui parut un peu plus dure qu’à l’ordinaire, et plus aiguë.

Après quoi l’homme observa Aomamé durant quelques instants. Elle sentait son regard aigu qui la scrutait intensément. Il aurait mieux valu dire : « l’inspectait ». On aurait dit que le regard de cet homme transperçait son corps de fond en comble. Elle avait l’impression qu’en l’espace d’un instant, elle se retrouvait nue, comme si tout ce qu’elle portait lui avait été arraché. Et ce regard ne s’arrêtait pas à sa peau, il s’étendait à ses muscles, à ses viscères, à son utérus. Les yeux de cet homme, songea-t-elle, percent les ténèbres. Il voit au-delà de ce que voient les yeux.

« Je vois mieux dans le noir, dit l’homme, comme s’il avait lu en elle. Lorsqu’on reste trop longtemps dans l’obscurité, pourtant, il devient difficile de revenir dans la lumière du monde. Il faut s’interrompre à un certain moment. »

Puis il fit subir à Aomamé une nouvelle inspection. Une observation sans aucune concupiscence. Il l’examinait simplement en tant qu’objet. Exactement comme un passager observe une île depuis le pont d’un bateau. Mais ce voyageur n’était pas un passager ordinaire. De cette île, il voulait tout pénétrer. D’avoir été exposée longuement à ce regard aussi acéré et impitoyable, Aomamé éprouva la sensation que son moi charnel était incomplet et incertain. Elle ne ressentait pas les choses ainsi à l’ordinaire. En dehors de la taille de ses seins, elle était plutôt fière de son corps. Elle l’entraînait régulièrement, elle lui conservait sa beauté. Ses muscles étaient souples et tendus, elle n’avait pas un soupçon de graisse. Mais sous le regard de cet homme, elle eut l’impression d’être un sac de chair vieillie et misérable.

On aurait dit que, de nouveau, l’homme lisait les pensées qui l’agitaient, car il suspendit son examen. Elle sentit que son regard perdait rapidement de son acuité. Comme quand quelqu’un arrose, un tuyau à la main, et que quelqu’un d’autre, derrière, ferme le robinet.

« Excusez-moi de vous demander ce service, mais pourriez-vous ouvrir un peu les rideaux ? demanda l’homme calmement. Il vous serait difficile, n’est-ce pas, de travailler dans le noir complet. »

Aomamé posa son sac de sport, s’approcha de la fenêtre et tira sur le cordon pour ouvrir les lourds rideaux épais. Elle écarta ensuite les voilages de dentelle blanche. Le spectacle du Tokyo nocturne déversa ses lumières dans la chambre. La Tour de Tokyo illuminée, les éclairages des voies express, les phares avant des files de voitures en mouvement, les fenêtres allumées des tours, les néons aux couleurs variées sur les toits, en somme le mélange lumineux propre à la nuit des mégapoles, tout cela se répandit dans la chambre d’hôtel. Ce n’étaient pas des lumières très intenses. Mais des clartés modestes qui permettaient tout juste de distinguer les meubles disposés dans la chambre. Pour Aomamé, c’étaient des lumières nostalgiques. Celles du monde auquel elle appartenait. Elle sentit de nouveau à quel point elles lui étaient terriblement nécessaires. Malgré leur faible puissance, elles paraissaient constituer une excitation trop forte pour les yeux de l’homme. Tel qu’il se trouvait, assis en tailleur sur le lit, il enfouit son visage dans ses grandes mains pour s’en protéger.

« Est-ce que ça va ? demanda Aomamé.

— Ne vous inquiétez pas, dit l’homme.

— Je vais refermer un peu les rideaux.

— Non, laissez. J’ai un problème de rétine. Il me faut du temps pour m’habituer à la lumière. Encore quelques instants et ça ira. Voulez-vous bien vous asseoir et attendre. »

Un problème de rétine, se répéta mentalement Aomamé. La plupart du temps, les gens qui ont ces problèmes sont exposés à des risques de cécité. Mais cela ne la concernait pas pour le moment. Ce qu’elle avait à traiter, ce n’était pas sa capacité visuelle.

