The Project Gutenberg EBook of Au bonheur des dames, by Émile Zola

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Title: Au bonheur des dames

Author: Émile Zola

Release Date: October 10, 2005 [EBook #16852]

Language: French

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Émile Zola

AU BONHEUR DES DAMES

(1883)

Table des matières

I II III IV V VI VII VIII IX X XI XII XIII XIV

I

Denise était venue à pied de la gare Saint-Lazare, où un train de Cherbourg l'avait débarquée avec ses deux frères, après une nuit passée sur la dure banquette d'un wagon de troisième classe. Elle tenait par la main Pépé, et Jean la suivait, tous les trois brisés du voyage, effarés et perdus, au milieu du vaste Paris, le nez levé sur les maisons, demandant à chaque carrefour la rue de la Michodière, dans laquelle leur oncle Baudu demeurait. Mais, comme elle débouchait enfin sur la place Gaillon, la jeune fille s'arrêta net de surprise.

— Oh! dit-elle, regarde un peu, Jean!

Et ils restèrent plantés, serrés les uns contre les autres, tout en noir, achevant les vieux vêtements du deuil de leur père. Elle, chétive pour ses vingt ans, l'air pauvre, portait un léger paquet; tandis que, de l'autre côté, le petit frère, âgé de cinq ans, se pendait à son bras, et que, derrière son épaule, le grand frère, dont les seize ans superbes florissaient, était debout, les mains ballantes.

— Ah bien! reprit-elle après un silence, en voilà un magasin!

C'était, à l'encoignure de la rue de la Michodière et de la rue Neuve-Saint-Augustin, un magasin de nouveautés dont les étalages éclataient en notes vives, dans la douce et pâle journée d'octobre. Huit heures sonnaient à Saint-Roch, il n'y avait sur les trottoirs que le Paris matinal, les employés filant à leurs bureaux et les ménagères courant les boutiques. Devant la porte, deux commis, montés sur une échelle double, finissaient de pendre des lainages, tandis que, dans une vitrine de la rue Neuve-Saint- Augustin, un autre commis, agenouillé et le dos tourné, plissait délicatement une pièce de soie bleue. Le magasin, vide encore de clientes, et où le personnel arrivait à peine, bourdonnait à l'intérieur comme une ruche qui s'éveille.

— Fichtre! dit Jean. Ça enfonce Valognes… Le tien n'était pas si beau.

Denise hocha la tête. Elle avait passé deux ans là-bas, chez Cornaille, le premier marchand de nouveautés de la ville; et ce magasin, rencontré brusquement, cette maison énorme pour elle, lui gonflait le coeur, la retenait, émue, intéressée, oublieuse du reste. Dans le pan coupé donnant sur la place Gaillon, la haute porte, toute en glace, montait jusqu'à l'entresol, au milieu d'une complication d'ornements, chargés de dorures. Deux figures allégoriques, deux femmes riantes, la gorge nue et renversée, déroulaient l'enseigne: Au Bonheur des Dames. Puis, les vitrines s'enfonçaient, longeaient la rue de la Michodière et la rue Neuve- Saint-Augustin, où elles occupaient, outre la maison d'angle, quatre autres maisons, deux à gauche, deux à droite, achetées et aménagées récemment. C'était un développement qui lui semblait sans fin, dans la fuite de la perspective, avec les étalages du rez-de-chaussée et les glaces sans tain de l'entresol, derrière lesquelles on voyait toute la vie intérieure des comptoirs. En haut, une demoiselle, habillée de soie, taillait un crayon, pendant que, près d'elle, deux autres dépliaient des manteaux de velours.

— Au Bonheur des Dames, lut Jean avec son rire tendre de bel adolescent, qui avait eu déjà une histoire de femme à Valognes. Hein? c'est gentil, c'est ça qui doit faire courir le monde!

Mais Denise demeurait absorbée, devant l'étalage de la porte centrale. Il y avait là, au plein air de la rue, sur le trottoir même, un éboulement de marchandises à bon marché, la tentation de la porte, les occasions qui arrêtaient les clientes au passage. Cela partait de haut, des pièces de lainage et de draperie, mérinos, cheviottes, molletons, tombaient de l'entresol, flottantes comme des drapeaux, et dont les tons neutres, gris ardoise, bleu marine, vert olive, étaient coupés par les pancartes blanches des étiquettes. À côté, encadrant le seuil, pendaient également des lanières de fourrure, des bandes étroites pour garnitures de robe, la cendre fine des dos de petit-gris, la neige pure des ventres de cygne, les poils de lapin de la fausse hermine et de la fausse martre. Puis, en bas, dans des casiers, sur des tables, au milieu d'un empilement de coupons, débordaient des articles de bonneterie vendus pour rien, gants et fichus de laine tricotés, capelines, gilets, tout un étalage d'hiver, aux couleurs bariolées, chinées, rayées, avec des taches saignantes de rouge. Denise vit une tartanelle à quarante-cinq centimes, des bandes de vison d'Amérique à un franc, et des mitaines à cinq sous. C'était un déballage géant de foire, le magasin semblait crever et jeter son trop-plein à la rue.

L'oncle Baudu était oublié. Pépé lui-même, qui ne lâchait pas la main de sa soeur, ouvrait des yeux énormes. Une voiture les força tous trois à quitter le milieu de la place; et, machinalement, ils prirent la rue Neuve-saint-Augustin, ils suivirent les vitrines, s'arrêtant de nouveau devant chaque étalage. D'abord, ils furent séduits par un arrangement compliqué: en haut, des parapluies, posés obliquement, semblaient mettre un toit de cabane rustique; dessous, des bas de soie, pendus à des tringles, montraient des profils arrondis de mollets, les uns semés de bouquets de roses, les autres de toutes nuances, les noirs à jour, les rouges à coins brodés, les chairs dont le grain satiné avait la douceur d'une peau de blonde; enfin, sur le drap de l'étagère, des gants étaient jetés symétriquement, avec leurs doigts allongés, leur paume étroite de vierge byzantine, cette grâce raidie et comme adolescente des chiffons de femme qui n'ont pas été portés. Mais la dernière vitrine surtout les retint. Une exposition de soies, de satins et de velours, y épanouissait, dans une gamme souple et vibrante, les tons les plus délicats des fleurs: au sommet, les velours, d'un noir profond, d'un blanc de lait caillé; plus bas, les satins, les roses, les bleus, aux cassures vives, se décolorant en pâleurs d'une tendresse infinie; plus bas encore, les soies, toute l'écharpe de l'arc-en-ciel, des pièces retroussées en coques, plissées comme autour d'une taille qui se cambre, devenues vivantes sous les doigts savants des commis; et, entre chaque motif, entre chaque phrase colorée de l'étalage, courait un accompagnement discret, un léger cordon bouillonné de foulard crème. C'était là, aux deux bouts, que se trouvaient, en piles colossales, les deux soies dont la maison avait la propriété exclusive, le Paris-Bonheur et le Cuir-d'or, des articles exceptionnels, qui allaient révolutionner le commerce des nouveautés.

— Oh! cette faille à cinq francs soixante! murmura Denise, étonnée devant le Paris-Bonheur.

Jean commençait à s'ennuyer. Il arrêta un passant.

— La rue de la Michodière, monsieur?

Quand on la lui eut indiquée, la première à droite, tous trois revinrent sur leurs pas, en tournant autour du magasin. Mais, comme elle entrait dans la rue, Denise fut reprise par une vitrine, où étaient exposées des confections pour dames. Chez Cornaille, à Valognes, elle était spécialement chargée des confections. Et jamais elle n'avait vu cela, une admiration la clouait sur le trottoir. Au fond, une grande écharpe en dentelle de Bruges, d'un prix considérable, élargissait un voile d'autel, deux ailes déployées, d'une blancheur rousse; des volants de point d'Alençon se trouvaient jetés en guirlandes; puis, c'était, à pleines mains, un ruissellement de toutes les dentelles, les malines, les valenciennes, les applications de Bruxelles, les points de Venise, comme une tombée de neige. À droite et à gauche, des pièces de drap dressaient des colonnes sombres, qui reculaient encore ce lointain de tabernacle. Et les confections étaient là, dans cette chapelle élevée au culte des grâces de la femme: occupant le centre, un article hors ligne, un manteau de velours, avec des garnitures de renard argenté; d'un côté, une rotonde de soie, doublée de petit-gris; de l'autre, un paletot de drap, bordé de plumes de coq; enfin, des sorties de bal, en cachemire blanc, en matelassé blanc, garnies de cygne ou de chenille. Il y en avait pour tous les caprices, depuis les sorties de bal à vingt-neuf francs jusqu'au manteau de velours affiché dix-huit cents francs, La gorge ronde des mannequins gonflait l'étoffe, les hanches fortes exagéraient la finesse de la taille, la tête absente était remplacée par une grande étiquette, piquée avec une épingle dans le molleton rouge du col; tandis que les glaces, aux deux côtés de la vitrine, par un jeu calculé, les reflétaient et les multipliaient sans fin, peuplaient la rue de ces belles femmes à vendre, et qui portaient des prix en gros chiffres, à la place des têtes.

— Elles sont fameuses! murmura Jean, qui ne trouva rien d'autre pour dire son émotion.

Du coup, il était lui-même redevenu immobile, la bouche ouverte. Tout ce luxe de la femme le rendait rose de plaisir. Il avait la beauté d'une fille, une beauté qu'il semblait avoir volée à sa soeur, la peau éclatante, les cheveux roux et frisés, les lèvres et les yeux mouillés de tendresse. Près de lui, dans son étonnement, Denise paraissait plus mince encore, avec son visage long à bouche trop grande, son teint fatigué déjà, sous sa chevelure pâle. Et Pépé, également blond, d'un blond d'enfance, se serrait davantage contre elle, comme pris d'un besoin inquiet de caresses, troublé et ravi par les belles dames de la vitrine. Ils étaient si singuliers et si charmants, sur le pavé, ces trois blonds vêtus pauvrement de noir, cette fille triste entre ce joli enfant et ce garçon superbe, que les passants se retournaient avec des sourires.

Depuis un instant, un gros homme à cheveux blancs et à grande face jaune, debout sur le seuil d'une boutique, de l'autre côté de la rue, les regardait. C'était là, le sang aux yeux, la bouche contractée, mis hors de lui par les étalages du Bonheur des Dames, lorsque la vue de la jeune fille et de ses frères avait achevé de l'exaspérer. Que faisaient-ils, ces trois nigauds, à bâiller ainsi devant des parades de charlatan?

— Et l'oncle? fit remarquer brusquement Denise, comme éveillée en sursaut.

— Nous sommes rue de la Michodière, dit Jean, il doit loger par ici.

Ils levèrent la tête, se retournèrent. Alors, juste devant eux, au-dessus du gros homme, ils aperçurent une enseigne verte, dont les lettres jaunes déteignaient sous la pluie: Au Vieil Elbeuf draps et flanelles, Baudu, successeur de Hauchecorne. La maison, enduite d'un ancien badigeon rouillé, toute plate au milieu des grands hôtels Louis XIV qui l'avoisinaient, n'avait que trois fenêtres de façade; et ces fenêtres, carrées, sans persiennes, étaient simplement garnies d'une rampe de fer, deux barres en croix. Mais, dans cette nudité, ce qui frappa surtout Denise, dont les yeux restaient pleins des clairs étalages du Bonheur des Dames, ce fut la boutique du rez-de-chaussée, écrasée de plafond, surmontée d'un entresol très bas, aux baies de prison, en demi- lune. Une boiserie, de la couleur de l'enseigne, d'un vert bouteille que le temps avait nuancé d'ocre et de bitume, ménageait, à droite et à gauche, deux vitrines profondes, noires, poussiéreuses, où l'on distinguait vaguement des pièces d'étoffe entassées. La porte, ouverte, semblait donner sur les ténèbres humides d'une cave.

— C'est là, reprit Jean.

— Eh bien! il faut entrer, déclara Denise. Allons, viens, Pépé.

Tous trois pourtant se troublaient, saisis de timidité. Lorsque leur père était mort, emporté par la même fièvre qui avait pris leur mère, un mois auparavant, l'oncle Baudu, dans l'émotion de ce double deuil, avait bien écrit à sa nièce qu'il y aurait toujours chez lui une place pour elle, le jour où elle voudrait tenter la fortune à Paris; mais cette lettre remontait déjà à près d'une année, et la jeune fille se repentait maintenant d'avoir ainsi quitté Valognes, en un coup de tête, sans avertir son oncle. Celui-ci ne les connaissait point, n'ayant plus remis les pieds là-bas, depuis qu'il en était parti tout jeune, pour entrer comme petit commis chez le drapier Hauchecorne, dont il avait fini par épouser la fille.

— Monsieur Baudu? demanda Denise, en se décidant enfin à s'adresser au gros homme, qui les regardait toujours, surpris de leurs allures.

— C'est moi, répondit-il.

Alors, Denise rougit fortement et balbutia:

— Ah! tant mieux! … Je suis Denise, et voici Jean, et voici
Pépé… Vous voyez, nous sommes venus, mon oncle.

Baudu parut frappé de stupéfaction. Ses gros yeux rouges vacillaient dans sa face jaune, ses paroles lentes s'embarrassaient. Il était évidemment à mille lieues de cette famille qui lui tombait sur les épaules.

— Comment! comment! vous voilà! répéta-t-il à plusieurs reprises.
Mais vous étiez à Valognes! … Pourquoi n'êtes-vous pas à
Valognes?

De sa voix douce, un peu tremblante, elle dut lui donner des explications. Après la mort de leur père, qui avait mangé jusqu'au dernier sou dans sa teinturerie, elle était restée la mère des deux enfants. Ce qu'elle gagnait chez Cornaille ne suffisait point à les nourrir tous les trois. Jean travaillait bien chez un ébéniste, un réparateur de meubles anciens; mais il ne touchait pas un sou. Pourtant, il prenait goût aux vieilleries, il taillait des figures dans du bois; même, un jour, ayant découvert un morceau d'ivoire, il s'était amusé à faire une tête, qu'un monsieur de passage avait vue; et justement, c'était ce monsieur qui les avait décidés à quitter Valognes, en trouvant à Paris une place pour Jean, chez un ivoirier.

— Vous comprenez, mon oncle, Jean entrera dès demain en apprentissage, chez son nouveau patron. On ne me demande pas d'argent, il sera logé et nourri… Alors, j'ai pensé que Pépé et moi, nous nous tirerions toujours d'affaire. Nous ne pouvons pas être plus malheureux qu'à Valognes.

Ce qu'elle taisait, c'était l'escapade amoureuse de Jean, des lettres écrites à une fillette noble de la ville, des baisers échangés par-dessus un mur, tout un scandale qui l'avait déterminée au départ; et elle accompagnait surtout son frère à Paris pour veiller sur lui, prise de terreurs maternelles, devant ce grand enfant si beau et si gai, que toutes les femmes adoraient.

L'oncle Baudu ne pouvait se remettre. Il reprenait ses questions. Cependant, quand il l'eut ainsi entendue parler de ses frères, il la tutoya.

— Ton père ne vous a donc rien laissé? Moi, je croyais qu'il y avait encore quelques sous. Ah! je lui ai assez conseillé, dans mes lettres, de ne pas prendre cette teinturerie! Un brave coeur, mais pas deux liards de tête!… Et tu es restée avec ces gaillards sur les bras, tu as dû nourrir ce petit monde!

Sa face bilieuse s'était éclairée, il n'avait plus les yeux saignants dont il regardait le Bonheur des Dames. Brusquement, il s'aperçut qu'il barrait la porte.

— Allons, dit-il, entrez, puisque vous êtes venus… Entrez, ça vaudra mieux que de baguenauder devant des bêtises.

Et, après avoir adressé aux étalages d'en face une dernière moue de colère, il livra passage aux enfants, il pénétra le premier dans la boutique, en appelant sa femme et sa fille.

— Élisabeth, Geneviève, arrivez donc, voici du monde pour vous!

Mais Denise et les petits eurent une hésitation devant les ténèbres de la boutique. Aveuglés par le plein jour de la rue, ils battaient des paupières comme au seuil d'un trou inconnu, tâtant le sol du pied, ayant la peur instinctive de quelque marche traîtresse. Et, rapprochés encore par cette crainte vague, se serrant davantage les uns contre les autres le gamin, toujours dans les jupes de la jeune fille et le grand derrière, ils faisaient leur entrée avec une grâce souriante et inquiète. La clarté matinale découpait la noire silhouette de leurs vêtements de deuil, un jour oblique dorait leurs cheveux blonds.

— Entrez, entrez, répétait Baudu.

En quelques phrases brèves, il mettait au courant Mme Baudu et sa fille. La première était une petite femme mangée d'anémie, toute blanche, les cheveux blancs, les yeux blancs, les lèvres blanches. Geneviève, chez qui s'aggravait encore la dégénérescence de sa mère, avait la débilité et la décoloration d'une plante grandie à l'ombre. Pourtant, des cheveux noirs magnifiques, épais et lourds, poussés comme par miracle dans cette chair pauvre, lui donnaient un charme triste.

— Entrez, dirent à leur tour les deux femmes. Vous êtes les bienvenus.

Et elles firent asseoir Denise derrière le comptoir. Aussitôt, Pépé monta sur les genoux de sa soeur, tandis que Jean, adossé contre une boiserie, se tenait près d'elle. Ils se rassuraient, regardaient la boutique, où leurs yeux s'habituaient à l'obscurité. Maintenant, ils la voyaient, avec son plafond bas et enfumé, ses comptoirs de chêne polis par l'usage, ses casiers séculaires aux fortes ferrures. Des ballots de marchandises sombres montaient jusqu'aux solives. L'odeur des draps et des teintures, une odeur âpre de chimie, semblait décuplée par l'humidité du plancher. Au fond, deux commis et une demoiselle rangeaient des pièces de flanelle blanche.

— Peut-être ce petit monsieur-là prendrait-il volontiers quelque chose? dit Mme Baudu en souriant à Pépé.

— Non, merci, répondit Denise. Nous avons bu une tasse de lait dans un café, devant la gare.

Et, comme Geneviève regardait le léger paquet qu'elle avait posé par terre, elle ajouta:

— J'ai laissé notre malle là-bas.

Elle rougissait, elle comprenait qu'on ne tombait pas de la sorte chez le monde. Déjà, dans le wagon, dès que le train avait quitté Valognes, elle s'était sentie pleine de regret; et voilà pourquoi, à l'arrivée, elle avait laissé la malle et fait déjeuner les enfants.

— Voyons, dit tout d'un coup Baudu, causons peu et causons bien… Je t'ai écrit, c'est vrai, mais il y a un an; et, vois tu, ma pauvre fille, les affaires n'ont guère marché, depuis un an…

Il s'arrêta, étranglé par une émotion qu'il ne voulait pas montrer. Mme Baudu et Geneviève, l'air résigné, avaient baissé les yeux.

— Oh! continua-t-il, c'est une crise qui passera, je suis bien tranquille… Seulement, j'ai diminué mon personnel, il n'y a plus ici que trois personnes, et le moment n'est guère venu d'en engager une quatrième. Enfin, je ne puis te prendre comme je te l'offrais, ma pauvre fille.

Denise l'écoutait, saisie, toute pâle. Il insista, en ajoutant:

— Ça ne vaudrait rien, ni pour toi, ni pour nous.

— C'est bien, mon oncle, finit-elle par dire péniblement. Je tâcherai de m'en tirer tout de même.

Les Baudu n'étaient pas de mauvaises gens. Mais ils se plaignaient de n'avoir jamais eu de chance. Au temps où leur commerce marchait, ils avaient dû élever cinq garçons, dont trois étaient morts à vingt ans; le quatrième avait mal tourné, le cinquième venait de partir pour le Mexique, comme capitaine. Il ne leur restait que Geneviève. Cette famille avait coûté gros, et Baudu s'était achevé, en achetant à Rambouillet, le pays du père de sa femme, une grande baraque de maison. Aussi toute une aigreur grandissait-elle, dans sa loyauté maniaque de vieux commerçant.

— On prévient, reprit-il en se fâchant peu à peu de sa propre dureté. Tu pouvais m'écrire, je t'aurais répondu de rester là bas… Quand j'ai appris la mort de ton père, parbleu! je t'ai dit ce qu'on dit d'habitude. Mais tu tombes là, sans crier gare… C'est très embarrassant.

Il haussait la voix, il se soulageait. Sa femme et sa fille restaient les regards à terre, en personnes soumises qui ne se permettaient jamais d'intervenir. Cependant, tandis que Jean blêmissait, Denise avait serré contre sa poitrine Pépé terrifié. Elle laissa tomber deux grosses larmes.

— C'est bien, mon oncle, répéta-t-elle. Nous allons nous en aller.

Du coup, il se contint. Un silence embarrassé régna. Puis, il reprit d'un ton bourru:

— Je ne vous mets pas à la porte… Puisque vous êtes entrés maintenant, vous coucherez toujours en haut, ce soir. Nous verrons après.

Alors, Mme Baudu et Geneviève comprirent, sur un regard, qu'elles pouvaient arranger les choses. Tout fut réglé. Il n'y avait point à s'occuper de Jean. Quant a Pépé, il serait à merveille chez Mme Gras, une vieille dame qui habitait un grand rez-de-chaussée, rue des Orties, où elle prenait en pension complète des enfants jeunes, moyennant quarante francs par mois. Denise déclara qu'elle avait de quoi payer le premier mois. Il ne restait donc qu'à la placer elle-même. On lui trouverait bien une place dans le quartier.

— Est-ce que Vinçard ne demandait pas une vendeuse? dit
Geneviève.

— Tiens! c'est vrai! cria Baudu. Nous irons le voir après déjeuner. Il faut battre le fer pendant qu'il est chaud.

Pas un client n'était venu déranger cette explication de famille. La boutique restait noire et vide. Au fond, les deux commis et la demoiselle continuaient leur besogne avec des paroles chuchotées et sifflantes. Pourtant, trois dames se présentèrent, Denise resta seule un instant. Elle baisa Pépé, le coeur gros, à l'idée de leur prochaine séparation. L'enfant, câlin comme un petit chat, cachait sa tête, sans prononcer une parole. Quand Mme Baudu et Geneviève revinrent, elles le trouvèrent bien sage, et Denise assura qu'il ne faisait jamais plus de bruit: il restait muet les journées entières, vivant de caresses. Alors, jusqu'au déjeuner, toutes trois parlèrent des enfants, du ménage, de la vie à Paris et en province, par phrases courtes et vagues, en parentes un peu embarrassées de ne pas se connaître. Jean était allé sur le seuil de la boutique et n'en bougeait plus, intéressé par la vie des trottoirs, souriant aux jolies filles qui passaient.

À dix heures, une bonne parut. D'ordinaire, la table était servie pour Baudu, Geneviève et le premier commis. Il y avait une seconde table à onze heures pour Mme Baudu, l'autre commis et la demoiselle.

— À la soupe! cria le drapier, en se tournant vers sa nièce.

Et, comme tous étaient assis déjà dans l'étroite salle à manger, derrière la boutique, il appela le premier commis qui s'attardait.

— Colomban!

Le jeune homme s'excusa, ayant voulu finir de ranger les flanelles. C'était un gros garçon de vingt-cinq ans, lourd et madré. Sa face honnête, à la grande bouche molle, avait des yeux de ruse.

— Que diable! il y a temps pour tout; disait Baudu, qui, installé carrément, découpait un morceau de veau froid, avec une prudence et une adresse de patron, pesant les minces parts du coup d'oeil, à un gramme près.

