Chapitre 30

Matilda Bay, Perth, wa.

Tu arrives comme les carabiniers…

— Pourquoi ?

— Ça va te faire un coup mais il faut que je te dise que ton copain Alistair est mort, on l’a retrouvé pendu.

— Un, ce n’était pas mon copain. Deux, je le sais déjà. Dans une cabane à Greys.

— Qui te l’a dit ? Je viens seulement de l’apprendre par la police de Lancelin…

— C’est moi qui les ai prévenus. J’y étais, je l’ai vu.

— Putain, c’est pas vrai ! Ne me dis pas que tu es mêlé à tout ça ?

— Non, je ne crois pas…

— Comment ça, tu ne crois pas ?

— Je vais t’expliquer.

— Je n’ai pas le temps, tout se bouscule. Il faut que tu me racontes, viens ce soir chez moi.

Pendant un court instant, Ashe en est resté sans voix. Il se doutait que ça ne ferait pas plaisir à Cattrioni de le savoir sur les lieux de la mort d’Alistair mais il ne s’attendait pas à ce qu’il le convoque. Et chez lui en plus ! Ce n’était pas arrivé depuis si longtemps, il se souvenait à peine d’y être allé une fois, une seule, au tout début où ils s’étaient connus, la nuit. Ange protégeait tellement sa privacy. Paradoxalement leur relation était peut-être en train de prendre un tour strictement professionnel. Il n’avait pas envie qu’elle change. Ashe aimait à penser à Ange avec tendresse et s’imaginer qu’une fois de temps en temps il était encore possible de se retrouver dans les bras de son policier préféré au poil dur et aux yeux outremer. Il ne voulait pas imaginer que cela ne puisse plus jamais arriver.

Il devait attendre la soirée mais il ne tenait pas en place. Il était toujours bouleversé par ce qu’il avait vu à Greys, ce matin. Il mit ses affaires dans le coupé Mazda puis fila à Swanbourne. Mais, avec le beau temps revenu, le “docteur Fremantle”, ce vent solaire d’ouest, était revenu lui aussi. Fort. Il soulevait des vagues déplaisantes sur la plage. Pas question d’y plonger. Il retraversa les banlieues chic de Cottesloe et de Mosman Park et se replia sur une plage minuscule au bord de la rivière. À cette heure-là, sous la falaise, elle était à l’ombre mais il s’en fichait. L’eau lui parut froide mais il s’en fichait aussi. C’était bon pour ce qu’il avait. Il nagea un bon kilomètre sans s’arrêter puis se laissa sécher sur une pierre plate au bout de la petite crique. Quand il remonta dans la décapotable, il grelottait. Il en fut quitte pour mettre le chauffage à fond pendant quelques minutes.

Il longea la Swan River au ralenti. Matilda Bay était remplie de kite-surfers, des étudiants de l’université voisine qui déployaient leurs immenses cerfs-volants après les cours et qui, tractés par ces voilures démesurées, s’envoyaient en l’air à qui mieux mieux.

Cela le distrait un court instant. Mais sa mélancolie le reprit vite et c’est la mine dépitée qu’il finit par arriver chez Ange alors que les fans de kite-surf avaient déserté les vaguelettes de la rivière depuis longtemps et que la nervosité n’avait cessé de le gagner.

— Tu me dois quelques explications, affirma d’emblée Cattrioni.

— Je t’avais parlé de Greys…

— Je ne savais pas que tu comptais y aller.

Sec. Déterminé. Pro.

— Ça aurait changé quelque chose ? Tu m’en aurais empêché ?

— Je n’imaginais pas un seul instant qu’Alistair ait pu se trouver là.

Ils buvaient une Cascade glacée sur la terrasse dans la nuit illuminée par la skyline des buildings du centre de Perth de l’autre côté de la Swan River. Le temps restait doux malgré l’obscurité. Doux comme le ton que finit par prendre Ange au bout de quelques minutes. Le tempo stressé des premiers échanges n’avait pas rassuré Ashe mais c’était passé. Après avoir détaillé par le menu tout ce qu’il avait vu à Greys, il finit par demander :

— Qu’en pense la police de Lancelin ?

— Qu’Alistair s’est pendu, pour eux ça ne fait aucun doute. Et toi ?

