Chapitre 13
Hobart, Tasmanie.
La ville somnolait. Comme d’habitude. Ashe s’attendait à trouver un aéroport de la taille de celui de Perth ou à peu près. Il n’y avait qu’un seul bâtiment et un seul taxi stationnait devant le hall où une vingtaine de passagers était accueillie par leurs familles. Province. Il réussit à l’attraper.
— C’est toujours comme ça ici ?
— Toujours. Et encore on est en semaine !
Le chauffeur du taxi avait un beau visage sombre et une barbe taillée courte. Il ne lui manquait qu’un turban sur la tête pour ressembler à un fakir. Ses yeux écarquillés aimantaient. Son anglais fleurait bon l’administration britannique de l’Empire.
— Inde ?
— Oui, de Calcutta.
— Ça doit vous changer, ici ?
— J’étais fonctionnaire de la Ville, alors vous pensez ! J’apprécie le calme. Et mes enfants vont tous à l’université.
— Ils sont accueillants en Tasmanie ?
L’Indien s’était mis à sourire, découvrant une paire de dents en or dans le rétroviseur où Ashe ne voyait que le bas de son visage.
— En principe oui. Mais en ce moment, avec tous ces meurtres…
— Quels meurtres ?
— Vous débarquez, vous ! Vous venez d’où ?
— De Perth.
— Pourtant là-bas, on en parle aussi ? Surtout là-bas, non ? Ici on est encore à l’abri mais les gens sont plus sur leurs gardes. Vacances ? Business ?
Il avait envie de lui répondre “les deux mon général”. Après tout il était en mission, envoyé par son pote Cattrioni mais personne ne devait le savoir. Alors il opta pour le tourisme. Et il tenta de minimiser la folie et la peur absurde qui semblaient s’être emparées du pays. Surtout, ne pas lui dire que c’était là-dessus qu’il allait enquêter. La mort d’un bûcheron que, curieusement, on n’avait pas encore beaucoup rapprochée des autres mises en scène macabres. Le taxi n’avait pas l’air de croire à son optimisme de façade. Mais il conclut fataliste :
— De toute façon ce sera toujours moins risqué que de traverser Calcutta à pied.
Ce qui mit fin à la discussion car Ashe n’avait aucune idée de ce que pouvait être une plongée dans la foule grouillante de la capitale du Bengale.
Hobart ressemblait à une banlieue tranquille de Brighton ou d’Edimbourg, téléportée de l’autre côté du monde. Il ne manquait ni les cottages, ni les jardins fleuris, ni les arcades début de siècle, ni les bâtiments victoriens, ni la conduite à gauche. Il eut tout l’après-midi pour se familiariser. Il récupéra sa voiture de location, la laissa sur le parking de l’hôtel et parcourut les rues à pied. Les inévitables Elisabeth Street, McQuarie Street et Victoria Street qui menaient à Sullivan Cove, le port, là où allaient stationner à Noël, comme chaque année, les voiliers de la mythique course Sydney-Hobart.
Vers cinq heures, décalage horaire oblige, il eut très faim. Il s’attabla dans un ancien bâtiment du port transformé en restaurant pour se faire servir un fish and chips. Avec le sourire.
Ici, tout le monde semblait sourire comme si la téléportation depuis l’Angleterre les avait tous amenés au pays d’Oz. Ce qui était peut-être le cas après tout. Le vent glacé avait repoussé les nuages vers le mont Stuart et de pâles rayons printaniers illuminaient les parterres de tulipes et de jonquilles.
C’était donc là pourtant.
Là qu’avait eu lieu deux siècles auparavant le génocide le plus ignoré de l’époque moderne. Mais apparemment la terre n’a pas de mémoire. Le bonheur dans l’oubli. Il en avait longuement parlé avec Ange deux jours auparavant. Lorsque le PO lui avait dit qu’il l’envoyait, hors de toute mission officielle, faire un tour en Tasmanie, il avait aussitôt répondu :
— En Tasmanie ! Tu rigoles, il n’y a rien là-bas. Personne n’y va jamais !
— Justement.
— C’est bien là où ils mettent encore les gays en prison, non ?
— Non, c’est fini. Depuis peu, je te l’accorde. Mais je voudrais que tu ailles te renseigner sur une autre mort suspecte.
