Chapitre 35

Greys, wa.

Sauf que la nuit suivante, ils furent interrompus dans leur projet par des événements inattendus. Un affrontement d’une extrême violence, à la nuit tombante. Et du coup, Zina Garrison ne sut jamais ce à quoi elle avait échappé…

Difficile par la suite de savoir précisément ce qui s’était passé à Greys puisqu’il n’y avait pas eu de témoins, à part les acteurs de la bataille. Et ceux-là, ceux qui étaient restés sur le carreau tout au moins, avaient profité de leurs blessures pour ne rien dire à la police ou aux soignants de l’hôpital.

Le lieu se prêtait à ce règlement de comptes sanglant. Greys devait être désert, comme le jour où Ashe s’y était rendu et avait découvert le corps sans vie d’Alistair pendu à une corde. Les belligérants avaient eu tout le loisir de vider leurs querelles dans cet espace irréel. Étaient-ils arrivés ensemble ? Ou les uns après les autres ? Ce qui est sûr c’est que lorsque la police, prévenue par un coup de fil évidemment anonyme, était parvenue sur les lieux, elle n’avait trouvé que des impacts de balles dans les murs des cabines, des traces de pneus rageurs sur le sable des allées et quatre motards en train de perdre leur sang contre les palissades des enclos.

Les quatre blessés s’appelaient Albury, Palestro, Smith et Villunga. Ce dernier curieusement était noir, originaire des West Indies, les Antilles britanniques. Tous appartenaient au gang des Rock Rebells, un groupe de bikers particulièrement violent, un de ces groupes qui paradent le dimanche en procession rutilante et organisent en sous-main de nombreux trafics. Ils luttent avec d’autres gangs pour leurs territoires, leurs rayons d’action et leurs monopoles sur telle ou telle drogue, sur la distribution d’alcool ou même sur les lieux de prostitution. Ce n’était pas la première fois que la Western Australia donnait lieu à de tels affrontements mais cette fois, la bagarre s’était passée à l’abri de tous les regards et cela leur avait permis de faire claquer les armes à feu. Albury avait une balle dans la jambe, Smith dans l’épaule. Palesto avait plusieurs fractures consécutives à une chute de sa moto dont les pneus avaient été crevés par des tirs. Seul Villunga était vraiment entre la vie et la mort à l’hôpital de Lancelin. Il avait été placé en coma artificiel car une balle lui avait traversé le torse et un poumon était atteint. Lui, ne pouvait pas parler. Quel pouvait bien être l’itinéraire de cet Antillais au long nez, quadragénaire et mince, parmi cette bande de gros ours barbus et racistes ? Les intérêts des gangsters sont souvent illisibles.

La police avait tenté d’en savoir plus en interrogeant les trois autres mais ils refusaient de coopérer, cachant sous la douleur et les médicaments une prétendue amnésie. D’autres avaient sûrement été blessés mais ils avaient réussi à s’échapper du village par leurs propres moyens avant même le coup de fil anonyme aux ambulanciers qui avaient attendu l’escorte policière pour faire leur job.

Devant le mutisme des éclopés, les enquêteurs avaient essayé de reconstituer le fil des événements à partir des indices trouvés sur place et les témoignages des premiers secours. Le lieu choisi, la date et l’heure aussi, la tombée de la nuit en milieu de semaine, tout cela sentait le guet-apens. Un blouson abandonné et un téléphone portable perdu et analysé firent penser aux flics que les Rock Rebells réunis à Greys avaient été surpris par un autre gang, d’autres motards, les White Cheaters. Connaissaient-ils le lieu de réunion de leurs concurrents ? Leur avaient-ils donné rendez-vous pour discuter ? Toujours est-il que le ton était monté et que la violence avait sûrement duré de longues minutes. Poursuites dans le sable des dunes, bagarres à mains nues ou à l’arme blanche, nombreuses douilles trouvées par terre, portes enfoncées, barrières et citernes saccagées. Les uns comme les autres avaient trouvé le terrain de jeu idéal pour régler leurs affaires. Ashe qui avait été surpris par l’isolement du camp pouvait très bien imaginer la scène lorsque Ange lui raconta les hostilités.

Ce n’était pas la première fois que ces deux groupes s’affrontaient. Ils avaient une longue litanie d’accrochages publics qui témoignaient d’une animosité ancienne. Qui n’étaient d’ailleurs que les épisodes successifs de la guerre larvée que se livraient les gangs au Far West de l’Australie, c’est-à-dire sur ses terres inhospitalières qui forment la majeure partie de l’État d’Australie de l’Ouest, autour de Perth.