Pendant que l’homme, les mains sur le visage, habituait ses yeux aux clartés qui pénétraient par la fenêtre, Aomamé, assise sur le canapé, l’observa. Cette fois, c’était à son tour de lui faire subir un examen minutieux.

C’était un homme de grande taille. Il n’était pas gros. Seulement grand. De stature et de carrure imposantes aussi. Il paraissait vigoureux. La vieille femme lui avait dit que cet homme était grand, mais elle n’avait pas anticipé une taille aussi considérable. Il n’y avait en effet aucune nécessité à ce que le fondateur d’une secte soit immense. Aomamé imagina ensuite des petites filles de dix ans violées par cet homme aussi puissant. Elle grimaça involontairement. Elle le voyait, nu, qui chevauchait le corps d’une fillette. Évidemment, celle-ci ne pouvait lui opposer aucune résistance. Non, même une femme adulte en aurait été incapable.

L’homme avait enfilé une sorte de mince pantalon de survêtement resserré au bas des jambes par des élastiques. Il portait une ample chemise à manches longues unie, légèrement brillante, comme de la soie. Les deux boutons du haut étaient détachés. La chemise et le pantalon semblaient blancs, ou d’un crème très clair. Ce n’était pas une tenue pour dormir mais un ensemble large et confortable, destiné à être porté chez soi. Le genre de tenue qui conviendrait pour rester à l’ombre d’un arbre, dans les pays du Sud. Ses deux pieds nus étaient gigantesques. La largeur considérable de ses épaules, tel un mur de pierre, évoqua à Aomamé le pratiquant d’un art martial aguerri par une longue expérience.

« C’est très bien que vous soyez venue ici », dit l’homme. Il avait attendu qu’Aomamé termine son examen.

« C’est mon travail qui le veut. Lorsqu’il le faut, je me rends dans toutes sortes d’endroits », répondit Aomamé d’une voix dépourvue d’émotion. Pourtant, en prononçant ces mots, elle eut l’impression qu’on l’avait appelée là comme on l’aurait fait avec une prostituée. Il est vrai que, sous ce regard tellement aigu, elle avait été pratiquement déshabillée dans le noir.

« À quel point êtes-vous informée ? demanda l’homme, le visage toujours caché dans ses mains.

— Vous voulez dire, à votre sujet ?

— Oui.

— Je ne sais presque rien, répondit Aomamé prudemment. Je ne connais même pas votre nom. Je sais seulement que vous dirigez une association religieuse, du côté de Nagano ou de Yamanashi. Que vous souffrez d’un problème d’ordre physique et que je serai peut-être en mesure de vous aider. »

L’homme secoua la tête brièvement à plusieurs reprises, écarta les mains de son visage. Puis il fit face à Aomamé.

Les cheveux de l’homme étaient longs. Une chevelure raide et abondante qui lui retombait presque jusqu’aux épaules. Avec une multitude de cheveux blancs mêlés aux bruns. Il devait avoir entre quarante-cinq et cinquante-cinq ans. Un grand nez, qui occupait une large partie du visage. Un nez remarquablement droit. Un nez qui évoquait une montagne des Alpes, comme on en voit en photo sur les calendriers. Majestueuse, dominant de vastes plaines. Quand on regardait son visage, c’était avant tout son nez qui attirait l’attention. Par contraste, ses yeux étaient profondément enfoncés. Il était difficile de savoir ce que ses prunelles, au fond, voyaient vraiment. Le visage dans son entier s’accordait avec sa stature large et vigoureuse. Il était rasé de près, sans égratignures ni grains de beauté. Ses traits réguliers dispensaient une impression de sagesse et de sérénité. Pourtant, il y avait en lui quelque chose, on ne saurait dire, de singulier, de pas ordinaire, qui rendait difficile qu’on lui accorde confiance. Le type de visage qui, de prime abord, faisait hésiter. Peut-être le nez était-il trop puissant. Ce qui déséquilibrait l’ensemble, et qui donnait à ceux qui le regardaient une sensation d’instabilité. Ou bien était-ce dû à ses yeux qui attendaient calmement au fond de leurs orbites et qui lançaient des lueurs semblables à celles d’un glacier primitif. Ou à cause de sa bouche mince, aux lignes cruelles, qui semblait prête à tout moment à proférer des paroles inattendues.

