Chapitre 40

Greys, wa, suite.

Ils s’étaient installés sur le perron du bungalow et ils commençaient à se réchauffer. Le soleil grimpait, sans à-coups, les étages de son parcours quotidien. Cattrioni avait envoyé Paterson à Lancelin sous le prétexte de leur rapporter des cafés, des boissons et de quoi ne pas mourir de faim dans ce village de l’Ouest perdu. En réalité il préférait être seul avec Ashe pour la séquence suivante : faire sortir le malfrat en chef de son mutisme. La tâche s’avérerait difficile, voire impossible, car Stadler, conscient que ses seules paroles de la matinée s’étaient soldées par un aveu compromettant, allait maintenant refuser de dire quoi que ce soit. Ange essaya quand même.

— Vous vous rendez compte que vous êtes dans de sales draps, non ? Détention d’un stock d’armes, détention d’une quantité impressionnante de drogue dont il sera facile de prouver qu’elles vous appartenaient. À vous ou à vos hommes. Complicité dans l’assassinat d’un routier qui de surcroît était membre d’un gang rival… Ça fait beaucoup. Comment comptez-vous vous défendre ?

— …

— Bon, continuons. Vous avez fait tuer Stratos mais pas n’importe comment. Un cadavre découpé en morceaux avec le sexe tranché. Très cruel. On peut imaginer que c’est d’ailleurs ce qui a provoqué la colère des White Cheaters et qu’ils sont venus se venger sur votre terrain. Comment savaient-ils que vous étiez tous réunis à Greys ? Il doit y avoir des traîtres chez vous aussi, comme partout… Parce que, vous savez, si on a pu arriver à vous coincer, c’est grâce à la trahison d’un des vôtres. Ça vous étonne ?

Cattrioni bluffait. Il avait lancé cela au hasard en espérant que ça finirait par faire réagir Stadler. Ce n’était pas encore le cas.

— Stratos avait les organes génitaux coupés, comme un bûcheron en Tasmanie, comme un mineur à Deadwood Lake. Vous y êtes sans doute pour quelque chose aussi. Et ceux d’après, peut-être aussi. Tacchini-Brown, vous le connaissiez, n’est-ce pas ?

— …

— Et les médias qui s’emballent, et le public qu’on monte contre les Aborigènes. À qui profite le crime ? À qui profitent tous ces crimes ? Vous le savez sûrement. Vous ne voulez pas le dire parce que ça concerne un ou plusieurs de vos soutiens haut placés. Ceux-là sont inattaquables. En principe. Nous, ce qu’on veut justement, c’est les attaquer. D’abord les trouver puis ensuite les confronter à leurs crimes. Je sais, vous allez dire que vous n’êtes que les exécuteurs des basses œuvres. Mais vous avez des connections et ces connections il va falloir nous les donner. N’est-ce pas… ?

— …

— Bien sûr, vous pensez que nous ne savons rien. Mais si, mais si, vous pensez cela Monsieur Stadler. Eh bien, vous vous trompez. Voyez comme vous avez été surpris que nous sachions que Greg Albury avait tué Kevin Stratos. Et nous avons encore bien d’autres munitions en réserve. Vous voulez vérifier, ça vous tente d’en savoir plus ?

— …

— Vous ne dites rien mais vous bouillonnez. Vous mourez d’envie de savoir ce que nous avons encore en réserve. Ça vous démange, je le lis dans vos yeux…

Ange bluffait encore. De son côté Ashe était bluffé. Il n’avait jamais vu son copain dans un tel exercice. Ce mélange de maîtrise de soi, d’autorité, de sous-entendus et de psychologie basique le surprenait. Il l’avait vu dans des scènes d’action où le professionnalisme du Police Officer l’avait déjà étonné, tant le décalage était grand entre ce qu’il connaissait d’Ange, sa douceur et sa tendresse, et la brutalité dont il avait fait preuve en ces circonstances extrêmes. Enfin extrêmes pour lui, pas pour un policier confronté en permanence à des situations limites, à des événements dangereux. Ce qui le déconcertait ce matin c’était la fureur qui transpirait par tous les pores de Cattrioni, dans tous ses gestes. Il n’était pas au bout de ses surprises.