Il servit tout le monde, coupa même le pain. Denise avait pris Pépé auprès d'elle, pour le faire manger proprement. Mais la salle obscure l'inquiétait; elle la regardait, elle se sentait le coeur serré, elle qui était habituée aux larges pièces, nues et claires, de sa province. Une seule fenêtre ouvrait sur une petite cour intérieure, communiquant avec la rue par l'allée noire de la maison; et cette cour, trempée, empestée, était comme un fond de puits, où tombait un rond de clarté louche. Les jours d'hiver, on devait allumer le gaz du matin au soir. Lorsque le temps permettait de ne pas allumer, c'était plus triste encore. Il fallut un instant à Denise, pour accoutumer ses yeux et distinguer suffisamment les morceaux sur son assiette.

— Voilà un gaillard qui a bon appétit, déclara Baudu en constatant que Jean avait achevé son veau. S'il travaille autant qu'il mange, ça fera un rude homme… Mais toi, ma fille, tu ne manges pas? … Et dis-moi, maintenant qu'on peut causer, pourquoi ne t'es-tu pas mariée, à Valognes?

Denise lâcha son verre qu'elle portait à sa bouche.

— Oh! mon oncle, me marier! vous n'y pensez pas!… Et les petits?

Elle finit par rire, tant l'idée lui semblait baroque. D'ailleurs, est-ce qu'un homme aurait voulu d'elle, sans un sou, pas plus grosse qu'un mauviette, et pas belle encore? Non, non, jamais elle ne se marierait, elle avait assez de deux enfants.

— Tu as tort, répétait l'oncle, une femme a toujours besoin d'un homme. Si tu avais trouvé un brave garçon, vous ne seriez pas tombés sur le pavé de Paris, toi et tes frères, comme des bohémiens.

Il s'interrompit, pour partager de nouveau, avec une parcimonie pleine de justice, un plat de pommes de terre au lard, que la bonne apportait. Puis, désignant de la cuiller Geneviève et Colomban:

— Tiens! reprit-il, ces deux-là seront mariés au printemps, si la saison d'hiver est bonne.

C'était l'habitude patriarcale de la maison. Le fondateur Aristide Finet, avait donné sa fille Désirée à son premier commis Hauchecorne; lui, Baudu, débarqué rue de la Michodière avec sept francs dans sa poche, avait épousé la fille du père Hauchecorne, Élisabeth: et il entendait à son tour céder sa fille Geneviève et la maison à Colomban, dès que les affaires reprendraient. S'il retardait ainsi un mariage décidé depuis trois ans, c'était par un scrupule, un entêtement de probité: il avait reçu la maison prospère, il ne voulait point la passer aux mains d'un gendre, avec une clientèle moindre et des opérations douteuses.

Baudu continua, présenta Colomban qui était de Rambouillet, comme le père de Mme Baudu; même il existait entre eux un cousinage éloigné. Un gros travailleur, qui, depuis dix années, trimait dans la boutique, et qui avait gagné ses grades rondement! D'ailleurs, il n'était pas le premier venu, il avait pour père ce noceur de Colomban, un vétérinaire connu de tout Seine-et-Oise, un artiste dans sa partie, mais tellement porté sur sa bouche, qu'il mangeait tout.

— Dieu merci! dit le drapier pour conclure, si le père boit et court la gueuse, le fils a su apprendre ici le prix de l'argent.

Pendant qu'il parlait, Denise examinait Colomban et Geneviève. Ils étaient à table l'un près de l'autre; mais ils y restaient bien tranquilles, sans une rougeur, sans un sourire. Depuis le jour de son entrée, le jeune homme comptait sur ce mariage. Il avait passé par les différentes étapes, petit commis, vendeur appointé, admis enfin aux confidences et aux plaisirs de la famille, le tout patiemment, menant une vie d'horloge, regardant Geneviève comme une affaire excellente et honnête. La certitude de l'avoir l'empêchait de la désirer. Et la jeune fille, elle aussi, s'était accoutumée à l'aimer, mais avec la gravité de sa nature contenue, et d'une passion profonde qu'elle ignorait elle-même, dans son existence plate et réglée de tous les jours.

— Quand on se plaît et qu'on le peut, crut devoir dire Denise en souriant, pour se montrer aimable.

— Oui, on finit toujours par là, déclara Colomban, qui n'avait pas encore lâché une parole, mâchant avec lenteur.

Geneviève, après avoir jeté sur lui un long regard, dit à son tour:

— Il faut s'entendre, ensuite, ça va tout seul.

Leurs tendresses avaient poussé dans ce rez-de-chaussée du vieux Paris. C'était comme une fleur de cave. Depuis dix ans, elle ne connaissait que lui, vivait les journées à son côté, derrière les mêmes piles de drap, au fond des ténèbres de la boutique; et, matin et soir, tous deux se retrouvaient coude à coude, dans l'étroite salle à manger, d'une fraîcheur de puits. Ils n'auraient pas été plus cachés, plus perdus, en pleine campagne, sous des feuillages. Seul un doute, une crainte jalouse devait faire découvrir à la jeune fille qu'elle s'était donnée à jamais, au milieu de cette ombre complice, par vide de coeur et ennui de tête.

Cependant, Denise avait cru remarquer une inquiétude naissante, dans le regard jeté par Geneviève sur Colomban. Aussi répondit- elle, d'un air d'obligeance:

— Bah! quand on s'aime, on s'entend toujours.

Mais Baudu surveillait la table avec autorité. Il avait distribué des languettes de brie, et pour fêter ses parents, il demanda un second dessert, un pot de confiture de groseilles, largesse qui parut surprendre Colomban. Pépé, jusque-là très sage, se conduisit mal devant les confitures. Jean, pris d'intérêt pendant la conversation sur le mariage, dévisageait la cousine Geneviève, qu'il trouvait trop molle, trop pâle, et qu'il comparait au fond de lui à un petit lapin blanc, avec des oreilles noires et des yeux rouges.

— Assez causé, et place aux autres! conclut le drapier, en donnant le signal de se lever de table. Ce n'est pas une raison, quand on se permet un extra, pour abuser de tout.

Mme Baudu, l'autre commis et la demoiselle, vinrent s'attabler à leur tour. Denise, de nouveau, resta seule, assise près de la porte, en attendant que son oncle pût la conduire chez Vinçard. Pépé jouait à ses pieds, Jean avait repris son poste d'observation, sur le seuil: Et, pendant près d'une heure, elle s'intéressa aux choses qui se passaient autour d'elle. De loin en loin, entraient des clientes: une dame parut, puis deux autres. La boutique gardait son odeur de vieux, son demi-jour, où tout l'ancien commerce, bonhomme et simple, semblait pleurer d'abandon. Mais, de l'autre côté de la rue, ce qui la passionnait; c'était le Bonheur des Dames, dont elle apercevait les vitrines, par la porte ouverte. Le ciel demeurait voilé, une douceur de pluie attiédissait l'air, malgré la saison; et, dans ce jour blanc, où il y avait comme une poussière diffuse de soleil, le grand magasin s'animait, en pleine vente.

Alors, Denise eut la sensation d'une machine, fonctionnant à haute pression, et dont le branle aurait gagné jusqu'aux étalages. Ce n'étaient plus les vitrines froides de la matinée; maintenant, elles paraissaient comme chauffées et vibrantes de la trépidation intérieure. Du monde les regardait, des femmes arrêtées s'écrasaient devant les glaces, toute une foule brutale de convoitise. Et les étoffes vivaient, dans cette passion du trottoir: les dentelles avaient un frisson, retombaient et cachaient les profondeurs du magasin, d'un air troublant de mystère; les pièces de drap elles-mêmes, épaisses et carrées, respiraient, soufflaient une haleine tentatrice; tandis que les paletots se cambraient davantage sur les mannequins qui prenaient une âme, et que le grand manteau de velours se gonflait, souple et tiède, comme sur des épaules de chair, avec les battements de la gorge et le frémissement des reins. Mais la chaleur d'usine dont la maison flambait, venait surtout de la vente, de la bousculade des comptoirs, qu'on sentait derrière les murs. Il y avait là le ronflement continu de la machine à l'oeuvre, un enfournement de clientes, entassées devant les rayons, étourdies sous les marchandises, puis jetées à la caisse. Et cela réglé, organisé avec une rigueur mécanique, tout un peuple de femmes passant dans la force et la logique des engrenages.

Denise, depuis le matin, subissait la tentation. Ce magasin, si vaste pour elle, où elle voyait entrer en une heure plus de monde qu'il n'en venait chez Cornaille en six mois, l'étourdissait et l'attirait; et il y avait, dans son désir d'y pénétrer, une peur vague qui achevait de la séduire. En même temps, la boutique de son oncle lui causait un sentiment de malaise. C'était un dédain irraisonné, une répugnance instinctive pour ce trou glacial de l'ancien commerce. Toutes ses sensations, son entrée inquiète, l'accueil aigri de ses parents, le déjeuner triste sous un jour de cachot, son attente au milieu de la solitude ensommeillée de cette vieille maison agonisante, se résumaient en une sourde protestation, en une passion de la vie et de la lumière. Et, malgré son bon coeur, ses yeux retournaient toujours au Bonheur des Dames, comme si la vendeuse en elle avait eu le besoin de se réchauffer au flamboiement de cette grande vente.

— En voilà qui ont du monde, au moins, laissa-t-elle échapper.

Mais elle regretta cette parole, en apercevant les Baudu près d'elle. Mme Baudu, qui avait achevé de déjeuner, était debout, toute blanche, ses yeux blancs fixés sur le monstre; et, résignée, elle ne pouvait le voir, le rencontrer ainsi de l'autre côté de la rue, sans qu'un désespoir muet gonflât ses paupières. Quant à Geneviève, elle surveillait avec une inquiétude croissante Colomban, qui, ne se croyant pas guetté, restait en extase, les regards levés sur les vendeuses des confections, dont on apercevait le comptoir, derrière les glaces de l'entresol. Baudu, la bile au visage, se contenta de dire:

— Tout ce qui reluit n'est pas d'or. Patience!

La famille, évidemment, renfonçait le flot de rancune qui lui montait à la gorge. Une pensée d'amour-propre l'empêchait de se livrer si vite, devant ces enfants arrivés du matin. Enfin, le drapier fit un effort, se détourna pour s'arracher au spectacle de la vente d'en face.

— Eh bien! reprit-il, voyons chez Vinçard. Les places sont courues, demain il ne serait plus temps peut-être.

Mais, avant de sortir, il donna l'ordre au second commis d'aller à la gare prendre la malle de Denise. De son côté, Mme Baudu, à laquelle la jeune fille confiait Pépé, décida qu'elle profiterait d'un moment, pour mener le petit rue des Orties, chez Mme Gras, afin de causer et de s'entendre. Jean promit à sa soeur de ne pas bouger de la boutique.

— Nous en avons pour deux minutes, expliqua Baudu, pendant qu'il descendait la rue Gaillon avec sa nièce. Vinçard a créé une spécialité de soie, où il fait encore des affaires. Oh! il a de la peine comme tout le monde, mais c'est un finaud qui joint les deux bouts par une avarice de chien… Je crois pourtant qu'il veut se retirer à cause de ses rhumatismes.

Le magasin se trouvait rue Neuve-des-Petits-Champs, près du passage Choiseul. Il était propre et clair, d'un luxe tout moderne, petit pourtant, et pauvre de marchandises. Baudu et Denise trouvèrent Vinçard en grande conférence avec deux messieurs.

— Ne vous dérangez pas, cria le drapier. Nous ne sommes pas pressés, nous attendrons.

Et, revenant par discrétion vers la porte, se penchant à l'oreille de la jeune fille, il ajouta:

— Le maigre est au Bonheur second à la soie et le gros est un fabricant de Lyon.

Denise comprit que Vinçard poussait son magasin à Robineau, le commis du Bonheur des Dames. L'air franc, la mine ouverte, il donnait sa parole d'honneur, avec la facilité d'un homme que les serments ne gênaient pas. Selon lui, sa maison était une affaire d'or; et, dans l'éclat de sa grosse santé, il s'interrompait pour geindre, pour se plaindre de ses sacrées douleurs, qui le forçaient à manquer sa fortune. Mais Robineau, nerveux et tourmenté, l'interrompait avec impatience: il connaissait la crise que les nouveautés traversaient, il citait une spécialité de soie tuée déjà par le voisinage du Bonheur. Vinçard, enflammé, éleva la voix.

— Parbleu! la culbute de ce grand serin de Vabre était fatale. Sa femme mangeait tout… Puis, nous sommes ici à plus de cinq cents mètres, tandis que Vabre se trouvait porte à porte avec l'autre.

Alors, Gaujean, le fabricant de soie, intervint. De nouveau, les voix baissèrent. Lui, accusait les grands magasins de ruiner la fabrication française; trois ou quatre lui faisaient la loi, régnaient en maîtres sur le marché; et il laissait entendre que la seule façon de les combattre était de favoriser le petit commerce, les spécialités surtout, auxquelles l'avenir appartenait. Aussi offrait-il des crédits très larges à Robineau.

— Voyez comme le Bonheur s'est conduit à votre égard! répétait- il. Aucun compte des services rendus, des machines à exploiter le monde!… La situation de premier vous était promise depuis longtemps, lorsque Bouthemont, qui arrivait du dehors et qui n'avait aucun titre, l'a obtenue du coup.

La plaie de cette injustice saignait encore chez Robineau. Pourtant, il hésitait à s'établir, il expliquait que l'argent ne venait pas de lui; c'était sa femme qui avait hérité de soixante mille francs, et il se montrait plein de scrupules devant cette somme, il aurait mieux aimé, disait-il, se couper tout de suite les deux poings, que de la compromettre dans de mauvaises affaires.

— Non, je ne suis pas décidé, finit-il par conclure. Laissez-moi le temps de réfléchir, nous en recauserons.

— Comme vous voudrez, dit Vinçard en cachant son désappointement sous un air bonhomme. Mon intérêt n'est pas de vendre. Allez, sans mes douleurs…

Et, revenant au milieu du magasin:

— Qu'y a-t-il pour votre service, monsieur Baudu?

Le drapier, qui écoutait d'une oreille, présenta Denise, conta ce qu'il voulut de son histoire, dit qu'elle avait travaillé deux ans en province.

— Et, comme vous cherchez une bonne vendeuse, m'a-t-on appris…

Vinçard affecta un grand désespoir.

— Oh! c'est jouer de guignon! Sans doute, j'ai cherché une vendeuse pendant huit jours. Mais je viens d'en arrêter une, il n'y a pas deux heures.

Un silence régna. Denise semblait consternée. Alors, Robineau qui la regardait avec intérêt, apitoyé sans doute par sa mine pauvre, se permit un renseignement.

— Je sais qu'on a besoin chez nous de quelqu'un, au rayon des confections.

Baudu ne put retenir ce cri de son coeur:

— Chez vous, ah! non, par exemple!

Puis, il resta embarrassé. Denise était devenue toute rouge: entrer dans ce grand magasin, jamais elle n'oserait! et l'idée d'y être la comblait d'orgueil.

— Pourquoi donc? reprit Robineau surpris. Ce serait au contraire une chance pour mademoiselle… Je lui conseille de se présenter demain matin à Mme Aurélie, la première. Le pis qui puisse lui arriver, c'est de n'être pas acceptée.

Le drapier, pour cacher sa révolte intérieure, se jeta dans des phrases vagues: il connaissait Mme Aurélie, ou du moins son mari, Lhomme, le caissier, un gros qui avait eu le bras droit coupé par un omnibus. Puis, revenant brusquement à Denise:

— D'ailleurs, c'est son affaire, ce n'est pas la mienne… Elle est bien libre.

Et il sortit, après avoir salué Gaujean et Robineau. Vinçard l'accompagna jusqu'à la porte, en renouvelant l'expression de ses regrets. La jeune fille était demeurée au milieu du magasin, intimidée, désireuse d'obtenir du commis des renseignements plus complets. Mais elle n'osa pas. Elle salua à son tour et dit simplement:

— Merci, monsieur.

Sur le trottoir, Baudu n'adressa pas la parole à sa nièce. Il marchait vite, il la forçait à courir, comme emporté par ses réflexions. Rue de la Michodière, il allait rentrer chez lui, lorsqu'un boutiquier voisin, debout sur la porte, l'appela d'un signe. Denise s'arrêta pour l'attendre.

— Quoi donc, père Bourras? demanda le drapier.

Bourras était un grand vieillard à tête de prophète, chevelu et barbu, avec des yeux perçants sous de gros sourcils embroussaillés. Il tenait un commerce de cannes et de parapluies, faisait les raccommodages, sculptait même des manches, ce qui lui avait conquis une célébrité d'artiste dans le quartier. Denise donna un coup d'oeil aux vitrines de la boutique, où les parapluies et les cannes s'alignaient par files régulières. Mais elle leva les yeux, et la maison surtout l'étonna: une masure prise entre le Bonheur des Dames et un grand hôtel Louis XIV, poussée on ne savait comment dans cette fente étroite, au fond de laquelle ses deux étages bas s'écrasaient. Sans les soutiens de droite et de gauche, elle serait tombée, les ardoises de sa toiture tordues et pourries, sa façade de deux fenêtres couturée de lézardes, coulant en longues taches de rouille sur la boiserie à demi mangée de l'enseigne.

— Vous savez qu'il a écrit à mon propriétaire pour acheter la maison, dit Bourras en regardant fixement le drapier de ses yeux de flamme.

Baudu blêmit davantage et plia les épaules. Il y eut un silence, les deux hommes restaient face à face, avec leur air profond.

— Il faut s'attendre à tout, murmura-t-il enfin.

Alors, le vieillard s'emporta, secoua ses cheveux et sa barbe de fleuve.

— Qu'il achète la maison, il la payera quatre fois sa valeur!…
Mais je vous jure que, moi vivant, il n'en aura pas une pierre.
Mon bail est encore de douze ans… Nous verrons, nous verrons!

C'était une déclaration de guerre. Bourras se tournait vers le Bonheur des Dames, que ni l'un ni l'autre n'avait nommé. Un instant, Baudu hocha la tête en silence; puis, il traversa la rue pour rentrer chez lui, les jambes cassées, en répétant seulement:

— Ah! mon Dieu!… ah! mon Dieu!…

Denise, qui avait écouté, suivit son oncle. Mme Baudu rentrait aussi avec Pépé; et, tout de suite, elle dit que Mme Gras prendrait l'enfant quand on voudrait. Mais Jean venait de disparaître, ce fut une inquiétude pour sa soeur. Quand il revint, le visage animé, parlant du boulevard avec passion, elle le regarda d'un air triste qui le fit rougir. On avait apporté leur malle, ils coucheraient en haut, sous les toits.

— À propos, et chez Vinçard? demanda Mme Baudu.

Le drapier conta sa démarche inutile, puis ajouta qu'on avait indiqué une place à leur nièce; et, le bras tendu vers le Bonheur des Dames, dans un geste de mépris, il lâcha ces mots:

— Tiens! là-dedans!

Toute la famille en demeura blessée. Le soir, la première table était à cinq heures. Denise et les deux enfants reprirent leur place, avec Baudu, Geneviève et Colomban. Un bec de gaz éclairait la petite salle à manger, où s'étouffait l'odeur de la nourriture. Le repas fut silencieux. Mais, au dessert, Mme Baudu, qui ne pouvait tenir en place, quitta la boutique pour venir s'asseoir derrière sa nièce. Et, alors, le flot contenu depuis le matin creva, tous se soulagèrent, en tapant sur le monstre.

— C'est ton affaire, tu es bien libre, répéta d'abord Baudu. Nous ne voulons pas t'influencer… Seulement, si tu savais quelle maison!.

Par phrases coupées, il conta l'histoire de cet Octave Mouret. Toutes les chances! Un garçon tombé du Midi à Paris, avec l'audace aimable d'un aventurier; et, dès le lendemain, des histoires de femme, une continuelle exploitation de la femme, le scandale d'un flagrant délit, dont le quartier parlait encore; puis, la conquête brusque et inexplicable de Mme Hédouin, qui lui avait apporté le Bonheur des Dames.

— Cette pauvre Caroline! interrompit Mme Baudu. Elle était un peu ma parente. Ah! si elle avait vécu, les choses tourneraient autrement. Elle ne nous laisserait pas assassiner… Et c'est lui qui l'a tuée. Oui, dans ses constructions! Un matin, en visitant les travaux, elle est tombée dans un trou. Trois jours après, elle mourait. Elle qui n'avait jamais été malade, qui était si bien portante, si belle!… Il y a de son sang sous les pierres de la maison.

Au travers des murs, elle désignait le grand magasin de sa main pâle et tremblante. Denise, qui écoutait comme on écoute un conte de fées, eut un léger frisson. La peur qu'il y avait, depuis le matin, au fond de la tentation exercée sur elle, venait peut-être du sang de cette femme, qu'elle croyait voir maintenant dans le mortier rouge du sous-sol.

— On dirait que ça lui porte bonheur, ajouta Mme Baudu, sans nommer Mouret.

Mais le drapier haussait les épaules, dédaigneux de ces fables de nourrice. Il reprit son histoire, il expliqua la situation, commercialement. Le Bonheur des Dames avait été fondé en 1822 par les frères Deleuze. À la mort de l'aîné, sa fille, Caroline, s'était mariée avec le fils d'un fabricant de toile, Charles Hédouin; et, plus tard, étant devenue veuve, elle avait épousé ce Mouret. Elle lui apportait donc la moitié du magasin. Trois mois après le mariage, l'oncle Deleuze décédait à son tour sans enfants; si bien que, lorsque Caroline avait laissé ses os dans les fondations, ce Mouret était resté seul héritier, seul propriétaire du Bonheur. Toutes les chances!

— Un homme à idées, un brouillon dangereux qui bouleversera le quartier, si on le laisse faire! continua Baudu. Je crois que Caroline, un peu romanesque elle aussi, a dû être prise par les projets extravagants du monsieur… Bref, il l'a décidée à acheter la maison de gauche, puis la maison de droite; et lui-même, quand il a été seul, en a acheté deux autres; de sorte que le magasin a grandi, toujours grandi, au point qu'il menace de nous manger tous, maintenant!

Il s'adressait à Denise, mais il parlait pour lui, remâchant, par un besoin fiévreux de se satisfaire, cette histoire qui le hantait. Dans la famille, il était le bilieux, le violent aux poings toujours serrés. Mme Baudu n'intervenait plus, immobile sur sa chaise; Geneviève et Colomban, les yeux baissés, ramassaient et mangeaient par distraction des miettes de pain. Il faisait si chaud, si étouffé dans la petite pièce que Pépé s'était endormi sur la table, et que les yeux de Jean lui-même se fermaient.

— Patience! reprit Baudu, saisi d'une soudaine colère, les faiseurs se casseront les reins! Mouret traverse une crise, je le sais. Il a dû mettre tous ses bénéfices dans ses folies d'agrandissement et de réclame. En outre, pour trouver des capitaux, il s'est avisé de décider la plupart de ses employés à placer leur argent chez lui. Aussi est-il sans un sou maintenant, et si un miracle ne se produit pas, s'il n'arrive pas à tripler sa vente, comme il l'espère, vous verrez quelle débâcle! … Ah! je ne suis pas méchant, mais ce jour-là, j'illumine, parole d'honneur!

Il poursuivit d'une voix vengeresse, on eût dit que la chute du Bonheur des Dames devait rétablir la dignité du commerce compromise. Avait-on jamais vu cela? un magasin de nouveautés où l'on vendait de tout! un bazar alors! Aussi le personnel était gentil: un tas de godelureaux qui manoeuvraient comme dans une gare, qui traitaient les marchandises et les clientes comme des paquets, lâchant le patron ou lâché par lui pour un mot, sans affection, sans moeurs, sans art! Et il prit tout d'un coup à témoin Colomban: certes, lui, Colomban, élevé à la bonne école, savait de quelle façon lente et sûre on arrivait aux finesses, aux roueries du métier. L'art n'était pas de vendre beaucoup, mais de vendre cher. Puis, il pouvait dire comment on l'avait traité, comment il était devenu de la famille, soigné lorsqu'il tombait malade, blanchi et raccommodé, surveillé paternellement, aimé enfin!