— Je n’en sais rien mais à première vue, oui. Il n’y avait aucune trace de lutte et j’ai du mal à imaginer qu’il ne se soit pas débattu si on l’y avait forcé. À moins que…

— À moins que quoi ?

— Non, rien. Mais ça m’a tellement surpris…

— Tu l’aimais bien ?

— Je le connaissais à peine mais c’est vrai que je le trouvais étonnant et que je commençais à m’y attacher. Ce qu’il représentait me plaisait. C’était quelqu’un qui essayait de faire le lien entre les deux cultures. Même si, sans doute, il employait des moyens trop radicaux pour arriver à ses fins. Mais il essayait. Sinon il ne serait pas venu dans des endroits comme le Court, il n’aurait pas non plus provoqué notre rencontre à Melbourne.

— Il y a des gens qui essayent des deux côtés de rapprocher des points de vue irréconciliables. C’est aussi cela qui les détruit. Il y a quelque chose d’ingérable dans le rapprochement de deux mondes aussi dissemblables. Quand quelqu’un essaye, c’est à ses risques et périls. Pour un jeune Aborigène, vivre comme les Blancs, au moins dans certains domaines, la liberté sexuelle par exemple, c’est destructeur. Le poids de sa communauté est trop fort. Je ne crois pas qu’Alistair ait pu assumer cela. Pas tout seul. C’est aussi pourquoi le taux de suicide chez les jeunes hommes blacks est si élevé. Pas toujours pour leurs problèmes sexuels, mais pour des problèmes d’adaptation.

— Quel rapport avec notre histoire ? Je veux dire avec les autres meurtres. Son activisme ?

— Peut-être, peut-être pas, difficile à dire. Peut-être qu’Alistair était complètement en dehors de tout ça. Quoique…

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Il était proche d’atb, Andrew Tacchini-Brown. Je ne sais pas si c’était seulement sexuel mais je sais de bonne source qu’ils se sont vus plusieurs fois au cours des semaines qui ont précédé la mort du financier. Et j’ai aussi la preuve qu’Alistair était à Perth la nuit où atb a été tué.

— Tu crois que… ?

— Non, je ne crois rien pour l’instant. Mais il y a quelque chose à chercher de ce côté-là. Je voudrais bien savoir par exemple si Tacchini s’occupait des négociations de sa compagnie avec les responsables aborigènes pour les terres qu’ils exploitent.

— Ça, on peut le savoir, non ?

— Les dirigeants de Forest Hill Metal Ltd affirment que non. Je ne les crois pas. Ils mentent comme des arracheurs de dents. Par exemple je suis sûr qu’ils savaient tout de la vie marginale de leur directeur financier, bien qu’ils le nient. Ils le surveillaient, j’en suis sûr. Je pense même qu’atb le savait.

— Tu ne penses tout de même pas…

— Je dis seulement que c’est un grand jeu qui nous dépasse. Les meurtres ne sont pas l’œuvre d’un même assassin. Personne ne le croit même si les médias essayent d’orienter l’opinion sur cette piste, aborigène de préférence. Cela arrange leurs sponsors. Les journaux et la télé vont dans ce sens, à la botte des grandes compagnies minières. Pourquoi crois-tu que Kevin Rudd a dû quitter son poste de Premier ministre ? Il voulait instituer une taxe sur les profits de ces compagnies. Mais les campagnes de presse contre cette taxe l’ont tué. Sur le thème, si les compagnies sont trop imposées, elles ne pourront plus vous employer, vous les Australiens moyens, dans les mines et vous payer grassement. Tu parles ! Ça ne profite évidemment qu’aux gros et aux actionnaires. Rudd est tombé et les compagnies minières continuent de prospérer. L’Australie-Occidentale est coincée dans un étau entre les industriels et les gangsters qui sont peut-être les mêmes d’ailleurs…

— Tu exagères…

— Sûrement.

Leur conversation n’était plus qu’un murmure. La brise était complètement tombée et la rivière, sous la terrasse, ressemblait à une masse sombre et laquée. Ange reprit :

— Tiens, ils ont enfin trouvé quelque chose à la mine de Deadwood Lake.

— Celle où je suis allé ?

— Oui, à côté, dans le désert, ils ont trouvé une sorte d’outil, une sorte de masse qui était enfouie dans un puits. Avec du sang de Philippoussis dessus. C’est sûrement comme cela qu’on lui a massacré le visage et fait toutes ces blessures sur le corps.

