The Project Gutenberg EBook of Le Négrier, Vol. IV, by Édouard Corbière
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Title: Le Négrier, Vol. IV Aventures de mer
Author: Édouard Corbière
Release Date: February 8, 2006 [EBook #17717]
Language: French
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LE NÉGRIER
AVENTURES DE MER.
PAR
ÉDOUARD CORBIÈRE DE BREST.
DEUXIÈME ÉDITION
VOLUME IV
PARIS, A.-J. DÉNAIN ET DELAMARE, ÉDITEURS DE L'HISTOIRE DE L'EXPÉDITION FRANÇAISE EN ÉGYPTE 16. RUE VIVIENNE.
1854
13.
DÉVOUEMENT DE ROSALIE.
La fièvre jaune.—Soins de Rosalie.—Commerce.—Chute du gouvernement impérial.
Mon affaissement moral, le dégoût de la vie, des nuits sans sommeil et des jours accablans allumèrent bientôt; dans mon sang irrité cette affreuse maladie que les affections de l'âme tendent surtout à développer dans ces climats funeste.
Je vis arriver la fièvre jaune sans effroi. A la nouvelle de mon indisposition, le médecin qui avait donné ses soins à Ivon accourut près de moi, malgré le nombre excessif des malades entre lesquels il se partageait.
—Eh bien! qu'avons-nous donc, Léonard? Est-ce que nous aurions envie d'être malade?
—Docteur, je crois que me voilà pris à mon tour.
—Voyons votre pouls…. Vous vous sentez des douleurs aux reins, un grand mai de tête, une débilité générale?
—Oui, je me sens tout cela, et je m'en moque.
—Et vous avez raison; car votre état n'a rien de bien inquiétant encore, et c'est déjà fort bon signe que vous ne vous en alarmiez pas.
—M'alarmer! et pourquoi, s'il vous plaît? Ne faut-il pas mourir tôt ou tard? J'avais bien quelques petits projets en tête: des courses, des aventures à chercher, des mers à battre par-ci par-là; mais, s'il faut renoncer à toutes ces belles idées, mon parti sera bientôt pris, allez! Emparez-vous de mon individu, je vous l'abandonne. Taillez-le, saignez-le, couvrez-le d'emplâtres et de sangsues, si bon vous semble cela ne me regarde plus. Bien portant, je suis tout à moi; malade, je vous appartiens.
* * * * *
Je me couchai. Des mulâtresses du voisinage entourèrent aussitôt mon lit, et commencèrent par me frotter, de la tête aux pieds, avec des citrons macérés. Dans la nuit, je perdis l'usage de ma raison.
Trois ou quatre jours se passèrent sans que je pusse recouvrer un seul moment lucide. Mes yeux, à travers le nuage qui les fatiguait, voyaient bien des femmes, un homme noir errer autour de moi; mais tous les objets me paraissaient renversés, et je ne les apercevais que comme ces fantômes que J'imagination effrayée se crée dans un songe pénible. Les souvenirs qui m'étaient le plus chers se reproduisaient quelquefois à mon esprit, dans ces momens d'exaltation cérébrale. Je nommais, je voyais mon frère, ma mère, Ivon et Rosalie: quelquefois il me semblait leur parler, les entendre, et sentir ma bouche desséchée se contracter sous celle de la seule femme que j'eusse aimée. Ma main fébrile cherchait la sienne pour se reposer, et quand je croyais l'avoir saisie, je me trouvais plus tranquille; alors je me figurais entendre, j'entendais même la voix de mon amie, cette voix si douce qui tant de fois avait porté le calme dans mon coeur et l'ivresse dans mes sens captivés…. Comme ces illusions du délire allégeaient mes souffrances! Je me rappelle encore combien, dans ces paroxysmes brûlans dont j'ai gardé le souvenir, comme on conserve l'impression d'un rêve, ces chimères de mon imagination me procuraient de soulagement jusque dans l'excès des douleurs les plus poignantes.
Une nuit, vers l'heure où l'approche du matin rend l'air moins suffocant dans l'atmosphère chaude et humide de l'hivernage, je me réveillai après avoir goûté pour la première fois quelques instans de sommeil. Il me sembla avoir recouvré l'usage de mes sens affaiblis et égarés par mes longues douleurs. J'entendais le bruit de la mer qui venait, avec régularité, battre le rivage voisin de ma maison, et le tonnerre gronder au loin, en s'éteignant, comme après un moment d'orage. Une lampe, placée dans le fond de l'appartement, jetait par intervalles sa lueur mourante sur la figure de deux mulâtresses endormies près d'une table couverte de fioles et de vases blancs. En cherchant à soulever péniblement un de mes bras, je sentis une figure appuyée sur ma main. C'était une femme!… Au mouvement que je fais pour dégager mon bras, cette tête se relève, et je vois Rosalie! Ses traits étaient pâles et abattus, ses yeux tristes et ternes, mais c'était bien ainsi qu'elle m'était apparue dans mon délire….
—Que me veux-tu? m'écriai-je. Comment se fait-il
que je te revoie ici?
N'aurais-je pas encore recouvré ma raison?
—Léonard, mon ami, oh! je t'en supplie, ne bouge pas! Reste, reste tranquille! C'est moi, c'est Rosalie qui vient te rendre à la vie… mais, au nom du ciel, ne bouge pas!
—Rosalie!… mais comment?… Non, ma tête s'égare… c'est impossible!… Que je suis malheureux!
—Il ne me reconnaît pas! Léonard, Léonard, ne me
retire pas ta main….
Regarde-moi, regarde-moi bien encore. C'est moi, c'est ta
Rosalie!
Sa main était dans la mienne; je la touchais, je la pressais de mes doigts agités. Sa tête, penchée sur ma figure, m'inondait de larmes.
—Ah! s'il est vrai que le délire ne m'abuse pas, dis-moi, apprends-moi comment il se fait que je te voie ici? Parle, parle; j'ai besoin de t'entendre encore. Où suis-je? est-ce bien toi, toi, Rosalie?
—Léonard, je te dirai tout… Mais, au nom du ciel, ne parle pas; qu'il te suffise de me savoir près de toi, près de toi pour toujours, pour la vie.
—Pour la vie… près de moi!… mais si c'était un songe!… J'en mourrais. Rosalie, ne m'abuse pas. Et alors sa bouche rapprochée de la mienne, se reposa sur mon front brûlant.
—Que fais-tu, malheureuse! Si tu m'aimes, crains de m'approcher, et de respirer le mal qui m'embrase encore!
—Et que puis-je craindre quand tu m'es rendu, et que je suis auprès de toi? Vingt fois pendant tes plus cruels accès, n'ai-je pas cherché à éteindre sur ta bouche le feu qui la consumait?
—Quoi, pendant mon délire tu n'as pas craint?… Ah! je ne m'abusais donc pas, c'étaient tes baisers qui suspendaient mes douleurs poignantes; c'était dans ta main que ma brûlante main reposait avec plus de calme. Oui, oui, maintenant je ne redoute plus d'être séduit par une illusion cruelle: c'est toi, c'est bien toi!…
Un moment d'abattement succéda à cet excès d'émotions trop vives pour moi. Peu à peu je revins à un état plus paisible. Je voulus savoir de la bouche de mon amie par quel prodige je jouissais du bonheur de la revoir…
—Je t'apprendrai tout ce que tu veux savoir; mais, avant tout, promets-moi par un signe seulement que tu ne parleras pas.
Je le lui promis, et j'écoutai en souriant de bonheur et d'espoir:
—Un marin, venu de la Martinique, m'apprit à Roscoff comment tu étais parvenu à te sauver d'Angleterre: il t'avait parlé ici. Ces renseignemens me suffirent. Je quittai Roscoff, où je ne pouvais plus vivre privée de toi. Je me rendis à Brest. Je vis ta mère; elle m'accueillit avec bonté, et elle ne put me détourner du projet que j'avais formé. Arrivée en Angleterre je parvins à m'assurer un passage sur un bâtiment qui allait à Sainte-Lucie. Je partis…
—Pauvre amie!
—Mais tu m'as promis de m'écouter en silence, mon ami…. En arrivant sur les côtes de la Martinique, le capitaine de notre bâtiment fut informé, par un navire que nous rencontrâmes, de la prise de l'île. Il se décida alors à faire voile pour Saint-Pierre, et depuis deux jours je jouis du bonheur d'être auprès de toi et de t'avoir rappelé à la vie.
—A la vie? Ah! oui, je sens maintenant que je pourrai vivre encore, et si jamais le sort me rend à la santé…
—Le sort! Dis un autre mot, je t'en supplie.
—Et si jamais la Providence…
—Oh! encore un autre mot, dis-le, dis-le pour moi, je t'en prie, à genoux!
—Eh bien! puisque tu le veux, si jamais le Ciel permet que je recouvre la santé, c'est toi qui seras ma consolation, mon ange tutélaire, mon dieu sauveur.
—C'est assez maintenant; je ne veux plus que tu ouvres la bouche: tes yeux me disent tout ce que je désire savoir de toi. C'est du repos qu'il faut à tes sens épuisés. Dors, dors en paix près de moi. Ma main ne quittera plus la tienne, et mes yeux veilleront sur ton sommeil, sur ton existence…
Je voulais encore m'enivrer du son de sa voix et du feu de ses regards caressans: son doigt placé sur mes lèvres me défendit de parler, et je me laissai aller au sommeil le plus doux que j'eusse jamais goûté.
Celui-là seul qui a éprouvé l'amertume des regrets et les déchiremens du désespoir, connaît tout ce qu'il y a de divin dans l'amour d'une femme; mais il sait aussi que ce n'est qu'au prix du malheur que l'on apprend à apprécier la douceur d'aimer un être qui s'est associé à toute votre existence. Les soins de Rosalie, sa tendresse si attentive et si ingénieuse, me rendirent bientôt à la santé. J'oubliai tout auprès d'elle, et mes maux et ces chagrins qui affectent tant quand on est jeune, et qui s'effacent si vite lorsqu'à vingt ans on a, pour se consoler, une maîtresse comme celle que je venais de retrouver. Bientôt enfin je savourai un bonheur pour lequel je ne me croyais pas fait. J'eus des jours de félicité et de calme, d'ivresse et d'enchantement, et pendant quelques années qui s'écoulèrent comme le songe d'une nuit paisible, je perdis pour ainsi dire, dans les bras de la plus aimante et de la plus aimable des femmes, l'âpreté et l'impétuosité de mon caractère. Courant, pour passer mon temps, à Porto-Ricco ou à la Côte-Ferme, pour aller chercher des bestiaux et les revendre dans l'île; achetant des nègres sur tous les marchés pour les céder avec bénéfice, personne ne connut bientôt mieux que moi le prix d'un boeuf ou la différence d'un Cap-Laost à un Cap-Coast, ou d'un Ibo à un Loango[1]. Quel plaisir j'éprouvais, après quelques jours de mer passés péniblement sur un caboteur, à retrouver au Figuier mon tranquille ménage, tenu avec tant d'ordre et de goût par ma pauvre Rosalie! Et avec quelle bonté cette excellente fille réservait religieusement une partie de nos épargnes pour envoyer un peu d'argent à ma mère, qui semblait être devenue la sienne!
[Note 1: Noms de différentes espèces de nègres.]
«Tant de fidélité et de sagesse doivent avoir une récompense, me dis-je: il faut que Rosalie devienne ma femme.» Je croyais, avec les idées pieuses que je lui connaissais, lui faire accueillir mon projet en le lui annonçant. Je me trompais.