— Bien sûr, répétait Colomban, après chaque cri du patron.

— Tu es le dernier, mon brave, finit par déclarer Baudu attendri. Après toi, on n'en fera plus… Toi seul me consoles, car si c'est une pareille bousculade qu'on appelle à présent le commerce, je n'y entends rien, j'aime mieux m'en aller.

Geneviève, la tête penchée sur une épaule, comme si son épaisse chevelure noire eût pesé trop lourd à son front pâle, examinait le commis souriant; et, dans son regard, il y avait un soupçon, un désir de voir si Colomban, travaillé d'un remords, ne rougirait pas, sous de tels éloges. Mais, en garçon rompu aux comédies du vieux négoce, il gardait sa carrure tranquille, son air bonasse, avec son pli de ruse aux lèvres.

Cependant, Baudu criait plus fort, en accusant ce déballage d'en face, ces sauvages, qui se massacraient entre eux avec leur lutte pour la vie, d'en arriver à détruire la famille. Et il citait leurs voisins de campagne, les Lhomme, la mère, le père, le fils, tous les trois employés dans la baraque, des gens sans intérieur, toujours dehors, ne mangeant chez eux que le dimanche, une vie d'hôtel et de table d'hôte enfin! Certes, sa salle à manger n'était pas grande, on aurait pu même y souhaiter plus de jour et plus d'air; mais au moins sa vie tenait là, il y avait vécu dans la tendresse des siens. En parlant, ses yeux faisaient le tour de la petite pièce; et un tremblement le prenait, à l'idée inavouée que les sauvages pourraient un jour, s'ils achevaient de tuer sa maison, le déloger de ce trou où il avait chaud, entre sa femme et sa fille. Malgré l'assurance qu'il affectait, quand il annonçait la culbute finale, il était plein de terreur au fond, il sentait bien le quartier envahi, dévoré peu à peu.

— Ce n'est pas pour te dégoûter, reprit-il en tâchant d'être calme. Si ton intérêt est d'entrer là-dedans, je serai le premier à te dire: Entres-y.

— Je le pense bien, mon oncle, murmura Denise, étourdie, et dont le désir d'être au Bonheur des Dames grandissait, au milieu de toute cette passion.

Il avait posé les coudes sur la table, il la fatiguait de son regard.

— Mais, voyons, toi qui es de la partie, dis-moi s'il est raisonnable qu'un simple magasin de nouveautés se mette à vendre de n'importe quoi. Autrefois, quand le commerce était honnête, les nouveautés comprenaient les tissus, pas davantage. Aujourd'hui, elles n'ont plus que l'idée de monter sur le dos des voisins et de tout manger… Voilà ce dont le quartier se plaint, car les petites boutiques commencent à y souffrir terriblement. Ce Mouret les ruine… Tiens! Bédoré et soeur, la bonneterie de la rue Gaillon, a déjà perdu la moitié de sa clientèle. Chez Mlle Tatin, la lingère du passage Choiseul, on en est à baisser les prix, à lutter de bon marché. Et l'effet du fléau, de cette peste, se fait sentir jusqu'à la rue Neuve-des-Petits-Champs, où je me suis laissé dire que MM. Vanpouille frères, les fourreurs, ne pouvaient tenir le coup… Hein? des calicots qui vendent des fourrures, c'est trop drôle! Une idée du Mouret encore!

— Et les gants, dit Mme Baudu. N'est-ce pas monstrueux? il a osé créer un rayon de ganterie!… Hier, comme je passais rue Neuve- Saint-Augustin, Quinette se trouvait sur sa porte, l'air si triste, que je n'ai pas voulu lui demander si les affaires allaient bien.

— Et les parapluies, reprit Baudu. Ça, c'est le comble! Bourras est persuadé que le Mouret a voulu simplement le couler; car, enfin, à quoi ça rime-t-il, des parapluies avec des étoffes?… Mais Bourras est solide, il ne se laissera pas égorger. Nous allons rire, un de ces jours.

Il parla d'autres commerçants, il passa le quartier en revue. Parfois, des aveux lui échappaient: si Vinçard tâchait de vendre, tous n'avaient plus qu'à faire leurs paquets, car Vinçard était comme les rats, qui filent des maisons, quand elles vont crouler. Puis, aussitôt, il se démentait, il rêvait une alliance, une entente des petits détaillants pour tenir tête au colosse. Depuis un moment, il hésitait à parler de lui, les mains agitées, la bouche tiraillée par un tic nerveux. Enfin, il se décida.

— Moi, jusqu'ici, je n'ai pas trop à me plaindre. Oh! il m'a fait du tort, le gredin! Mais il ne tient encore que les draps de dame, les draps légers, pour robes, et les draps plus forts, pour manteaux. On vient toujours chez moi acheter les articles d'homme, les velours de chasse, les livrées; sans parler des flanelles et des molletons, dont je le défie bien d'avoir un assortiment aussi complet… Seulement, il m'asticote, il croit me faire tourner le sang, parce qu'il a mis son rayon de draperie, là, en face. Tu as vu son étalage, n'est-ce pas? Toujours, il y plante ses plus belles confections, au milieu d'un encadrement de pièces de drap, une vraie parade de saltimbanque pour raccrocher les filles… Foi d'honnête homme! je rougirais d'employer de tels moyens. Depuis près de cent ans, le Vieil Elbeuf est connu, et il n'a pas besoin à sa porte de pareils attrape-nigauds. Tant que je vivrai, la boutique restera telle que je l'ai prise, avec ses quatre pièces d'échantillon, à droite et à gauche, pas davantage!

L'émotion gagnait toute la famille. Geneviève se permit de prendre la parole, après un silence.

— Notre clientèle nous aime, papa. Il faut espérer… Aujourd'hui encore, Mme Desforges et Mme de Boves sont venues. J'attends Mme Marty pour des flanelles.

— Moi, déclara Colomban, j'ai reçu hier une commande de Mme Bourdelais. Il est vrai qu'elle m'a parlé d'une cheviotte anglaise, affichée en face dix sous meilleur marché, la même que chez nous, paraît-il.

— Et dire, murmura Mme Baudu de sa voix fatiguée, que nous avons vu cette maison-là grande comme un mouchoir de poche! Parfaitement, ma chère Denise, lorsque les Deleuze l'ont fondée, elle avait seulement une vitrine sur la rue Neuve-Saint-Augustin, un vrai placard, où deux pièces d'indienne s'étouffaient avec trois pièces de calicot. On ne pouvait pas se retourner dans la boutique, tant c'était petit… À cette époque, le Vieil Elbeuf, qui existait depuis plus de soixante ans, était déjà tel que tu le vois aujourd'hui… Ah! tout cela est changé, bien changé!

Elle secouait la tête, ses paroles lentes disaient le drame de sa vie. Née au Vieil Elbeuf, elle en aimait jusqu'aux pierres humides, elle ne vivait que pour lui et par lui; et, autrefois glorieuse de cette maison, la plus forte, la plus richement achalandée du quartier, elle avait eu la continuelle souffrance de voir grandir peu à peu la maison rivale, d'abord dédaignée, puis égale en importance, puis débordante, menaçante. C'était pour elle une plaie toujours ouverte, elle se mourait du Vieil Elbeuf humilié, vivant encore ainsi que lui par la force de l'impulsion, mais sentant bien que l'agonie de la boutique serait la sienne, et qu'elle s'éteindrait, le jour où la boutique fermerait.

Le silence régna. Baudu battait la retraite du bout des doigts sur la toile cirée. Il éprouvait une lassitude, presque un regret, de s'être ainsi soulagé une fois de plus. Dans cet accablement, toute la famille d'ailleurs, les yeux vagues, continuait à remuer les amertumes de son histoire. Jamais la chance ne leur avait souri. Les enfants étaient élevés, la fortune venait, lorsque brusquement la concurrence apportait la ruine. Et il y avait encore la maison de Rambouillet, cette maison de campagne où le drapier faisait depuis dix ans le rêve de se retirer, une occasion, disait-il, une antique bâtisse qu'il devait réparer continuellement, qu'il s'était décidé à louer, et dont les locataires ne le payaient point. Ses derniers gains passaient là, il n'avait eu que ce vice, dans sa probité méticuleuse, obstinée aux vieux usages.

— Voyons, déclara-t-il brusquement, il faut laisser la table aux autres… En voilà des paroles inutiles!

Ce fut comme un réveil. Le bec de gaz sifflait, dans l'air mort et brûlant de la petite pièce. Tous se levèrent en sursaut, rompant le triste silence. Cependant, Pépé dormait si bien, qu'on l'allongea sur des pièces de molleton. Jean, qui bâillait, était déjà retourné à la porte de la rue.

— Et, pour finir, tu feras ce que tu voudras, répéta de nouveau Baudu à sa nièce. Nous te disons les choses, voilà tout… Mais tes affaires sont tes affaires.

Il la pressait du regard, il attendait une réponse décisive. Denise, que ces histoires avaient passionnée davantage pour le Bonheur des Dames, au lieu de l'en détourner, gardait son air tranquille et doux, d'une volonté têtue de Normande au fond. Elle se contenta de répondre:

— Nous verrons, mon oncle.

Et elle parla de monter se coucher de bonne heure avec les enfants, car ils étaient très fatigués tous les trois. Mais six heures sonnaient à peine, elle voulut bien rester un moment encore dans la boutique. La nuit s'était faite, elle retrouva la rue noire, trempée d'une pluie fine et drue, qui tombait depuis le coucher du soleil. Ce fut pour elle une surprise: quelques instants avaient suffi, la chaussée était trouée de flaques, les ruisseaux roulaient des eaux sales, une boue épaisse, piétinée, poissait les trottoirs; et, sous l'averse battante, on ne voyait plus que le défilé confus des parapluies, se bousculant, se ballonnant, pareils à de grandes ailes sombres, dans les ténèbres. Elle recula d'abord, prise de froid, le coeur serré davantage par la boutique mal éclairée, lugubre à cette heure. Un souffle humide, l'haleine du vieux quartier, venait de la rue; il semblait que le ruissellement des parapluies coulât jusqu'aux comptoirs, que le pavé avec sa boue et ses flaques entrât, achevât de moisir l'antique rez-de-chaussée, blanc de salpêtre. C'était toute une vision de l'ancien Paris mouillé, dont elle grelottait, avec un étonnement navré de trouver la grande ville si glaciale et si laide.

Mais, de l'autre côté de la chaussée, le Bonheur des Dames allumait les files profondes de ses becs de gaz. Et elle se rapprocha, attirée de nouveau et comme réchauffée à ce foyer d'ardente lumière. La machine ronflait toujours, encore en activité, lâchant sa vapeur dans un dernier grondement, pendant que les vendeurs repliaient les étoffes et que les caissiers comptaient la recette. C'était, à travers les glaces pâlies d'une buée, un pullulement vague de clartés, tout un intérieur confus d'usine. Derrière le rideau de pluie qui tombait, cette apparition reculée, brouillée, prenait l'apparence d'une chambre de chauffe géante, où l'on voyait passer les ombres noires des chauffeurs, sur le feu rouge des chaudières. Les vitrines se noyaient, on ne distinguait plus, en face, que la neige des dentelles, dont les verres dépolis d'une rampe de gaz avivaient le blanc; et, sur ce fond de chapelle, les confections s'enlevaient en vigueur, le grand manteau de velours, garni de renard argenté, mettait le profil d'une femme sans tête, qui courait par l'averse à quelque fête, dans l'inconnu des ténèbres de Paris.

Denise, cédant à la séduction, était venue jusqu'à la porte, sans se soucier du rejaillissement des gouttes, qui la trempait. À cette heure de nuit, avec son éclat de fournaise, le Bonheur des Dames achevait de la prendre tout entière. Dans la grande ville, noire et muette sous la pluie, dans ce Paris qu'elle ignorait, il flambait comme un phare, il semblait à lui seul la lumière et la vie de la cité. Elle y rêvait son avenir, beaucoup de travail pour élever les enfants, avec d'autres choses encore, elle ne savait quoi, des choses lointaines dont le désir et la crainte la faisaient trembler. L'idée de cette femme morte dans les fondations lui revint; elle eut peur, elle crut voir saigner les clartés; puis, la blancheur des dentelles l'apaisa, une espérance lui montait au coeur, toute une certitude de joie; tandis que la poussière d'eau volante lui refroidissait les mains et calmait en elle la fièvre du voyage.

— C'est Bourras, dit une voix derrière son dos.

Elle se pencha, elle aperçut Bourras, immobile au bout de la rue, devant la vitrine où elle avait remarqué, le matin, toute une construction ingénieuse, faite avec des parapluies et des cannes. Le grand vieillard s'était glissé dans l'ombre, pour s'emplir les yeux de cet étalage triomphal; et, la face douloureuse, il ne sentait pas même la pluie qui battait sa tête nue, dont les cheveux blancs ruisselaient.

— Il est bête, fit remarquer la voix, il va prendre du mal.

Alors, en se tournant, Denise vit qu'elle avait de nouveau les Baudu derrière elle. Malgré eux, comme Bourras qu'ils trouvaient bête, ils revenaient toujours là, devant ce spectacle qui leur crevait le coeur. C'était une rage à souffrir. Geneviève, très pâle, avait constaté que Colomban regardait, à l'entresol, les ombres des vendeuses passer sur les glaces; et, pendant que Baudu étranglait de rancune rentrée, les yeux de Mme Baudu s'étaient emplis de larmes, silencieusement.

— N'est-ce pas, tu t'y présenteras demain? finit par demander le drapier, tourmenté d'incertitude, et sentant bien d'ailleurs que sa nièce était conquise comme les autres.

Elle hésita, puis avec douceur:

— Oui, mon oncle, à moins que cela ne vous fasse trop de peine.

II

Le lendemain, à sept heures et demie, Denise était devant le Bonheur des Dames. Elle voulait s'y présenter, avant de conduire Jean chez son patron, qui demeurait loin, dans le haut du faubourg du Temple. Mais, avec ses habitudes matinales, elle s'était trop pressée de descendre: les commis arrivaient à peine; et, craignant d'être ridicule, prise de timidité, elle resta à piétiner un instant sur la place Gaillon.

Un vent froid qui soufflait, avait déjà séché le pavé. De toutes les rues, éclairées d'un petit jour pâle sous le ciel de cendre, les commis débouchaient vivement, le collet de leur paletot relevé, les mains dans les poches, surpris par ce premier frisson de l'hiver. La plupart filaient seuls et s'engouffraient au fond du magasin, sans adresser ni une parole ni même un regard à leurs collègues, qui allongeaient le pas autour d'eux; d'autres allaient par deux ou par trois, parlant vite, tenant la largeur du trottoir; et tous, du même geste, avant d'entrer, jetaient dans le ruisseau leur cigarette ou leur cigare.

Denise s'aperçut que plusieurs de ces messieurs la dévisageaient en passant. Alors, sa timidité augmenta, elle ne se sentit plus la force de les suivre, elle résolut de n'entrer à son tour que lorsque le défilé aurait cessé, rougissante à l'idée d'être bousculée, sous la porte, au milieu de tous ces hommes. Mais le défilé continuait, et pour échapper aux regards, elle fit lentement le tour de la place. Quand elle revint, elle trouva, planté devant le Bonheur des Dames, un grand garçon, blême et dégingandé, qui, depuis un quart d'heure, semblait attendre comme elle.

— Mademoiselle, finit-il par lui demander d'une voix balbutiante, vous êtes peut-être vendeuse dans la maison?

Elle resta si émotionnée d'entendre ce garçon inconnu lui adresser la parole, qu'elle ne répondit pas d'abord.

— C'est que, voyez-vous, continua-t-il en s'embrouillant davantage, j'ai l'idée de voir si l'on ne pourrait pas m'y prendre, et vous m'auriez donné un renseignement.

Il était aussi timide qu'elle, il se risquait à l'aborder, parce qu'il la sentait tremblante comme lui.

— Ce serait avec plaisir, monsieur, répondit-elle enfin. Mais je ne suis pas plus avancée que vous, je suis là pour me présenter aussi.

— Ah! très bien, dit-il tout à fait décontenancé.

Et ils rougirent fortement, leurs deux timidités demeurèrent un instant face à face, attendries par la fraternité de leurs situations, n'osant pourtant se souhaiter tout haut une bonne réussite. Puis, comme ils n'ajoutaient rien et qu'ils se gênaient de plus en plus, ils se séparèrent gauchement, ils recommencèrent à attendre chacun de son côté, à quelques pas l'un de l'autre.

Les commis entraient toujours. Maintenant, Denise les entendait plaisanter, quand ils passaient près d'elle, en lui jetant un coup d'oeil oblique. Son embarras grandissait d'être ainsi en spectacle, elle se décidait à faire dans le quartier une promenade d'une demi-heure, lorsque la vue d'un jeune homme, qui arrivait rapidement par la rue Port-Mahon, l'arrêta une minute encore. Évidemment, ce devait être un chef de rayon, car tous les commis le saluaient. Il était grand, la peau blanche, la barbe soignée; et il avait des yeux couleur de vieil or, d'une douceur de velours, qu'il fixa un instant sur elle, au moment où il traversa la place. Déjà il entrait dans le magasin, indifférent, qu'elle restait immobile, toute retournée par ce regard, emplie d'une émotion singulière, où il y avait plus de malaise que de charme. Décidément, la peur la prenait, elle se mit à descendre lentement la rue Gaillon, puis la rue Saint-Roch, en attendant que le courage lui revînt.

C'était mieux qu'un chef de rayon, c'était Octave Mouret en personne. Il n'avait pas dormi, cette nuit-là, car au sortir d'une soirée chez un agent de change, il était allé souper avec un ami et deux femmes, ramassées dans les coulisses d'un petit théâtre. Son paletot boutonné cachait son habit et sa cravate blanche. Vivement, il monta chez lui, se débarbouilla, se changea; et, quand il vint s'asseoir devant son bureau, dans son cabinet de l'entresol, il était solide, l'oeil vif, la peau fraîche, tout à la besogne, comme s'il eût passé dix heures au lit. Le cabinet, vaste, meublé de vieux chêne et tendu de reps vert, avait pour seul ornement un portrait de cette Mme Hédouin dont le quartier parlait encore. Depuis qu'elle n'était plus, Octave lui gardait un souvenir attendri, se montrait reconnaissant à sa mémoire de la fortune dont elle l'avait comblé en l'épousant. Aussi, avant de se mettre à signer les traites posées sur son buvard, adressa-t-il au portrait un sourire d'homme heureux. N'était-ce pas toujours devant elle qu'il revenait travailler, après ses échappées de jeune veuf, au sortir des alcôves où le besoin du plaisir l'égarait?

On frappa, et, sans attendre, un jeune homme entra, grand et maigre, aux lèvres minces, au nez pointu, très correct d'ailleurs avec ses cheveux lissés, où des mèches grises se montraient déjà. Mouret avait levé les yeux; puis, continuant de signer:

— Vous avez bien dormi, Bourdoncle?

— Très bien, merci, répondit le jeune homme, qui marchait à petits pas, comme chez lui.

Bourdoncle, fils d'un fermier pauvre des environs de Limoges, avait débuté jadis au Bonheur des Dames, en même temps que Mouret, lorsque le magasin occupait l'angle de la place Gaillon. Très intelligent, très actif, il semblait alors devoir supplanter aisément son camarade, moins sérieux, et qui avait toutes sortes de fuites, une apparente étourderie, des histoires de femme inquiétantes; mais il n'apportait pas le coup de génie de ce Provençal passionné, ni son audace, ni sa grâce victorieuse. D'ailleurs, par un instinct d'homme sage, il s'était incliné devant lui, obéissant, et cela sans lutte, dès le commencement. Lorsque Mouret avait conseillé à ses commis de mettre leur argent dans la maison, Bourdoncle s'était exécuté un des premiers, lui confiant même l'héritage inattendu d'une tante; et, peu à peu, après avoir passé par tous les grades, vendeur, puis second, puis chef de comptoir à la soie, il était devenu un des lieutenants du patron, le plus cher et le plus écouté, un des six intéressés qui aidaient celui-ci à gouverner le Bonheur des Dames, quelque chose comme un conseil de ministres sous un roi absolu. Chacun d'eux veillait sur une province. Bourdoncle était chargé de la surveillance générale.

— Et vous, reprit-il familièrement, avez-vous bien dormi?

Lorsque Mouret eut répondu qu'il ne s'était pas couché, il hocha la tête, en murmurant:

— Mauvaise hygiène.

— Pourquoi donc? dit l'autre avec gaieté! Je suis moins fatigué que vous, mon cher. Vous avez les yeux bouffis de sommeil, vous vous alourdissez, à être trop sage… Amusez-vous donc, ça vous fouettera les idées!

C'était toujours leur dispute amicale. Bourdoncle, au début, avait battu ses maîtresses, parce que, disait-il, elles l'empêchaient de dormir. Maintenant, il faisait profession de haïr les femmes, ayant sans doute au-dehors des rencontres dont il ne parlait pas, tant elles tenaient peu de place dans sa vie, et se contentant au magasin d'exploiter les clientes, avec un grand mépris pour leur frivolité à se ruiner en chiffons imbéciles. Mouret, au contraire, affectait des extases, restait devant les femmes ravi et câlin, emporté continuellement dans de nouveaux amours; et ses coups de coeur étaient comme une réclame à sa vente, on eût dit qu'il enveloppait tout le sexe de la même caresse, pour mieux l'étourdir et le garder à sa merci.

— J'ai vu Mme Desforges, cette nuit, reprit-il. Elle était délicieuse à ce bal.

— Ce n'est pas avec elle que vous avez soupé ensuite? demanda l'associé.

Mouret se récria.

— Oh! par exemple! elle est très honnête, mon cher… Non, j'ai soupé avec Héloïse, la petite des Folies. Bête comme une oie, mais si drôle!

Il prit un autre paquet de traites et continua de signer. Bourdoncle marchait toujours à petits pas. Il alla jeter un coup d'oeil dans la rue Neuve-Saint-Augustin, par les hautes glaces de la fenêtre, puis revint en disant:

— Vous savez qu'elles se vengeront.

— Qui donc? demanda Mouret, auquel la conversation échappait.

— Mais les femmes.

Alors, il s'égaya davantage, il laissa percer le fond de sa brutalité, sous son air d'adoration sensuelle. D'un haussement d'épaules, il parut déclarer qu'il les jetterait toutes par terre, comme des sacs vides, le jour où elles l'auraient aidé à bâtir sa fortune. Bourdoncle, entêté, répétait de son air froid:

— Elles se vengeront… Il y en aura une qui vengera les autres, c'est fatal.

— As pas peur! cria Mouret en exagérant son accent provençal. Celle-là n'est pas encore née, mon bon. Et, si elle vient, vous savez…

Il avait levé son porte-plume, il le brandissait, et il le pointa dans le vide, comme s'il eût voulu percer d'un couteau un coeur invisible. L'associé reprit sa marche, s'inclinant comme toujours devant la supériorité du patron, dont le génie plein de trous le déconcertait pourtant. Lui, si net, si logique, sans passion, sans chute possible, en était encore à comprendre le côté fille du succès, Paris se donnant dans un baiser au plus hardi.