« Et sinon ? demanda l’homme.

— Sinon, je ne sais rien de particulier. On m’a seulement demandé de venir ici pour une séance de stretching musculaire. Les muscles et les articulations, c’est ma spécialité. Je n’ai pas besoin d’en savoir beaucoup sur la situation de mon client ou sur sa personnalité. »

Comme une prostituée, se dit Aomamé.

« Je comprends ce que vous voulez dire, déclara l’homme d’une voix profonde. Mais dans mon cas, je pense qu’il est nécessaire de vous fournir quelques explications.

— Je vous écoute.

— Les adeptes m’appellent “leader”. Pourtant, je ne leur laisse quasiment jamais voir mon visage. La plupart ne le connaissent pas, même ceux qui vivent sur le même domaine que moi. »

Aomamé eut un hochement de tête.

« Mais je vous laisse le voir car il vous serait impossible de me prodiguer un traitement dans une obscurité totale ou avec un bandeau sur les yeux. C’est aussi une question de politesse.

— Je ne parlerais pas de traitement, objecta Aomamé d’une voix froide. Il s’agit simplement d’une séance d’étirements musculaires. Je ne suis pas qualifiée pour dispenser des soins médicaux. Mon intervention consiste à étirer les muscles dont on ne se sert pas en général ou les parties du corps que l’on n’utilise pas au quotidien, et ainsi à freiner la détérioration des capacités physiques. »

On aurait dit que l’homme souriait faiblement. Mais peut-être n’était-ce qu’une illusion. Peut-être les muscles de son visage avaient-ils seulement frémi.

« J’ai bien entendu. Je n’ai utilisé le mot “traitement” que par commodité. Ne vous inquiétez pas. Ce que je voulais dire, c’est que je vous laisse voir maintenant ce que, en général, les gens ne voient pas. J’aimerais que vous en ayez conscience.

— On m’a déjà avertie de bien prendre garde à ne parler à personne de ce qui nous occupe aujourd’hui. » En disant ces mots, Aomamé indiqua la porte qui communiquait avec la pièce voisine. « Mais il est inutile que vous vous souciiez de cela. Rien ne ressortira de ce que j’ai vu ou entendu ici. Mon travail m’amène au contact de nombreuses personnes. Il est possible que votre cas soit particulier, mais, pour moi, vous n’êtes qu’un homme, parmi bien d’autres, qui souffre d’un problème musculaire. Mon intérêt ne va pas au-delà des muscles.

— On m’a dit que, enfant, vous aviez été adepte des Témoins ?

— Ce n’était pas mon choix. J’ai été élevée dans cette optique. C’est très différent.

— Très différent, sans doute, admit l’homme. Néanmoins, les hommes ne peuvent jamais se défaire des images qui les ont imprégnés durant leur enfance.

— Les bonnes comme les mauvaises, répliqua Aomamé.

— La doctrine des Témoins est très éloignée de celle du groupe religieux auquel j’appartiens. Une religion qui se fonde principalement sur l’eschatologie, excusez-moi, mais je dirais que c’est plus ou moins de l’escroquerie. Je considère pour ma part que le sort ultime, dans tous les cas, ne peut être que quelque chose qui se pense personnellement. Pourtant, malgré tout, les Témoins forment une communauté incroyablement solide. Leur histoire n’est pas très ancienne mais ils ont dû résister à bien des épreuves. Et le nombre de leurs fidèles n’a cessé d’augmenter régulièrement. Il y a là beaucoup à apprendre.

— Est-ce que cela ne tient pas seulement à leur étroitesse d’esprit ? Des gens petits, obstinés, sont capables de résister avec acharnement aux forces extérieures.

— Ce que vous dites est sans doute juste », dit l’homme. Puis il fit une petite pause. « Quoi qu’il en soit, nous ne sommes pas ici pour discuter de religion. »

Aomamé ne répondit rien.

« Je voudrais que vous sachiez que mon corps abrite de nombreuses particularités », dit l’homme.