— Et on sait à qui il appartenait ?

— Il y a beaucoup d’empreintes dessus. Mais ça ne prouve rien, tout le monde a pu se servir de l’outil avant. Ils font la liste des empreintes mais je pense qu’on n’aboutira à rien.

Ange finit par commander des pizzas. Ils décidèrent de rester à l’extérieur. Il n’y avait plus aucun bruit et la fraîcheur de la nuit se faisait encore attendre. Mais Ashe enfila tout de même un pull, son bain dans la Swan l’avait refroidi. Il ne voulait pour rien au monde interrompre cette soirée. Il n’attendait rien de plus de son copain ce soir, il voulait juste adoucir le climat de cette rencontre. Le ton du PO était trop sévère, sans chaleur, il l’avait saisi tout de suite. Lui faisait-il encore confiance ? Sans doute, puisqu’il lui donnait des infos confidentielles. Mais sa retenue n’était pas bon signe. Le big hug échangé à son arrivée était plus formel que chaleureux. Ashe allait devoir se bouger le cul s’il voulait regagner l’estime et peut-être la tendresse de l’officier de police aux yeux glacier. La couleur de son regard changeait d’ailleurs de nuance avec son humeur. Ce soir ils étaient légèrement plus sombres.

— J’ai encore besoin de toi, reprit soudain Ange.

C’était dit comme il l’aurait fait pour un de ses adjoints. Ashe décida de ne pas s’en formaliser. Au moins il pouvait encore lui rendre service et il allait sacrément s’appliquer. Ange continuait :

— Jack Cockburn est mort de son cancer des testicules. Il a fini par passer après des mois de souffrance. Mais je ne vais pas le plaindre, il en aura fait assez souffrir d’autres tout au long de sa vie. L’hôpital et la famille l’ont annoncé tout à l’heure.

— En quoi cela me concerne-t-il ?

— L’enterrement a lieu après-demain à la cathédrale Sainte Mary. Il y aura toute la société de Perth. C’est l’évêque, Mgr Simpson, qui va officier. Ce sera intéressant. J’y serai mais je ne peux pas t’emmener. Je voudrais que tu y ailles quand même

— Tu veux que j’assiste à la messe, c’est ça ?

— Pas pour prier, c’est sûr, mais pour observer.

— Mais je ne suis pas invité !

— Débrouille-toi, tu connais le consul de France, non ?

Quarante-huit heures, c’est tout ce qu’il lui restait pour tenter de trouver une solution. Ce ne serait pas facile mais il n’était pas question de décevoir Ange.

— Qu’est-ce qu’il faut en attendre ?

— On va voir une foule d’hypocrites. Ils ont toutes les raisons de le détester. Même ceux qui lui doivent leur fortune. Cockburn est mort, les lions sont lâchés. L’héritage est à portée de main. Observe tout, regarde tout. Il y a fort à parier que ça va tanguer dans les jours, les semaines qui viennent.

— Mais je les connais à peine, ces gens-là…

— Débrouille-toi, renseigne-toi auparavant.

Ils finissaient leur quatrième bière. Ils étaient passés à la Little Creatures, une bière rousse brassée à Fremantle. Ashe se sentait un peu flottant. Mais il ne voulait pas encore se lever.

— Et Alistair ?

— Quoi, Alistair ? Tu veux assister aussi à son enterrement ?

— Pourquoi pas ?

— Sûrement pas ! Ce sera dans sa communauté et ni toi ni moi n’y serons admis. Il a dû être récupéré par les siens pour des cérémonies traditionnelles. Des rituels très différents des nôtres. Tu n’y serais pas le bienvenu, tu peux en être sûr !

— Vous ne faites pas une enquête ?

— Le minimum. Il s’est pendu, voilà tout.

— Et le lien avec le reste ?

— Je n’y crois pas. On va un peu fouiller sur sa relation avec Tacchini-Brown et c’est tout.

Un léger froid de nouveau entre eux deux. Il était temps de partir.

En rentrant, il fit bien attention à respecter la limitation de vitesse sur la Sterling Highway. Pas question de se faire arrêter. Il avait sûrement un taux d’alcool légèrement prohibitif. Tout au long de son trajet il se promit aussi de ne pas laisser tomber Alistair.

Les mâchoires du serpent
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