Un silence régna. On n'entendait que la plume de Mouret. Puis, sur des questions brèves posées par lui, Bourdoncle fournit des renseignements au sujet de la grande mise en vente des nouveautés d'hiver, qui devait avoir lieu le lundi suivant. C'était une très grosse affaire, la maison y jouait sa fortune, car les bruits du quartier avaient un fond de vérité, Mouret se jetait en poète dans la spéculation, avec un tel faste, un besoin tel du colossal, que tout semblait devoir craquer sous lui. Il y avait là un sens nouveau du négoce, une apparente fantaisie commerciale, qui autrefois inquiétait Mme Hédouin, et qui aujourd'hui encore, malgré de premiers succès, consternait parfois les intéressés. On blâmait à voix basse le patron d'aller trop vite; on l'accusait d'avoir agrandi dangereusement les magasins, avant de pouvoir compter sur une augmentation suffisante de la clientèle; on tremblait surtout en le voyant mettre tout l'argent de la caisse sur un coup de cartes, emplir les comptoirs d'un entassement de marchandises, sans garder un sou de réserve. Ainsi, pour cette mise en vente, après les sommes considérables payées aux maçons, le capital entier se trouvait dehors: une fois de plus, il s'agissait de vaincre ou de mourir. Et lui, au milieu de cet effarement, gardait une gaieté triomphante, une certitude des millions, en homme adoré des femmes, et qui ne peut être trahi. Lorsque Bourdoncle se permit de témoigner certaines craintes, à propos du développement exagéré donné à des rayons dont le chiffre d'affaires restait douteux, il eut un beau rire de confiance en criant:

— Laissez donc, mon cher, la maison est trop petite!

L'autre parut abasourdi, pris d'une peur qu'il ne cherchait plus à cacher. La maison trop petite! une maison de nouveautés où il y avait dix-neuf rayons, et qui comptait quatre cent trois employés!

— Mais sans doute, reprit Mouret, nous serons forcés de nous agrandir avant dix-huit mois… J'y songe sérieusement. Cette nuit, Mme Desforges m'a promis de me faire rencontrer demain chez elle avec une personne… Enfin, nous en causerons, quand l'idée sera mûre.

Et, ayant fini de signer les traites, il se leva, il vint donner des tapes amicales sur les épaules de l'intéressé, qui se remettait difficilement. Cet effroi des gens prudents, autour de lui, l'amusait. Dans un des accès de brusque franchise, dont il accablait parfois ses familiers, il déclara qu'il était au fond plus juif que tous les juifs du monde: il tenait de son père, auquel il ressemblait physiquement et moralement, un gaillard qui connaissait le prix des sous; et, s'il avait de sa mère ce brin de fantaisie nerveuse, c'était là peut-être le plus clair de sa chance, car il sentait la force invincible de sa grâce à tout oser.

— Vous savez bien qu'on vous suivra jusqu'au bout, finit par dire
Bourdoncle.

Alors, avant de descendre dans le magasin jeter leur coup d'oeil habituel, tous deux réglèrent encore certains détails. Ils examinèrent le spécimen d'un petit cahier à souches que Mouret venait d'inventer pour les notes de débit. Ce dernier, ayant remarqué que les marchandises démodées, les rossignols, s'enlevaient d'autant plus rapidement que la guelte donnée aux commis était plus forte, avait basé sur cette observation un nouveau commerce. Il intéressait désormais ses vendeurs à la vente de toutes les marchandises, il leur accordait un tant pour cent sur le moindre bout d'étoffe, le moindre objet vendu par eux: mécanisme qui avait bouleversé les nouveautés, qui créait entre les commis une lutte pour l'existence, dont les patrons bénéficiaient. Cette lutte devenait du reste entre ses mains la formule favorite, le principe d'organisation qu'il appliquait constamment. Il lâchait les passions, mettait les forces en présence, laissait les gros manger les petits, et s'engraissait de cette bataille des intérêts. Le spécimen du cahier fut approuvé: en haut, sur la souche et sur la note à détacher, se trouvaient l'indication du rayon et le numéro du vendeur; puis, répétées également des deux côtés, il y avait des colonnes pour le métrage, la désignation des articles, les prix; et le vendeur signait simplement la note, avant de la remettre au caissier. De cette façon, le contrôle était des plus faciles, il suffisait de collationner les notes remises par la caisse au bureau de défalcation, avec les souches restées entre les mains des commis. Chaque semaine, ces derniers toucheraient ainsi leur tant pour cent et leur guelte, sans erreur possible.

— Nous serons moins volés, fit remarquer Bourdoncle avec satisfaction. Vous avez eu là une idée excellente.

— Et j'ai songé cette nuit à autre chose, expliqua Mouret. Oui, mon cher, cette nuit, à ce souper… J'ai envie de donner aux employés du bureau de défalcation une petite prime, pour chaque erreur qu'ils relèveront dans les notes de débit, en les collationnant… Vous comprenez, nous serons certains dès lors qu'ils n'en négligeront pas une seule, car ils en inventeraient plutôt.

Il se mit à rire, pendant que l'autre le regardait d'un air admiratif. Cette application nouvelle de la lutte pour l'existence l'enchantait, il avait le génie de la mécanique administrative, il rêvait d'organiser la maison de manière à exploiter les appétits des autres, pour le contentement tranquille et complet de ses propres appétits. Quand on voulait faire rendre aux gens tout leur effort, disait-il souvent, et même tirer d'eux un peu d'honnêteté, il fallait d'abord les mettre aux prises avec leurs besoins.

— Eh bien! descendons, reprit Mouret. Il faut s'occuper de cette mise en vente… La soie est arrivée d'hier, n'est-ce pas? et Bouthemont doit être à la réception.

Bourdoncle le suivit. Le service de la réception se trouvait dans le sous-sol, du côté de la rue Neuve-Saint-Augustin. Là, au ras du trottoir, s'ouvrait une cage vitrée, où les camions déchargeaient les marchandises. Elles étaient pesées, puis elles basculaient sur une glissoire rapide, dont le chêne et les ferrures luisaient, polis sous le frottement des ballots et des caisses. Tous les arrivages entraient par cette trappe béante; c'était un engouffrement continu, une chute d'étoffes qui tombait avec un ronflement de rivière. Aux époques de grande vente surtout, la glissoire lâchait dans le sous-sol un flot intarissable, les soieries de Lyon, les lainages d'Angleterre, les toiles des Flandres, les calicots d'Alsace, les indiennes de Rouen; et, parfois, les camions devaient prendre la file; les paquets en coulant faisaient, au fond du trou, le bruit sourd d'une pierre jetée dans une eau profonde.

Lorsqu'il passa, Mouret s'arrêta un instant devant la glissoire. Elle fonctionnait, des files de caisses descendaient toutes seules, sans qu'on vît les hommes dont les mains les poussaient, en haut; et elles semblaient se précipiter d'elles-mêmes, ruisseler en pluie d'une source supérieure. Puis, des ballots parurent, tournant sur eux-mêmes comme des cailloux roulés. Mouret regardait, sans prononcer une parole. Mais, dans ses yeux clairs, cette débâcle de marchandises qui tombait chez lui, ce flot qui lâchait des milliers de francs à la minute, mettait une courte flamme. Jamais encore il n'avait eu une conscience si nette de la bataille engagée. C'était cette débâcle de marchandises qu'il s'agissait de lancer aux quatre coins de Paris. Il n'ouvrit pas la bouche, il continua son inspection.

Dans le jour gris qui venait des larges soupiraux, une équipe d'hommes recevait les envois, tandis que d'autres déclouaient les caisses et ouvraient les ballots, en présence des chefs de rayon. Une agitation de chantier emplissait ce fond de cave, ce sous-sol où des piliers de fonte soutenaient les voûtins, et dont les murs nus étaient cimentés.

— Vous avez tout, Bouthemont? demanda Mouret, en s'approchant d'un jeune homme à fortes épaules, en train de vérifier le contenu d'une caisse.

— Oui, tout doit y être, répondit ce dernier. Mais j'en ai pour la matinée à compter.

Le chef de rayon consultait la facture d'un coup d'oeil, debout devant un grand comptoir, sur lequel un de ses vendeurs posait, une à une, les pièces de soie qu'il sortait de la caisse. Derrière eux, s'alignaient d'autres comptoirs, encombrés également de marchandises, que tout un petit peuple de commis examinaient. C'était un déballage général, une confusion apparente d'étoffes, étudiées, retournées, marquées, au milieu du bourdonnement des voix.

Bouthemont, qui devenait célèbre sur la place, avait une face ronde de joyeux compère, avec une barbe d'un noir d'encre et de beaux yeux marron. Né à Montpellier, noceur, braillard, il était médiocre pour la vente; mais, pour l'achat, on ne connaissait pas son pareil. Envoyé à Paris par son père, qui tenait là-bas un magasin de nouveautés, il avait absolument refusé de retourner au pays, quand le bonhomme s'était dit que le garçon en savait assez long pour lui succéder dans son commerce; et, dès lors, une rivalité avait grandi entre le père et le fils, le premier tout à son petit négoce provincial, indigné de voir un simple commis gagner le triple de ce qu'il gagnait lui-même, le second plaisantant la routine du vieux, faisant sonner ses gains et bouleversant la maison, à chacun de ses passages. Comme les autres chefs de comptoir, celui-ci touchait, outre ses trois mille francs d'appointements fixes, un tant pour cent sur la vente. Montpellier, surpris et respectueux, répétait que le fils Bouthemont avait, l'année précédente, empoché près de quinze mille francs; et ce n'était qu'un commencement, des gens prédisaient au père exaspéré que ce chiffre grossirait encore.

Cependant, Bourdoncle avait pris une des pièces de soie, dont il examinait le grain d'un air attentif d'homme compétent. C'était une faille à lisière bleu et argent, le fameux Paris-Bonheur, avec laquelle Mouret comptait porter un coup décisif.

— Elle est vraiment très bonne, murmura l'intéressé.

— Et elle fait surtout plus d'effet qu'elle n'est bonne, dit Bouthemont. Il n'y a que Dumonteil pour nous fabriquer ça… À mon dernier voyage, quand je me suis fâché avec Gaujean, celui-ci voulait bien mettre cent métiers sur ce modèle, mais il exigeait vingt-cinq centimes de plus par mètre.

Presque tous les mois, Bouthemont allait ainsi en fabrique, vivant des journées à Lyon, descendant dans les premiers hôtels, ayant l'ordre de traiter les fabricants à bourse ouverte. Il jouissait d'ailleurs d'une liberté absolue, il achetait comme bon lui semblait, pourvu que, chaque année, il augmentât dans une proportion fixée d'avance le chiffre d'affaires de son comptoir; et c'était même sur cette augmentation qu'il touchait son tant pour cent d'intérêt. En somme, sa situation, au Bonheur des Dames, comme celle de tous les chefs, ses collègues, se trouvait être celle d'un commerçant spécial, dans un ensemble de commerces divers, une sorte de vaste cité du négoce.

— Alors, c'est décidé, reprit-il, nous la marquons cinq francs soixante… Vous savez que c'est à peine le prix d'achat.

— Oui! oui, cinq francs soixante, dit vivement Mouret, et si j'étais seul, je la donnerais à perte.

Le chef de rayon eut un bon rire.

— Oh! moi, je ne demande pas mieux… Ça va tripler la vente, et comme mon seul intérêt est d'arriver à de grosses recettes…

Mais Bourdoncle restait grave, les lèvres pincées. Lui, touchait son tant pour cent sur le bénéfice total, et son affaire n'était pas de baisser les prix. Justement, le contrôle qu'il exerçait consistait à surveiller la marque, pour que Bouthemont, cédant au seul désir d'accroître le chiffre de vente, ne vendît pas à trop petit gain. Du reste, il était repris par ses inquiétudes anciennes, devant des combinaisons de réclame qui lui échappaient. Il osa montrer sa répugnance, en disant:

— Si nous la donnons à cinq francs soixante, c'est comme si nous la donnions à perte, puisqu'il faudra prélever nos frais qui sont considérables… On la vendrait partout à sept francs.

Du coup, Mouret se fâcha. Il tapa de sa main ouverte sur la soie, il cria nerveusement:

— Mais je le sais, et c'est pourquoi je désire en faire cadeau à nos clientes… En vérité, mon cher, vous n'aurez jamais le sens de la femme. Comprenez donc qu'elles vont se l'arracher, cette soie!

— Sans doute, interrompit l'intéressé, qui s'entêtait, et plus elles se l'arracheront, plus nous perdrons.

— Nous perdrons quelques centimes sur l'article, je le veux bien. Après? le beau malheur, si nous attirons toutes les femmes et si nous les tenons à notre merci, séduites, affolées devant l'entassement de nos marchandises, vidant leur porte-monnaie sans compter! Le tout, mon cher, est de les allumer, et il faut pour cela un article qui flatte, qui fasse époque. Ensuite, vous pouvez vendre les autres articles aussi cher qu'ailleurs, elles croiront les payer chez vous meilleur marché. Par exemple, notre Cuir-d'or, ce taffetas à sept francs cinquante, qui se vend partout ce prix, va passer également pour une occasion extraordinaire, et suffira à combler la perte du Paris-Bonheur… Vous verrez, vous verrez!

Il devenait éloquent.

— Comprenez-vous! je veux que dans huit jours le Paris-Bonheur révolutionne la place. Il est notre coup de fortune, c'est lui qui va nous sauver et qui nous lancera. On ne parlera que de lui, la lisière bleu et argent sera connue d'un bout de la France à l'autre… Et vous entendrez la plainte furieuse de nos concurrents. Le petit commerce y laissera encore une aile. Enterrés, tous ces brocanteurs qui crèvent de rhumatismes, dans leurs caves!

Autour du patron, les commis qui vérifiaient les envois, écoutaient en souriant. Il aimait parler et avoir raison. Bourdoncle, de nouveau, céda. Cependant, la caisse s'était vidée, deux hommes en déclouaient une autre.

— C'est la fabrication qui ne rit pas! dit alors Bouthemont. À Lyon, ils sont furieux contre vous, ils prétendent que vos bons marchés les ruinent… Vous savez que Gaujean m'a positivement déclaré la guerre. Oui, il a juré d'ouvrir de longs crédits aux petites maisons, plutôt que d'accepter mes prix.

Mouret haussa les épaules.

— Si Gaujean n'est pas raisonnable, répondit-il, Gaujean restera sur le carreau… De quoi se plaignent-ils? Nous les payons immédiatement, nous prenons tout ce qu'ils fabriquent, c'est bien le moins qu'ils travaillent à meilleur compte… Et, d'ailleurs, il suffit que le public en profite.

Le commis vidait la seconde caisse, pendant que Bouthemont s'était remis à pointer les pièces, en consultant la facture. Un autre commis, sur le bout du comptoir, les marquait ensuite en chiffres connus, et la vérification finie, la facture, signée par le chef de rayon, devait être montée à la caisse centrale. Un instant encore, Mouret regarda ce travail, toute cette activité autour de ces déballages qui montaient et menaçaient de noyer le sous-sol; puis, sans ajouter un mot, de l'air d'un capitaine satisfait de ses troupes, il s'éloigna, suivi de Bourdoncle.

Lentement, tous deux traversèrent le sous-sol. Les soupiraux, de place en place, jetaient une clarté pâle; et, au fond des coins noirs, le long d'étroits corridors, des becs de gaz brûlaient, continuellement. C'était dans ces corridors que se trouvaient les réserves, des caveaux barrés par des palissades, où les divers rayons serraient le trop-plein de leurs articles. En passant, le patron donna un coup d'oeil au calorifère qu'on devait allumer le lundi pour la première fois, et au petit poste de pompiers qui gardait un compteur géant, enfermé dans une cage de fer. La cuisine et les réfectoires, d'anciennes caves transformées en petites salles, étaient à gauche, vers l'angle de la place Gaillon. Enfin, à l'autre bout du sous-sol, il arriva au service du départ. Les paquets que les clientes n'emportaient point, y étaient descendus, triés sur des tables, classés dans des compartiments dont chacun représentait un quartier de Paris; puis, par un large escalier débouchant juste en face du Vieil Elbeuf, on les montait aux voitures, qui stationnaient près du trottoir. Dans le fonctionnement mécanique du Bonheur des Dames, cet escalier de la rue de la Michodière dégorgeait sans relâche les marchandises englouties par la glissoire de la rue Neuve-Saint-Augustin, après qu'elles avaient passé, en haut, à travers les engrenages des comptoirs.

— Campion, dit Mouret au chef du départ, un ancien sergent à figure maigre, pourquoi six paires de draps, achetées hier par une dame vers deux heures, n'ont-elles pas été portées le soir?

— Où demeure cette dame? demanda l'employé.

— Rue de Rivoli, au coin de la rue d'Alger… Mme Desforges.

À cette heure matinale, les tables de triage étaient nues, les compartiments ne contenaient que les quelques paquets restés de la veille. Pendant que Campion fouillait parmi ces paquets, après avoir consulté un registre, Bourdoncle regardait Mouret, en songeant que ce diable d'homme savait tout, s'occupait de tout, même aux tables des restaurants de nuit et dans les alcôves de ses maîtresses. Enfin, le chef du départ découvrit l'erreur: la caisse avait donné un faux numéro et le paquet était revenu.

— Quelle est la caisse qui a débité ça? demanda Mouret. Hein? vous dites la caisse 10…

Et, se retournant vers l'intéressé:

— La caisse 10, c'est Albert, n'est-ce pas?… Nous allons lui dire deux mots.

Mais, avant de faire un tour dans le magasin, il voulut monter au service des expéditions, qui occupait plusieurs pièces du deuxième étage. C'était là qu'arrivaient toutes les commandes de la province et de l'étranger; et, chaque matin, il allait y voir la correspondance. Depuis deux ans, cette correspondance grandissait de jour en jour. Le service, qui avait d'abord occupé une dizaine d'employés, en nécessitait plus de trente déjà. Les uns ouvraient les lettres, les autres les lisaient, aux deux côtés d'une même table; d'autres encore les classaient, leur donnaient à chacune un numéro d'ordre, qui se répétait sur un casier; puis, quand on avait distribué les lettres aux différents rayons et que les rayons montaient les articles, on mettait au fur et à mesure ces articles dans les casiers, d'après les numéros d'ordre. Il ne restait qu'à vérifier et qu'à emballer, au fond d'une pièce voisine, où une équipe d'ouvriers clouait et ficelait du matin au soir.

Mouret posa sa question habituelle:

— Combien de lettres, ce matin, Levasseur?

— Cinq cent trente-quatre, monsieur, répondit le chef de service. Après la mise en vente de lundi, j'ai peur de ne pas avoir assez de monde. Hier, nous avons eu beaucoup de peine à arriver.

Bourdoncle hochait la tête de satisfaction. Il ne comptait pas sur cinq cent trente-quatre lettres, un mardi. Autour de la table, les employés coupaient et lisaient, avec un bruit continu de papier froissé, tandis que, devant les casiers, commençait le va-et-vient des articles. C'était un des services les plus compliqués et les plus considérables de la maison: on y vivait dans un coup de fièvre perpétuel, car il fallait réglementairement que les commandes du matin fussent toutes expédiées le soir.

— On vous donnera le monde dont vous aurez besoin, Levasseur, finit par répondre Mouret, qui d'un regard avait constaté le bon état du service. Vous le savez, quand il y a du travail, nous ne refusons pas des hommes.

En haut, sous les combles, se trouvaient les chambres où couchaient les vendeuses. Mais il redescendit, et il entra à la caisse centrale, installée près de son cabinet. C'était une pièce fermée par un vitrage à guichet de cuivre, dans laquelle on apercevait un énorme coffre-fort, scellé au mur. Deux caissiers y centralisaient les recettes, que, chaque soir, montait Lhomme, le premier caissier de la vente, et faisaient ensuite face aux dépenses, payaient les fabricants, le personnel, tout le petit monde qui vivait de la maison. La caisse communiquait avec une autre pièce, meublée de cartons verts, où dix employés vérifiaient les factures. Puis venait encore un bureau, le bureau de défalcation: six jeunes gens, penchés sur des pupitres noirs, ayant derrière eux des collections de registres, y arrêtaient les comptes du tant pour cent des vendeurs, en collationnant les notes de débit. Ce service, tout nouveau, fonctionnait mal.

Mouret et Bourdoncle avaient traversé la caisse et le bureau de vérification. Quand ils passèrent dans l'autre bureau, les jeunes gens qui riaient, le nez en l'air, eurent une secousse de surprise. Alors, Mouret, sans les réprimander, leur expliqua le système de la petite prime qu'il avait imaginé de leur payer, pour chaque erreur découverte dans les notes de débit; et, quand il fut sorti, les employés, cessant de rire et comme fouettés, se remirent passionnément au travail, cherchant des erreurs.

Au rez-de-chaussée, dans le magasin, Mouret alla droit à la caisse 10, où Albert Lhomme se polissait les ongles, en attendant la clientèle. On disait couramment: «la dynastie des Lhomme», depuis que Mme Aurélie, la première des confections, après avoir poussé son mari au poste de premier caissier, était parvenue à obtenir une caisse de détail pour son fils, un grand garçon pâle et vicieux, qui ne pouvait rester nulle part et qui lui donnait les plus vives inquiétudes. Mais, devant le jeune homme, Mouret s'effaça: il répugnait à compromettre sa grâce dans un métier de gendarme, il gardait par goût et par tactique son rôle de dieu aimable. Légèrement du coude, il toucha Bourdoncle, l'homme chiffre, qu'il chargeait d'ordinaire des exécutions.

— Monsieur Albert, dit ce dernier sévèrement, vous avez encore mal pris une adresse, le paquet est revenu… C'est insupportable.

Le caissier crut devoir se défendre, appela en témoignage le garçon qui avait fait le paquet. Ce garçon, nommé Joseph, appartenait, lui aussi, à la dynastie des Lhomme, car il était le frère de lait d'Albert, et il devait sa place à l'influence de Mme Aurélie. Comme le jeune homme voulait lui faire dire que l'erreur venait de la cliente, il balbutiait, il tordait la barbiche qui allongeait son visage couturé, combattu entre sa conscience d'ancien soldat et sa gratitude pour ses protecteurs.

— Laissez donc Joseph tranquille, finit par crier Bourdoncle, et surtout ne répondez pas davantage… Ah! vous êtes heureux que nous ayons égard aux bons services de votre mère!

Mais, à ce moment, Lhomme accourut. De sa caisse, située près de la porte, il apercevait celle de son fils, qui se trouvait au rayon de la ganterie. Déjà tout blanc, alourdi par sa vie sédentaire, il avait une figure molle, effacée, comme usée au reflet de l'argent qu'il comptait sans relâche. Son bras amputé ne le gênait nullement dans cette besogne, et l'on allait même par curiosité le voir vérifier la recette, tellement les billets et les pièces glissaient rapidement dans sa main gauche, la seule qui lui restât. Fils d'un percepteur de Chablis, il était tombé à Paris comme employé aux écritures, chez un négociant du Port-aux- Vins. Puis, demeurant rue Cuvier, il avait épousé la fille de son concierge, petit tailleur alsacien; et, depuis ce jour, il était resté soumis devant sa femme, dont les facultés commerciales le frappaient de respect. Elle se faisait plus de douze mille francs aux confections, tandis que lui touchait seulement cinq mille francs d'appointements fixes. Et sa déférence pour une femme apportant de telles sommes dans le ménage, s'élargissait jusqu'à son fils, qui venait d'elle.

— Quoi donc? murmura-t-il, Albert est en faute?

Alors, selon son habitude, Mouret rentra en scène, pour jouer le rôle du bon prince. Quand Bourdoncle s'était fait craindre, lui soignait sa popularité.

— Une bêtise, murmura-t-il. Mon cher Lhomme, votre Albert est un étourdi qui devrait bien prendre exemple sur vous.

Puis, changeant de conversation, se montrant plus aimable encore:

— Et ce concert, l'autre jour?… Étiez-vous bien placé?