—Je suis ta maîtresse, Léonard, me dit-elle, et jamais l'on ne m'a vue fière de porter aux yeux du monde un titre qui blesse les moeurs de convention de cette société au milieu de laquelle il nous faut vivre. Mais je suis heureuse de pouvoir chaque jour t'offrir une preuve de dévouement. Une fois ta femme, ce sacrifice de tous les instans deviendrait un devoir. Ne gâtons pas, mon ami, le sentiment qui nous enchaîne si tendrement l'un à l'autre. Va, notre amour est plus précieux qu'un acte de mariage. J'ai deux années de plus que toi: dans dix ans, j'aurais peut-être à souffrir, comme épouse, ce que je me sentirai encore la force de te pardonner, s'il le faut, comme maîtresse. Et puis, mon ami, faut-il que je te le rappelle, à ma honte? tu n'as pas été mon premier amant, et je tiens plus à tout ce qui touche à ta famille et à toi, qu'à tout ce qui ne regarde que ma réputation. Laisse-moi le plaisir, presque sans remords, d'être encore ton amante…. Seulement, si le ciel m'accorde la grâce de mourir avant toi, peut-être qu'au dernier moment je ferai des voeux pour descendre dans la tombe avec le nom de ton épouse et je suis bien sûre qu'alors tu pardonneras à mon exigence, et que tu ne refuseras pas à ta Rosalie un titre que tu lui offres aujourd'hui; n'est-ce pas?
—Mais dis-moi une chose que je n'ai pu encore m'expliquer: comment se fait-il que je t'aie inspiré un amour si absolu, si désintéressé? Car, enfin, on ne peut pas dire que je sois un homme aimable, séduisant; et cependant tu m'as sacrifié des amans plus dignes de toi. Pourquoi cela? Je t'avoue que j'ai beau chercher à me relever à mes propres yeux, je ne vois rien en moi qui puisse me faire concevoir le sentiment, qu'avec toutes tes qualités et ton esprit, tu as conçu pour un homme de ma façon.
—Non, tu as raison, et je ne veux pas te flatter. Pour les autres femmes, tu n'es pas sans doute ce qu'on peut appeler un homme aimable. Mais je ne sais ce que je trouve en toi, qui me captive plus que ne pourrait le faire l'amabilité des hommes les plus distingués…. Il me semble, dans tes manières franches et décidées, dans ta physionomie ouverte et guerrière, et jusque dans ta mise négligée et pourtant gracieuse, trouver quelque chose de romanesque et de vague qui s'accorde avec mes idées. Sans pouvoir dire enfin pourquoi tu me plais, je sens, dans l'abandon de ton coeur et dans la délicatesse un peu sauvage de ton humeur, que tu es l'homme de toute ma vie, et celui que je rêvais bien avant de te connaître. Tu ne sais pas, toi, et tu ne peux pas même savoir combien j'éprouve d'orgueil quand je te vois si généreux envers les malheureux, et si fier avec les hommes opulens! Et tiens, quand j'ai besoin de me faire pardonner à mes propres yeux l'irrégularité de notre liaison, et l'intimité de notre amour, je pense à tout ce que tu vaux, et je me dis: «Celui que j'aime est le plus libéral comme le plus brave de tous les hommes.» C'est dans le mérite que j'ai découvert en toi, qu'est l'excuse de ma propre faiblesse. Ta douleur après la mort de ton ami, ta tendresse pour ton frère et ta préférence pour moi, tout ne me dit-il pas ce que tu es, ce que tu vaux, pour la femme qui a su le mieux te connaître, et le mieux deviner ton coeur!
* * * * *
C'est ainsi que Rosalie m'enchaînait à elle, et enchantait toute mon existence. Mais quels que fussent notre félicité et notre attachement, j'éprouvais quelquefois un vide inexplicable, au sein même de mon bonheur: je me croyais né, sinon pour faire de grandes choses, du moins pour faire des choses non vulgaires; et vivre toujours comme un bourgeois près de sa femme, me semblait ne pas user de sa vie: ce n'était pas, en un mot, un bonheur casanier qu'il me fallait. Je voulais, non pas fuir Rosalie, mais courir au loin les mers pour mieux jouir du plaisir de la retrouver après avoir bravé quelques périls, et avoir attaché peut-être quelque peu de renommée à mon audace.
Il est peu de choses dans notre âme que nous puissions cacher à la pénétration d'une femme, habituée à chercher nos moindres peines et à prévenir nos plus simples désirs. Ma préoccupation n'échappa pas à Rosalie. Elle aurait voulu, au prix de ses jours, trouver quelque chose qui pût remplir ma vie et occuper les instans que je passais près d'elle. Pour la consoler de me voir livré à un désoeuvrement auquel elle aurait voulu m'arracher, je lui répétais que mon unique chagrin était de ne pouvoir mettre le pied à la mer, pour nos affaires à la Côte-Ferme, que sous ce pavillon anglais que je détestais tant. Ce prétexte, que je donnais à l'inquiétude de mon esprit, ne pouvait faire prendre le change à une compagne trop habile à discerner le véritable motif de mon abattement. Un événement inattendu vint nous arracher tous les deux à l'incertitude pénible de notre position.
Vers le milieu de 1814, des bâtimens anglais, arrivant en toute hâte d'Europe, nous apprirent la chute fatale du gouvernement impérial. Un vaisseau français vint bientôt, naviguant sous les couleurs de l'ancienne monarchie, confirmer la nouvelle que la station anglaise s'était empressée de nous transmettre, et alors le pavillon blanc se déploya sur la Martinique. Ce n'était plus là le drapeau de nos victoires, mais au moins n'était-ce plus le pavillon anglais!
14.
TRAITE A BONI.
Préparatifs de
départ.—Arrivée à Boni.—Le Roi Pepel.—Le
Frétiche.—Supplices chez les nègres.—La cargaison.—Le
retour.
«Un traité solennel des Puissances européennes interdit la traite! Les Puissances viennent de signer la perte de nos colonies,» dirent les habitans, en apprenant la convention passée entre les nations alliées.
La traite est défendue, me dis-je, moi; tant mieux, je la ferai, et au plaisir d'entreprendre un commerce périlleux, je joindrai le bonheur d'enfreindre la loi signée par toutes les Puissances! Voyons; qui veut me confier un navire? je l'équipe des plus mauvais bandits de l'île, et avec quelques canons sur mon pont, et, pour une centaine de ballots de marchandises, je ramène aux armateurs les plus entreprenans la première cargaison de nègres.
Des habitans riches connaissaient la résolution de mon caractère et les ressources de mon esprit trafiqueur. Un vieux corsaire désarmé, ancienne capture des Anglais, pourrissait au carénage: on me l'achète. Un ancien marin, qui jadis avait été chercher des noirs à la côte de Guinée, devient mon second. Des matelots sans emploi forment mon équipage. On se procure des ballots de toile, venus de France avec la paix; on rassemble quelques vieux fusils et de la quincaillerie; on trouve vingt pièces d'eau-de-vie ou de rum, cinq à six boucauts de tabac, et voilà ma cargaison faite.
Quel nom donnerons-nous maintenant à mon petit trois-mâts? Ce nom-là fut bientôt trouvé: mes armateurs m'en avaient laissé le choix, et il passa de mon coeur et de ma tête, sur le tableau de mon Négrier. La Rosalie se trouva armée en moins de quinze jours. J'allais enfin commander à mon tour, et le rêve de toute ma vie était près de se réaliser sur ces mers où, libre de ma manoeuvre, je m'imaginai pouvoir bientôt régner en maître, et courir les chances de la fortune, en chercheur d'occasions. Que ces noms de Vieux-Calebar, de Boni et du Gabon, résonnaient agréablement à mon oreille! C'était sur ces plages si peu connues que je devais apparaître, dans toute ma splendeur, aux regards émerveillés des rois nègres, avec lesquels je traiterais d'égal à égal!…. Je ne me sentais pas d'impatience.
Mais cette Rosalie dont je vais déchirer le coeur, comment pourra-t-elle supporter notre séparation? Ces projets de voyage et cette invincible passion d'aventures, ne sont-ils pas une infidélité que je fais à la femme à qui j'ai juré cependant fidélité éternelle? Ne m'a-t-elle donc arraché à la mort que pour me voir lui ôter moi-même la vie! Après tous les sacrifices qu'elle a faits pour me retrouver loin de son pays, chercher à la quitter, pour ne plus la revoir peut-être!… Cette idée m'accablait; et pourtant je sentais que je mourrais d'ennui, si j'étais condamné à rester inactif auprès de celle que je chérissais le plus au monde.
Mon amie devina toute mon anxiété, et elle m'épargna la peine d'aborder une question si pénible pour moi: elle avait déjà pris son parti, avec une résolution dont l'amour le plus sincère peut seul donner l'exemple; car souvent les sacrifices que s'impose l'amour sont faits avec tant de vertu, qu'on les prendrait pour de l'indifférence. Mais moi, pouvais-je me tromper sur le motif réel de la résignation de ma maîtresse!
«Que je te perde pour t'avoir laissé partir, ou que je te voie languir sous mes yeux pour avoir voulu te retenir, n'est-ce pas un sacrifice qu'il faut tôt ou tard que j'offre au ciel en expiation de mon bonheur?…. Ah! mon ami, j'ai été trop long-temps heureuse avec toi, pour ne pas payer tant de félicités par quelque catastrophe…. Mais, quoi qu'il arrive, sache bien que je ne survivrai pas un jour à ta perte…. Si je pouvais mourir avant toi et près de toi, que je serais heureuse!….»
Je m'efforçai de la consoler. «Non, me dit-elle, mon parti est arrêté: je veux même t'engager à chercher dans les hasards une activité qui est ta vie; c'est peut-être ainsi que je pourrai te conserver, et jouir encore de la satisfaction de te revoir content. Vois-tu ce bâtiment qui va t'emporter loin de moi? Eh bien! je veux moi-même orner la chambre que tu dois occuper à bord: je la remplirai de mon souvenir; partout tu y retrouveras la trace de mes mains et des gages de ma tendresse; et si jamais la mort t'enlevait à mon amour! dans une tempête ou dans un combat, que ta dernière pensée soit à Dieu, et ton avant-dernière pensée à ta compagne la plus fidèle.»
Rosalie, jusqu'au départ de mon navire, ne quitta plus ma chambre de bord. Ses soins prévoyans allèrent jusqu'à la meubler de tout ce qui pourrait m'être le plus agréable à la mer. Elle semblait vouloir, à force d'attentions, étendre pour ainsi dire sa présence jusque sur le temps que je passerais si loin d'elle. Son portrait fut placé à la tête de ma cabine: tout le petit ménage de notre maison passa enfin dans ma chambre de capitaine. Il fallut nous séparer, et je ne me consolai un peu, en m'éloignant des lieux où si long-temps j'avais été heureux, qu'en songeant au plaisir que j'aurais à revoir l'Océan, cet Océan, mes premières amours, même avant Rosalie. Mais la laisser seule à Saint-Pierre, sans distraction, sans consolation, pendant que je courrai tant de dangers!…. Une bonne brise d'est m'arracha à ces pensées douloureuses.
Une fois dans les débouquemens, il me fallut faire connaissance avec mon équipage et avec mon navire, tous deux devenus le monde pour moi. Ma réputation de courage inspira bientôt à mes gens un respect dont ils savaient bien qu'il n'aurait pas été prudent pour eux de dépasser les sévères limites. Mon petit trois-mâts, faible d'échantillon et assez médiocrement solide, marchait bien. Je m'amusais à l'essayer avec tous les navires que je rencontrais courant la même bordée que la mienne, et je les dépassais tous. Je ne dirai pas la joie d'enfant que j'éprouvais à me promener toute la journée, et souvent une partie de la nuit, sur ce pont où je marchais en maître, et qui recouvrait une bonne et productive cargaison. Convertir tout cela en nègres que je vendrai bien cher, me disais-je; ramasser beaucoup d'or en courant mille et une aventures, voilà ce qu'il me faut… Quel état plus beau que le mien! Tout l'Océan est mon domaine: d'un mot je fais trembler ou j'apaise ces hommes terribles qui m'ont confié leur sort. A terre on me regardera comme un être prodigieux; et, libre comme ce vent qui se joue dans ma voiture, et plus indépendant encore que ces flots qui battent les flancs de ce navire, soumis à mes ordres, je ferai ma fortune en naviguant au gré de mes caprices et en attachant quelque célébrité à mon nom. Tout cela était délicieux pour mon imagination.