Tout remontait à une dizaine d’années plus tôt avec la trahison de l’un des chefs des Rebells. Il avait lâché des informations à la police qui avaient permis aux autorités de décimer le gang, l’un des plus dangereux à l’époque. Cet homme s’appelait Roy Mercati. Ses infos, si utiles aux forces de l’ordre, avaient porté un coup terrible aux Rock Rebells. Ils avaient aussi laissé beaucoup de dollars dans l’affaire à cause des saisies des flics. Mercati n’avait fait que quelques mois de prison mais, en sortant, il avait craint pour sa vie et il s’était empressé de rejoindre avec armes et bagages les White Cheaters. La plaie était loin d’être refermée, la bagarre de Greys en témoignait, elle apparaissait comme un point d’orgue de cette guerre larvée.

Dès les premières heures, Ange Cattrioni avait suivi l’affaire de près et de loin. De près parce qu’il se faisait transmettre tous les rapports et tous les documents possibles. De loin parce qu’il était à Perth, que l’enquête avait lieu à Lancelin à cent cinquante kilomètres de là et qu’il ne voulait pas empiéter sur le terrain de ses confrères. Mais l’affrontement avait eu un grand retentissement dans les médias. Les habitants d’Australie-Occidentale, prompts en général à fermer les yeux sur les activités souterraines de ces malfrats à deux roues, bardés de cuir, commençaient à trouver qu’ils en faisaient un peu trop. Les politiques réagissaient mollement mais ils avaient tout de même confié, à la police de Perth, le soin de mettre un peu d’ordre dans ces tribus rugissantes à la gâchette facile. Cattrioni supervisait le dossier.

Les policiers de Lancelin, devant le coma de Villunga et l’état vaporeux de Palestro et Smith, s’étaient concentrés sur Albury. Il n’avait qu’une balle dans la jambe et, même s’il exagérait l’effet de la morphine qu’on lui avait prescrite après lui avoir retiré le projectile, il semblait avoir repris tous ses esprits.

C’était un gros bébé d’à peine trente ans dont cinq déjà passés en prison parce qu’il avait toujours refusé de coopérer avec la ccc, la Commission de la corruption et du crime. Il avait bien été obligé de décliner son identité et sa profession. Son dossier était ressorti illico. Allongé nu sur son lit à l’hôpital, il n’hésitait pas à se débarrasser de son drap, prétextant la chaleur. Il était fier de ses multiples tatouages, sur les bras, les jambes, le torse et même la queue. Fier de ses piercings aussi à d’autres endroits tout aussi intimes. Il était petit et arrogant. Son corps était gonflé et pas seulement par la bière. Un visage rond et des yeux agressifs. Il avait récupéré ses lunettes de soleil et les portait sur le front. Il aboyait ses ré­­ponses comme l’aurait fait un chien enrhumé. Il ne voulait rien dire sur ce qui s’était passé à Greys. Quand les policiers revenaient à la charge il n’émettait qu’injures et menaces. Ses années en prison ne l’avaient pas vacciné. Il allait pourtant y retourner très vite.

Greg Albury, lorsqu’il ne chevauchait pas sa Harley avec ses mates, faisait la route. Il conduisait un camion à deux remorques à travers le pays. La consommation d’amphétamines ne lui faisait pas peur. Au contraire. Il n’était pas le seul parmi les bikers à faire ce métier-là et les policiers de Lancelin n’y virent rien de particulièrement intéressant.

Ange reçut le dossier de l’interrogatoire avorté d’Albury. La photo qui l’accompagnait n’était pas celle de son corps tatoué allongé sur son lit mais une photo en plan plus serré, prise lors d’une interpellation précédente. Elle témoignait, aussi bien, de l’évidente stupidité du garçon. Le visage ne disait rien à Cattrioni. La profession, si. Il entrevoyait une piste. Elle ne mènerait peut-être à rien mais elle méritait d’être suivie. Si son idée aboutissait, elle allait faire du bruit.

Malheureusement, même si son intuition était juste, les choses ne se passèrent pas tout à fait ainsi.

Durant les semaines suivantes, Ange devint de plus en plus amer. Il lui semblait que toutes ses initiatives aboutissaient à un cul-de-sac. Ou plutôt qu’elles s’enlisaient sous les autres charges et les autres enquêtes.

Les mâchoires du serpent
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