Une rougeur monta aux joues blanches du vieux caissier. Il n'avait que ce vice, la musique, un vice secret qu'il satisfaisait solitairement, courant les théâtres, les concerts, les auditions; malgré son bras amputé, il jouait du cor, grâce à un système ingénieux de pinces; et, comme Mme Lhomme détestait le bruit, il enveloppait son instrument de drap, le soir, ravi quand même jusqu'à l'extase par les sons étrangement sourds qu'il en tirait. Au milieu de la débandade forcée de leur foyer, il s'était fait dans la musique un désert. Ça et l'argent de sa caisse, il ne connaissait rien autre, en dehors de son admiration pour sa femme.

— Très bien placé, répondit-il, les yeux brillants. Vous êtes trop bon, monsieur.

Mouret, qui goûtait une jouissance personnelle à satisfaire les passions, donnait parfois à Lhomme les billets que les dames patronnesses lui avaient mis sur la gorge. Et il acheva de l'enchanter, en disant:

— Ah! Beethoven, ah! Mozart… Quelle musique!

Sans attendre une réponse, il s'éloigna, il rejoignit Bourdoncle, en train déjà de faire le tour des rayons. Dans le hall central, une cour intérieure qu'on avait vitrée, se trouvait la soie. Tous deux suivirent d'abord la galerie de la rue Neuve Saint-Augustin, que le blanc occupait d'un bout à l'autre. Rien d'anormal ne les frappa, ils passèrent lentement au milieu des commis respectueux. Puis, ils tournèrent dans la rouennerie et la bonneterie, où le même ordre régnait. Mais, aux lainages, le long de la galerie qui revenait perpendiculairement à la rue de la Michodière, Bourdoncle reprit son rôle de grand exécuteur, en apercevant un jeune homme assis sur un comptoir, l'air brisé par une nuit blanche; et ce jeune homme, nommé Liénard, fils d'un riche marchand de nouveautés d'Angers, courba le front sous la réprimande, ayant la seule peur, dans sa vie de paresse, d'insouciance et de plaisir, d'être rappelé en province par son père. Dès lors, les observations tombèrent dru comme grêle, la galerie de la rue de la Michodière reçut l'orage: à la draperie, un vendeur au pair, de ceux qui débutaient et qui couchaient dans leurs rayons, était rentré après onze heures; à la mercerie, le second venait de se laisser prendre au fond du sous-sol, achevant une cigarette. Et ce fut surtout à la ganterie que la tempête éclata, sur la tête d'un des rares Parisiens de la maison, le joli Mignot, ainsi qu'on l'appelait, bâtard déclassé d'une maîtresse de harpe: son crime était d'avoir fait un scandale au réfectoire, en se plaignant de la nourriture. Comme il y avait trois tables, une à neuf heures et demie, l'autre à dix heures et demie, et l'autre à onze heures et demie, il voulut expliquer qu'étant de la troisième table, il avait toujours des fonds de sauce, des portions rognées.

— Comment la nourriture n'est pas bonne? demanda d'un air naïf
Mouret, ouvrant enfin la bouche.

Il ne donnait qu'un franc cinquante par jour et par homme au chef, un terrible Auvergnat, lequel trouvait encore moyen d'emplir ses poches; et la nourriture était réellement exécrable. Mais Bourdoncle haussa les épaules: un chef qui avait quatre cents déjeuners et quatre cents dîners à servir, même en trois séries, ne pouvait guère s'attarder aux raffinements de son art.

— N'importe, reprit le patron bonhomme, je veux que tous nos employés aient une nourriture saine et abondante… Je parlerai au chef.

Et la réclamation de Mignot fut enterrée. Alors, revenus à leur point de départ, debout près de la porte, au milieu des parapluies et des cravates, Mouret et Bourdoncle reçurent le rapport d'un des quatre inspecteurs, chargés de la surveillance du magasin. Le père Jouve, un ancien capitaine, décoré à Constantine, encore bel homme avec son grand nez sensuel et sa calvitie majestueuse, leur signala un vendeur qui, sur une simple remontrance de sa part, l'avait traité de «vieux ramolli»; et le vendeur fut immédiatement congédié.

Cependant, le magasin restait vide de clientes. Seules, les ménagères du quartier traversaient les galeries désertes. À la porte, l'inspecteur qui pointait l'arrivée des employés, venait de refermer son registre et inscrivait à part les retardataires. C'était le moment où les vendeurs s'installaient dans leurs rayons, que les garçons avaient balayés et époussetés dès cinq heures. Chacun casait son chapeau et son pardessus, en étouffant un bâillement, la mine blanche encore de sommeil. Les uns échangeaient des mots, regardaient en l'air, semblaient se dérouiller pour une nouvelle journée de travail; d'autres, sans se presser, retiraient les serges vertes, dont ils avaient, la veille au soir, couvert les marchandises, après les avoir repliées; et les piles d'étoffes apparaissaient, rangées symétriquement, tout le magasin était propre et en ordre, d'un éclat tranquille dans la gaieté matinale, en attendant que la bousculade de la vente l'ait une fois de plus obstrué et comme rétréci d'une débâcle de toile, de drap, de soie, et de dentelle.

Sous la lumière vive du hall central, au comptoir des soieries, deux jeunes gens causaient à voix basse. L'un, petit et charmant, les reins solides, la peau rose, cherchait à marier des couleurs de soie, pour un étalage intérieur. Il se nommait Hutin, était le fils d'un cafetier d'Yvetot, et avait su, en dix-huit mois, devenir un des premiers vendeurs, par une souplesse de nature, une continuelle caresse de flatterie, qui cachait un appétit furieux, mangeant tout, dévorant le monde, même sans faim, pour le plaisir.

— Écoutez, Favier, je l'aurais giflé à votre place, parole d'honneur! disait-il à l'autre, un grand garçon bilieux, sec et jaune, qui était né à Besançon d'une famille de tisserands, et qui, sans grâce, cachait sous un air froid une volonté inquiétante.

— Ça n'avance guère, de gifler les gens, murmura-t-il avec flegme. Il vaut mieux attendre.

Tous deux parlaient de Robineau, qui surveillait les commis, tandis que le chef du comptoir était au sous-sol. Hutin minait sourdement le second, dont il voulait la place. Déjà, pour le blesser et le faire partir, le jour où la situation de premier qu'on lui avait promise, s'était trouvée libre, il avait imaginé d'amener Bouthemont du dehors. Cependant, Robineau tenait bon, et c'était maintenant une bataille de chaque heure. Hutin rêvait d'ameuter contre lui le rayon entier, de le chasser à force de mauvais vouloir et de vexations. D'ailleurs, il opérait de son air aimable, il excitait surtout Favier, qui venait à sa suite comme vendeur, et qui paraissait se laisser conduire, mais avec de brusques réserves, où l'on sentait toute une campagne personnelle, menée en silence.

— Chut! dix-sept! dit-il vivement à son collègue, pour le prévenir par ce cri consacré de l'approche de Mouret et de Bourdoncle.

Ceux-ci, en effet, continuaient leur inspection en traversant le hall. Ils s'arrêtèrent, ils demandèrent à Robineau des explications, au sujet d'un stock de velours, dont les cartons empilés encombraient une table. Et, comme celui-ci répondait que la place manquait:

— Je vous le disais, Bourdoncle, s'écria Mouret en souriant, le magasin est déjà trop petit! Il faudra un jour abattre les murs jusqu'à la rue de Choiseul… Vous verrez l'écrasement, lundi prochain!

Et, à propos de cette mise en vente qu'on préparait dans tous les comptoirs, il interrogea de nouveau Robineau, il lui donna des ordres. Mais, depuis quelques minutes, sans cesser de parler, il suivait du regard le travail de Hutin, qui s'attardait à mettre des soies bleues à côté de soies grises et de soies jaunes, puis qui se reculait, pour juger de l'harmonie des tons. Brusquement, il intervint.

— Mais pourquoi cherchez-vous à ménager l'oeil? dit-il. N'ayez donc pas peur, aveuglez-le… Tenez! du rouge! du vert! du jaune!

Il avait pris les pièces, il les jetait, les froissait, en tirait des gammes éclatantes. Tous en convenaient, le patron était le premier étalagiste de Paris, un étalagiste révolutionnaire à la vérité, qui avait fondé l'école du brutal et du colossal dans la science de l'étalage. Il voulait des écroulements, comme tombés au hasard des casiers éventrés, et il les voulait flambants des couleurs les plus ardentes, s'avivant l'un par l'autre. En sortant du magasin, disait-il, les clientes devaient avoir mal aux yeux. Hutin, qui, au contraire, était de l'école classique de la symétrie et de la mélodie cherchées dans les nuances, le regardait allumer cet incendie d'étoffes au milieu d'une table, sans se permettre la moindre critique, mais les lèvres pincées par une moue d'artiste dont une telle débauche blessait les convictions.

— Voilà! cria Mouret, quand il eut fini. Et laissez-le… Vous me direz s'il raccroche les femmes, lundi!

Justement, comme il rejoignait Bourdoncle et Robineau, une femme arrivait, qui resta quelques secondes plantée et suffoquée devant l'étalage. C'était Denise. Après avoir hésité près d'une heure dans la rue, en proie à une terrible crise de timidité, elle venait de se décider enfin. Seulement, elle perdait la tête, au point de ne pas comprendre les explications les plus claires; et les commis auxquels elle demandait en balbutiant Mme Aurélie, avaient beau lui indiquer l'escalier de l'entresol, elle remerciait, puis elle tournait à gauche, si on lui avait dit de tourner à droite; de sorte que, depuis dix minutes, elle battait le rez-de-chaussée, allant de rayon en rayon, au milieu de la curiosité méchante et de l'indifférence maussade des vendeurs. C'était à la fois, en elle, une envie de se sauver et un besoin d'admiration qui la retenait. Elle se sentait perdue, toute petite dans le monstre, dans la machine encore au repos, tremblant d'être prise par le branle dont les murs frémissaient déjà. Et la pensée de la boutique du Vieil Elbeuf, noire et étroite, agrandissait encore pour elle le vaste magasin, le lui montrait doré de lumière, pareil à une ville, avec ses monuments, ses places, ses rues, où il lui semblait impossible qu'elle trouvât jamais sa route.

Cependant, elle n'avait point osé jusque-là se risquer dans le hall des soieries, dont le haut plafond vitré, les comptoirs luxueux, l'air d'église lui faisaient peur. Puis, quand elle y était enfin entrée, pour échapper aux commis du blanc qui riaient, elle avait comme buté tout d'un coup contre l'étalage de Mouret; et, malgré son effarement, la femme se réveillant en elle, les joues subitement rouges, elle s'oubliait à regarder flamber l'incendie des soies.

— Tiens? dit crûment Hutin à l'oreille de Favier, la grue de la place Gaillon.

Mouret, tout en affectant d'écouter Bourdoncle et Robineau, était flatté au fond du saisissement de cette fille pauvre, de même qu'une marquise est remuée par le désir brutal d'un charretier qui passe. Mais Denise avait levé les yeux, et elle se troubla davantage, quand elle reconnut le jeune homme qu'elle prenait pour un chef de rayon. Elle s'imagina qu'il la regardait avec sévérité. Alors, ne sachant plus comment s'éloigner, égarée tout à fait, elle s'adressa une fois encore au premier commis venu, à Favier qui se trouvait près d'elle.

— Mme Aurélie, s'il vous plaît?

Favier, désagréable, se contenta de répondre de sa voix sèche:

— À l'entresol.

Et Denise, ayant hâte de n'être plus sous les regards de tous ces hommes, disait merci et tournait de nouveau le dos à l'escalier, lorsque Hutin céda naturellement à son instinct de galanterie. Il l'avait traitée de grue, et ce fut de son air aimable de beau vendeur qu'il l'arrêta.

— Non, par ici, mademoiselle… Si vous voulez bien vous donner la peine…

Même il fit quelques pas devant elle, la conduisit au pied de l'escalier, qui se trouvait à la gauche du hall. Là, il inclina la tête, il lui sourit, du sourire qu'il avait pour toutes les femmes.

— En haut, tournez à gauche… Les confections sont en face.

Cette politesse caressante remuait profondément Denise. C'était comme un secours fraternel qui lui arrivait. Elle avait levé les yeux, elle contemplait Hutin, et tout en lui la touchait, le joli visage, le regard dont le sourire dissipait sa crainte, la voix qui lui semblait d'une douceur consolante. Son coeur se gonfla de gratitude, elle donna son amitié, dans les quelques paroles décousues que l'émotion lui permit de balbutier.

— Vous êtes trop bon… Ne vous dérangez pas… Merci mille fois, monsieur.

Déjà Hutin rejoignait Favier, auquel il disait tout bas, de sa voix crue:

— Hein? quelle désossée!

En haut, la jeune fille tomba droit dans le rayon des confections. C'était une vaste pièce, entourée de hautes armoires en chêne sculpté, et dont les glaces sans tain donnaient sur la rue de la Michodière. Cinq ou six femmes, vêtues de robes de soie, très coquettes avec leurs chignons frisés et leurs crinolines rejetées en arrière, s'y agitaient en causant. Une, grande et mince, la tête trop longue, ayant une allure de cheval échappé, s'était adossée à une armoire, comme brisée déjà de fatigue.

— Madame Aurélie? répéta Denise.

La vendeuse la regarda sans répondre, d'un air de dédain pour sa mise pauvre, puis s'adressant à une de ses camarades, petite, d'une mauvaise chair blanche, avec une mine innocente et dégoûtée, elle demanda:

— Mademoiselle Vadon, savez-vous où est la première?

Celle-là, qui était en train de ranger des rotondes par ordre de taille, ne prit même pas la peine de lever la tête.

— Non, mademoiselle Prunaire, je n'en sais rien, dit-elle du bout des lèvres.

Un silence se fit. Denise restait immobile, et personne ne s'occupait plus d'elle. Pourtant, après avoir attendu un instant, elle s'enhardit jusqu'à poser une nouvelle question.

— Croyez-vous que Mme Aurélie reviendra bientôt?

Alors, la seconde du rayon, une femme maigre et laide qu'elle n'avait pas vue, une veuve à la mâchoire saillante et aux cheveux durs, lui cria d'une armoire où elle vérifiait des étiquettes:

— Attendez, si c'est à Mme Aurélie en personne que vous désirez parler.

Et, questionnant une autre vendeuse, elle ajouta:

— Est-ce qu'elle n'est pas à la réception?

— Non, madame Frédéric, je ne crois pas, répondit celle-ci. Elle n'a rien dit, elle ne peut pas être loin.

Denise, ainsi renseignée, demeura debout. Il y avait bien quelques chaises pour les clientes; mais, comme on ne lui disait pas de s'asseoir, elle n'osa en prendre une, malgré le trouble qui lui cassait les jambes. Évidemment, ces demoiselles avaient flairé la vendeuse qui venait se présenter, et elles la dévisageaient, elles la déshabillaient du coin de l'oeil, sans bienveillance, avec la sourde hostilité des gens à table qui n'aiment pas se serrer pour faire place aux faims du dehors. Son embarras grandit, elle traversa la pièce à petits pas et alla regarder dans la rue, afin de se donner une contenance. Juste devant elle, le Vieil Elbeuf, avec sa façade rouillée et ses vitrines mortes, lui parut si laid, si malheureux, vu ainsi du luxe et de la vie où elle se trouvait, qu'une sorte de remords acheva de lui serrer le coeur.

— Dites, chuchotait la grande Prunaire à la petite Vadon, avez- vous vu ses bottines?

— Et la robe donc! murmurait l'autre.

Les yeux toujours vers la rue, Denise se sentait mangée. Mais elle était sans colère, elle ne les avait trouvées belles ni l'une ni l'autre, pas plus la grande avec son chignon de cheveux roux tombant sur son cou de cheval, que la petite, avec son teint de lait tourné, qui amollissait sa face plate et comme sans os. Clara Prunaire, fille d'un sabotier des bois de Vivet, débauchée par les valets de chambre au château de Mareuil, quand la comtesse la prenait pour les raccommodages, était venue plus tard d'un magasin de Langres, et se vengeait à Paris sur les hommes des coups de pied dont le père Prunaire lui bleuissait les reins. Marguerite Vadon, née à Grenoble où sa famille tenait un commerce de toiles, avait dû être expédiée au Bonheur des Dames, pour y cacher une faute, un enfant fait par hasard; et elle se conduisait très bien, elle devait retourner là-bas diriger la boutique de ses parents et épouser un cousin, qui l'attendait.

— Ah bien! reprit à voix basse Clara, en voilà une qui ne pèsera pas lourd ici!

Mais elles se turent, une femme d'environ quarante-cinq ans entrait. C'était Mme Aurélie, très forte, sanglée dans sa robe de soie noire, dont le corsage, tendu sur la rondeur massive des épaules et de la gorge, luisait comme une armure. Elle avait, sous des bandeaux sombres, de grands yeux immobiles, la bouche sévère, les joues larges et un peu tombantes; et, dans sa majesté de première, son visage prenait l'enflure d'un masque empâté de César.

— Mademoiselle Vadon, dit-elle d'une voix irritée, vous n'avez donc pas remis hier à l'atelier le modèle du manteau à taille?

— Il y avait une retouche à faire, madame, répondit la vendeuse, et c'est Mme Frédéric qui l'a gardé.

Alors, la seconde tira le modèle d'une armoire, et l'explication continua. Tout pliait devant Mme Aurélie, quand elle croyait avoir à défendre son autorité. Très vaniteuse, au point de ne pas vouloir être appelée de son nom de Lhomme qui la vexait, et de renier la loge de son père, dont elle parlait comme d'un tailleur en boutique, elle n'était bonne femme que pour les demoiselles souples et caressantes, tombant en admiration devant elle. Autrefois, dans l'atelier de confection qu'elle avait voulu monter à son compte, elle s'était aigrie, sans cesse traquée par la mauvaise chance, exaspérée de se sentir des épaules à porter la fortune et de n'aboutir qu'à des catastrophes; et, aujourd'hui encore, même après son succès au Bonheur des Dames, où elle gagnait douze mille francs par an, il semblait qu'elle gardât une rancune au monde, elle se montrait dure pour les débutantes, comme la vie s'était d'abord montrée dure pour elle.

— Assez de paroles! finit-elle par dire sèchement, vous n'êtes pas plus raisonnable que les autres, madame Frédéric… Qu'on fasse la retouche tout de suite.

Pendant cette explication, Denise avait cessé de regarder dans la rue. Elle se doutait bien que cette dame était Mme Aurélie; mais, inquiétée par les éclats de sa voix, elle restait debout, elle attendait toujours. Les vendeuses, enchantées d'avoir mis aux prises la première et la seconde du rayon, étaient retournées à leur besogne, d'un air de profonde indifférence. Quelques minutes se passèrent, personne n'avait la charité de tirer la jeune fille de sa gêne. Enfin, ce fut Mme Aurélie elle même qui l'aperçut et qui, s'étonnant de la voir immobile, lui demanda ce qu'elle désirait.

— Madame Aurélie, je vous prie?

— C'est moi.

Denise avait la bouche sèche, les mains froides, reprise d'une de ses anciennes peurs d'enfant, lorsqu'elle tremblait d'être fouettée. Elle bégaya sa demande, dut la recommencer pour la rendre intelligible. Mme Aurélie la regardait de ses grands yeux fixes, sans qu'un pli de son masque d'empereur daignât s'attendrir.

— Quel âge avez-vous donc?

— Vingt ans, madame.

— Comment vingt ans! mais vous n'en paraissez pas seize!

De nouveau, les vendeuses levaient la tête. Denise se hâta d'ajouter:

— Oh! je suis très forte!

Mme Aurélie haussa ses larges épaules. Puis, elle déclara:

— Mon Dieu! je veux bien vous inscrire. Nous inscrivons ce qui se présente… Mademoiselle Prunaire, donnez-moi le registre.

On ne le trouva pas tout de suite, il devait être entre les mains de l'inspecteur Jouve. Comme la grande Clara allait le chercher, Mouret arriva, toujours suivi de Bourdoncle. Ils achevaient le tour des comptoirs de l'entresol, ils avaient traversé les dentelles, les châles, les fourrures, l'ameublement, la lingerie, et ils finissaient par les confections. Mme Aurélie s'écarta, causa un moment avec eux d'une commande de paletots qu'elle comptait faire chez un des gros entrepreneurs de Paris; d'ordinaire, elle achetait directement et sous sa responsabilité; mais, pour les achats importants, elle préférait consulter la direction. Ensuite, Bourdoncle lui conta la nouvelle négligence de son fils Albert, qui parut la désespérer: cet enfant la tuerait; au moins, le père, s'il n'était pas fort, avait pour lui de la conduite. Toute cette dynastie des Lhomme, dont elle était le chef incontesté, lui donnait parfois bien du mal.

Cependant, Mouret, surpris de retrouver Denise, se pencha pour demander à Mme Aurélie ce que cette jeune fille faisait là; et, quand la première eut répondu qu'elle se présentait comme vendeuse, Bourdoncle, avec son dédain de la femme, fut suffoqué de cette prétention.

— Allons donc! murmura-t-il, c'est une plaisanterie! Elle est trop laide.

— Le fait est qu'elle n'a rien de beau, dit Mouret, n'osant la défendre, bien que touché encore de son extase en bas, devant l'étalage.

Mais on apportait le registre, et Mme Aurélie revint vers Denise. Celle-ci ne faisait décidément pas une bonne impression. Elle était très propre, dans sa mince robe de laine noire; on ne s'arrêtait pas à cette pauvreté de la mise, car on fournissait l'uniforme, la robe de soie réglementaire; seulement, elle paraissait bien chétive et elle avait le visage triste. Sans exiger des filles belles, on les voulait agréables, pour la vente. Et, sous les regards de ces dames et de ces messieurs, qui l'étudiaient, qui la pesaient, comme une jument que des paysans marchandent à la foire, Denise achevait de perdre contenance.

— Votre nom? demanda la première, la plume à la main, prête à écrire sur le bout d'un comptoir.

— Denise Baudu, madame.

— Votre âge?

— Vingt ans et quatre mois.

Et elle répéta, en se hasardant à lever les yeux sur Mouret, sur ce prétendu chef de rayon qu'elle rencontrait toujours, et dont la présence la troublait:

— Je n'en ai pas l'air, mais je suis très solide.

On sourit. Bourdoncle regardait ses ongles avec impatience. La phrase d'ailleurs tomba au milieu d'un silence décourageant.

— Dans quelle maison avez-vous été, à Paris? reprit la première.

— Mais, madame, j'arrive de Valognes.

Ce fut un nouveau désastre. D'ordinaire, le Bonheur des Dames exigeait de ses vendeuses un stage d'un an dans une des petites maisons de Paris. Denise alors désespéra; et, sans la pensée des enfants, elle serait partie pour mettre fin à cet interrogatoire inutile.

— Où étiez-vous à Valognes?

— Chez Cornaille.

— Je le connais, bonne maison, laissa échapper Mouret.

Jamais d'habitude, il n'intervenait dans cet embauchage des employés, les chefs de rayon ayant la responsabilité de leur personnel. Mais, avec son sens délicat de la femme, il sentait chez cette jeune fille un charme caché, une force de grâce et de tendresse, ignorée d'elle-même. La bonne renommée de la maison de début était d'un grand poids; souvent, elle décidait de l'acceptation. Mme Aurélie continua d'une voix plus douce:

— Et pourquoi êtes-vous sortie de chez Cornaille?

— Des raisons de famille, répondit Denise en rougissant. Nous avons perdu nos parents, j'ai dû suivre mes frères… D'ailleurs, voici un certificat.

Il était excellent. Elle recommençait à espérer, quand une dernière question la gêna.

— Avez-vous d'autres références à Paris?… Où demeurez-vous?