Aomamé attendit en silence ses explications.

« Comme je vous l’ai dit plus tôt, mes yeux ne peuvent supporter la lumière vive. Ces symptômes sont apparus depuis des années déjà. Je n’avais jamais eu d’ennui particulier et puis, à un certain moment, la situation est devenue problématique. C’est la raison principale pour laquelle je ne peux apparaître en public. Je passe la plupart de mon temps dans une pièce sombre.

— La capacité visuelle n’est pas de mon ressort, dit Aomamé. Ainsi que je l’ai précisé tout à l’heure, je ne m’occupe que des muscles.

— Je l’ai très bien compris. J’ai consulté des spécialistes, bien entendu. Je me suis rendu chez de nombreux ophtalmologistes réputés. J’ai subi beaucoup d’examens. Sans résultat pour le moment. Les rétines sont détériorées. On n’en connaît pas la cause. Les symptômes progressent lentement. Si ça continue, il est possible que je devienne aveugle d’ici peu. Naturellement, comme vous l’avez dit, cette question n’a aucun rapport avec les muscles. Il n’empêche que je vous expose tous mes problèmes d’ordre physique, dans l’ordre, de haut en bas. Après quoi, vous évaluerez vous-même ceux sur lesquels vous pourrez agir, et ceux pour lesquels nous ne pourrez rien. »

Aomamé hocha la tête.

« Ensuite, il y a mes muscles, qui se durcissent fréquemment, dit l’homme. Au point qu’ils ne peuvent absolument plus remuer. Ils deviennent littéralement comme de la pierre, et cet état dure plusieurs heures. Quand cela se produit, tout ce que je peux faire, c’est rester couché. Je ne ressens aucune douleur. Simplement, je suis incapable de contracter un muscle. Ou de remuer un doigt. Avec la meilleure volonté du monde, tout ce que je réussis à faire bouger, ce sont mes globes oculaires. Cela m’arrive une ou deux fois par mois.

— Y a-t-il des signes précurseurs ?

— D’abord, j’ai des crampes. Les muscles de différentes parties de mon corps se mettent à palpiter. Cela dure dix minutes, quelquefois vingt. Puis mes muscles sont complètement inertes, comme s’ils avaient été débranchés. Alors, pendant ce laps de temps, une sorte de préavis, je vais dans un lieu où je peux m’allonger. Comme un bateau qui évite la tempête en se réfugiant dans une anse. J’attends la fin de cet état de paralysie. Pendant tout ce temps, ma conscience reste en éveil. Je dirais même qu’elle est plus lucide que jamais.

— Vous n’éprouvez aucune douleur physique ?

— Je n’ai plus aucune sensation d’aucune sorte. On me piquerait avec une aiguille que je ne ressentirais rien du tout.

— Et vous avez consulté pour ce symptôme ?

— J’ai fait le tour des cliniques les plus prestigieuses. Je me suis fait examiner par je ne sais combien de médecins. Ils en ont tous conclu que je souffrais d’une maladie rare qu’ils n’avaient jamais eu à traiter jusque-là, sur laquelle les connaissances médicales actuelles étaient insuffisantes. J’ai essayé tous les traitements imaginables, la médecine chinoise, l’ostéopathie, la chiropraxie, l’acupuncture, les massages, la balnéothérapie… sans que l’on constate aucune amélioration qui vaille la peine d’être mentionnée. »

Aomamé grimaça légèrement. « Moi, je me borne à réactiver les fonctions corporelles du quotidien. Il m’est impossible d’assumer des responsabilités par rapport à un problème aussi grave.

— Cela aussi, je le comprends très bien. Simplement, je tente toutes les thérapies existantes. Si votre intervention ne produisait aucun effet, vous n’en seriez pas tenue pour responsable. Je voudrais que vous fassiez pour moi ce que vous faites habituellement. J’aimerais voir comment mon corps réagira. »

Aomamé visualisa mentalement la scène où le corps gigantesque de l’homme était couché quelque part en un lieu obscur, totalement immobile, comme un animal en train d’hiberner.

« À quand remontent les symptômes les plus récents ?