— Suspecte comment ? Avec encore un rituel, un fatras de sites cabalistiques téléphonés, pour faire croire à… ? À quoi déjà ?
— Je ne crois à rien de tout ça, rassure-toi. Mais on ne sait jamais. S’il y a un lieu où la vengeance des Aborigènes pourrait s’exercer, c’est bien là.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Qu’est-ce que tu connais de l’histoire de la Tasmanie ?
Et là, à la grande surprise de Cattrioni, Ashe, comme un bon élève, lui avait récité avec précision ce qu’il savait. On a beau se laisser vivre depuis quelques années à la bordure extrême du continent, promener sa longue silhouette nonchalante, coiffée d’un bob rouge, sur la plage et dans les lieux gay de l’Australie-Occidentale, avec une légèreté suspecte, on connaît quand même ses classiques.
Soit une région où les colons britanniques étaient bien décidés à reproduire aux antipodes le modèle anglais dont ils avaient été violemment chassés en tant que convicts. Ils n’avaient pas supporté d’en être empêchés par les Aborigènes. Ces êtres étranges et noirs de peau qui vivaient là depuis des millénaires. Qui leur piquaient leur bétail, qui refusaient de quitter les terres, leurs terres, sur lesquelles ils chassaient depuis longtemps. Qui grouillaient un peu partout, là où justement les nouveaux venus voulaient installer leurs fermes. Alors, au milieu du xixe siècle de notre ère, c’est-à-dire hier, sous l’œil indifférent du gouverneur qui leur avait donné le droit de tirer à vue, les convicts, les bagnards reconvertis en hommes de peine et les fonctionnaires misérables chargés de les surveiller avaient organisé la plus effrayante chasse à l’homme de tous les temps.
Une chaîne humaine, armée de fusils, s’était constituée sur toute la largeur de la province. En remontant du sud vers le nord, en quelques semaines, ces gaillards à la gâchette facile avaient traversé tout le pays et abattu devant eux tout ce qui ressemblait à une peau différente : femmes, enfants, adolescents, chefs de famille, vieillards, tous ceux qui ne s’enfuyaient pas assez vite vers la mer, au nord de l’île. Ils étaient tirés comme des lapins ou des kangourous. Et comme il n’y avait pas d’issue hormis le plongeon dans l’océan, tous furent abattus. Éradiqués.
Radical.
— C’est sûrement l’épisode le plus cruel de toute l’histoire de l’Australie, avait ajouté Ange. Au moins, tu savais ça.
— Et il y a encore des Aborigènes, là-bas ?
— Très peu, mais il y en a. Les survivants de la chasse à l’homme ont été parqués à Flinders Island, une sorte de camp de concentration au large des côtes. La plupart sont morts de maladie. Mais quelques-uns ont survécu.
— Et alors ?
— Alors, je voudrais que tu me dises ce que tu penses de la mort d’un bûcheron, récemment, en septembre dernier. A priori cela n’a pas grand-chose à voir et d’ailleurs les journaux se gardent de faire le rapprochement. Ils en ont très peu parlé. Ça s’est passé dans un coin très reculé dans une zone presque vierge de l’île. Je trouve les rapports de police succincts et suspects. Ils disent juste que son corps a été bouffé par un animal. Curieux, non ?
Et Ange l’avait mis au courant. Il lui avait donné les quelques éléments dont il disposait sur la mort de Wilfrid McPhee. Ashe n’avait plus qu’à prendre les billets d’avion. Et voir enfin le bout du monde.
À vrai dire, il n’était pas venu directement à Hobart. Comme l’avion faisait escale, il en avait profité pour passer voir Didier à Sydney. Il avait envie de vérifier si on parlait autant des meurtres là-bas. Ce qui était le cas. Mais il avait une autre idée derrière la tête. Outre que son pote Didier connaissait tout le monde, notamment dans le milieu gay, grâce à son charme, son sourire et sa bonne humeur, le garçon l’avait souvent emmené dans des endroits inattendus.