— Chez mon oncle, murmura-t-elle, hésitant à le nommer, craignant qu'on ne voulût jamais de la nièce d'un concurrent. Chez mon oncle Baudu, là, en face.

Du coup, Mouret intervint une seconde fois.

— Comment, vous êtes la nièce de Baudu!… Est-ce que c'est
Baudu qui vous envoie?

— Oh! non, monsieur!

Et elle ne put s'empêcher de rire, tant l'idée lui parut singulière. Ce fut une transfiguration. Elle restait rose, et le sourire, sur sa bouche un peu grande, était comme un épanouissement du visage entier. Ses yeux gris prirent une flamme tendre, ses joues se creusèrent d'adorables fossettes, ses pâles cheveux eux-mêmes semblèrent voler, dans la gaieté bonne et courageuse de tout son être.

— Mais elle est jolie! dit tout bas Mouret à Bourdoncle.

L'intéressé refusa d'en convenir, d'un geste d'ennui. Clara avait pincé les lèvres, tandis que Marguerite tournait le dos. Seule, Mme Aurélie approuva Mouret de la tête, quand il reprit:

— Votre oncle a eu tort de ne pas vous amener, sa recommandation suffisait… On prétend qu'il nous en veut. Nous sommes d'esprit plus large, et s'il ne peut occuper sa nièce dans sa maison, eh bien! nous lui montrerons que sa nièce n'a eu qu'à frapper chez nous pour être accueillie… Répétez-lui que je l'aime toujours beaucoup, qu'il doit s'en prendre, non pas à moi, mais aux nouvelles conditions du commerce. Et dites-lui qu'il achèvera de se couler, s'il s'entête dans un tas de vieilleries ridicules.

Denise redevint toute blanche. C'était Mouret. Personne n'avait dit son nom, mais il se désignait lui-même et elle le devinait maintenant, elle comprenait pourquoi ce jeune homme lui avait causé une telle émotion, dans la rue, au rayon des soieries, à présent encore. Cette émotion, où elle ne pouvait lire, pesait de plus en plus sur son coeur, comme un poids trop lourd. Toutes les histoires contées par son oncle, revenaient à sa mémoire, grandissant Mouret, l'entourant d'une légende, faisant de lui le maître de la terrible machine, qui depuis le matin la tenait dans les dents de fer de ses engrenages. Et, derrière sa jolie tête, à la barbe soignée, aux yeux couleur de vieil or, elle voyait la femme morte, cette Mme Hédouin, dont le sang avait scellé les pierres de la maison. Alors, elle fut reprise du froid de la veille, elle crut qu'elle avait simplement peur de lui.

Mme Aurélie, cependant, fermait le registre. Il lui fallait une seule vendeuse, et il y avait déjà dix demandes inscrites. Mais elle était trop désireuse d'être agréable au patron pour hésiter. La demande toutefois suivrait son cours, l'inspecteur Jouve irait aux renseignements, ferait son rapport, et la première prendrait une décision.

— C'est bien, mademoiselle, dit-elle majestueusement, pour réserver son autorité. On vous écrira.

L'embarras tint encore Denise immobile, pendant un instant. Elle ne savait de quel pied sortir, au milieu de tout ce monde. Enfin, elle remercia Mme Aurélie; et, lorsqu'elle dut passer devant Mouret et Bourdoncle, elle salua. Ceux-ci, d'ailleurs, qui ne s'occupaient déjà plus d'elle, ne lui rendirent pas même son salut, très attentifs à examiner avec Mme Frédéric le modèle du manteau à taille. Clara eut un geste vexé, en regardant Marguerite, comme pour prédire que la nouvelle vendeuse n'aurait pas beaucoup d'agrément au rayon. Sans doute Denise sentit derrière elle cette indifférence et cette rancune, car elle descendit l'escalier avec le même trouble qu'elle l'avait monté, en proie à une singulière angoisse, se demandant si elle devait se désespérer ou se réjouir d'être venue. Pouvait-elle compter sur la place? elle recommençait à en douter, dans le malaise qui l'avait empêchée de comprendre nettement. De toutes ses sensations, deux persistaient et effaçaient peu à peu les autres: le coup porté en elle par Mouret, profond jusqu'à la peur; puis, l'amabilité de Hutin, la seule joie de sa matinée, un souvenir d'une douceur charmante, qui l'emplissait de gratitude. Quand elle traversa le magasin pour sortir, elle chercha le jeune homme, heureuse à l'idée de le remercier encore des yeux, et elle fut triste de ne pas le voir.

— Eh bien! mademoiselle, avez-vous réussi? lui demanda une voix émue, comme elle était enfin sur le trottoir.

Elle se retourna, elle reconnut le grand garçon blême et dégingandé, qui lui avait adressé la parole, le matin. Lui aussi sortait du Bonheur des Dames, et il paraissait plus effrayé qu'elle, tout ahuri de l'interrogatoire qu'il venait de subir.

— Mon Dieu! je n'en sais rien, monsieur, répondit-elle.

— C'est comme moi, alors. Ils ont une manière de vous regarder et de vous parler, là-dedans!… Je suis pour les dentelles, je sors de chez Crève-coeur, rue du Mail.

Ils étaient de nouveau l'un devant l'autre; et, ne sachant de quelle façon se quitter, ils se mirent à rougir. Puis, le jeune homme, pour dire encore quelque chose dans l'excès de sa timidité, osa demander, de son air gauche et bon:

— Comment vous nommez-vous, mademoiselle?

— Denise Baudu.

— Moi, je me nomme Henri Deloche.

Maintenant, ils souriaient. Ils cédèrent à la fraternité de leurs situations, ils se tendirent la main.

— Bonne chance!

— Oui, bonne chance!

III

Chaque samedi, de quatre à six, Mme Desforges offrait une tasse de thé et des gâteaux aux personnes de son intimité, qui voulaient bien la venir voir. L'appartement se trouvait au troisième, à l'encoignure des rues de Rivoli et d'Alger; et les fenêtres des deux salons ouvraient sur le Jardin des Tuileries.

Justement, ce samedi-là, comme un domestique allait l'introduire dans le grand salon, Mouret aperçut de l'antichambre, par une porte restée ouverte, Mme Desforges qui traversait le petit salon. Elle s'était arrêtée en le voyant, et il entra par là, il la salua d'un air de cérémonie. Puis, quand le domestique eut refermé la porte, il saisit vivement la main de la jeune femme, qu'il baisa avec tendresse.

— Prends garde, il y a du monde! dit-elle tout bas, en désignant d'un signe la porte du grand salon. Je suis allée chercher cet éventail pour le leur montrer.

Et, du bout de l'éventail, elle lui donna gaiement un léger coup au visage. Elle était brune, un peu forte, avec de grands yeux jaloux. Mais il avait gardé sa main, il demanda:

— Viendra-t-il?

— Sans doute, répondit-elle. J'ai sa promesse.

Tous deux parlaient du baron Hartmann, directeur du Crédit Immobilier. Mme Desforges, fille d'un conseiller d'État, était veuve d'un homme de Bourse qui lui avait laissé une fortune, niée par les uns, exagérée par les autres. Du vivant même de celui-ci, disait-on, elle s'était montrée reconnaissante pour le baron Hartmann, dont les conseils de grand financier profitaient au ménage; et, plus tard, après la mort du mari, la liaison devait avoir continué, mais toujours discrètement, sans une imprudence, sans un éclat. Jamais Mme Desforges ne s'affichait, on la recevait partout, dans la haute bourgeoisie où elle était née. Même aujourd'hui que la passion du banquier, homme sceptique et fin, tournait à une simple affection paternelle, si elle se permettait d'avoir des amants qu'il lui tolérait, elle apportait, dans ses coups de coeur, une mesure et un tact si délicats, une science du monde si adroitement appliquée, que les apparences restaient sauves et que personne ne se serait permis de mettre tout haut son honnêteté en doute. Ayant rencontré Mouret chez des amis communs, elle l'avait détesté d'abord; puis, elle s'était donnée plus tard, comme emportée dans le brusque amour dont il l'attaquait, et, depuis qu'il manoeuvrait de manière à tenir par elle le baron, elle se prenait peu à peu d'une tendresse vraie et profonde, elle l'adorait avec la violence d'une femme de trente-cinq ans déjà, qui n'en avouait que vingt-neuf, désespérée de le sentir plus jeune, tremblant de le perdre.

— Est-il au courant? reprit-il.

— Non, vous lui expliquerez vous-même l'affaire, répondit-elle, cessant de le tutoyer.

Elle le regardait, elle songeait qu'il ne devait rien savoir, pour l'employer ainsi auprès du baron, en affectant de le considérer simplement comme un vieil ami à elle. Mais il lui tenait toujours la main, il l'appelait sa bonne Henriette, et elle sentit son coeur se fondre. Silencieusement, elle tendit les lèvres, les appuya sur les siennes; puis, à voix basse:

— Chut! on m'attend… Entre derrière moi.

Des voix légères venaient du grand salon, assourdies par les tentures. Elle poussa la porte, dont elle laissa les deux battants ouverts, et elle remit l'éventail à une des quatre dames qui étaient assises au milieu de la pièce.

— Tenez! le voilà, dit-elle. Je ne savais plus, jamais ma femme de chambre ne l'aurait trouvé.

Et, se tournant, elle ajouta de son air gai:

— Entrez donc, monsieur Mouret, passez par le petit salon. Ce sera moins solennel.

Mouret salua ces dames, qu'il connaissait. Le salon, avec son meuble Louis XVI de brocatelle à bouquets, ses bronzes dorés, ses grandes plantes vertes, avait une intimité tendre de femme, malgré la hauteur du plafond; et par les deux fenêtres, on apercevait les marronniers des Tuileries, dont le vent d'octobre balayait les feuilles.

— Mais il n'est pas vilain du tout, ce chantilly! s'écria
Mme Bourdelais, qui tenait l'éventail.

C'était une petite blonde de trente ans, le nez fin, les yeux vifs, une amie de pension d'Henriette, qui avait épousé un sous- chef du ministère des Finances. De vieille famille bourgeoise, elle menait son ménage et ses trois enfants, avec une activité, une bonne grâce, un flair exquis de la vie pratique.

— Et tu as payé le morceau vingt-cinq francs? reprit-elle en examinant chaque maille de la dentelle. Hein? tu dis à Luc, chez une ouvrière du pays?… Non, non, ce n'est pas cher… Mais il a fallu que tu le fisses monter.

— Sans doute, répondit Mme Desforges. La monture ne coûte deux cents francs.

Alors, Mme Bourdelais se mit à rire. Si c'était là ce qu'Henriette appelait une occasion! Deux cents francs, une simple monture d'ivoire, avec un chiffre! et pour un bout de chantilly, qui lui avait bien fait économiser cent sous! On trouvait à cent vingt francs les mêmes éventails tout montés. Elle cita une maison, rue Poissonnière.

Cependant, l'éventail faisait le tour de ces dames. Mme Guibal lui accorda à peine un coup d'oeil. Elle était grande et mince, de cheveux roux, avec un visage noyé d'indifférence, où ses yeux gris mettaient par moments, sous son air détaché, les terribles faims de l'égoïsme. Jamais on ne la voyait en compagnie de son mari, un avocat connu au Palais, qui, disait-on, menait de son côté la vie libre, tout à ses loisirs et à ses plaisirs.

— Oh! murmura-t-elle en passant l'éventail à Mme de Boves, je n'en ai pas acheté deux dans ma vie… On vous en donne toujours de trop.

La comtesse répondit d'une voix finement ironique:

— Vous êtes heureuse, ma chère, d'avoir un mari galant.

Et, se penchant vers sa fille, une grande personne de vingt ans et demi:

— Regarde donc le chiffre, Blanche. Quel joli travail!… C'est le chiffre qui a dû augmenter ainsi la monture.

Mme de Boves venait de dépasser la quarantaine. C'était une femme superbe, à encolure de déesse, avec une grande face régulière et de larges yeux dormants, que son mari, inspecteur général des haras, avait épousée pour sa beauté. Elle paraissait toute remuée par la délicatesse du chiffre, comme envahie d'un désir dont l'émotion pâlissait son regard. Et, brusquement:

— Donnez-nous donc votre avis, Monsieur Mouret. Est-ce trop cher, deux cents francs, cette monture?

Mouret était resté debout, au milieu des cinq femmes, souriant, s'intéressant à ce qui les intéressait. Il prit l'éventail, l'examina; et il allait se prononcer, lorsque le domestique ouvrit la porte, en disant:

— Madame Marty.

Une femme maigre entra, laide, ravagée de petite vérole, mise avec une élégance compliquée. Elle était sans âge, ses trente-cinq ans en valaient quarante ou trente, selon la fièvre nerveuse qui l'animait. Un sac de cuir rouge, qu'elle n'avait pas lâché, pendait à sa main droite.

— Chère madame, dit-elle à Henriette, vous m'excusez, avec mon sac… Imaginez-vous, en venant vous voir, je suis entrée au Bonheur, et comme j'ai encore fait des folies, je n'ai pas voulu laisser ceci en bas, dans mon fiacre, de peur d'être volée.

Mais elle venait d'apercevoir Mouret, elle reprit en riant:

— Ah! monsieur, ce n'était point pour vous faire de la réclame, puisque j'ignorais que vous fussiez là… Vous avez vraiment en ce moment des dentelles extraordinaires.

Cela détourna l'attention de l'éventail, que le jeune homme posa sur un guéridon. Maintenant, ces dames étaient prises du besoin curieux de voir ce que Mme Marty avait acheté. On la connaissait pour sa rage de dépense, sans force devant la tentation, d'une honnêteté stricte, incapable de céder à un amant, mais tout de suite lâche et la chair vaincue, devant le moindre bout de chiffon. Fille d'un petit employé, elle ruinait aujourd'hui son mari, professeur de cinquième au lycée Bonaparte, qui devait doubler ses six mille francs d'appointements en courant le cachet, pour suffire au budget sans cesse croissant du ménage. Et elle n'ouvrait pas son sac, elle le serrait sur ses genoux, parlait de sa fille Valentine, âgée de quatorze ans, une de ses coquetteries les plus chères, car elle l'habillait comme elle, de toutes les nouveautés de la mode, dont elle subissait l'irrésistible séduction.

— Vous savez, expliqua-t-elle, on fait cet hiver aux jeunes filles des robes garnies d'une petite dentelle… Naturellement, quand j'ai vu une valenciennes très jolie…

Elle se décida enfin à ouvrir le sac. Ces dames allongeaient le cou, lorsque, dans le silence, on entendit le timbre de l'antichambre.

— C'est mon mari, balbutia Mme Marty pleine de trouble. Il doit venir me chercher, en sortant de Bonaparte.

Vivement, elle avait refermé le sac, et elle le fit disparaître sous un fauteuil, d'un mouvement instinctif. Toutes ces dames se mirent à rire. Alors, elle rougit de sa précipitation, elle le reprit sur ses genoux, en disant que les hommes ne comprenaient jamais et qu'ils n'avaient pas besoin de savoir.

— M. de Boves, M. de Vallagnosc, annonça le domestique.

Ce fut un étonnement, Mme de Boves elle-même ne comptait pas sur son mari. Ce dernier, bel homme, portant les moustaches à l'impériale, de l'air militairement correct aimé des Tuileries, baisa la main de Mme Desforges, qu'il avait connue jeune, chez son père. Et il s'effaça pour que l'autre visiteur, un grand garçon pâle, d'une pauvreté de sang distinguée, pût à son tour saluer la maîtresse de la maison. Mais, à peine la conversation reprenait- elle, que deux légers cris s'élevèrent:

— Comment! c'est toi, Paul!

— Tiens! Octave!

Mouret et Vallagnosc se serraient les mains. À son tour, Mme Desforges témoignait sa surprise. Ils se connaissaient donc? Certes, ils avaient grandi côte à côte, au collège de Plassans; et le hasard était qu'ils ne se fussent pas encore rencontrés chez elle.

Cependant, les mains toujours liées, ils passèrent en plaisantant dans le petit salon, au moment où le domestique apportait le thé, un service de Chine sur un plateau d'argent, qu'il posa près de Mme Desforges, au milieu du guéridon de marbre, à légère galerie de cuivre. Ces dames se rapprochaient, causaient plus haut, toutes aux paroles sans fin qui se croisaient; pendant que M. de Boves, debout derrière elles, se penchait par instants, disait un mot avec sa galanterie de beau fonctionnaire. La vaste pièce, si tendre et si gaie d'ameublement, s'égayait encore de ces voix bavardes, coupées de rires.

— Ah! ce vieux Paul! répétait Mouret.

Il s'était assis près de Vallagnosc, sur un canapé. Seuls au fond du petit salon, un boudoir très coquet tendu de soie bouton d'or, loin des oreilles et ne voyant plus eux-mêmes ces dames que par la porte grande ouverte, ils ricanèrent, les yeux dans les yeux, en s'allongeant des tapes sur les genoux. Toute leur jeunesse s'éveillait, le vieux collège de Plassans, avec ses deux cours, ses études humides, et le réfectoire où l'on mangeait tant de morue, et le dortoir où les oreillers volaient de lit en lit, dès que le pion ronflait. Paul, d'une ancienne famille parlementaire, petite noblesse ruinée et boudeuse, était un fort en thème, toujours premier, donné en continuel exemple par le professeur, qui lui prédisait le plus bel avenir; tandis qu'Octave, à la queue de la classe, pourrissait parmi les cancres, heureux et gras, se dépensant au-dehors en plaisirs violents. Malgré leur différence de nature, une camaraderie étroite les avait pourtant rendus inséparables, jusqu'à leur baccalauréat, dont ils s'étaient tirés, l'un avec gloire, l'autre tout juste d'une façon suffisante, après deux épreuves fâcheuses. Puis, l'existence les avait emportés, et ils se retrouvaient au bout de dix ans, changés et vieillis.

— Voyons, demanda Mouret, que deviens-tu?

— Mais je ne deviens rien.

Vallagnosc, dans la joie de leur rencontre, gardait son air las et désenchanté; et, comme son ami, étonné, insistait, en disant:

— Enfin, tu fais bien quelque chose… Que fais-tu?

— Rien, répondit-il.

Octave se mit à rire. Rien, ce n'était pas assez. Phrase à phrase, il finit par obtenir l'histoire de Paul, l'histoire commune des garçons pauvres, qui croient devoir à leur naissance de rester dans les professions libérales, et qui s'enterrent au fond d'une médiocrité vaniteuse, heureux encore quand ils ne crèvent pas la faim, avec des diplômes plein leurs tiroirs. Lui, avait fait son droit par tradition de famille; puis, il était demeuré à la charge de sa mère veuve, qui ne savait déjà comment placer ses deux filles. Une honte enfin l'avait pris, et, laissant les trois femmes vivre mal des débris de leur fortune, il était venu occuper une petite place au ministère de l'Intérieur, où il se tenait enfoui, comme une taupe dans son trou.

— Et qu'est-ce que tu gagnes? reprit Mouret.

— Trois mille francs.

— Mais c'est une pitié! Ah! mon pauvre vieux, ça me fait de la peine pour toi… Comment! un garçon si fort, qui nous roulait tous! Et ils ne te donnent que trois mille francs, après t'avoir abruti pendant cinq ans déjà! Non, ce n'est pas juste!

Il s'interrompit, il fit un retour sur lui-même.

— Moi, je leur ai tiré ma révérence… Tu sais ce que je suis devenu?

— Oui, dit Vallagnosc. On m'a conté que tu étais dans le commerce. Tu as cette grande maison de la place Gaillon, n'est-ce pas?

— C'est cela… Calicot, mon vieux!

Mouret avait relevé la tête, et il lui tapa de nouveau sur le genou, il répéta avec la gaieté solide d'un gaillard sans honte pour le métier qui l'enrichissait:

— Calicot, en plein!… Ma foi, tu te rappelles, je ne mordais guère à leurs machines, bien qu'au fond je ne me sois jamais jugé plus bête qu'un autre. Quand j'ai eu passé mon bachot, pour contenter ma famille, j'aurais parfaitement pu devenir un avocat ou un médecin comme les camarades; mais ces métiers-là m'ont fait peur, tant on voit de gens y tirer la langue… Alors, mon Dieu! j'ai jeté la peau d'âne au vent, oh! sans regret, et j'ai piqué une tête dans les affaires.

Vallagnosc souriait d'un air d'embarras. Il finit par murmurer:

— Il est de fait que ton diplôme de bachelier ne doit pas te servir à grand-chose pour vendre de la toile.

— Ma foi! répondit Mouret joyeusement, tout ce que je demande, c'est qu'il ne me gêne pas… Et, tu sais, quand on a eu la bêtise de se mettre ça entre les jambes, il n'est pas commode de s'en dépêtrer. On s'en va à pas de tortue dans la vie, lorsque les autres, ceux qui ont les pieds nus, courent comme des dératés.

Puis, remarquant que son ami semblait souffrir, il lui prit les mains, il continua:

— Voyons, je ne veux pas te faire de la peine, mais avoue que tes diplômes n'ont satisfait aucun de tes besoins… Sais-tu que mon chef de rayon, à la soie, touchera plus de douze mille francs cette année? Parfaitement! un garçon d'une intelligence très nette, qui s'en est tenu à l'orthographe et aux quatre règles… Les vendeurs ordinaires, chez moi, se font trois et quatre mille francs, plus que tu ne gagnes toi-même; et ils n'ont pas coûté tes frais d'instruction, ils n'ont pas été lancés dans le monde, avec la promesse signée de le conquérir… Sans doute, gagner de l'argent n'est pas tout. Seulement, entre les pauvres diables frottés de science qui encombrent les professions libérales, sans y manger à leur faim, et les garçons pratiques, armés pour la vie, sachant à fond leur métier, ma foi! je n'hésite pas, je suis pour ceux-ci contre ceux-là, je trouve que les gaillards comprennent joliment leur époque!

Sa voix s'était échauffée; Henriette, qui servait le thé, avait tourné la tête. Quand il la vit sourire, au fond du grand salon et qu'il aperçut deux autres dames prêtant l'oreille, il s'égaya le premier de ses phrases.

— Enfin, mon vieux, tout calicot qui débute est aujourd'hui dans la peau d'un millionnaire.

Vallagnosc se renversait mollement sur le canapé. Il avait fermé les yeux à demi, dans une pose de fatigue et de dédain, où une pointe d'affectation s'ajoutait au réel épuisement de sa race.

— Bah! murmura-t-il, la vie ne vaut pas tant de peine. Rien n'est drôle.

Et, comme Mouret, révolté, le regardait d'un air de surprise, il ajouta:

— Tout arrive et rien n'arrive. Autant rester les bras croisés.

Alors, il dit son pessimisme, les médiocrités et les avortements de l'existence. Un moment, il avait rêvé de littérature, et il lui était resté de sa fréquentation avec des poètes une désespérance universelle. Toujours, il concluait à l'inutilité de l'effort, à l'ennui des heures également vides, à la bêtise finale du monde. Les jouissances rataient, il n'y avait pas même de joie à mal faire.

— Voyons, est-ce que tu t'amuses, toi? finit-il par demander…

Mouret en était arrivé à une stupeur d'indignation. Il cria:

— Comment! si je m'amuse!… Ah! çà, que chantes-tu? Tu en es là, mon vieux!… Mais, sans doute, je m'amuse, et même lorsque les choses craquent, parce qu'alors je suis furieux de les entendre craquer. Moi, je suis un passionné, je ne prends pas la vie tranquillement, c'est ce qui m'y intéresse peut-être.

Il jeta un coup d'oeil vers le salon, il baissa la voix.