— Dix jours, répondit l’homme. Et puis, il y a quelque chose d’un peu délicat, mais je crois qu’il vaut mieux que je vous le confie.

— Je vous en prie, parlez sans gêne.

— Pendant le temps que dure cette léthargie musculaire, je suis sans cesse en érection. »

Les traits d’Aomamé se déformèrent encore plus intensément.

« C’est-à-dire que pendant tout ce temps, votre pénis reste durci ?

— Exactement.

— Mais vous n’avez pas de sensation.

— Pas de sensation, dit l’homme. Aucun désir. Simplement il est dur. Rigide comme de la pierre. Comme mes muscles. »

Aomamé secoua la tête légèrement. Puis elle s’efforça de retrouver une physionomie ordinaire.

« Je ne crois pas être en mesure de faire quoi que ce soit à ce sujet. Cette affaire est bien loin de mon domaine de compétence.

— Il m’est également pénible d’en parler, et peut-être de votre côté n’avez-vous pas envie de m’entendre, mais puis-je poursuivre ?

— Parlez, je vous en prie. Je sais garder les secrets.

— Durant cette période de temps, j’ai des relations avec des femmes.

— Des femmes ?

— Plusieurs femmes font partie de mon entourage. Lorsque je suis touché par cet état, ces femmes, à tour de rôle, montent sur moi, étant donné que je ne peux pas bouger, et nous avons un échange sexuel. Pour ma part, je ne ressens rien. Aucun plaisir sexuel. Néanmoins, j’éjacule. À plusieurs reprises. »

Aomamé garda le silence.

L’homme poursuivit. « Au total, il y a trois femmes. Elles ont une dizaine d’années. Je suppose que vous vous demandez pourquoi de si jeunes filles m’entourent, et pourquoi je dois avoir des relations sexuelles avec elles.

— Eh bien… s’agit-il d’une composante de vos pratiques religieuses ? »

L’homme, toujours assis en tailleur sur le lit, eut un gros soupir. « Elles considèrent que cette espèce de paralysie qui m’envahit est une grâce qui m’est octroyée par le ciel, que c’est une sorte d’état sacré. C’est pourquoi, quand survient cet état, ces femmes ont un échange sexuel avec moi. Elles espèrent ainsi être enceintes. Et me donner un successeur. »

Aomamé, sans dire un mot, regardait l’homme. Il n’ajouta rien.

« Vous voulez dire que leur but est d’être enceintes ? Que vous leur donniez un enfant pendant que vous êtes dans cet état ?

— C’est cela même.

— Et donc, si j’ai bien compris, durant le temps de votre paralysie, vous avez des échanges avec trois femmes et vous avez trois éjaculations ?

— Exactement. »

Aomamé ne pouvait pas ne pas comprendre à quel point la situation où elle se retrouvait était affreusement compliquée.

Elle devrait ensuite tuer cet homme. Elle devrait l’expédier de l’autre côté. Et malgré tout, il lui confiait les incroyables secrets que son corps recelait.

« Je ne comprends pas très bien, mais, concrètement, quel est votre problème ? Une ou deux fois par mois, tous vos muscles sont paralysés. À ces moments-là, trois petites amies, très jeunes, se rapprochent de vous et ont un échange sexuel avec vous. Le bon sens dirait que, certainement, c’est là quelque chose qui n’est pas ordinaire. Mais… »

L’homme lui coupa la parole. « Ce ne sont pas mes petites amies. Elles tiennent pour moi le rôle de prêtresses. Et c’est leur tâche d’avoir des rapports sexuels avec moi.

— Leur tâche ?

— C’est ainsi que leur rôle a été déterminé. Leur devoir est de mettre au monde mon successeur.

— Qui a défini ce rôle ? demanda Aomamé.

— C’est une longue histoire, répondit l’homme. Le problème est que mon corps en sera inéluctablement ravagé.

— Et ont-elles été enceintes ?

— Non, aucune. Il n’y a aucune chance pour qu’elles le soient. Elles ne sont pas encore pubères. Et pourtant, ces femmes sont en quête du miracle de la grâce.

— Aucune n’a été enceinte. Elles ne sont pas pubères, répéta Aomamé. Et votre corps approche de son anéantissement.