Les vents ne répondirent pas à mon impatience; cependant en moins de quarante-cinq jours, après avoir été chercher les brises variables et avoir longé la côte d'Afrique, je mouillai en dehors de la barre de Boni. La mer bondissait furieuse sur cette langue de sable, et elle se trouvait pourtant calme à l'endroit où je jetai l'ancre par six brasses d'eau.
—Capitaine, vint me dire mon second, un peu au fait du pays, de dessus les barres j'ai aperçu sous la terre de ce cap, que les Anglais nomment Antony-Point, la mâture d'un grand navire qui pourrait bien être un croiseur. Là, le voyez-vous, par dessus ces brisans?
Redoutant ce bâtiment, qui croisait en effet vers la passe de l'est, j'aurais voulu passer sur la barre du sud pour l'éviter; mais elle brisait trop horriblement pour que je m'exposasse à la franchir. Il me fallut attendre un moment plus opportun.
Des pirogues de nègres, longues et étroites, se montrèrent deux jours après mon arrivée au mouillage. Je crus que c'étaient des pilotes qui venaient pour me rentrer: elles pénétrèrent entre les deux barres de la passe du sud. Je les observai à la longue-vue. Un spectacle horrible frappa bientôt mes yeux; des nègres placés sur l'avant tranchent la tête à d'autres noirs, qui tendent docilement leur cou au hachot qui les décapite; puis de longs cris sauvages se font entendre, et les noirs élèvent leurs mains sanglantes vers le ciel!… Les pirogues disparaissent alors…
J'acceptai cette exécution comme un mauvais présage pour nous. Mon second ne pouvait s'expliquer le motif de cette boucherie atroce.
Le lendemain, la barre ne brisait plus avec autant de violence. Des pirogues, montées chacune par une trentaine de naturels, accostèrent le navire. Je savais qu'il ne fallait leur manifester aucune défiance, pour n'avoir pas, plus tard, à concevoir de craintes réelles sur leur compte. Avant de monter à bord, les nègres se mirent à battre les bordages du bâtiment à coup de longues baguettes. Un d'eux jette sur moi une petite pagode grossièrement sculptée. Je n'eus garde de m'effrayer de cette espèce d'épreuve. Les noirs poussèrent alors des cris d'allégresse, en sautant sur mes bastingages; et celui qui m'avait fait tomber son petit Bon-Dieu sur les pieds, me tendit sa main gluante avec cordialité et en signe de satisfaction. C'était un chef, délégué vers moi par le Mafouc, premier ministre de King-Pepel, roi de Boni. Cet ambassadeur, grotesquement recouvert d'un débris de manteau, bredouillait un peu d'anglais. Il me demanda de l'eau-de-vie et de la morue. Je le grisai et je le rassasiai, ainsi que tous les nègres qui composaient sa suite. Il m'annonça que je pourrais bientôt communiquer avec la terre, et parler au Grand-Mafouc.
—Pourquoi donc, lui demandai-je, t'ai-je vu hier faire trancher la tête à une douzaine de nègres, là, entre ces deux bancs de sable?
—C'était pour apaiser le dieu de la barre, qui est très-gourmand; et aujourd'hui tu vois que le dieu est content, puisque la lame n'est plus aussi forte et que tu peux entrer sans risque. Oh! King-Pepel est un grand roi! il n'est pas avare de nègres, et il donne à tous les dieux autant de têtes qu'ils en demandent. Répète donc avec moi, beau capitaine, que Pepel est un grand roi!
Je répétai tout ce que voulut le délégué du Mafouc. Mes visiteurs se rembarquèrent, et, lançant de l'eau sur le navire du bout de leurs pagayes, et poussant tous ensemble les cris les plus barbares que j'eusse encore entendus, ils s'éloignèrent dans leurs pirogues, avec une rapidité dont nos embarcations les plus légères ne peuvent nous donner une idée.
Deux nègres pilotes, fort intelligens, conduisirent le soir la Rosalie jusque par le travers de Jujou, grand village situé à l'est, sur la large embouchure du fleuve: il me fallait à cette pose attendre la visite solennelle du Mafouc. Mes gens tendirent leurs hamacs sous les tentes dressées de l'avant à l'arrière, et bientôt, malgré les nuées de moustiques qui les déchiquetaient, ils s'endormirent paisiblement.
Je me promenai une partie de la nuit sur le pont, seul et livré à mes réflexions Le feu des torches que les nègres allumaient dans leurs frêles cases de bambous voltigeait, à terre. L'air affaissé n'était troublé, dans le silence de la nuit, que par la voix des naturels, qui chantaient des chansons monotones et mélancoliques. Une brise faible et chaude m'apportait de folles bouffées, imprégnées de l'odeur fade de la rare végétation de ces rivages. Au dessus du carbet, des dunes pointues de sable blanc projetaient leurs sommets sur le ciel parsemé d'étoiles titillantes, et couvraient, de leur ombre nocturne, le sombre village de Jujou.
Voilà, pensais-je, ces hommes que je vais acheter et enchaîner dans ma cale, qui reposent paisiblement dans ces cases, ou qui chantent gaîment sur cette côte si tranquille! Et ces matelots qui goûtent un sommeil si profond, demain, peut-être, me seront enlevés par la maladie qui dévore les Européens dans ces climats homicides!… Le danger est partout ici: la Mort, qui veille sans cesse, demande des victimes qu'elle a déjà marquées; et ils dorment, et ils chantent pourtant!…
Assis sur une caronade, je laissai aller ma tête préoccupée sur le bastingage, et je m'endormis.
De bruyantes acclamations me réveillèrent peu d'heures après. Il faisait déjà presque jour, et le soleil se montrait sur les dunes qui nous environnaient. La pirogue du Mafouc abordait mon navire, qu'elle dépassait de l'avant et de l'arrière, tant elle était longue.
—Salut, me dit en mauvais anglais, le premier ministre de King-Pepel. Tu viens faire le commerce dans un royaume aimé du Grand Être. Pepel est un roi puissant. Que lui apportes-tu?
—Une bonne cargaison, des cadeaux pour lui, et de la franchise pour tout le monde.
—Sois le bien venu, capitaine. Nous avons apaisé le dieu de la barre pour toi. Feras-tu quelque chose pour nous?
—Voilà une boîte de couteaux, des fusils, un collier de grenat et un baril d'eau-de-vie, que je te destinais.
Le Mafouc prit mon collier de grenat, se le passa au cou, et entama de suite le baril d'eau-de-vie.
—Capitaine, tu peux mettre à la voile pour la grande villa de Boni, où règne Pepel; je t'accompagnerai sur ton navire. Tu dois être aimé du Grand Être, car tu es généreux et brave: le sang ne t'effraie pas.
En prononçant ces derniers mots, le Mafouc fit voler, d'un coup de damas, la tête d'un vilain noir qui se promenait tristement sur le pont, comme s'il avait été préparé à recevoir la mort.[2] Le Mafouc eut soin de me prévenir que c'était à mon intention qu'il offrait ce sacrifice au Grand Être.
[Note 2: En Europe, on se refusera de croire à tant de froide atrocité. J'engage les personnes qui révoqueront en doute la vérité de ces faits, à questionner les marins qui ont fréquenté la côte d'Afrique.]
Malgré le dégoût que j'éprouvais, je sentis qu'il m'importait de ne pas manifester l'horreur dont tous mes sens étaient soulevés. J'ordonnai froidement à deux de mes hommes de jeter le cadavre à l'eau.
Le Mafouc répéta, en observant attentivement mes traits et en remarquant sans doute l'obéissance passive de mes gens: «Capitaine, tu es généreux et brave.»
Nous arrivâmes en peu de temps à Boni, la grande ville. Une multitude de nègres couvrait les rivages rapprochés, sur lesquels sont jetées ça et là les cases qui forment cette bourgade. J'avais fait charger à poudre mes caronades jusqu'à la gueule, et à mon commandement tous mes pavillons s'élevèrent au bout de mes vergues et au haut de ma mâture, au bruit d'une salve de vingt et un coup de canon. Le Mafouc, qui m'avait répété que j'étais brave et généreux, tremblait de tous ses membres à chaque détonation. Moi, pendant ce temps, je fumais paisiblement un cigarre en me promenant sur le pont, comme à mon ordinaire, et sans avoir l'air de faire attention à tout ce qui se passait. Ces marques extérieures d'impassibilité imposèrent aux nègres, et je prévoyais bien qu'elles devaient produire un bon effet quant à l'opinion que je voulais leur faire concevoir de moi.
La salve finie, il me fallut aller à terre dans la pirogue du Mafouc. «Ne craignez pas pour votre capitaine, dis-je à mes hommes, qui paraissaient inquiets de me voir m'éloigner seul. Ces gens-là me croient protégé par leur Grand Être: laissez courir la barque.»
Je n'eus pas le temps de débarquer à terre. Plus de cent nègres traînent la pirogue sur le rivage, et m'emportent en triomphe sur un hamac, dans lequel ils me traînent au galop vers une dune de sable. Rendus sur le sommet de cette dune, ils me laissent seul pendant quelques minutes. Puis, au bout de cette petite quarantaine, des marabouts vêtus de blanc s'approchent et m'annoncent, avec de grandes gesticulations, que je suis purifié. Je leur jette mes pistolets et quelques pièces d'or, et tout le clergé de Boni tombe à mes pieds.
Ils me conduisent vers une grande case de bambous. Le peuple, qui me suit, s'arrête respectueusement à la porte de ce sanctuaire de la royauté. J'entre et j'aperçois, sur un fauteuil élevé, un gros nègre dont la tête aplatie était recouverte d'une perruque de lin à trois marteaux. Un manteau de serge rouge, bordé d'un faux galon d'or, lui descendait des épaules aux talons; ses pieds étaient nus, et sur sa poitrine suante tombait un long collier de grenat d'une douzaine de rangées.
Ce nègre était le puissant King-Pepel, l'autocrate de Boni!
Comme sa majesté noire m'imposait peu, j'entamai la conversation.
—Grand roi, je viens, avec un coeur franc et une bonne cargaison, lier des relations d'amitié entre la France et toi, le plus puissant et le plus respecté des souverains de la côte.
Le drogman anglais, qui se tenait auprès du trône,
répéta mes paroles à
S. M. L'interprète me répondit ensuite, de la part de
Pepel:
—Tes coups de canon ont beaucoup plu à S. M. Tu
sais honorer le grand
Etre et le roi. Que portes-tu pour cadeaux au souverain de
Boni?
—Toute ma cargaison, du grenat et un service complet d'argenterie pour la table du monarque.
Le roi sourit à ce mot d'argenterie qu'il comprit à
merveille.
L'interprète continua:
—Quel est le petit portrait que tu portes sur l'épinglette de ta chemise?
—Celui de ma maîtresse, de ma femme.
—Elle plaît à S. M.
—Qui? ma maîtresse?
—Non, ton épingle.
—Eh bien! S. M. ne l'aura pas. Mais voici une bague où elle trouvera aussi un portrait qui en vaut bien un autre.
Je n'avais pas encore donné la bague au courtisan,
que le roi s'écria,
en jetant les yeux sur la petite miniature du chaton:
Nabolone!
Nabolone! ô Nabolone! et il baisa à plusieurs reprises le
portrait de
Napoléon.
L'interprète me demanda ensuite si je n'avais pas d'antres images représentant le grand Gacigou de France. Je lui répondis que je n'avais que des portraits de Louis XVIII.
A ce mot de Louis XVIII, la figure de S. M. se contracta vivement, comme pour exprimer un sentiment de dégoût; puis j'entendis sortir de sa bouche auguste cette exclamation très-distincte:
Lououis Zuit pas, no, no potate, patate[3]!
[Note 3: Tous ces détails sont historiques, et j'ai lieu de croire que la vérité du fonds fera excuser la vulgarité de la forme.]
Je saluai S. M. avec un sourire respectueusement approbatif. Le drogman me prévint qu'on allait verser du poison dans un verre, et que S. M. m'inviterait à l'avaler, pour prouver la confiance, que j'avais en elle.