— Oh! il y a des femmes qui m'ont bien embêté, ça je le confesse. Mais, quand j'en tiens une, je la tiens que diable! et ça ne rate pas toujours, et je ne donne ma part à personne, je t'assure… Puis, ce ne sont pas encore les femmes, dont je me moque après tout. Vois-tu, c'est de vouloir et d'agir, c'est de créer enfin… Tu as une idée, tu te bats pour elle, tu l'enfonces à coups de marteau dans la tête des gens, tu la vois grandir et triompher… Ah! oui, mon vieux, je m'amuse!

Toute la joie de l'action, toute la gaieté de l'existence sonnaient dans ses paroles. Il répéta qu'il était de son époque. Vraiment, il fallait être mal bâti, avoir le cerveau et les membres attaqués, pour se refuser à la besogne, en un temps de si large travail, lorsque le siècle entier se jetait à l'avenir. Et il raillait les désespérés, les dégoûtés, les pessimistes, tous ces malades de nos sciences commençantes, qui prenaient des airs pleureurs de poètes ou des mines pincées de sceptiques, au milieu de l'immense chantier contemporain. Un joli rôle, et propre, et intelligent, que de bâiller d'ennui devant le labeur des autres!

— C'est mon seul plaisir, de bâiller devant les autres, dit
Vallagnosc en souriant de son air froid.

Du coup, la passion de Mouret tomba. Il redevint affectueux.

— Ah! ce vieux Paul, toujours le même, toujours paradoxal!… Hein? nous ne nous retrouvons pas pour nous quereller. Chacun a ses idées, heureusement. Mais il faudra que je te montre ma machine en branle, tu verras que ce n'est pas si bête… Allons, donne-moi des nouvelles. Ta mère et tes soeurs se portent bien, j'espère? Et n'as-tu pas dû te marier à Plassans, il y a six mois?

Un mouvement brusque de Vallagnosc l'arrêta; et, comme celui-ci avait fouillé le salon d'un regard inquiet, il se tourna à son tour, il remarqua que Mlle de Boves ne les quittait pas des yeux. Grande et forte, Blanche ressemblait à sa mère; seulement, chez elle, le masque s'empâtait déjà, les traits gros, soufflés d'une mauvaise graisse. Paul, sur une question discrète, répondit que rien n'était fait encore; peut-être même rien ne se ferait. Il avait connu la jeune personne chez Mme Desforges, où il était venu beaucoup l'autre hiver, mais où il ne reparaissait que rarement, ce qui expliquait comment il avait pu ne pas s'y rencontrer avec Octave. À leur tour, les Boves le recevaient, et il aimait surtout le père, un ancien viveur qui prenait sa retraite dans l'administration. D'ailleurs, pas de fortune: Mme de Boves n'avait apporté à son mari que sa beauté de Junon, la famille vivait d'une dernière ferme hypothéquée, au mince produit de laquelle s'ajoutaient heureusement les neuf mille francs touchés par le comte, comme inspecteur général des haras. Et ces dames, la mère et la fille, très serrées d'argent par celui-ci, que des coups de tendresse continuaient à dévorer au-dehors, en étaient parfois réduites à refaire leurs robes elles-mêmes.

— Alors, pourquoi? demanda simplement Mouret.

— Mon Dieu! il faut bien en finir, dit Vallagnosc, avec un mouvement fatigué des paupières. Et puis, il y a des espérances, nous attendons la mort prochaine d'une tante.

Cependant, Mouret, qui ne quittait plus du regard M. de Boves, assis, près de Mme Guibal, empressé, avec le rire tendre d'un homme en campagne, se retourna vers son ami et cligna les yeux d'un air tellement significatif, que ce dernier ajouta:

— Non, pas celle-ci… Pas encore, du moins… Le malheur est que son service l'appelle aux quatre coins de la France, dans les dépôts d'étalons, et qu'il a de la sorte de continuels prétextes pour disparaître. Le mois passé, tandis que sa femme le croyait à Perpignan, il vivait à l'hôtel, en compagnie d'une maîtresse de piano, au fond d'un quartier perdu.

Il y eut un silence. Puis, le jeune homme, qui surveillait à son tour les galanteries du comte auprès de Mme Guibal, reprit tout bas:

— Ma foi, tu as raison… D'autant plus que la chère dame n'est guère farouche, à ce qu'on raconte. Il y a sur elle une histoire d'officier bien drôle… Mais regarde-le donc! est-il comique, à la magnétiser du coin de l'oeil! La vieille France, mon cher!… Moi, je l'adore, cet homme-là, et il pourra bien dire que c'est pour lui, si j'épouse sa fille!

Mouret riait, très amusé. Il questionna de nouveau Vallagnosc, et quand il sut que la première idée d'un mariage, entre celui-ci et Blanche, venait de Mme Desforges, il trouva l'histoire meilleure encore. Cette bonne Henriette goûtait un plaisir de veuve à marier les gens; si bien que, lorsqu'elle avait pourvu les filles, il lui arrivait de laisser les pères, choisir des amies dans sa société; mais cela naturellement, en toute bonne grâce, sans que le monde y trouvât jamais matière à scandale. Et Mouret, qui l'aimait en homme actif et pressé, habitué à chiffrer ses tendresses, oubliait alors tout calcul de séduction et se sentait pour elle une amitié de camarade.

Justement, elle parut à la porte du petit salon, suivie d'un vieillard, âgé d'environ soixante ans, dont les deux amis n'avaient pas remarqué l'entrée. Ces dames prenaient par moments des voix aiguës, que le léger tintement des cuillers dans les tasses de Chine accompagnait; et l'on entendait de temps à autre, au milieu d'un court silence, le bruit d'une soucoupe trop vivement reposée sur le marbre du guéridon. Un brusque rayon du soleil couchant, qui venait de paraître au bord d'un grand nuage, dorait les cimes des marronniers du jardin, entrait par les fenêtres en une poussière d'or rouge, dont l'incendie allumait la brocatelle et les cuivres des meubles.

— Par ici, mon cher baron, disait Mme Desforges. Je vous présente M. Octave Mouret, qui a le plus vif désir de vous témoigner sa grande admiration.

Et, se tournant vers Octave, elle ajouta:

— M. le baron Hartmann.

Un sourire pinçait finement les lèvres du vieillard. C'était un homme petit et vigoureux, à grosse tête alsacienne, et dont la face épaisse s'éclairait d'une flamme d'intelligence, au moindre pli de la bouche, au plus léger clignement des paupières. Depuis quinze jours, il résistait au désir d'Henriette, qui lui demandait cette entrevue; non pas qu'il éprouvât une jalousie exagérée, résigné en homme d'esprit à son rôle de père; mais parce que c'était le troisième ami dont Henriette lui faisait faire la connaissance, et qu'à la longue, il craignait un peu le ridicule. Aussi, en abordant Octave, avait-il le rire discret d'un protecteur riche, qui, s'il veut bien se montrer charmant, ne consent pas à être dupe.

— Oh! monsieur, disait Mouret avec son enthousiasme de Provençal, la dernière opération du Crédit Immobilier a été si étonnante! Vous ne sauriez croire combien je suis heureux et fier de vous serrer la main.

— Trop aimable, monsieur, trop aimable, répétait le baron toujours souriant.

Henriette les regardait de ses yeux clairs, sans un embarras. Elle restait entre les deux, levait sa jolie tête, allait de l'un à l'autre; et, dans sa robe de dentelle qui découvrait ses poignets et son cou délicats, elle avait un air ravi, à les voir si bien d'accord.

— Messieurs, finit-elle par dire, je vous laisse causer.

Puis, se tournant vers Paul, qui s'était mis debout, elle ajouta:

— Voulez-vous une tasse de thé, monsieur de Vallagnosc?

— Volontiers, madame.

Et tous deux rentrèrent dans le salon.

Lorsque Mouret eut repris sa place sur le canapé, près du baron Hartmann, il se répandit en nouveaux éloges à propos des opérations du Crédit Immobilier. Puis, il attaqua le sujet, qui lui tenait au coeur, il parla de la nouvelle voie, du prolongement de la rue Réaumur, dont on allait ouvrir une section, sous le nom de rue du Dix-Décembre, entre la place de la Bourse et la place de l'Opéra. L'utilité publique était déclarée depuis dix-huit mois, le jury d'expropriation venait d'être nommé, tout le quartier se passionnait pour cette trouée énorme, s'inquiétant de l'époque des travaux, s'intéressant aux maisons condamnées. Il y avait près de trois ans que Mouret attendait ces travaux, d'abord dans la prévision d'un mouvement plus actif des affaires, ensuite avec des ambitions d'agrandissement, qu'il n'osait avouer tout haut, tant son rêve s'élargissait. Comme la rue du Dix-Décembre devait couper la rue de Choiseul et la rue de la Michodière, il voyait le Bonheur des Dames envahir tout le pâté entouré par ces rues et la rue Neuve-Saint-Augustin, il l'imaginait déjà avec une façade de palais sur la voie nouvelle, dominateur, maître de la ville conquise. Et de là était né son vif désir de connaître le baron Hartmann, lorsqu'il avait appris que le Crédit Immobilier, par un traité passé avec l'administration, prenait l'engagement de percer et d'établir la rue du Dix-Décembre, à la condition qu'on lui abandonnerait la propriété des terrains en bordure.

— Vraiment, répétait-il en tâchant de montrer un air naïf, vous leur livrerez la rue toute faite, avec les égouts, les trottoirs, les becs de gaz? Et les terrains en bordure suffiront pour vous indemniser? Oh! c'est curieux, très curieux!

Enfin, il arriva au point délicat. Il avait su que le Crédit Immobilier faisait, secrètement, acheter les maisons du pâté où se trouvait le Bonheur des Dames, non seulement celles qui devaient tomber sous la pioche des démolisseurs, mais encore les autres, celles qui allaient rester debout. Et il flairait là le projet de quelque établissement futur, il était très inquiet pour les agrandissements dont il élargissait le rêve, pris de peur à l'idée de se heurter un jour contre une société puissante, propriétaire d'immeubles qu'elle ne lâcherait certainement pas. C'était même cette peur qui l'avait décidé à mettre au plus tôt un lien entre le baron et lui, le lien aimable d'une femme, si étroit entre les hommes de nature galante. Sans doute, il aurait pu voir le financier dans son cabinet, pour causer à l'aise de la grosse affaire qu'il voulait lui proposer. Mais il se sentait plus fort chez Henriette, il savait combien la possession commune d'une maîtresse rapproche et attendrit. Être tous les deux chez elle, dans son parfum aimé, l'avoir là prête à les convaincre d'un sourire, lui semblait une certitude de succès.

— N'avez-vous pas acheté l'ancien hôtel Duvillard, cette vieille bâtisse qui me touche? finit-il par demander brusquement.

Le baron Hartmann eut une courte hésitation, puis il nia. Mais, le regardant en face, Mouret se mit à rire; et il joua dès lors le rôle d'un bon jeune homme, le coeur sur la main, rond en affaires.

— Tenez! monsieur le baron, puisque j'ai l'honneur inespéré de vous rencontrer, il faut que je me confesse… Oh! je ne vous demande pas vos secrets. Seulement, je vais vous confier les miens, persuadé que je ne saurais les placer en des mains plus sages… D'ailleurs, j'ai besoin de vos conseils, il y a longtemps que je n'osais vous aller voir.

Il se confessa en effet, il raconta ses débuts, il ne cacha même pas la crise financière qu'il traversait, au milieu de son triomphe. Tout défila, les agrandissements successifs, les gains remis continuellement dans l'affaire, les sommes apportées par ses employés, la maison risquant son existence à chaque mise en vente nouvelle, où le capital entier était joué comme sur un coup de cartes. Pourtant, ce n'était pas de l'argent qu'il demandait, car il avait en sa clientèle une foi de fanatique. Son ambition devenait plus haute, il proposait au baron une association, dans laquelle le Crédit Immobilier apporterait le palais colossal qu'il voyait en rêve, tandis que lui, pour sa part, donnerait son génie et le fonds de commerce déjà créé. On estimerait les apports, rien ne lui paraissait d'une réalisation plus facile.

— Qu'allez-vous faire de vos terrains et de vos immeubles? demandait-il avec insistance. Vous avez une idée, sans doute. Mais je suis bien certain que votre idée ne vaut pas la mienne. Songez à cela. Nous bâtissons sur les terrains une galerie de vente, nous démolissons ou nous aménageons les immeubles, et nous ouvrons les magasins les plus vastes de Paris, un bazar qui fera des millions.

Et il laissa échapper ce cri du coeur:

— Ah! si je pouvais me passer de vous!… Mais vous tenez tout, maintenant. Et puis, je n'aurais jamais les avances nécessaires… Voyons, il faut nous entendre, ce serait un meurtre.

— Comme vous y allez, cher monsieur! se contenta de répondre le baron Hartmann. Quelle imagination!

Il hochait la tête, il continuait de sourire, décidé à ne pas rendre confidence pour confidence. Le projet du Crédit Immobilier était de créer, sur la rue du Dix-Décembre, une concurrence au Grand-Hôtel, un établissement luxueux, dont la situation centrale attirerait les étrangers. D'ailleurs, comme l'hôtel devait occuper seulement les terrains en bordure, le baron aurait pu quand même accueillir l'idée de Mouret, traiter pour le reste du pâté de maisons, d'une superficie très vaste encore. Mais il avait déjà commandité deux amis d'Henriette, il se lassait un peu de son faste de protecteur complaisant. Puis, malgré sa passion de l'activité, qui lui faisait ouvrir sa bourse à tous les garçons d'intelligence et de courage, le coup de génie commercial de Mouret l'étonnait plus qu'il ne le séduisait. N'était-ce pas une opération fantaisiste et imprudente, ce magasin gigantesque? Ne risquait-on pas une catastrophe certaine, à vouloir élargir ainsi hors de toute mesure le commerce des nouveautés? Enfin, il ne croyait pas, il refusait.

— Sans doute, l'idée peut séduire, disait-il. Seulement, elle est d'un poète… Où prendriez-vous la clientèle pour emplir pareille cathédrale?

Mouret le regarda un moment en silence, comme stupéfait de son refus. Était-ce possible? un homme d'un tel flair, qui sentait l'argent à toutes les profondeurs! Et, tout d'un coup, il eut un geste de grande éloquence, il montra ces dames dans le salon, en criant:

— La clientèle, mais la voilà!

Le soleil pâlissait, la poussière d'or rouge n'était plus qu'une lueur blonde, dont l'adieu se mourait dans la soie des tentures et les panneaux des meubles. À cette approche du crépuscule, une intimité noyait la grande pièce d'une tiède douceur. Tandis que M. de Boves et Paul de Vallagnosc causaient devant une des fenêtres, les yeux perdus au loin sur le jardin, ces dames s'étaient rapprochées, faisaient là, au milieu, un étroit cercle de jupes, d'où montaient des rires, des paroles chuchotées, des questions et des réponses ardentes, toute la passion de la femme pour la dépense et le chiffon. Elles causaient toilette, Mme de Boves racontait une robe de bal.

— D'abord, un transparent de soie mauve, et puis, là-dessus, des volants de vieil Alençon, haut de trente centimètres…

— Oh! s'il est permis! interrompait Mme Marty. Il y a des femmes heureuses!

Le baron Hartmann, qui avait suivi le geste de Mouret, regardait ces dames, par la porte restée grande ouverte. Et il les écoutait d'une oreille, pendant que le jeune homme, enflammé du désir de le convaincre, se livrait davantage, lui expliquait le mécanisme du nouveau commerce des nouveautés. Ce commerce était basé maintenant sur le renouvellement continu et rapide du capital, qu'il s'agissait de faire passer en marchandises le plus de fois possible, dans la même année. Ainsi, cette année-là, son capital, qui était seulement de cinq cent mille francs, venait de passer quatre fois et avait ainsi produit deux millions d'affaires. Une misère, d'ailleurs, qu'on décuplerait, car il se disait certain de faire plus tard reparaître le capital quinze et vingt fois, dans certains comptoirs.

— Vous entendez, monsieur le baron, toute la mécanique est là. C'est bien simple, mais il fallait le trouver. Nous n'avons pas besoin d'un gros roulement de fonds. Notre effort unique est de nous débarrasser très vite de la marchandise achetée, pour la remplacer par d'autre, ce qui fait rendre au capital autant de fois son intérêt. De cette manière, nous pouvons nous contenter d'un petit bénéfice; comme nos frais généraux s'élèvent au chiffre énorme de seize pour cent, et que nous ne prélevons guère sur les objets que vingt pour cent de gain, c'est donc un bénéfice de quatre pour cent au plus; seulement, cela finira par faire des millions, lorsqu'on opérera sur des quantités de marchandises considérables et sans cesse renouvelées… Vous suivez, n'est-ce pas? rien de plus clair.

Le baron hocha de nouveau la tête. Lui, qui avait accueilli les combinaisons les plus hardies, et dont on citait encore les témérités, lors des premiers essais de l'éclairage au gaz, restait inquiet et têtu.

— J'entends bien, répondit-il. Vous vendez bon marché pour vendre beaucoup, et vous vendez beaucoup pour vendre bon marché… Seulement, il faut vendre, et j'en reviens à ma question: à qui vendrez-vous? comment espérez-vous entretenir une vente aussi colossale?

Un éclat brusque de voix, venu du salon, coupa les explications de
Mouret. C'était Mme Guibal qui aurait préféré les volants de vieil
Alençon en tablier seulement.

— Mais, ma chère, disait Mme de Boves, le tablier en était couvert aussi. Jamais je n'ai rien vu de plus riche.

— Tiens! vous me donnez une idée, reprenait Mme Desforges. J'ai déjà quelques mètres d'Alençon… Il faut que j'en cherche pour une garniture.

Et les voix tombèrent, ne furent plus qu'un murmure. Des chiffres sonnaient, tout un marchandage fouettait les désirs, ces dames achetaient des dentelles à pleines trains.

— Eh! dit enfin Mouret, quand il put parler, on vend ce qu'on veut, lorsqu'on sait vendre! Notre triomphe est là.

Alors, avec sa verve provençale, en phrases chaudes qui évoquaient les images, il montra le nouveau commerce à l'oeuvre. Ce fut d'abord la puissance décuplée de l'entassement, toutes les marchandises accumulées sur un point, se soutenant et se poussant; jamais de chômage; toujours l'article de la saison était là; et, de comptoir en comptoir, la cliente se trouvait prise, achetait ici l'étoffe, plus loin le fil, ailleurs le manteau, s'habillait, puis tombait dans des rencontres imprévues, cédait au besoin de l'inutile et du joli. Ensuite, il célébra la marque en chiffres connus. La grande révolution des nouveautés partait de cette trouvaille. Si l'ancien commerce, le petit commerce agonisait, c'était qu'il ne pouvait soutenir la lutte des bas prix, engagée par la marque. Maintenant, la concurrence avait lieu sous les yeux mêmes du public, une promenade aux étalages établissait les prix, chaque magasin baissait, se contentait du plus léger bénéfice possible; aucune tricherie, pas de coup de fortune longtemps médité sur un tissu vendu le double de sa valeur, mais des opérations courantes, un tant pour cent régulier prélevé sur tous les articles, la fortune mise dans le bon fonctionnement d'une vente, d'autant plus large qu'elle se faisait au grand jour. N'était-ce pas une création étonnante? Elle bouleversait le marché, elle transformait Paris, car elle était faite de la chair et du sang de la femme.

— J'ai la femme, je me fiche du reste! dit-il dans un aveu brutal, que la passion lui arracha.

À ce cri, le baron Hartmann parut ébranlé. Son sourire perdait sa pointe ironique, il regardait le jeune homme, gagné peu à peu par sa foi, prit pour lui d'un commencement de tendresse.

— Chut! murmura-t-il paternellement, elles vont vous entendre.

Mais ces dames parlaient maintenant toutes à la fois, tellement excitées, qu'elles ne s'écoutaient même plus entre elles. Mme de Boves achevait la description de la toilette de soirée: une tunique de soie mauve, drapée et retenue par des noeuds de dentelle; le corsage décolleté très bas, et encore des noeuds de dentelle aux épaules.

— Vous verrez, disait-elle, je me fais faire un corsage pareil avec un satin…

— Moi, interrompait Mme Bourdelais, j'ai voulu du velours, oh! une occasion!

Mme Marty demandait:

— Hein? combien la soie?

Puis, toutes les voix repartirent ensemble. Mme Guibal, Henriette, Blanche, mesuraient, coupaient, gâchaient. C'était un saccage d'étoffes, la mise au pillage des magasins, un appétit de luxe qui se répandait en toilettes jalousées et rêvées, un bonheur tel à être dans le chiffon, qu'elles y vivaient enfoncées, ainsi que dans l'air tiède nécessaire à leur existence.

Mouret, cependant, avait jeté un coup d'oeil vers le salon. Et, en quelques phrases dites à l'oreille du baron Hartmann, comme s'il lui eût fait de ces confidences amoureuses qui se risquent parfois entre hommes, il acheva d'expliquer le mécanisme du grand commerce moderne. Alors, plus haut que les faits déjà donnés, au sommet, apparut l'exploitation de la femme. Tout y aboutissait, le capital sans cesse renouvelé, le système de l'entassement des marchandises, le bon marché qui attire, la marque en chiffres connus qui tranquillise. C'était la femme que les magasins se disputaient par la concurrence, la femme qu'ils prenaient au continuel piège de leurs occasions, après l'avoir étourdie devant leurs étalages. Ils avaient éveillé dans sa chair de nouveaux désirs, ils étaient une tentation immense, où elle succombait fatalement, cédant d'abord à des achats de bonne ménagère, puis gagnée par la coquetterie, puis dévorée. En décuplant la vente, en démocratisant le luxe, ils devenaient un terrible agent de dépense, ravageaient les ménages, travaillaient au coup de folie de la mode, toujours plus chère. Et si, chez eux, la femme était reine, adulée et flattée dans ses faiblesses, entourée de prévenances, elle y régnait en reine amoureuse, dont les sujets trafiquent, et qui paye d'une goutte de son sang chacun de ses caprices. Sous la grâce même de sa galanterie, Mouret laissait ainsi passer la brutalité d'un juif vendant de la femme à la livre: il lui élevait un temple, la faisait encenser par une légion de commis, créait le rite d'un culte nouveau; il ne pensait qu'à elle, cherchait sans relâche à imaginer des séductions plus grandes; et, derrière elle, quand il lui avait vidé la poche et détraqué les nerfs, il était plein du secret mépris de l'homme auquel une maîtresse vient de faire la bêtise de se donner.

— Ayez donc les femmes, dit-il tout bas au baron, en riant d'un rire hardi, vous vendrez le monde!

Maintenant, le baron comprenait. Quelques phrases avaient suffi, il devinait le reste, et une exploitation si galante l'échauffait, remuait en lui son passé de viveur. Il clignait les yeux d'un air d'intelligence, il finissait par admirer l'inventeur de cette mécanique à manger les femmes. C'était très fort. Il eut le mot de Bourdoncle, un mot que lui souffla sa vieille expérience.

— Vous savez qu'elles se rattraperont.

Mais Mouret haussa les épaules, dans un mouvement d'écrasant dédain. Toutes lui appartenaient, étaient sa chose, et il n'était à aucune. Quand il aurait tiré d'elles sa fortune et son plaisir, il les jetterait en tas à la borne, pour ceux qui pourraient encore y trouver leur vie. C'était un dédain raisonné de méridional et de spéculateur.

— Eh bien! cher monsieur, demanda-t-il pour conclure, voulez-vous être avec moi? L'affaire des terrains vous semble-t-elle possible?

Le baron, à demi conquis, hésitait pourtant à s'engager de la sorte. Un doute restait au fond du charme qui opérait peu à peu sur lui. Il allait répondre d'une façon évasive, lorsqu'un appel pressant de ces dames lui évita cette peine. Des voix répétaient, au milieu de légers rires:

— Monsieur Mouret! monsieur Mouret!