— Je vais vous donner un petit échantillon Monsieur Stadler. Vous voyez cette cabane, celle du bout ? Vous la connaissez, n’est-ce pas ? Non ? Vous hochez la tête, vous niez et pourtant… Oui, c’est là qu’on a retrouvé le cadavre pendu d’un certain Alistair Garrison. Ça vous dit quelque chose ? Oh, si ! Je sais que vous le connaissiez. Parce que cette cabane vous appartient. On vous a vu y entrer, nous avons des témoins. Hé oui, ce sera difficile à nier. Un pendu dans votre bungalow ! Ennuyeux. Surtout qu’on ne sait pas comment il est arrivé jusque-là. Parce que, voyez-vous, il y a quelque chose qui nous intriguait depuis le début dans les rapports d’enquête. Apparemment, cela n’avait pas alerté les policiers de Lancelin qui avaient rédigé le rapport. À Greys, après la découverte du corps du jeune Aborigène, on n’a retrouvé aucun véhicule qui lui aurait servi à venir jusque-là. Et pourtant, il n’a pas pu venir à pied, ni par la mer, cela paraît bien improbable, n’est-ce pas… Alors qui l’a amené ? Et pourquoi ? Vous le savez ?

— …

— Mais si vous le savez ! Parce que c’est peut-être vous, peut-être pas. Un de vos collègues alors ? Qu’en pensez-vous ?

— …

— Rien, bien sûr vous ne dites rien mais il y a toutes ces motos qui ont circulé, toutes ces motos qui plus tard allaient se rassembler un vendredi soir pour se faire piéger par d’autres bikers, les White Cheaters. Résultat, des traces, des centaines de traces de roues qui recouvrent maintenant celle du véhicule, enfin de la moto qui a amené le jeune Aborigène. Moi je parie pour une moto avec Alistair sur la selle arrière. Il va bien falloir que vous nous donniez quelques explications…

Dans la voix d’Ange perçait aussi sa nervosité. Il s’attendait au mutisme du gangster mais il allait devoir passer à la phase suivante. Paterson allait revenir d’un moment à l’autre et Cattrioni devait obtenir ce qu’il voulait avant son retour. Son adjoint n’était pas obligé de savoir tout de lui.

— Ashe, prends-lui son portable dans sa poche.

Un ton qui n’admettait pas la réplique. Ashe s’exécuta. Cette petite humiliation (il n’était pas son supérieur hiérarchique après tout ! Et ce n’était pas des manières d’agir avec quelqu’un qui lui avait déjà rendu tant de services) était compensée par la satisfaction de savoir que Cattrioni était en train d’arriver à ses fins. Et qu’il n’aurait pu le faire sans les informations qu’il lui avait amenées. Grâce au jeune Nigel qui avait au demeurant un fort joli cul. Depuis moins d’une heure il avait retrouvé la confiance d’Ange. Il en était sûr, sinon celui-ci ne lui aurait pas permis de rester avec leur prisonnier. Stadler les fusillait du regard et serrait les mâchoires pendant qu’il fouillait dans ses poches.

— Regarde ses derniers appels.

Sans un mot, impassible, Ashe ne lui répondit pas et lui tendit l’appareil.

— Excuse-moi, on va regarder ensemble… mais faisons gaffe.

Il s’agissait de ne pas perdre le loustic des yeux. Un loustic qui avait trouvé le moyen d’envoyer deux sms entre quatre et cinq heures ce matin c’est-à-dire pendant le trajet jusqu’à Greys. Même menotté, même surveillé de temps en temps par Paterson à l’arrière de la voiture, il y était parvenu. C’était justement ces numéros-là qui les intéressaient.

— À qui avez-vous envoyé ce message ?

— …

— Vous ne voulez pas nous le dire ?

Et tout à coup, sous le soleil qui tapait fort maintenant, la scène, dans ce décor trop grand pour trois personnages, trois silhouettes perdues sur le seuil d’une cabane déglinguée, au milieu des interminables dunes qui bordent l’océan, la scène prit une tout autre tournure.

Ange saisit Stadler, entravé par ses menottes. D’une prise brutale, il le plaqua au sol. Il s’assit sur lui en pesant de tout son poids qui avoisinait le quintal.

— Maintenant tu vas faire ce qu’on te dit !

— Non !