Du poison en poudre, dont l'acrimonie m'affecta péniblement l'odorat, parut être en effet jeté dans une coupe d'argent remplie de vin de palme: je pris fièrement le breuvage, et, plein de confiance, je l'avalai d'un trait. Après quoi les grands officiers de la couronne se mirent à rire aux éclats au tour qu'ils avaient cru me jouer: ils m'entourèrent tous en dansant. Le roi descendit solennellement de son fauteuil; on m'annonça que j'étais agréable à Pepel, et la farce d'introduction se trouva jouée.
La permission de construire un baraquon, pour y déposer mon chargement, me fut accordée. En quelques heures, mes charpentiers élevèrent près du rivage un édifice en planches, dont la magnificence égala au moins celle de la royale case de Pepel. Les visites ne me manquèrent pas, et les grands officiers, que je recevais à toute heure du jour, ne tardèrent guère à boire une forte partie de ma provision d'eau-de-vie. King-Pepel venait sans façon partager ma table; je lui rendais familiarité pour familiarité. Il s'occupait de me composer, disait-il, un beau chargement, des noirs qu'il attendait de l'intérieur.
Quel pays neuf et surprenant que cette côte de l'Afrique occidentale! Que de moeurs inconcevables chez ces nègres si complètement ignorés en Europe! Quelles bizarres modifications de l'espèce sociale, et des superstitions humaines, dans ces états encore enfans, malgré leur longue existence!
Je voulais tout voir dans Boni. On me trouvait à chaque instant, malgré la chaleur étouffante d'un air de feu, dans les lieux où se réunissaient les naturels. Et puis je n'étais pas fâché de montrer ma physionomie européenne, au milieu de ces peuplades à la peau d'ébène, au visage déprimé et à l'attitude esclave. Quel effet je produisais sur tous ces visages noirs qui m'admiraient comme une merveille! «Voyez là, voyez là, s'écriaient-ils dans leur langage volubile, quel beau chef! C'est un roi de matelots savans.» Toutes les plus belles négresses s'enorgueillissaient d'avoir obtenu de moi un regard sur mon passage, ou un sourire pour prix des nattes de fruits qu'elles me présentaient comme un hommage d'amour ou un tribut d'admiration.
Un jeune noir, vêtu de blanc de la tête aux pieds, et suivi respectueusement par des marabouts, avait frappé mon attention. Je l'avais souvent vu dans les marchés s'emparer de tous les objets qui lui plaisaient, et battre impunément les marchands, satisfaits de recevoir des coups de bâton de ce méchant petit drôle. Un jour il lui prit fantaisie de m'aborder insolemment, et je me disposais à le fustiger avec la rigoise que j'avais à la main; à la vivacité de mon geste et à l'expression de ma physionomie, les marabouts, devisant mon intention, tombent à mes pieds, et l'enfant fuit épouvanté. Frétiche! Frétiche! hurlent tous les assistans, et les prêtres de me jeter de l'eau; pour me purifier. Un drogman m'expliqua que je venais de manquer d'assommer le palladium vivant du royaume, le Dieu sauveur du pays, le Frétiche enfin.[4]
[Note 4: Tous les voyageurs écrivent Fétiche. J'ai toujours entendu les Guinéens et les négriers prononcer Frétiche; et, comme ce sont les naturels qui ont formé ce mot, je l'écris ici de même qu'ils le prononcent.]
Ce Frétiche est un beau petit noir, que l'op prend en bas âge pour en faire un Dieu. Ses adorateurs le logent dans une case aussi bien ornée que celle du roi; et pendant sa céleste enfance, il a le droit de faire tout ce qui lui plaît, sans qu'on puisse regarder ses caprices les plus déréglés comme autre chose que des volontés divines. Mais une fois parvenu à l'âge de treize ans, le Frétiche éprouve bien cruellement qu'il n'est pas immortel, car alors toute la population, embarquée dans les pirogues, le conduit avec solennité vers la barre, pour le plonger religieusement dans les flots: les requins en font leur pâture.
Les prêtres, chargés d'élever cette malheureuse victime de l'homicide superstition des nègres, ont soin de persuader au Frétiche qu'aussitôt qu'il aura été plongé dans les flots, il n'en sortira que pour être Dieu ou tout au moins roi.
Une misérable négresse, condamnée à mort par une espèce de jury de vieillards, fut exécutée d'une manière atroce pendant mon séjour à Boni. On la barbouilla de miel de la tête aux pieds, et puis on l'attacha au tronc d'un, gommier. Des essaims de moustiques et de maringouins s'introduisirent dans ses oreilles, ses narines et ses yeux, et la dévorèrent au sein des tortures les plus effroyables. Deux jours après, le cadavre de cette infortunée ne présentait plus qu'une masse informe, couverte de myriades d'insectes sanglans. Ce genre de supplice s'appelle dans le pays l'arbre à moustiques.
Lorsqu'un nègre est condamné à subir l'épreuve de mort, pour un délit quelquefois assez léger, on lui fait avaler un brevage empoisonné dont l'effet est si prompt que le condamné tombe raide avant d'avoir tari la coupe fatale. Quand la culpabilité du prévenu paraît douteuse à ses juges, on lui présente un breuvage qui n'est pas mortel, et après l'avoir bu sans danger pour sa vie, il est réputé innocent. C'est le jugement de Dieu de ce pays, et les juges ont toujours soin de préparer l'épreuve de manière à ce que le ciel prononce dans le sens de leur opinion.
Le plus souvent on donne les condamnés à mort à dévorer aux requins, en les précipitant dans le fleuve, dont les eaux ne sont que trop fréquemment ensanglantées par de pareilles exécutions. Il est à remarquer que les requins de la côte d'Afrique sont les plus voraces parmi tous les animaux de leur espèce. Ceux de ces parages ont une tête deux fois plus volumineuse que les poissons du même genre que l'on voit dans les mers des Antilles ou sur la Côte-Ferme!
King-Pepel, sur la foi des traités, s'était déjà emparé de presque toute ma cargaison, et les trois cents esclaves qu'il devait me donner en échange n'arrivaient pas. Les fièvres inexorables du pays commençaient à s'emparer de mon équipage, dont le climat avait déjà affaibli l'énergie. Il me fallut cependant recourir bientôt à cette énergie, et oublier mon propre découragement.
Des nègres arrivant du bas du fleuve, dans leurs pirogues rapides comme le vent, crient un matin, en passant le long de la Rosalie: Anglais! Anglais! Gaberon? Je n'eus que le temps de me préparer à repousser l'attaque que les noirs m'annonçaient si subitement. Deux longues péniches, expédiées par la corvette qui m'avait vu entrer à Boni, se montrent dans le fleuve, à petite distance, chargées de monde. Je crie à terre dans un porte-voix: King-Pepel, les Anglais violent ton territoire! Aussitôt des nègres se portent sur une mauvaise batterie, placée à terre dans le sable. Mes hommes, abrités sous ma tente, se disposent à combattre les Anglais, harassés par une longue nage et par la chaleur asphyxiante du jour. Le feu commence et le pavillon tricolore flotte sur la Rosalie: c'est sous cette couleur-là que des Français libres de toutes leurs actions devaient combattre.
Les deux canots, après avoir essuyé mes deux volées à bout portant, m'abordèrent bravement. L'un d'eux, traversé de boulets, coule le long de la Rosalie. L'officier qui commande l'autre embarcation me crie d'amener. Je lui réponds: «Accordez-moi deux minutes pour consulter mon équipage.» Mon équipage murmure, je l'apaise d'un signe. L'officier consent à me laisser un moment de répit. Je donne le mot à mes gens.—Je suis amené, dis-je alors au lieutenant anglais; et au même moment tout mon équipage saute, comme pour abandonner le corsaire, à bord de la péniche. «Restez à bord, restez à bord, nous crient les Anglais: vous allez nous chavirer!» C'était bien là mon plan: le poids inattendu de tout ce monde se précipitant du même bord, fait cabaner l'embarcation, et mes Anglais, surpris et effrayés, s'abîment sous les flots, pendant que mes hommes, disposés à nager, regagnent bord en ricanant avec férocité du succès de mon stratagème. Quelques uns de mes assaillans surnageaient encore, je détournai la vue: les requins du fleuve firent le reste.
Les cris de joie de la multitude des nègres témoins de notre triomphe, nous étourdirent pendant plus d'une heure. Le soir la Rosalie fut entourée de plus de cent pirogues couvertes de branches de palmier et de fleurs. Les marabouts jetèrent encore une fois de l'eau lustrale sur les bordages ensanglantés du navire. Deux hommes que j'avais perdus dans l'action furent enterrés dans le sable avec les honneurs réservés aux hauts dignitaires. Pepel, en me revoyant à terre tout couvert de poudre et de sang ennemi, m'embrassa avec transport, et me montrant le pavillon tricolore de la Rosalie, il s'écria: «Lancoute Nabolone, bone! La ceinture de Napoléon est bonne.»
Peu de jours après l'affaire qui avait rempli d'admiration tous les habitans de Boni, je vis arriver, dans un tourbillon de sable, quelques filées de nègres attachés par le cou à de longues perches. C'était ma cargaison.
Bien vite je préparai ma cale à recevoir mes trois cents nouveaux hôtes. Les femmes sur l'arrière; les hommes rangés du mât d'artimon jusqu'à l'avant, et des fers pour tout ce monde. Des ignames, du riz et beaucoup d'eau pour leur nourriture: nos pistolets et nos poignards à la ceinture, et quelquefois à la main. Puis, vogue la galère, me dis-je. La maladie ne m'avait enlevé aucun homme.
Mais, autre contre-temps: il était dit que la corvette anglaise me contrarierait partout. J'étais sur le point d'appareiller, lorsque je reçus, par une pirogue du bas du fleuve, une lettre qui lui avait été remise par le capitaine de mon inexorable croiseur. Cette épître, fort laconique, était écrite insolemment en très bon français:
«Misérable forban, j'ai juré de ne quitter la côte d'Afrique qu'après t'avoir pendu au bout de ma grand'vergue, pour venger les braves que tu as si lâchement fait périr.
»ANDREW,
»Commandant le sloop de guerre de S. M. B. Faune.»
Oh! si j'avais commandé seulement un brick deux fois fort comme la Rosalie, que j'aurais fait payer cher à cet Anglais l'épithète de lâche qu'il osait m'adresser! Mais avec six petites caronades et une trentaine d'hommes exténués!…. Allons, la nuit est sombre, la brise est forte et elle a contraint la corvette à s'éloigner: appareillons avec mes trois cents esclaves, pour jouir du plaisir d'échapper à mon exécrable ennemi.
J'appareille, poussé par des grains qui me portent d'abord violemment vers le bas du fleuve; mais les rafales inconstantes semblent se plaire à me tourmenter, sans me faire faire beaucoup de route. La nuit se passe: le jour arrive, et mon implacable corvette se montre presque entre moi et l'espace que je venais de quitter. Passer sous sa volée, c'est me faire couler: elle me coupe le passage sur la barre…. Avec un navire qui calerait moins d'eau que la Rosalie, je pourrais lui échapper en enfilant la passe étroite et sinueuse de Foche-Point, et en mettant ainsi entre la corvette et moi l'île de Foche et les bancs de sable sur lesquels la mer brise furieuse… Je fais appeler mon second…
—Raoul, vous connaissez cette passe?
—Oui, capitaine, je l'ai sondée plusieurs fois.
—De combien est le fond?
—De onze pieds, capitaine!
—Et nous en calons treize!… Malédiction! N'importe, faites condamner les panneaux et les écoutilles! Monte quatre hommes larguer les perroquets, chacun à son poste de manoeuvre, et silence partout!
—Mais, capitaine, voilà un grain furieux qui nous arrive!
—N'ai-je pas dit silence partout!