Et comme celui-ci, contrarié d'être interrompu, feignait de ne pas entendre, Mme de Boves, debout depuis un moment, vint jusqu'à la porte du petit salon.

— On vous réclame, monsieur Mouret… Ce n'est guère galant de vous enterrer dans les coins pour causer d'affaires.

Alors, il se décida, et avec une bonne grâce apparente, un air de ravissement, dont le baron fut émerveillé. Tous deux se levèrent, passèrent dans le grand salon.

— Mais je suis à votre disposition, mesdames, dit-il en entrant, le sourire aux lèvres.

Un brouhaha de triomphe l'accueillit. Il dut s'avancer davantage, ces dames lui firent place au milieu d'elles. Le soleil venait de se coucher derrière les arbres du jardin, le jour tombait, une ombre fine noyait peu à peu la vaste pièce. C'était l'heure attendrie du crépuscule, cette minute de discrète volupté, dans les appartements parisiens, entre la clarté de la rue qui se meurt et les lampes qu'on allume encore à l'office. M. de Boves et Vallagnosc, toujours debout devant la fenêtre, jetaient sur le tapis une nappe d'ombre; tandis que, immobile dans le dernier coup de lumière qui venait de l'autre fenêtre, M. Marty, entré discrètement depuis quelques minutes, mettait son profil pauvre, une redingote étriquée et propre, un visage blêmi par le professorat, et que la conversation de ces dames sur la toilette achevait de bouleverser.

— Est-ce toujours pour lundi prochain, cette mise en vente? demandait justement Mme Marty.

— Mais, sans doute, madame, répondit Mouret d'une voix de flûte, une voix d'acteur qu'il prenait, quand il parlait aux femmes.

Henriette alors intervint.

— Vous savez, nous irons toutes… On dit que vous préparez des merveilles.

— Oh! des merveilles! murmura-t-il d'un air de fatuité modeste, je tâche simplement d'être digne de vos suffrages.

Mais elles le pressaient de questions. Mme Bourdelais, Mme Guibal,
Blanche elle-même, voulaient savoir.

— Voyons, donnez-nous des détails, répétait Mme de Boves avec insistance. Vous nous faites mourir.

Et elles l'entouraient, lorsque Henriette remarqua qu'il n'avait seulement pas pris une tasse de thé. Alors, ce fut une désolation; quatre d'entre elles se mirent à le servir, mais à la condition qu'il répondrait ensuite. Henriette versait, Mme Marty tenait la tasse, pendant que Mme de Boves et Mme Bourdelais se disputaient l'honneur de le sucrer. Puis, quand il eut refusé de s'asseoir, et qu'il commença à boire son thé lentement, debout au milieu d'elles, toutes se rapprochèrent, l'emprisonnèrent du cercle étroit de leurs jupes. La tête levée, les regards luisants, elles lui souriaient.

— Votre soie, votre Paris-Bonheur, dont tous les journaux parlent? reprit Mme Marty, impatiente.

— Oh! répondit-il, un article extraordinaire, une faille à gros grain, souple, solide… Vous la verrez, mesdames. Et vous ne la trouverez que chez nous, car nous en avons acheté la propriété exclusive.

— Vraiment! une belle soie à cinq francs soixante! dit
Mme Bourdelais enthousiasmée. C'est à ne pas croire.

Cette soie, depuis que les réclames étaient lancées, occupait dans leur vie quotidienne une place considérable. Elles en causaient, elles se la promettaient, travaillées de désir et de doute. Et, sous la curiosité bavarde dont elles accablaient le jeune homme, apparaissaient leurs tempéraments particuliers d'acheteuses: Mme Marty, emportée par sa rage de dépense, prenant tout au Bonheur des Dames, sans choix, au hasard des étalages; Mme Guibal, s'y promenant des heures sans jamais faire une emplette, heureuse et satisfaite de donner un simple régal à ses yeux; Mme de Boves, serrée d'argent, toujours torturée d'une envie trop grosse, gardant rancune aux marchandises, qu'elle ne pouvait emporter; Mme Bourdelais, d'un flair de bourgeoise sage et pratique, allant droit aux occasions, usant des grands magasins avec une telle adresse de bonne ménagère, exempte de fièvre, qu'elle y réalisait de fortes économies; Henriette enfin, qui, très élégante, y achetait seulement certains articles, ses gants, de la bonneterie, tout le gros linge.

— Nous avons d'autres étoffes étonnantes de bon marché et de richesse, continuait Mouret de sa voix chantante. Ainsi, je vous recommande notre Cuir-d'or, un taffetas d'un brillant incomparable… Dans les soies de fantaisie, il y a des dispositions charmantes, des dessins choisis entre mille par notre acheteur; et, comme velours, vous trouverez la plus riche collection de nuances… Je vous avertis qu'on portera beaucoup de drap cette année. Vous verrez nos matelassés, nos cheviottes…

Elles ne l'interrompaient plus, elles resserraient encore leur cercle, la bouche entrouverte par un vague sourire, le visage rapproché et tendu, comme dans un élancement de tout leur être vers le tentateur. Leurs yeux pâlissaient, un léger frisson courait sur leurs nuques. Et lui gardait son calme de conquérant, au milieu des odeurs troublantes qui montaient de leurs chevelures. Il continuait à boire, entre chaque phrase, une petite gorgée de thé, dont le parfum attiédissait ces odeurs plus âpres, où il y avait une pointe de fauve. Devant une séduction si maîtresse d'elle-même, assez forte pour jouer ainsi de la femme, sans se prendre aux ivresses qu'elle exhale, le baron Hartmann, qui ne le quittait pas du regard, sentait son admiration grandir.

— Alors, on portera du drap? reprit Mme Marty, dont le visage ravagé s'embellissait de passion coquette. Il faudra que je voie.

Mme Bourdelais, qui gardait son oeil clair, dit à son tour:

— N'est-ce pas? la vente des coupons est le jeudi, chez vous…
J'attendrai, j'ai tout mon petit monde à vêtir.

Et, tournant sa fine tête blonde vers la maîtresse de la maison.

— Toi, c'est toujours Sauveur qui t'habille?

— Mon Dieu! oui, répondit Henriette, Sauveur est très chère, mais il n'y a qu'elle à Paris qui sache faire un corsage… Et puis, M. Mouret a beau dire, elle a les plus jolis dessins, des dessins qu'on ne voit nulle part. Moi, je ne peux pas souffrir de retrouver ma robe sur les épaules de toutes les femmes.

Mouret eut d'abord un sourire discret. Ensuite, il laissa entendre que Mme Sauveur achetait chez lui ses étoffes; sans doute, elle prenait directement chez les fabricants certains dessins, dont elle s'assurait la propriété; mais, pour les soieries noires, par exemple, elle guettait les occasions du Bonheur des Dames, faisait des provisions considérables, qu'elle écoulait en doublant et en triplant les prix.

— Ainsi, je suis bien certain que des gens à elle vont nous enlever notre Paris-Bonheur. Pourquoi voulez-vous qu'elle aille payer cette soie en fabrique plus cher qu'elle ne la paiera chez nous?… Ma parole d'honneur! nous la donnons à perte.

Ce fut le dernier coup porté à ces dames. Cette idée d'avoir de la marchandise à perte fouettait en elles l'âpreté de la femme, dont la jouissance d'acheteuse est doublée, quand elle croit voler le marchand. Il les savait incapables de résister au bon marché.

— Mais nous vendons tout pour rien! cria-t-il gaiement, en prenant derrière lui l'éventail de Mme Desforges, resté sur le guéridon. Tenez! voici cet éventail… Vous dites qu'il a coûté?

— Le chantilly vingt-cinq francs, et la monture deux cents, dit
Henriette.

— Eh bien! le chantilly n'est pas cher. Pourtant, nous avons le même à dix-huit francs… Quant à la monture, chère madame, c'est un vol abominable. Je n'oserais vendre la pareille plus de quatre- vingt-dix francs.

— Je le disais bien! cria Mme Bourdelais.

— Quatre-vingt-dix francs! murmura Mme de Boves, il faut vraiment ne pas avoir un sou pour s'en passer.

Elle avait repris l'éventail, l'examinait de nouveau avec sa fille Blanche; et, sur sa grande face régulière, dans ses larges yeux dormants, montait l'envie contenue et désespérée du caprice qu'elle ne pourrait contenter. Puis, une seconde fois, l'éventail fit le tour de ces dames, au milieu des remarques et des exclamations. M. de Boves et Vallagnosc, cependant, avaient quitté la fenêtre. Tandis que le premier revenait se placer derrière Mme Guibal, dont il fouillait du regard le corsage, de son air correct et supérieur, le jeune homme se penchait vers Blanche, en tâchant de trouver un mot aimable.

— C'est un peu triste, n'est-ce pas? mademoiselle, cette monture blanche avec cette dentelle noire.

— Oh! moi, répondit-elle toute grave, sans qu'une rougeur colorât sa figure soufflée, j'en ai vu un en nacre et plumes blanches. Quelque chose de virginal!

M. de Boves, qui avait surpris sans doute le regard navré dont sa femme suivait l'éventail, dit enfin son mot dans la conversation.

— Ça se casse tout de suite, ces petites machines.

— Ne m'en parlez pas! déclara Mme Guibal avec sa moue de belle rousse, jouant l'indifférence. Je suis lasse de faire recoller les miens.

Depuis un instant, Mme Marty, très excitée par la conversation, retournait fiévreusement son sac de cuir rouge sur ses genoux. Elle n'avait pu encore montrer ses achats, elle brûlait de les étaler, dans une sorte de besoin sensuel. Et, brusquement, elle oublia son mari, elle ouvrit le sac, sortit quelques mètres d'une étroite dentelle roulée autour d'un carton.

— C'est cette valenciennes pour ma fille, dit-elle. Elle a trois centimètres, et délicieuse, n'est-ce pas?… Un franc quatre vingt-dix.

La dentelle passa de main en main. Ces dames se récriaient. Mouret affirma qu'il vendait ces petites garnitures au prix de fabrique. Pourtant, Mme Marty avait refermé le sac, comme pour y cacher des choses qu'on ne montre pas. Mais, devant le succès de la valenciennes, elle ne put résister à l'envie d'en tirer encore un mouchoir.

— Il y avait aussi ce mouchoir… De l'application de Bruxelles, ma chère… Oh! une trouvaille! Vingt francs!

Et, dès lors, le sac devint inépuisable. Elle rougissait de plaisir, une pudeur de femme qui se déshabille la rendait charmante et embarrassée, à chaque article nouveau qu'elle sortait. C'était une cravate en blonde espagnole de trente francs; elle n'en voulait pas, mais le commis lui avait juré qu'elle tenait la dernière et qu'on allait les augmenter. C'était ensuite une voilette en chantilly: un peu chère, cinquante francs; si elle ne la portait pas, elle en ferait quelque chose pour sa fille.

— Mon Dieu! les dentelles, c'est si joli! répétait-elle avec son sourire nerveux. Moi, quand je suis là-dedans, j'achèterais le magasin.

— Et ceci? lui demanda Mme de Boves en examinant un coupon de guipure.

— Ça, répondit-elle, c'est un entre-deux… Il y en a vingt-six mètres. Un franc le mètre, comprenez-vous!

— Tiens! dit Mme Bourdelais surprise, que voulez-vous donc en faire?

— Ma foi, je ne sais pas… Mais elle était si drôle de dessin!

À ce moment, comme elle levait les yeux, elle aperçut en face d'elle son mari terrifié. Il avait blêmi davantage, toute sa personne exprimait l'angoisse résignée d'un pauvre homme, qui assiste à la débâcle de ses appointements, si chèrement gagnés. Chaque nouveau bout de dentelle était pour lui un désastre, d'amères journées de professorat englouties, des courses au cachet dans la boue dévorées, l'effort continu de sa vie aboutissant à une gêne secrète, à l'enfer d'un ménage nécessiteux. Devant l'effarement croissant de son regard, elle voulut rattraper le mouchoir, la voilette, la cravate; et elle promenait ses mains fiévreuses, elle répétait avec des rires gênés:

— Vous allez me faire gronder par mon mari… Je t'assure, mon ami, que j'ai été encore très raisonnable; car il y avait une grande pointe de cinq cents francs, oh! merveilleuse!

— Pourquoi ne l'avez-vous pas achetée? dit tranquillement
Mme Guibal. M. Marty est le plus galant des hommes.

Le professeur dut s'incliner, en déclarant que sa femme était bien libre. Mais, à l'idée du danger de cette grande pointe, un froid de glace lui avait coulé dans le dos; et, comme Mouret affirmait justement que les nouveaux magasins augmentaient le bien-être des ménages de la bourgeoisie moyenne, il lui lança un terrible regard, l'éclair de haine d'un timide qui n'ose étrangler les gens.

D'ailleurs, ces dames n'avaient pas lâché les dentelles. Elles s'en grisaient. Les pièces se déroulaient, allaient et revenaient de l'une à l'autre, les rapprochant encore, les liant de fils légers. C'était, sur leurs genoux, la caresse d'un tissu miraculeux de finesse, où leurs mains coupables s'attardaient. Et elles emprisonnaient Mouret plus étroitement, elles l'accablaient de nouvelles questions. Comme le jour continuait de baisser, il devait par moments pencher la tête, effleurer de sa barbe leurs chevelures, pour examiner un point, indiquer un dessin. Mais, dans cette volupté molle du crépuscule, au milieu de l'odeur échauffée de leurs épaules, il demeurait quand même leur maître, sous le ravissement qu'il affectait. Il était femme, elles se sentaient pénétrées et possédées par ce sens délicat qu'il avait de leur être secret, et elles s'abandonnaient, séduites; tandis que lui, certain dès lors de les avoir à sa merci, apparaissait, trônant brutalement au-dessus d'elles, comme le roi despotique du chiffon.

— Oh! monsieur Mouret! monsieur Mouret! balbutiaient des voix chuchotantes et pâmées, au fond des ténèbres du salon.

Les blancheurs mourantes du ciel s'éteignaient dans les cuivres des meubles. Seules, les dentelles gardaient un reflet de neige sur les genoux sombres de ces dames, dont le groupe confus semblait mettre autour du jeune homme de vagues agenouillements de dévotes. Une dernière clarté luisait au flanc de la théière, une lueur courte et vive de veilleuse, qui aurait brûlé dans une alcôve attiédie par le parfum du thé. Mais, tout d'un coup, le domestique entra avec deux lampes, et le charme fut rompu. Le salon s'éveilla, clair et gai. Mme Marty replaçait les dentelles au fond de son petit sac; Mme de Boves mangeait encore un baba, pendant qu'Henriette, qui s'était levée, causait à demi-voix avec le baron, dans l'embrasure d'une fenêtre.

— Il est charmant, dit le baron.

— N'est-ce pas? laissa-t-elle échapper, dans un cri involontaire de femme amoureuse.

Il sourit, il la regarda avec une indulgence paternelle. C'était la première fois qu'il la sentait conquise à ce point; et, trop supérieur pour en souffrir, il éprouvait seulement une compassion, à la voir aux mains de ce gaillard si tendre et si parfaitement froid. Alors, il crut devoir la prévenir, il murmura sur un ton de plaisanterie:

— Prenez garde, ma chère, il vous mangera toutes.

Une flamme de jalousie éclaira les beaux yeux d'Henriette. Elle devinait sans doute que Mouret s'était simplement servi d'elle pour se rapprocher du baron. Et elle jurait de le rendre fou de tendresse, lui dont l'amour d'homme pressé avait le charme facile d'une chanson jetée à tous les vents.

— Oh! répondit-elle, en affectant de plaisanter à son tour, c'est toujours l'agneau qui finit par manger le loup.

Alors, très intéressé, le baron l'encouragea d'un signe de tête. Elle était peut-être la femme qui devait venir et qui vengerait les autres.

Lorsque Mouret, après avoir répété à Vallagnosc qu'il voulait lui montrer sa machine en branle, se fut approché pour dire adieu, le baron le retint dans l'embrasure de la fenêtre, en face du jardin noir de ténèbres. Il cédait enfin à la séduction, la foi lui était venue, en le voyant au milieu de ces dames. Tous deux causèrent un instant à voix basse. Puis, le banquier déclara:

— Eh bien! j'examinerai l'affaire… Elle est conclue, si votre vente de lundi prend l'importance que vous dites.

Ils se serrèrent la main, et Mouret, l'air ravi, se retira, car il dînait mal, quand il n'allait pas, le soir, jeter un coup d'oeil sur la recette du Bonheur des Dames.

IV

Ce lundi-là, le dix Octobre, un clair soleil de victoire perça les nuées grises, qui depuis une semaine assombrissaient Paris. Toute la nuit encore, il avait bruiné, une poussière d'eau dont l'humidité salissait les rues; mais, au petit jour, sous les haleines vives qui emportaient les nuages, les trottoirs s'étaient essuyés; et le ciel bleu avait une gaieté limpide de printemps.

Aussi, le Bonheur des Dames, dès huit heures, flambait-il aux rayons de ce clair soleil, dans la gloire de sa grande mise en vente des nouveautés d'hiver. Des drapeaux flottaient à la porte, des pièces de lainage battaient l'air frais du matin, animant la place Gaillon d'un vacarme de fête foraine; tandis que, sur les deux rues, les vitrines développaient des symphonies d'étalages, dont la netteté des glaces avivait encore les tons éclatants. C'était comme une débauche de couleurs, une joie de la rue qui crevait là, tout un coin de consommation largement ouvert, et où chacun pouvait aller se réjouir les yeux.

Mais, à cette heure, il entrait peu de monde, quelques rares clientes affairées, des ménagères du voisinage, des femmes désireuses d'éviter l'écrasement de l'après-midi. Derrière les étoffes qui le pavoisaient, on sentait le magasin vide, sous les armes et attendant la pratique, avec ses parquets cirés, ses comptoirs débordant de marchandises. La foule pressée du matin donnait à peine un coup d'oeil aux vitrines, sans ralentir le pas. Rue Neuve-Saint-Augustin et place Gaillon, où les voitures devaient se ranger, il n'y avait encore, à neuf heures, que deux fiacres. Seuls, les habitants du quartier, les petits commerçants surtout, remués par un tel déploiement de banderoles et de panaches, formaient des groupes, sous les portes, aux coins des trottoirs, le nez levé, pleins de remarques amères. Ce qui les indignait, c'était, rue de la Michodière, devant le bureau du départ, une des quatre voitures que Mouret venait de lancer dans Paris: des voitures à fond vert, rechampies de jaune et de rouge, et dont les panneaux fortement vernis prenaient au soleil des éclats d'or et de pourpre. Celle-là, avec son bariolage tout neuf, écartelée du nom de la maison sur chacune de ses faces, et surmontée en outre d'une pancarte où la mise en vente du jour était annoncée, finit par s'éloigner au trot d'un cheval superbe, lorsqu'on eut achevé de l'emplir des paquets restés de la veille; et, jusqu'au boulevard, Baudu, qui blêmissait sur le seuil du Vieil Elbeuf, la regarda rouler, promenant à travers la ville ce nom détesté du Bonheur des Dames, dans un rayonnement d'astre.

Cependant, quelques fiacres arrivaient et prenaient la file. Chaque fois qu'une cliente se présentait, il y avait un mouvement parmi les garçons de magasin, rangés sous la haute porte, habillés d'une livrée, l'habit et le pantalon vert clair, le gilet rayé jaune et rouge. Et l'inspecteur Jouve, l'ancien capitaine retraité, était là, en redingote et en cravate blanche, avec sa décoration, comme une enseigne de vieille probité, accueillant les dames d'un air gravement poli, se penchant vers elles pour leur indiquer les rayons. Puis, elles disparaissaient dans le vestibule, changé en un salon oriental.

Dès la porte, c'était ainsi un émerveillement, une surprise qui, toutes, les ravissait. Mouret avait eu cette idée. Le premier, il venait d'acheter dans le Levant, à des conditions excellentes, une collection de tapis anciens et de tapis neufs, de ces tapis rares que, seuls, les marchands de curiosités vendaient jusque-là, très cher; et il allait en inonder le marché, il les cédait presque à prix coûtant, en tirait simplement un décor splendide, qui devait attirer chez lui la haute clientèle de l'art. Du milieu de la place Gaillon, on apercevait ce salon oriental, fait uniquement de tapis et de portières, que des garçons avaient accrochés sous ses ordres. D'abord, au plafond, étaient tendus des tapis de Smyrne, dont les dessins compliqués se détachaient sur des fonds rouges. Puis, des quatre côtés, pendaient des portières: les portières de Karamanie et de Syrie, zébrées de vert, de jaune et de vermillon; les portières de Diarbékir, plus communes, rudes à la main, comme des sayons de berger; et encore des tapis pouvant servir de tentures, les longs tapis d'Ispahan, de Téhéran et de Kermancha, les tapis plus larges de Schoumaka et de Madras, floraison étrange de pivoines et de palmes, fantaisie lâchée dans le jardin du rêve. À terre, les tapis recommençaient, une jonchée de toisons grasses: il y avait, au centre, un tapis d'Agra, une pièce extraordinaire à fond blanc et à large bordure bleu tendre, où couraient des ornements violâtres, d'une imagination exquise; partout, ensuite, s'étalaient des merveilles, les tapis de la Mecque aux reflets de velours, les tapis de prière du Daghestan à la pointe symbolique, les tapis du Kurdistan, semés de fleurs épanouies; enfin, dans un coin, un écroulement à bon marché, des tapis de Gheurdès, de Coula et de Kircheer, en tas, depuis quinze francs. Cette tente de pacha somptueux était meublée de fauteuils et de divans, faits avec des sacs de chameau, les uns coupés de losanges bariolés, les autres plantés de roses naïves. La Turquie, l'Arabie, la Perse, les Indes étaient là. On avait vidé les palais, dévalisé les mosquées et les bazars. L'or fauve dominait, dans l'effacement des tapis anciens, dont les teintes fanées gardaient une chaleur sombre, un fondu de fournaise éteinte, d'une belle couleur cuite de vieux maître. Et des visions d'Orient flottaient sous le luxe de cet art barbare, au milieu de l'odeur forte que les vieilles laines avaient gardée du pays de la vermine et du soleil.

Le matin, à huit heures, lorsque Denise, qui allait justement débuter ce lundi-là, avait traversé le salon oriental, elle était restée saisie, ne reconnaissant plus l'entrée du magasin, achevant de se troubler dans ce décor de harem, planté à la porte. Un garçon l'ayant conduite sous les combles et remise entre les mains de Mme Cabin, chargée du nettoyage et de la surveillance des chambres, celle-ci l'installa au numéro 7, où l'on avait déjà monté sa malle. C'était une étroite cellule mansardée, ouvrant sur le toit par une fenêtre à tabatière, meublée d'un petit lit, d'une armoire de noyer, d'une table de toilette et de deux chaises. Vingt chambres pareilles s'alignaient le long d'un corridor de couvent, peint en jaune; et, sur les trente-cinq demoiselles de la maison, les vingt qui n'avaient pas de famille à Paris couchaient là, tandis que les quinze autres logeaient au-dehors, quelques- unes chez des tantes ou des cousines d'emprunt. Tout de suite, Denise ôta la mince robe de laine, usée par la brosse, raccommodée aux manches, la seule qu'elle eût apportée de Valognes. Puis, elle passa l'uniforme de son rayon, une robe de soie noire, qu'on avait retouchée pour elle, et qui l'attendait sur le lit. Cette robe était encore un peu grande, trop large aux épaules. Mais elle se hâtait tellement, dans son émotion, qu'elle ne s'arrêta point à ces détails de coquetterie. Jamais elle n'avait porté de la soie. Quand elle redescendit, endimanchée, mal à l'aise, elle regardait luire la jupe, elle éprouvait une honte aux bruissements tapageurs de l'étoffe.