— Si mon ami ! Et je ne vais plus prendre de gants avec toi. Toi et tes amis vous ne comprenez que la force, alors on va l’employer nous aussi. Mais d’abord tu vas nous rendre un immense service. Tu vas envoyer un sms à ton correspondant. Débrouille-toi pour qu’il paraisse vraiment urgent. Et tu vas lui demander de venir. Seul. Bien compris ?

— Non !

Ashe ne bougeait plus. Il était prêt à porter main-forte à Cattrioni mais se demandait s’il était capable de le suivre sur ce chemin-là. La colère du PO remontait à des mois, voire des années de traques inutiles et elle était maintenant impossible à arrêter. Il hurlait à l’oreille de Stadler et pointait son revolver sur sa tempe. Le boss fermait les yeux et ne se défendait plus.

— Si ! Si ! Tu vas le faire… Nous avons été trop patients avec vous tous. Maintenant qu’on touche au but on ne va plus hésiter. Si tu n’envoies pas ce sms, c’est simple, je te flingue. On ne trouvera peut-être pas tes complices mais au moins on sera débarrassé de toi. Tu ne nous en crois pas capables parce que tu me connais. Eh bien tu me connais mal. Il y a un moment où le vase déborde. Tu vois ce squat autour de nous. Désert, désert, désert ! Personne n’y vient jamais en semaine et tu le sais. Alors un coup de feu et on te balance à la mer. On aura tout le temps de faire ça correctement et personne ne s’étonnera, si jamais on retrouve ton corps percé de balles sur une plage, que tu aies été victime d’un règlement de comptes ici, après ce qui s’est passé avec les White Cheaters…

Les hurlements de Cattrioni pouvaient s’entendre jusqu’à l’autre bout du camp mais seules les mouettes auraient pu s’en effrayer. Ashe se demandait quelle était la part de bluff dans ce comportement. Ange était-il capable de tuer de sang-froid un gangster qui ne menaçait pas sa vie ? Cela le ramenait à ses propres interrogations. Lorsqu’il avait été obligé, l’année précédente, de tuer un Asiatique qui le menaçait, il était en état de légitime défense. Il ne l’avait jamais avoué clairement à son copain qui l’avait sûrement deviné et qui n’avait pas caché sa désapprobation. C’est à ce moment-là que la confiance avait commencé à se fissurer. C’est à partir de là que Cattrioni avait fait quelques remarques désagréables sur les méthodes d’Ashe. Ce dernier n’avait rien dit mais il l’avait mal pris car, s’il agissait parfois ainsi, c’était toujours pour aider le PO Ange Cattrioni.

Maintenant, pétrifié, il avait sous ses yeux un officier de police déchaîné qui crachait sa hargne trop longtemps contenue.

— Fais lui comprendre qu’il doit venir vite. Deux heures et demie maximum. S’il ne vient pas, c’est toi qui paieras. Ce sera la fin de ta carrière… On n’hésitera pas.

Ashe apprécia le on. Il ne se voyait pas participer à une telle exécution mais ce n’était pas le moment de faire part de ses doutes.

Stadler ne tergiversa pas longtemps. Il savait qu’il avait joué gros et qu’il risquait plus gros encore. Il s’exécuta. Ils n’essayèrent pas de lire ce qu’il avait écrit. S’il en profitait pour alerter son contact, ils n’y pouvaient rien. Ils s’assurèrent seulement que le sms était bien parti au même numéro que celui que le gangster avait composé en cachette lors du transfert vers Greys.

Paterson revint. Les cafés étaient froids, ce qui n’avait pas beaucoup d’importance, la température était en train de dépasser les trente degrés. Tous mouraient de faim et Lee Stadler ne se fit pas prier pour accepter un sandwich.

Ils étaient assis en rang d’oignons sous un auvent métallique qui les abritait du soleil à défaut de la chaleur. Paterson avait amené plusieurs bouteilles d’eau. Ils pouvaient tenir un siège de plusieurs heures. Ils n’en auraient pas besoin. Même s’ils laissaient un peu plus de temps au complice du boss pour arriver jusqu’à eux, ils ne pourraient pas faire durer l’attente indéfiniment.

Un complice allait venir, Cattrioni en était sûr.

Oui. Mais qui ?

Les mâchoires du serpent
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