A l'instant même, le grain effroyable qu'avait prévu mon second tombe à bord. La Rosalie s'incline, le côté de tribord dans l'eau: la mer monte jusqu'à la moitié de notre pont, penché comme si le navire était chaviré; tous mes hommes s'accrochent aux pavois du vent en criant: Nous cabanons! Mes trois cents nègres, entassés dans la cale, poussent des hurlemens affreux; placé moi-même à la barre, je gouverne dans la passe trop peu profonde pour mon bâtiment. Mais couchée sur le côté, et la quille presque à fleur d'eau, la Rosalie ne navigue que sur le flanc, et dans cette position elle laboure encore le sable, qui monte tout trouble à la surface de l'eau que nous fendons avec le bruit et la rapidité de la foudre. Au bout d'une demi-heure, mon trois-mâts se relève, et la mâture, forcée par la rafale, se redresse tout à coup: nous étions sauvés. La corvette, arrisant ses huniers, se montre encore, mais sous le vent, mais à trois lieues de moi, pendant que, fier de mon coup de tête, je la bravais, défilant impunément avec bonne brise dans le canal du Nouveau-Calebar.
Mon équipage, à qui je venais d'éviter le désagrément d'être pendu au bout d'une grand'vergue, se jeta à mes genoux pour exprimer l'admiration que venait de lui inspirer mon heureuse audace. Je lui donnai double ration de rhum et d'eau, faveur inappréciable au commencement d'une traversée, où l'eau est ménagée avec plus de parcimonie encore que dans les caravanes qui franchissent les déserts du Soudan.
A la suite des impressions violentes que je venais d'éprouver, une traversée est bien monotone, même lorsqu'on croit avoir l'ennemi à ses trousses, et des nègres toujours prêts à se révolter et à vous manger. Des calmes fatigans à subir, un air infect à respirer, quelques esclaves morts à jeter à la mer, presque toutes les nuits à passer sur le pont, des malades à soigner: telle est en peu de mots l'histoire de presque toutes les traversées de la côte d'Afrique en Amérique.
En approchant de la Martinique, un sentiment d'espoir et de crainte vint varier un peu l'uniformité de mon état moral. Une belle nuit j'arrivai au Robert, quartier du vent de l'île. En quelques heures je me trouvai sur le rivage avec mes esclaves, conduits par mon équipage sur l'habitation d'un de mes armateurs. Il y avait quinze jours qu'on m'attendait là, et en partant j'avais donné rendez-vous en cet endroit même à mes co-intéressés. Les gendarmes et les agens des douanes voulurent bien faire quelques difficultés pour m'empêcher de mettre mes esclaves en lieu sûr. Mais j'avais tout ce qu'il fallait pour vaincre leurs scrupules. Choisissez leur dis-je, ou d'une poignée de doublons ou d'une balle dans la tête: tous prirent les doublons.
Un prêtre vint aussi, après les gendarmes; et, moyennant une gourde par tête, il me baptisa largement tous mes esclaves.
Pendant que l'on vendait ma cargaison, dont la beauté et la qualité faisaient l'admiration de toute la colonie, je me rendais à St-Pierre. Le soin du navire avait été abandonné à mon second; moi j'avais aussi mon projet: je voulais surprendre on sait bien qui! N'avais-je pas laissé au Figuier celle à qui je voulais faire partager le fruit et l'ivresse de mes succès?
J'arrive de nuit à Saint-Pierre, sur un caboteur. J'entre dans l'appartement où Rosalie, entourée de ses mulâtresses, leur faisait la prière du soir; car Rosalie priait. Mon aspect inattendu lui arrache un cri, et sa voix convulsive s'éteint bientôt sous mille baisers.
—C'est toi, toi, pour qui j'adressais des voeux au ciel, quand tu m'as surprise!… Mais grand Dieu! comme tu as souffert!… comme tes traits sont changés!…
—Tout cela sera bientôt oublié près de toi. Qu'as-tu fait pendant mon absence?
—Je t'attendais. J'ai reçu des nouvelles de France.
—Et ma mère?
—Se porte à ravir.
—Et mon frère?
—Lieutenant de vaisseau, commandant un brick, en croisière au Sénégal.
—Tout m'a donc souri; car tu sais qu'à présent nous sommes riches. Je viens de débarquer une cargaison magnifique.
—Que le ciel soit béni! Tu pourras donc rester toujours près de moi.
—Nous causerons plus tard de tout cela.
—Et quels sont ces deux petits nègres qui te suivent?
—Deux jeunes esclaves qui t'appartiennent. C'est un cadeau de ma façon.
Et puis après, vinrent les douces confidences et les caresses encore plus douces. Nous ne pouvions nous rassasier du plaisir de nous retrouver, du bonheur de nous regarder et de nous rappeler toutes les épreuves par lesquelles il nous avait fallu passer pour être, l'un et l'autre, affranchis de toute contrainte et de toute prévoyance importune de l'avenir.
Mon bâtiment, laissé au Robert, revint, quelques jours après, à Saint-Pierre. Tout compte fait, chaque esclave nous était revenu à quatre cents francs, et avait produit quatre fois autant: c'était un bénéfice énorme. Je reçus cinq cents onces d'or pour ma part, et je m'enivrai de l'orgueil d'être cité comme un capitaine capable et entreprenant. Peu m'importait le genre de gloire que j'attachais à mon nom! Pourvu que je fusse remarqué comme un marin intrépide et un aventurier peu ordinaire, il n'en fallait pas plus à mon genre d'ambition. Ce n'était pas de l'admiration que je voulais inspirer, mais de la curiosité. Ma vanité trouvait son compte dans les succès que je venais d'obtenir en m'enrichissant. Je n'en demandais pas davantage.
Les esclaves que j'avais traités furent mis à la forme pour qu'ils eussent le temps de s'acclimater avant d'être employés sur les habitations. Ils étaient, en général, de belle espèce; mais on les trouva paresseux. Pepel, tout en me traitant en ami, n'avait pas choisi mon lot dans les meilleures races. Je formai le projet de faire ma seconde traite au Vieux-Calebar, près de Boni. On vantait la loyauté du roi de ce premier établissement, et je me déterminai à aller le visiter.
15.
TRAITE
AU VIEUX-CALEBAR
Maître Pitre.—Duc.
Ephraîm.—Amours et mariage au
Vieux-Calebar.—Fraïda.—Les nègres empoisonneurs.—Calme
plat.—Dangers.—Dévouement de Fraïda.—Jalousie.—Mort cruelle de
Fraïda et de Rosalie.
Je réarmai mon négrier pour une seconde opération, au grand déplaisir de Rosalie, qui, encore une fois, fut obligée de se résigner à me voir partir. On ne sait pas ce que les avantages que l'on obtient à la mer imposent de zèle et d'activité. Mais combien aussi de grands succès donnent de force pour nous aider à justifier la bonne opinion qu'ils ont fait concevoir de nous!
Pendant mon second armement, un matelot d'espèce singulière vint se proposer à moi pour maître d'équipage. Je m'appelle Pitre, me dit-il, et ce n'est pas pour me vanter, mais je suis bien un des plus mauvais gueux que vous puissiez trouver, capitaine.
—Et par quelle raison parais-tu vouloir m'accorder la préférence?
—Ah! je vais vous conter mon affaire! Il y a quinze à seize ans que je navigue, et j'ai fait plus de navires que vous n'en avez vu peut-être dans toute votre vie. Eh bien! pas un des capitaines avec qui j'ai servi n'a été fichu pour trouver ma marche; et j'ai envie de savoir si vous parviendrez à me mâter, vous qui passez pour un solide.
—Tu m'as l'air d'un vaillant matelot, et nous pourrons essayer de faire quelque chose ensemble. Je te donne vingt gourdes par mois si tu vas bien, et deux balles dans la figure si tu ne gouvernes pas droit. Cet arrangement te convient-il?
—Doublez la ration et je suis à vous; car tel que vous me voyez, je ne serais pas fâché de trouver mon maître une fois au moins dans ma vie.
—Allons, va pour les quarante gourdes et les quatre balles! Va-t'en, avec ce billet, recevoir tes deux mois d'avances. Le reste viendra ensuite quand tu voudras.
J'appareillai pour le Vieux-Calebar, ayant complété mon équipage avec quelques noirs esclaves que j'avais loués pour aller acheter à la côte d'autres noirs esclaves comme eux. Ce moyen a été employé depuis par plusieurs capitaines, et il n'est pas à dédaigner; car les matelots nègres, sans être d'aussi bons hommes de mer que les blancs, sont, bien moins sujets que ceux-ci à ces maladies qui, sur la côte d'Afrique, enlèvent quelquefois tout un équipage européen dans l'espace de quelques jours.
Rien d'extraordinaire dans ma traversée. Seulement il prit fantaisie à maître Pitre de me tâter, ainsi qu'il m'avait annoncé qu'il le ferait. Un nègre de l'équipage fut envoyé sur la vergue de misaine, pour pousser un boute-hors de bonnette. Comme il amarrait mal l'aiguillette, maître Pitre le maltraita beaucoup. Ennuyé d'entendre ce braillard donner une leçon scientifique à mon matelot maladroit, sur la manière d'amarrer l'aiguillette d'un boute-hors, j'ordonne à Pitre d'aller montrer au nègre ce qu'il ne pouvait réussir à lui faire comprendre en restant sur le pont. Le drôle voltige sur le bout de la vergue de misaine; mais une fois perché là, il se prend à m'injurier. Je sentis qu'il me fallait conserver tout mon sang-froid, en présence de l'équipage, spectateur de la lutte qui allait s'engager entre l'audace connue de maître Pitre et mon énergie. «Mousse, dis-je à l'enfant qui me servait, va me chercher une paire de pistolets, à la tête de ma cabine.»
Je charge tranquillement mes deux pistolets: pendant ce temps, maître Pitre continue à m'apostropher. Quand mes deux coups sont disposés, j'ajuste mon homme comme une poupée au tir, et une balle lui siffle aux oreilles; il secoue la tête: je vise un second coup…. «Arrêtez, s'écrie-t-il alors, je suis blessé.» Et il descend furieux sur moi. J'avais préparé la seconde de mes armes, et je me disposais à étendre cette bête féroce à mes pieds. «Ah! si vous n'aviez pas un pistolet à la main, s'écrie avec rage le forcené, je vous étoufferais comme une caille.»
A ces mots j'envoie mon pistolet par-dessus le bord, et j'attends mon homme sans dire une parole, sans faire même un geste. Le misérable s'arrête, me regarde de la tête aux pieds, et laisse échapper ces seules paroles: «Capitaine, vous m'avez enlevé une oreille, j'amène pour vous pavillon et je demande à être pansé.»
—A être pansé, canaille! Tu te fais chef de révolte, et pour un bout d'oreille tu demandes une emplâtre? Attends!
Maître Pitre voit luire dans ma main un poignard que j'arrache à mon second; il prend la fuite: je le poursuis autour de la chaloupe, et, tout épouvanté, il parvient à se blottir comme un lièvre dans le logement de l'équipage, où je dédaignai d'aller le punir de sa vaine témérité et de son insolence.
Jamais, depuis cette épreuve, je n'eus un matelot plus soumis, plus alerte, ni plus attaché à ma personne. De tigre qu'il était, je le fis chien de chasse.
J'arrivai dans la rivière du Vieux Calebar, sans accident. La réception qu'on me fit à mon entrée me donna l'indice du caractère de Duc-Ephraïm, roi tributaire de cette partie de la côte d'Afrique. Elle fut froide et elle ne répondit nullement à la politesse de mes avances.
—D'où viens-tu, qui es-tu, que veux-tu? me fit demander Ephraïm par un interprète.
—Je viens de la Martinique; je me nomme Léonard, capitaine français, et je viens t'acheter trois cents noirs.
—Je n'aime pas les Français; j'ai déjà entendu parler de toi, et tu auras tes trois cents noirs, si ta cargaison me plaît. Dépose tes marchandises à terre, et file au large avec ton navire, de crainte d'être surpris, comme tu l'as été à Boni, par les Anglais. Au bout d'un mois tu reviendras voir si j'ai été content de ce que tu m'auras laissé.
Les ministres d'Ephraïm me firent signe que je pouvais sortir. On me prévint que l'on me donnerait le temps nécessaire pour débarquer mon chargement.