Ce soir-là, ils avaient dîné sur une terrasse à Bondi Beach. Ils avaient dégusté des filets de snaper grillés en regardant l’ombre des immeubles s’étaler lentement sur la plage en demi-cercle dans la douceur du soir. En Nouvelle-Galles du Sud le printemps était déjà bien là et les Sydneysiders montraient leurs nouvelles tenues Diesel ou Quicksilver en mangeant des glaces le long de la promenade. Et en buvant bruyamment des cocktails glacés au son des chansons sirupeuses de Natalie Imbruglia. L’effervescence de Bondi, l’énergie de Didier, la musique trop forte le changeaient du calme parfois inquiétant de Perth. Après avoir fait le tour de leurs connaissances communes et avoir dit du mal de tout le monde, après le dessert et après qu’ils se furent disputés pour l’addition, Ashe avait demandé à brûle-pourpoint :
— On passe par Redfern en rentrant ?
— T’es fou ! Je n’ai pas envie de me faire caillasser la voiture !
— Allez ! Juste une fois. Tu ne vas pas tomber dans la paranoïa ambiante…
Il avait à peine évoqué avec son pote les raisons de son voyage. Il était resté vague. Didier s’en fichait de ses enquêtes. Mais Didier était une sorte d’éponge qui observait et restituait l’air du temps, les rumeurs et les sujets de conversation.
— C’est dangereux, Redfern, je te jure. Les Aborigènes n’aiment pas qu’on vienne les observer.
— Juste traverser, je ne t’en demande pas plus. Juste une fois. C’est sur le chemin, après tout.
Didier avait cédé. Et Ashe avait pu voir de ses propres yeux ce que les Australiens ne veulent pas regarder. Le ghetto. Quelques années plus tôt des émeutes violentes avaient opposé, dans ces rues, les Aborigènes à la police après la mort d’un jeune. Le quartier restait chaud bouillant et la pauvreté exsudait par toutes les fenêtres des vieilles maisons. Graffitis sur tous les murs. Peu de monde dehors. Mais il avait été frappé par ces groupes d’hommes, exclusivement des hommes, rôdant, canettes à la main, au coin des rues. Trait pour trait cela ressemblait à la photo menaçante parue peu de temps auparavant dans The Australian, pour illustrer l’article sur Alice Springs. Ils n’auraient pas dû passer là, ce soir-là, ils n’auraient pas dû traverser Redfern si tard. Au moment même où ils entraient dans le bidonville, bien caché au cœur d’une des métropoles les plus riches du monde, Ashe regrettait déjà sa requête.
Il la regretta d’autant plus qu’ils finirent par recevoir une pierre sur l’avant de la Toyota. Et il tint à avancer cinq cents dollars à Didier pour la réparation. Il s’excusait encore le lendemain en partant pour l’aéroport.
À Hobart, le soleil tiédissait les vitres de la véranda du restaurant et il commençait à se réchauffer après avoir subi les assauts du vent glacial qui descendait le long des rues jusqu’au port. La serveuse n’avait pas grand-chose à faire, c’était trop tôt. Et elle souriait toujours.
— Vous y croyez, vous, à cette histoire de tigre, demanda Ashe ?
— Quelle histoire ?
— L’espèce n’aurait pas encore complètement disparu contrairement à ce qu’on avait cru…
Dorothy, c’était le nom inscrit sur son badge, se mit à rire franchement. Ses cheveux blonds étaient décolorés et les racines sombres étaient trop visibles.
— Oh, mate ! Je n’en sais fichtre rien !
— Et ce mec, ce bûcheron qui se serait fait dévorer par un animal ?
— C’est possible… Vous ne connaissez pas l’île. Vous comprendrez mieux si vous la traversez. C’est tellement sauvage. Le tigre peut bien s’y cacher pendant des siècles.
— Donc, vous y croyez ?
— Ici, beaucoup de choses sont incroyables. Mais elles finissent toujours par arriver. C’est l’île mystérieuse, vous verrez.
Il n’avait pas insisté. Il s’était contenté de blaguer pendant tout le reste du repas avec Dorothy dont la bonne humeur semblait insubmersible. Elle n’avait pas voulu qu’il paye sa bière. Et il avait fini par se demander si elle ne le draguait pas un peu.
Ce n’est pas d’elle qu’il avait rêvé la nuit. Mais de la gueule d’un tigre de Tasmanie, dont la mâchoire démesurée s’ouvrait paraît-il à cent vingt degrés, qui déchirait à belles dents le sexe d’Alistair.