Chapitre 9
La même nuit d’octobre, King’s Park, Perth, wa.
Cattrioni fut réveillé quelques instants seulement après s’être endormi. Il était à peine onze heures du soir. À huit cents kilomètres de là Ashe échafaudait des plans afin de s’échapper du campement et sortir dans l’obscurité pour tenter de rencontrer âme qui vive.
Le Police Officer était rentré tôt chez lui. Assis sur sa terrasse qui donnait sur la Swan River, de l’autre côté du siège de la police, il avait dégusté un plat de pâtes encore brûlant, au provolone et aux oignons. Il l’avait accompagné d’une demi-bouteille de chardonnay, un blanc fruité de South Australia. Après, en bon Australien qu’il était, il avait bu une bière Crown Lager à petites gorgées pour digérer le tout. Sous les étoiles il avait écouté le troisième mouvement de la quatrième symphonie de Mahler dans son iPod. La perspective d’une bonne nuit. Il le fallait, il avait une réunion tôt le lendemain avec son boss et avec le “Premier” comme on dit ici pour désigner le Premier ministre de l’État. Augmenter la présence de la police en centre-ville, c’était le thème choisi par l’homme politique. Une campagne de presse était lancée depuis un moment sur la montée supposée de la criminalité et les nuisances provoquées par les Aborigènes ivres ou drogués aux abords des principaux lieux touristiques. Ange n’aimait pas trop penser à cette réunion et Mahler lui avait fait un bien fou.
Il s’était mis au lit et le téléphone avait sonné. Ange avait dû se rhabiller au plus vite. En dix minutes il fut au cœur de King’s Park. Et ce qu’il vit dans les fourrés lui fit penser que la réunion du lendemain allait prendre une tournure beaucoup plus tendue. L’horreur brute.
Le corps pourrissait depuis plusieurs jours – dixit le légiste arrivé quelques instants plus tôt – dans les bosquets de cette partie du parc où la nature est livrée à elle-même. King’s Park qui domine la City sur une colline est typique des parcs australiens. À côté d’un jardin tropical soigné aux petits ciseaux, une grande partie reste complètement sauvage. Comme dans le bush, les branches d’eucalyptus se mélangent aux blackboys (il ne faut plus jamais dire blackboy mais balgatree ou grass tree, le politiquement correct frappe aussi en Australie, surtout en Australie) et les lianes s’enchevêtrent avec les fougères géantes à l’infini.
C’est là qu’un joggeur un peu aventureux l’avait trouvé à la tombée de la nuit. L’odeur. Et la vérité lui avait sauté à la figure quand il s’était approché. L’homme était non seulement mort mais disloqué. En deux ou trois morceaux au moins, posés là, les uns à côté des autres, en retrait d’un sentier de randonnée. Le sportif avait eu le courage de rester sur place en attendant la police qu’il avait appelée sur son téléphone portable. Il tremblait maintenant dans le fourgon, enveloppé dans une couverture de survie. Ange n’eut qu’à regarder l’expression stupéfaite de son visage pour comprendre qu’il allait, lui aussi, devoir se cramponner, en s’approchant de la victime.
Ce dont il ne se doutait pas, c’est que le choc serait encore plus rude, à retardement, quand il réaliserait que la victime ne lui était pas inconnue. Très proche même, épisodiquement.
Pour l’heure, il ne vit que l’horreur souvent ordinaire des flics de terrain. Ce qu’il n’était plus depuis qu’il avait gravi tous les échelons de la hiérarchie jusqu’à devenir le numéro deux du district. Mais il n’oubliait jamais tous les cadavres qu’il avait eu à contempler. Celui-ci était l’un des plus étranges.
Ses collègues avaient parfaitement géré, comme dans les séries télé américaines. Cordon en plastique jaune, scène de crime sanctuarisée, légiste en observation, tenues de cosmonautes de rigueur, projecteurs éblouissants pour traquer le moindre indice. Et le silence. Rompu seulement par quelques propos échangés à voix basse. Avec en toile de fond les éclairs bleutés des voitures de police.
Personne n’avait touché aux morceaux du corps, alignés. Il y avait du sang, bien sûr, mais pas beaucoup, ce qui semblait indiquer que la découpe avait eu lieu ailleurs et qu’on s’était débarrassé des restes ici. Et l’étrange sentiment de rituel car la victime portait encore ses vêtements. Ils avaient été tranchés en même temps que le reste. Le fait que ces vêtements étaient un sombre costume de businessman, avec chemise blanche, mocassins noirs et cravate dans le même ton, ajoutait à la bizarrerie de la scène. Ange sentit son ventre gargouiller et il eut envie de vomir. Il se força à se détourner en prétextant donner quelques ordres bien inutiles. Chacun travaillait l’estomac aussi noué, avec une conscience plombée par la cruauté étalée.
Puis il y revint. Il se força à regarder la tête encore rattachée au corps mais avec une profonde tranchée sanguinolente sur le côté, au-dessus de la cravate. Le visage était comme griffé de bas en haut par une énorme fourchette. Méconnaissable.
La braguette était largement ouverte sur une plaie sanguinolente. On ne retrouva jamais les organes génitaux du directeur financier de Forest Hill Métal Ltd.