Je savais que Duc-Ephraïm était aussi loyal qu'il était dur avec les Français. Quelques capitaines espagnols, mouillés dans le fleuve, m'assurèrent que je pouvais sans danger me confier à lui: je n'hésitai pas à lui abandonner mes objets de traite.
Une belle négresse, tatouée sur la figure et parée d'un large collier de grenat, venait souvent se promener près de la tente sous laquelle je faisais placer mes marchandises. J'avais remarqué qu'un vieux noir, qui paraissait exercer sur les autres nègres une certaine autorité, avait plusieurs fois arraché ma jeune curieuse au plaisir qu'elle semblait prendre à me voir au milieu de mes gens. «Capitaine, me dit Pitre, mon maître d'équipage, je connais le pays et ces commères-là. Cette belle brune qui rôde autour de notre tente, en tient pour vous, et c'est au moins une princesse. Mais, je vous en avertis, il faut jouer serré avec ces espèces de chauve-souris sans ailes. Pour peu que le coeur vous en dise, j'arrangerai l'affaire; mais, je vous le répète, veillez au grain.»
Maître Pitre, ayant cru deviner mes intentions, vint m'avertir un soir que je pouvais me placer dans un large manguier qui ombrageait la case de ma facile conquête. J'y montai à l'aide de mon confident, qui, deux pistolets au poing, devait faire sentinelle, à une certaine distance. A onze heures du soir, ma noble amante se glissa, par une lucarne de son premier étage, dans le feuillage épais du manguier. Quel lieu pour un tendre rendez-vous! Sans chercher à me dire un mot, la naïve Fraïda m'accabla des caresses les plus vives et les plus ingénues que j'eusse encore reçues, et je vis bien qu'en fait d'amour, les femmes de la nature étaient au moins aussi avancées que celles de la civilisation. Ces momens d'épanchement muet s'écoulèrent assez vite pour moi, mais fort lentement, à ce qu'il paraît, pour maître Pitre, qui, à chaque instant, toussait pour me manifester l'impatience qu'il éprouvait de jouer si long-temps un rôle aussi passif. À minuit je quittai le manguier, asile fort incommode de mes nouvelles amours.
Le lendemain Fraïda ne se montra pas autour de ma tente. Le vieux noir importun s'en approcha seul. Il me fit une grimace horrible. C'était le prince, époux de ma belle négresse.
Pour calmer ce mari irrité, il me prit envie de lui offrir un collier en or, qui, je le supposais, aurait fini par revenir à Fraïda. Le prince s'empara brusquement de mon collier; puis me montrant le manguier, il me fit comprendre, par une pantomime énergique, que la chaîne dont je venais de lui faire cadeau servirait à pendre Fraïda à l'arbre même où elle avait trahi sa foi. Maître Pitre, témoin de ce dialogue muet, s'écria: «Filons vite au large, capitaine; ces gueux-là nous joueraient un mauvais tour; car ils aiment encore moins que nous à être faits… ce que vous savez bien.»
Le soir, je vis le vieux prince faire abattre avec colère en ma présence, par des nègres, l'arbre témoin du premier rendez-vous de Fraïda; et pour comble de mystification pour moi, ce mari si peu résigné était venu, quelques minutes avant l'exécution du manguier, m'emprunter les haches avec lesquelles il devait abattre le trône fort innocent de mes fugitives voluptés.
J'appareillai pour aller croiser quelque temps au large, pendant que Duc-Ephraïm devait s'occuper de me composer une cargaison en échange des objets que je lui avais confiés.
Pendant la quarantaine que je fis dans le golfe de Guinée, un lieutenant de vaisseau, commandant une corvette française, me visita. Vous avez été expédié, me dit-il, pour aller chercher de l'huile de palme, du bois d'ébène et de la poudre d'or, mais pourquoi avez-vous des panneaux si larges?
—Pour que ma cargaison soit plus aérée et ma cale plus saine.
—Vos chaudières sont bien grandes et votre cuisine bien vaste?
—C'est que mon équipage est nombreux et qu'il aime beaucoup la soupe.
—Et ces fers que vous avez dans la cale, que voulez-vous en faire?
—Je veux les vendre aux souverains de la côte, qui, à mon dernier voyage, m'ont donné une commande pour que je leur apportasse des chaînes destinées à enferrer leurs nègres mutins.
—Ne réserveriez-vous pas plutôt ces chaînes à votre propre usage?
—Croyez-vous donc, monsieur, que si je voulais faire la traite, j'arriverais sur la côte d'Afrique sans cargaison? Vous avez cherché dans ma calle des objets d'échange, et vous n'y avez trouvé que du lest. Pensez-vous que ce soit avec des cailloux que l'on achète des noirs à Boni ou à Bénin?
Mes réponses et mes objections ne parurent satisfaire que fort médiocrement les scrupules de mon capitaine-visiteur; mais comme mes expéditions se trouvaient en règle et que ma cale ne renfermait que du lest, il me laissa aller, en apposant son visa sur mes papiers.
Au bout de mon éternel mois de croisière d'attente, je rentrai au Vieux-Calebar. Ephraïm m'avait tenu en partie parole. Ma cargaison lui avait plu; mais il n'avait pu réunir encore que deux cent vingt esclaves arrivés de l'intérieur. Il avait en vain menacé les princes à qui il avait envoyé des objets d'échange, d'aller en personne leur arracher les contingens qu'ils lui avaient promis. La marchandise était rare. Il me proposa, au cas où je voudrais partir avec mes deux cent vingt esclaves, de me faire un billet pour quatre-vingts noirs payable à mon prochain voyage ou à mon ordre. Mon équipage commençait à ressentir la pernicieuse influence du climat; mes vivres s'épuisaient. Je me décidai, après mûre délibération, à accepter le billet d'Ephraïm et à partir.
«Avant que tu ne nous quittes, me dit celui-ci, je veux te donner une idée de la manière dont s'exécute la justice dans mon royaume. Tu vois bien, ajouta-t-il, l'heure qu'il est à ces grosses montres (il me montrait des chronomètres, dont les capitaines anglais avaient fait présent à ce barbare). Eh bien! trouve-toi auprès de la case du prince Boulou, quand l'aiguille sera arrivée là, et tu y verras un beau spectacle.
Ephraïm me fit entendre ces mots en mauvais anglais. Mais je compris trop bien qu'il s'agissait de Fraïda. A six heures, fidèle au rendez-vous que m'avait donné le roi, j'étais près de la case de cette infortunée.
La foule entourait déjà le tronc du manguier nouvellement abattu par les ordres du prince Boulon. Une négresse, couverte d'un voile blanc, paraît au milieu des marabouts. On l'attache au pied de l'arbre, assise sur un amas de feuilles sèches arrosées d'huile de palma-christi. A mon aspect, la multitude m'ouvre un passage pour me laisser voir à mon aise la victime qu'on allait immoler. Je reconnais, dans cette malheureuse, la pauvre Fraïda. A l'indignation que je manifestai un drogman s'approcha de moi, et me dit que seul je pouvais arracher la malheureuse au supplice qu'on lui préparait.
—Parle! que faut-il pour cela?
—Que tu fasses un cadeau à son mari, et que tu consentes à épouser la condamnée.
—Qu'exigé ce vieux nègre pour la rançon de Fraïda?
Après avoir pris avis du prince Boulou, qui présidait aux préparatifs de l'exécution, le drogman me fait savoir que le mari se contentera de deux de mes canons, d'une provision de poudre et d'une belle paire de pistolets.
—Je n'ai à bord que six canons. Le misérable en aura deux; mais qu'il me livre de suite sa victime.
—Oui, capitaine, mais il faut avant tout épouser Fraïda, et faire encore des cadeaux aux prêtres.
—Eh bien! comment se marie-t-on ici? Qu'on fasse vite: je consens à tout.
A la rapidité de mes gestes, tous les assistans devinèrent ma résolution. On enlève Fraïda à son bûcher, on me porte en triomphe; et dans une grande case, où quelques frétiches en bois étaient élevés sur une manière d'autel, le grand marabout nous donne la bénédiction nuptiale; mais je ne saurais trop dire ici quelle espèce de bénédiction, tant elle me sembla ridicule et dure à supporter. Certes il ne fallut rien moins que l'envie que j'avais d'arracher ma pauvre Fraïda à ses bourreaux, pour supporter une ablution aussi dégoûtante et aussi grotesque que celle dont je fus inondé.[5] La cérémonie cependant s'acheva, à la grande satisfaction des barbares du pays.
[Note 5: Historique.]
Mon équipage ne me vit pas sans peine me démunir d'une partie de l'artillerie du navire, pour racheter ma belle négresse. Mais l'empire que j'exerçais à bord était absolu. J'ordonnai et l'on obéit: les deux caronades passèrent de la Rosalie dans la case du prince Boulou.
Fraïda ne tarda pas à me dédommager des sacrifices que j'avais faits pour la sauver. En arrivant à bord, elle me fit comprendre avec beaucoup d'intelligence, par ses signes, que j'aurais dû visiter mes esclaves, pour m'assurer qu'ils n'avaient pas emporté de poison avec eux. Bientôt je les fis venir deux à deux sur le pont, et après avoir examiné l'intérieur de leur bouche, leur chevelure, l'interstice de leurs doigts de pied, nous eûmes lieu de nous applaudir d'avoir suivi les avis de Fraïda. Quelques uns de ces malheureux étaient parvenus à cacher, enveloppés dans les petites noix du pays, des poisons végétaux qu'ils croyaient pouvoir impunément conserver sous leur langue ou entre leurs orteils. J'avais enfin affaire à ce qu'on nomme des nègres empoisonneurs.
Sous quels terribles auspices commença ma traversée! Les esclaves que je faisais monter alternativement sur le pont par escouades de dix ou douze, pour leur faire respirer un air moins infect que celui de la cale, cherchaient sans cesse à s'approcher des chaudières de l'équipage, et sans cesse j'étais obligé d'ordonner à mes hommes, trop négligens, d'éloigner ces misérables de la cuisine où se préparaient nos alimens. Un matin, je surpris Fraïda écoutant avec attention, l'oreille collée sur la cloison qui séparait ma chambre de la cale, la conversation que quelques esclaves entretenaient à voix basse, croyant n'être pas entendus d'elle. Ma négresse me fit comprendre qu'il s'agissait de quelque chose de sérieux. Je crus que les nègres avaient formé le projet de se révolter, et je redoublai de surveillance. A l'heure où le cuisinier distribuait la soupe à l'équipage, Fraïda, les traits tout décomposés, se jette entre le cook et les matelots qui allaient s'emparer de leurs gamelles. J'accours, et je devine aux gestes de ma négresse, qu'elle accuse les noirs qui se trouvaient sur le pont, d'avoir jeté du poison dans les marmites de l'équipage.
Indignés de cette révélation, mes hommes sautent sur leurs pistolets et leurs poignards; ils veulent frapper les coupables qu'on accuse. Je leur ordonne d'attendre en silence l'épreuve à laquelle je veux soumettre les accusés. Ils attendent.
Je m'empare des gamelles qui contenaient la soupe des matelots. Je les place au milieu des nègres groupés sur le gaillard d'avant. Je donne à chacun d'eux une cuiller et je leur commande à tous de manger. Entourés des matelots et de mes officiers, armés jusqu'aux dents, les nègres s'asseoient autour des gamelles et ils mangent paisiblement et en souriant, toute la soupe qu'ils sont accusés d'avoir empoisonnée. Leur sécurité me déconcerte, et je crois que Fraïda m'en impose ou qu'elle s'est trompée. Le funeste repas s'achève: un des nègres demande de l'eau; on lui en donne, et bientôt ses autres camarades se jettent avec fureur sur le bidon qu'on leur présente, pour étancher la soif démesurée qu'ils semblent éprouver. Deux ou trois d'entre eux poussent bientôt des cris horribles et se roulent convulsivement sur le pont. Tous expirent au milieu des douleurs les plus atroces. Fraïda venait de nous sauver! Les cadavres gonflés des empoisonneurs restèrent quelque temps étendus sur le gaillard d'avant. Je voulus que tous les esclaves les vissent, pour apprendre à craindre ma prévoyance et à redouter le châtiment que j'avais fait subir à leurs camarades. La leçon produisit deux bons effets: mes noirs se défièrent de moi plus qu'ils ne l'avaient fait encore, et mes gens redoublèrent de surveillance.