— Les périodes de paralysie s’allongent peu à peu. Elles reviennent aussi plus souvent. Les choses ont commencé il y a bien sept ans. Au début, la crise arrivait tous les deux ou trois mois. À présent, c’est une ou deux fois par mois. Quand la paralysie prend fin, je subis dans tout mon corps d’intenses souffrances, je suis totalement abattu. Je dois vivre pendant presque une semaine avec ces douleurs et cet épuisement. Comme si l’on me piquait partout sur le corps avec de grosses aiguilles. J’ai de violentes migraines, je me sens complètement épuisé. Je ne peux même pas dormir. Aucun médicament ne me soulage. »

L’homme soupira. Puis il continua.

« La deuxième semaine, c’est beaucoup plus supportable que les jours qui suivent la paralysie. Sans pour autant que les douleurs disparaissent. Plusieurs fois par jour, elles déferlent sur moi avec violence, comme des vagues. Je ne peux plus respirer convenablement. Mes viscères ne fonctionnent pas correctement. Comme une machine qui manque d’huile de graissage, mes articulations craquent. Je sens distinctement que ma chair est avidement dévorée, que mon sang est sucé. Mais ce qui me ronge, ce n’est pas le cancer, ni des parasites. J’ai subi toutes sortes d’examens. On ne m’a rien trouvé qui pose problème. Je suis en pleine santé, me dit-on. Les médecins n’ont aucune explication à mes tourments. C’est ce que je dois accepter en échange de la “grâce” qui m’est octroyée. »

Il semble que cet homme soit vraiment sur le point de s’écrouler, songea Aomamé. Même si les signes de ce qui le consume ne se voient pratiquement pas. C’est un homme très solidement bâti et ce corps paraît entraîné à supporter des douleurs intenses. Néanmoins, elle sentait que, physiquement, l’homme était en train de dépérir. Il était très gravement atteint. Elle ignorait la nature de sa maladie et de ses souffrances. Mais, à moins qu’elle ne le tue de ses propres mains, il serait lentement détruit, en proie à d’horribles tortures qui le mèneraient inévitablement à sa mort.

« Il est impossible d’empêcher cette progression, dit l’homme comme s’il avait lu dans les pensées d’Aomamé. Je suis miné de partout, mon corps se vide, je vais au-devant d’une mort affreusement douloureuse. Ils abandonneront simplement le véhicule lorsqu’il ne sera plus d’aucune utilité.

— Ils ? dit Aomamé. De qui parlez-vous ?

— De ceux qui me rongent ainsi le corps, répondit l’homme. Mais laissons cela. Pour l’instant, ce que je recherche, c’est que vous atténuiez mes douleurs. Même en partie. C’est tellement pénible à endurer. Par moments, je souffre à un point abominable. Comme si ces douleurs étaient reliées directement au centre de la terre. En dehors de moi, personne ne peut comprendre. Ces douleurs m’ont beaucoup dépossédé. En même temps, comme en contrepartie, j’en reçois beaucoup. C’est une immense grâce particulière que je reçois en échange de cette immense douleur particulière. Mais bien sûr, elle n’en est pas pour autant allégée. Je n’échapperai pas à la destruction. »

Il y eut ensuite un profond silence.

Aomamé se hasarda. « J’ai l’air de me répéter, mais je pense que mes techniques ne peuvent rien face à vos problèmes. En particulier s’ils vous arrivent en échange de la grâce. »

Le leader se redressa et regarda Aomamé. Il y avait comme un glacier au fond de ses orbites. Puis ses lèvres longues et fines s’ouvrirent.

« Non, moi, je crois que vous pouvez faire quelque chose. Il n’y a que vous qui le puissiez.

— J’en serais ravie, si c’était le cas.

— Je sais des choses, dit l’homme. Je comprends toutes sortes de choses. Si vous le voulez bien, je vous en prie, commencez. Procédez comme vous avez l’habitude de le faire.

— Je vais essayer », dit Aomamé, d’une voix creuse et raide. Je vais faire ce que je fais toujours, pensa-t-elle.

Juillet à Septembre
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