Ange remonta sans un mot dans sa voiture. Il avait encore beaucoup de problèmes à régler dans King’s Park mais il avait besoin de se reprendre avant de poursuivre le job. Et de réfléchir. Il venait d’apprendre que l’homme s’appelait Andrew Tacchini-Brown. Le nom ne lui disait rien mais quand il apprit sa profession, il sut que les ennuis n’allaient pas tarder. Il fallait encore vérifier qu’on ne les avait pas induits en erreur en glissant d’autres papiers dans son costume. Mais tout semblait concorder, le passeport, les cartes de crédit et même les deux cents dollars en liquide. Pas de taches ni de marques sur les poches intérieures de la veste. Ange savait que tout avait été fait pour qu’on comprenne bien que la victime n’avait pas été choisie au hasard. Au hasard Balthazar, tu parles ! Et il sentait exactement le type d’ennuis et de pressions qui allaient lui tomber sur le dos. Cela se confirma, dès le lendemain, quand la presse s’empara de l’affaire.
Andrew Tacchini-Brown était une étoile montante de la finance et de l’industrie. De la finance ou de l’industrie, peu lui importait. Un de ces cerveaux brillants destinés quoi qu’il arrive – enfin pas tout à fait, la preuve – à diriger avant cinquante ans l’une des grosses entreprises australiennes. Peu importe l’enseigne, peu importe le produit, peu importe même la ville où elle était basée. Pour l’heure il n’avait pas encore quarante ans et il était le numéro trois de sa boîte. Section finance en attendant mieux. Il ne devait sa carrière qu’à lui-même. Pas à un quelconque engagement politique, ni à une recommandation de relations haut placées, ni au moindre patronage familial. Il avait fait des études supérieures à l’université de Melbourne où sa famille, issue de la bourgeoisie modeste, résidait. Il avait tenu à accoler le nom italien de sa mère au banal patronyme de son père descendant d’Écossais immigrés au xixe siècle.
C’est ce détail qui, pour la première fois, mit la puce à l’oreille du PO Une idée, un souvenir fugace, quelque chose qui lui revint plusieurs fois dans la tête, comme l’air d’une chanson populaire. Toute la nuit.
Ensuite atb comme on le surnommait dans sa société avec respect – et jalousie parfois – était allé à Oxford puis aux États-Unis, au mit. La panoplie complète. Au retour il avait épousé une étudiante qu’il avait connue lors de ses années d’université. C’était la fille d’un chirurgien célèbre, trois degrés sociaux au-dessus de sa famille. Un monde les séparait. Mais ce n’était pas pour cela qu’ils avaient divorcé deux ans plus tard. Ils n’avaient pas d’enfant. Cette séparation avait étonné dans les milieux qu’il fréquentait maintenant, les milieux d’affaires, on pensait que ce mariage aurait pu aider à sa carrière. On s’interrogeait. Il avait ses raisons, elle aussi. Ils étaient restés bons amis, bien que quatre mille kilomètres les séparent dorénavant, depuis qu’il s’était installé à Perth. Seul. Et pour cause.
Des ascendances italiennes. Comme lui. Ange se souvenait d’en avoir parlé avec quelqu’un mais qui ? Était-ce ce gars-là ? C’est cela qui lui trottait dans la tête mais rien de précis n’arrivait jusqu’à sa conscience.
Dès qu’il rentra à son bureau et fut mis au courant du profil de la victime, il apprit aussi qu’Andrew Tacchini-Brown avait disparu mystérieusement depuis le lundi de la semaine précédente. Il avait travaillé comme d’habitude à Forest Hill Metal Ltd, assisté aux réunions et n’avait pas paru inquiet le moins du monde. Le PO se souvenait précisément des articles qui avaient paru à la fin de la semaine précédente dans le West Australian. On commençait à s’inquiéter car le mardi, il n’était pas venu à son bureau. Sans prévenir, sans téléphoner une seule fois alors qu’il avait une semaine chargée. Il était en pleine négociation pour un projet de joint venture avec un conglomérat de Yangzhou. Les Chinois avaient mal pris son absence. Sa secrétaire se souvenait pourtant que le jeudi, son téléphone avait sonné. Qu’elle avait décroché tout de suite car le numéro de portable de son patron s’était affiché sur son écran. Personne n’avait parlé et la conversation avait vite été coupée. Elle pensait qu’on lui avait dérobé son mobile. Elle était inquiète. Mais atb avait une vie discrète et l’hypothèse de négociations secrètes à Singapour ou en Malaisie n’était pas non plus à exclure.
À quatre heures du matin Ange avait regagné son bureau. Il aurait bien voulu se reposer sur son canapé car il se doutait que la journée du lendemain ne lui en laisserait pas le loisir. Mais le souvenir insidieux lui trottait dans la tête. Impossible de mettre un nom ou un visage sur la personne avec qui ils avaient parlé de leur origine italienne commune. Impossible de se souvenir de cette complicité.
Alors il s’était remis à son ordinateur. Il avait pianoté rapidement pour retrouver les articles du West Australian de la semaine dernière. Et la photo lui avait sauté au visage.
Il connaissait Andrew Tacchini-Brown. Pas bien mais suffisamment pour avoir été proches, très proches, au cours d’une soirée deux ou trois mois auparavant. Ils s’étaient rencontrés au Court un soir. Ils avaient bu une bière ensemble, atb ne portait pas son costume sombre, ni sa cravate. Il était en jean et blouson de cuir. C’était en plein hiver et un vent glacial soufflait dans les rues de Northbridge. Ils avaient pris une chambre d’hôtel pour passer la nuit ensemble. Ni l’un ni l’autre ne souhaitait dévoiler son lieu de vie. Ange n’avait pas su son nom ni, a fortiori, son job cette nuit-là. atb non plus ne lui avait rien demandé.
Andrew Tacchini-Brown était toujours discret. Et il était gay.