J'avais su au reste me créer un moyen de police autre que celui que je devais attendre de l'activité de mon équipage. On se rappelle peut-être les deux chiens qu'à son départ de la Martinique pour France, m'avait laissés mon frère. Ces animaux m'avaient suivi dans mon voyage au Vieux-Calebar. Je devinai, en parcourant ma cale avec eux au milieu des noirs, l'usage que je pourrais tirer de leur instinct. Mes deux dogues devinrent les surveillans les plus redoutables pour les esclaves; et lorsque, la nuit, les antropophages que j'avais dans les fers sautaient sur leurs voisins pour les dévorer, mes chiens intervenaient, et leur aspect épouvantait des cannibales que la peur de la mort n'aurait pas fait sourciller. Chose admirable! jamais on ne vit ces deux animaux manger les alimens que leur présentaient les esclaves. On aurait dit qu'ils avaient senti, avant nous, le danger de recevoir quelque chose de la main de ceux qui devaient naturellement être leurs ennemis et les nôtres.
Ma traversée, commencée sous d'aussi tristes auspices, devait être malheureuse jusqu'au bout. A deux cents lieues environ de la côte d'Afrique, des calmes opiniâtres enchaînèrent, pour ainsi dire, mon navire sur une mer qu'aucune brise ne venait animer. Je restai vingt jours dans cette position désespérante, où l'on semble destiné à périr du supplice da la faim, au milieu de l'Océan, et sous l'ardeur d'un ciel immobile et inexorable.
Vers le vingtième jour de calme, quelques orages éclatèrent et me permirent de faire un peu de route. Des brises inconstantes, dont je sus profiter, m'éloignèrent un peu des parages où je croyais avoir à redouter le plus la continuation du calme. Les vents alisés me favorisèrent enfin pendant plus d'une semaine, pour m'abandonner ensuite et me laisser dans la situation où ils m'avaient pris. Ma provision d'eau s'épuisait, et je ne pouvais cependant conserver mes esclaves qu'en leur distribuant la ration accoutumée. Une maladie terrible se manifesta parmi eux et au sein de mon équipage même. L'ophthalmie, affection trop ordinaire dans ces parages, avait réduit le plus grand nombre à l'état d'une cécité presque complète.
Et pas un souffle de vent sur cette mer si tranquille, qui semblait, par son immobilité, se plaire à allumer dans mon âme les sentimens les plus impétueux! Quel contraste entre la rage et le désespoir de tout cet équipage, et le calme irritant de ces flots! Un nuage venait-il à s'élever sur l'azur de ce ciel d'airain, vite l'espoir brillait sur nos figures abattues. On tendait les prélats, pour recueillir la pluie qui semblait vouloir nous inonder; on bordait toutes les voiles, pour recevoir la brise que le nuage nous promettait, et le nuage passait sur nos têtes brûlantes, sans nous jeter un souffle de vent, sans nous laisser tomber une seule goutte d'eau!….
Quinze jours se passent de la sorte. Le sommeil avait fui mes yeux brûlans. Mes nègres, malades et presque aveugles, pouvaient se promener en toute liberté sur le pont. Je n'avais plus à redouter ces malheureux, errant à tâtons, comme des ombres, autour de mes pauvres matelots aveugles comme eux. Mon second, vieux et épuisé, meurt près d'un jeune chirurgien, dont les soins et l'art ont été si vains contre le fléau….
Pitre, le seul dont l'énergie a répondu à mon courage, remplace mon second…. A chaque instant, il vient me prévenir que l'eau diminue, que le nombre des malades augmente, et que nous sommes encore loin de terre….
—Que veux-tu que j'y fasse? Dépend-il de moi d'avoir de la brise? Oh! s'il ne fallait que jouer ma vie contre mille chances de mort, bientôt je vous arracherais tous aux terribles angoisses que vous éprouvez…Mais..
—Mais, capitaine, tous ces nègres aveugles, qui dévorent nos vivres, ne sont plus bons à rien…. Ils donnent leur mal à ceux qui, dans la cale, sont encore bien portans. En supposant que la brise nous vienne, nous n'avons même plus assez d'eau, à une demi-bouteille par jour, pour tout ce monde….
—C'est le malheur le plus cruel qui m'ait encore accablé! Ceux qui succomberont on les jettera à la mer, à l'instant même…
—Ça ne sauvera pas ceux qui peuvent encore vivre jusqu'à la Martinique. L'équipage déjà murmure.
—Qu'il s'avise de se révolter, et bientôt il aura ma vie ou j'aurai celle du dernier misérable qui voudrait m'imposer une seule volonté, ou se hasarder même à me donner un conseil.
Pitre retournait, après des entretiens semblables, sur mon gaillard-d'avant, regarder si au large il n'apercevrait pas, au frémissement des flots, quelque petite apparence de brise. Mais rien….. rien…. Les jours se passaient dans le désespoir, les nuits venaient et s'écoulaient aussi cruelles que les jours… Pas un souffle de vent: rien que des mourans étendus sur mon pont, et des morts à jeter à chaque instant par dessus le bord….
—Nous n'avons plus d'eau que pour quelques jours, capitaine, vient encore me dire Pitre. Le petit Tanguy, ce vaillant petit matelot qui avait si mal aux yeux, s'est jeté à la mer, ne pouvant plus endurer la soif; ses camarades doivent venir vous demander que vous leur fassiez sauter la tête, puisque vous ne voulez pas faire autrement…
—Puisque je ne veux pas!…. Que veulent-ils donc, que veux-tu toi-même, misérable?
—Moi, mon capitaine, je veux mourir avec vous, voilà tout; et s'il ne vous fallait que ma ration d'eau pour vous faire vivre un quart d'heure de plus, l'affaire, allez, serait bientôt faite. Mais ces nègres qui vont tous décamper un à un, nous épuisent, et nous crèverons tous après eux, tandis que…. Vous nous avez demandé deux jours pour vous décider, et en voilà quatre que nous languissons entre la vie et la mort. Il vaut mieux faire comme le petit Tanguy.
Comme Pitre prononçait ces mots qui me déchiraient, j'entends le bruit d'un homme qui tombe à la mer.
—Est-ce encore un nègre qui vient de mourir?
—Non, capitaine; nos gens disent que c'est Leraide, que vous veniez de nommer maître d'équipage à ma place, qui s'est jeté lui-même à l'eau avec un boulet au cou.
—Et personne ne l'a empêché de commettre cette lâcheté?
—Pourquoi ça? Ce sera une ration de plus pour les restans. Et dans peu nous sommes quatre ou cinq à qui vous entendrez faire aussi leur sac le long du bord!
—Allons, puisqu'il le faut, et que je ne veux pas avoir à me reprocher la perte de ceux qui, avant tout, sont les miens, accomplissez votre infernal projet à la face de ce ciel exécrable que je voudrais pouvoir faire crouler sur ma tête.
Je descends égaré dans ma chambre: je me bouche les oreilles; je prends un pistolet chargé. Mais cette arme était suspendue au-dessus du portrait de Rosalie. Je jette un regard sur celle figure si noble, si touchante, comme pour lui faire mes derniers adieux… J'entendais à chaque instant tomber le long du bord des hommes qui criaient, et dont je croyais entendre aussi les mains s'accrocher sur les bordages qui me séparaient d'eux. Fraïda descend, se précipite à mes genoux, avec la joie dans les regards: elle me fait comprendre, par ses gestes rapides, qu'elle a vu la brise venir… Je saute comme un fou sur le pont: le ciel s'est couvert de nuages, la nuit me paraît plus fraîche. «Arrêtez! c'est assez… Je vous ordonne de suspendre cette atroce exécution!…» Mes hommes obéissent: ils s'élancent sur les manoeuvres, nos voiles s'enflent… Nous allons enfin quitter le lieu qu'une scène épouvantable a rempli d'horreur pour moi… Mais, non: nous nous sommes trop tôt flattés, et la brise meurt encore une fois dans nos voiles, qui continuent à battre lentement, à chaque coup de roulis, notre mâture fatiguée….
La nuit s'écoula silencieuse et morne… mes matelots seuls paraissaient avoir repris un peu de confiance. Fraïda, agenouillée sur le dôme, semblait prier, en élevant ses mains vers le ciel, la figure d'un des dieux de son pays, qu'elle avait religieusement emportée avec elle.
Quel spectacle le jour naissant offrit à mes yeux, déjà accablés de la vue de tant de maux! Un vaisseau, qui apparemment venait de nous approcher à la faveur d'une folle brise qui s'était éteinte sur le point où il se trouvait, nous apparut comme un fantôme au milieu de ces mers sur lesquelles semblait s'être étendu un crêpe funèbre. Il était à deux portées de canon de nous, se balançant dans le calme avec son énorme mâture battue par les voiles dont il était couvert. En nous apercevant, il mit trois embarcations à la mer. J'observai deux de ses canots, qui, au lieu de se diriger sur nous, nagèrent sur notre arrière. À la longue-vue, je suivis attentivement leur manoeuvre, et bientôt je les vis lever leurs rames, et retirer de l'eau un objet que je craignis d'abord de trop bien reconnaître…. Je ne pus long-temps douter de mon malheur: c'était un de nos nègres aveugles, qui jeté dans la nuit à la mer, était parvenu à rester à flot jusqu'au jour. Les gestes menaçans des Anglais, rôdant dans les embarcations, pour chercher les autres esclaves qui surnageaient encore, m'apprirent ce que j'avais à redouter de leur trop juste indignation…. Les canots paraissaient armés: l'un d'eux retourna à bord du vaisseau; et, après avoir rallié ensuite les deux autres, tous trois nagèrent sur nous. Je ne pouvais long-temps résister à des attaques que le vaisseau aurait pu renouveler sur un équipage aussi faible et aussi exténué que le mien. Nous étions perdus….
Un pavillon rouge s'élève à l'extrémité du mât de misaine du navire ennemi: c'est le signal de la sanglante exécution qu'on nous prépare. Une casaque de matelot est hissée au bout de sa grand'vergue, comme un hommeau haut d'une potence: c'est là l'indice fatal du sort inévitable qui nous est réservé.
L'officier commandant une des embarcations me crie, une fois rendu près du bord: Rendez vous, brigands! Je ne sais ce que j'allais lui répondre, lorsque je vois monter sur le pont maître Pitre, qui, tout jaune et les bras nus, se présente aux Anglais, après s'être traîné jusqu'aux bastingages, avec quelques autres matelots, livides comme lui: Sauvez-nous s'écrie-t-il, nous ne demandons pas mieux que de nous rendre nous nous mourons sauvez-nous!….
Jamais je n'avais vu de malades plus effrayans que ces malheureux, tendant leurs bras supplians et décharnés aux Anglais stupéfaits…. Ceux-ci, saisis d'effroi à la vue de ces cadavres ambulans, hésitent à nous aborder. Leurs canots ont levé subitement leurs rames.
—Qu'avez-vous donc à votre bord? me demande l'officier, du ton de voix le plus ému.
—Une maladie affreuse qui nous dévore.
Je venais de comprendre le mot de l'énigme que maître Pitre m'avait donnée à deviner, et ma réponse venait de m'être dictée par la ruse que j'avais comprise à temps.
Les Anglais se concertent entre eux: l'attaque est suspendue. Au bout d'un moment, l'officier, en renonçant à nous aborder, ordonne de faire feu sur nous. La fusillade commence et s'engage des deux côtés; mais avec elle une brise inattendue, cette brise que nous invoquions si inutilement depuis tant de jours, s'élève; elle frémit dans notre gréement et dans nos voiles arrondies. Le navire glisse sur la surface de la mer que verdit la risée. Je commande alors le feu de toutes mes caronades sur les embarcations anglaises. Tenez, chiens, leur dis-je au porte-voix, voilà mes adieux; et aussitôt, mon pavillon tricolore flotte au bout de mon pic, qui cède à la douce pression du vent. Le vaisseau veut m'appuyer la chasse; mais avant d'orienter sur moi, il faut qu'il embarque les trois canots qu'il a mis à la mer. La Rosalie, si légère, si fine marcheuse, coule pendant ce temps, avec la rapidité d'un oiseau, sur les flots que le lourd vaisseau ne fend qu'à peine, avec une brise trop faible pour lui. Nous lui échappons enfin, et nous respirons.
—- Comment avez-vous trouvé ma maladie? me demanda alors maître Pitre.
—Excellente, mon brave garçon; elle nous a sauvés. Et avec quoi t'es-tu donc barbouillé de la sorte? Tu avais l'air d'un spectre.
—Vous voyant embarrassé, je me suis frotté la figure, les bras et la poitrine, avec l'eau de safran que nous mettons dans le riz, et nos gens, ma foi, en ont fait autant. Ma fièvre jaune nous a tous guéris d'une fameuse peur, n'est-ce pas, mon capitaine? C'est qu'ils nous auraient tous pendus au moins, les canailles, pour le demi-cent de nègres que nous avons envoyés hier par dessus le bord!
S'il nous avait été permis de nous livrer à la joie dans ce moment, nous aurions sans doute célébré notre triomphe par quelque bonne orgie, car déjà le vaisseau anglais, vaincu dans ce combat si inégal, ne se voyait plus qu'à l'horizon. Mais nous ne pouvions encore nous abuser sur la longueur de la route qui nous restait à faire, et sur le peu de vivres que nous possédions. Le vent, qui nous avait si heureusement tirés de dessous la volée de l'ennemi, continua à nous favoriser; mais bientôt un nouveau contre-temps vint nous consterner. Une voie d'eau se déclara: nous sautons aux pompes et nous parvenons à peine à les franchir. Le navire, déjà vieux, avait souffert dans ses hauts, de la chaleur à laquelle il avait été exposé pendant nos longs calmes; et au dessous de la flottaison, quelques coutures paraissaient même s'être ouvertes par l'effet de la disjonction des bordages. En passant des grelins sous la quille du navire, et en virant au cabestan, à peu près comme on serre une malle avec un bout de corde, nous parvînmes, il est vrai, à rapprocher un peu les étraques du bâtiment. Mais quelle extrémité! Il fallut ne plus quitter les pompes et employer sans cesse nos esclaves à les faire agir. Tant de fatigues, jointes aux privations que nous éprouvions depuis trop longtemps, épuisèrent le reste de nos forces. Moi-même, je tombai malade à côté de ceux de mes matelots qui s'étaient couchés expirans sur le pont. Maître Pitre résista le dernier, mais il finit aussi par ne plus pouvoir rester à la barre, qu'il avait tenue tant que son courage lui avait permis de gouverner le navire. Les nègres enfin devinrent maîtres du bâtiment coulant presque bas d'eau et à peu près dépourvu de vivres.
La première idée des esclaves fut de nous massacrer. Je les voyais quitter les pompes et s'assembler devant pour délibérer. Puis, pensant probablement à l'embarras qu'ils éprouveraient à diriger le navire sans nous, ils revenaient aux pompes, pour ne pas laisser couler la Rosalie sous leurs pieds. C'est alors qu'ils me faisaient entendre les plus horribles menaces. Mais chaque fois qu'ils s'avançaient furieux, comme pour me dévorer, Fraïda leur présentait, en se jetant à genoux, la pagode, le grigri,[6] qu'elle avait conservé sur elle, et à l'aspect de ce signe révéré, élevé vers les cieux, dans les mains suppliantes de Fraïda, les plus irrités reculaient en rugissant.
[Note 6: C'est le nom que les nègres de la Côte donnent à leur amulette».]
L'un d'eux, bravant cependant tous les efforts et les prières de ma négresse, s'avança, le couteau levé, pour me percer sur le matelas où j'étais étendu sans mouvement et presque sans vie; mais alors mes deux chiens, qui veillaient sans cesse à mes côtés, s'élancent sur l'esclave forcené, et le déchirent au milieu des autres noirs, sans que ceux-ci osent braver la fureur de ces animaux dont la faim n'a servi qu'à exalter l'énergie. Bientôt la superstition, succédant à la colère, s'empare des révoltés. Ils regardent comme un juste châtiment du ciel la mort que mes deux chiens ont donnée au nègre qui, pour me tuer, n'a pas craint de dédaigner le signe protecteur que Fraïda a opposé à sa rage. Le cadavre qu'abandonnent mes dogues, est enlevé par les noirs, qui achèvent de le mettre en lambeaux pour le manger….
Ce festin d'antropophages se fait sous mes yeux: les cris d'allégresse de ces horribles convives bourdonnent à mes oreilles affaiblies; car j'avais eu le fatal avantage de conserver toute ma raison malgré les douleurs excessives qui m'enchaînaient inanimé, depuis tant de jours, sur le pont brûlant de mon navire.
Auprès de moi, sur le gaillard d'arrière, étaient venus tomber et expirer, sans murmurer une seule plainte, la plupart de mes matelots. Leurs cadavres putréfiés étaient restés à la place même où ces malheureux s'étaient traînés pour chercher un refuge contre la fureur des esclaves; mais toutes les fois que les noirs avaient voulu s'emparer de leurs corps pour les lacérer ou les dévorer, mes chiens, plus enragés encore que les nègres, avaient fait reculer les cannibales épouvantés. Pitre, moins malade que moi, essaie de porter sa main mourante sur la barre, pour remettre le navire en route; mais la fièvre redoublant avec les efforts qu'il veut faire, le replonge dans le plus affreux délire et l'abattement de la mort.
La Rosalie, presque remplie d'eau, poussée, sans être manoeuvrée, par les vents alises, tantôt revient au vent, et tantôt reprend sa route, livrée à l'impulsion de la brise qui siffle dans sa voilure désorientée. Les nègres, effrayés de la position où ils se trouvent, commencent à devenir plus menaçans qu'ils ne l'avaient été encore: chacun de ceux qui succombent sert aussitôt d'aliment aux autres.
Pour moi, j'entrevoyais sans effroi le moment où, n'ayant plus de vivres, ils viendraient, malgré Fraïda, s'emparer de moi et de ceux de mes hommes qui existaient encore. A chaque coup de roulis, leurs cris m'annonçaient leur épouvante; puis ils venaient, comme un flot tumultueux, pour fondre sur nous, et s'arrêtant tout à coup, leurs effroyables menaces succédaient à leurs premiers hourra de carnage!
Je ne sais combien de jours je restai dans cette position, plus cruelle mille fois que la mort la plus horrible….
Un matin, des cris inaccoutumés se firent entendre sur le gaillard d'avant, où les nègres avaient l'habitude de s'entasser comme pour se décider à nous massacrer. Je vois une cinquantaine de cas malheureux monter pour la première fois dans les haubans, et se livrer aux démonstrations de la joie la plus bruyante. Fraïda, qui comprend les mots qu'ils échangent énergiquement entre eux, court devant et revient presque aussitôt m'expliquer qu'on aperçoit quelque chose d'extraordinaire non loin de nous. Cette nouvelle si inattendue me retira à peine de la stupeur dans laquelle l'excès de mes maux m'avait jeté: je ne pouvais plus que souffrir.
Cependant, au bout d'une ou de deux heures de tumulte parmi les nègres, j'entendis, sans pouvoir lever la tête, bruire sur les lames un bâtiment qui semblait nous approcher; et un instant après je distinguai une mâture et des vergues au dessus de nos bastingages. Des matelots blancs sautent à bord: à l'aspect de tant de cadavres à moitié rongés, d'un navire presque coulé, de cette voilure déchirée et de ce gréement délabré, nos libérateurs paraissent éprouver un sentiment d'épouvante et d'horreur. Mais la pitié l'emporte. Un d'eux s'approche de moi, avec une sorte d'effroi, et presque en tremblant, me demande en anglais si le capitaine du navire existe encore. A ces mots: c'est moi, qui sortent de mes lèvres expirantes, il ordonne à ses gens de me transporter à son bord, avec les autres hommes de l'équipage à qui il reste encore un souffle de vie. Fraïda et mes fidèles chiens suivent le cadre sur lequel on m'enlève aux scènes affreuses qui ont si long-temps fatigué mes yeux.
C'était une patache de la douane de la Dominique, qui venait de nous rencontrer, en louvoyant au vent du canal. Nous n'étions qu'à six ou sept lieues dans l'est de cette île, sur laquelle les vents alisés nous avaient poussés en latitude depuis que la manoeuvre du navire avait été abandonnée.
Quelque sévères que fussent les Anglais pour les négriers, le capitaine de la patache nous prodigua toute espèce de soins. Il mit quelques uns de ses hommes à bord de la Rosalie, pour la ramener au Roseau, sous son escorte. Le soir, on nous débarqua sur des cadres dans cette petite ville anglaise. Mon état de maladie ne permit pas au Gouverneur de me faire emprisonner, en attendant le châtiment auquel je devais être condamné; on se contenta de me déposer dans une maison, aux portes de laquelle furent placées deux sentinelles. Un médecin me vit. J'obtins la permission de conserver auprès, de moi Fraïda, qui en touchant une terre anglaise, était devenue libre, comme tous les autres noirs de la Rosalie.
Cette bonne Fraïda! Sans comprendre un seul mot d'anglais, sans pouvoir entendre ce que je lui disais, sans connaître enfin aucun des usages d'un pays si nouveau à ses yeux, elle sut deviner qu'il s'agissait pour moi d'une arrestation. Des esclaves du Vieux-Calebar, qu'elle avait connus avant leur captivité, et qu'elle rencontra au Roseau, lui apprirent qu'en traversant les sept lieues de canal qui séparent la Dominique de là Martinique, on pourrait m'arracher au sort que me préparaient les Anglais, si je parvenais à me rétablir.
Un soir, Fraïda accourt tout effarée auprès de mon lit; un vieux nègre la suivait, marchant péniblement. Elle ôte à ce noir la chemise de gingas dont il est vêtu, et le pantalon de toile qu'il porte; et, sans savoir encore ce qu'elle prétend faire, je lui laisse passer sur mes membres exténués et cette mauvaise chemise et ce pantalon en lambeaux. Puis, ses mains trempées dans une infusion qu'elle a apportée avec elle, me noircissent le visage, le cou, la poitrine et les mains. Alors elle m'arrache de mon lit: quelque affaibli que je sois, je trouve encore assez de force, dans la confiance que me donne Fraïda, pour marcher et la suivre, appuyé sur son bras. Les soldats placés en sentinelles à la porte me laissent sortir, croyant voir encore aux côtés de Fraïda le vieux nègre avec lequel elle est entrée. Dès que nous nous trouvons assez éloignés de la maison pour n'être plus aperçus dans l'obscurité, deux robustes noirs s'emparent de moi, et me portent, accablé des efforts que j'ai faits jusque-là, dans une pirogue, où s'embarque aussi ma libératrice. Au moment de quitter le rivage, j'entends des aboiemens: ce sont mes deux chiens, qui ne me retrouvant plus dans la maison où j'étais détenu, sont parvenus à découvrir la pirogue. Ils s'embarquent aussi avec nous, ces deux fidèles compagnons de mes infortunes; et bientôt nous nous dirigeons sur la Martinique, dans notre frêle embarcation, conduite par les deux nègres, compatriotes de ma Fraïda.
Rosalie me revit encore mourant. Elle crut, en me pressant sur son coeur, qu'il était dans sa destinée de me rendre une seconde fois à la vie. Cette confiance, qui donnait à son empressement à me secourir quelque chose de céleste, me la faisait regarder comme mon ange sauveur, et la pauvre Fraïda s'aperçut que désormais la reconnaissance que je devais à son amour, à son dévouement, serait partagée. Rosalie lui témoigna la plus touchante bienveillance. Mais, dès le moment où ma négresse se crut sacrifiée, elle cessa d'avoir auprès de moi cette vive gaîté que lui avait inspirée la satisfaction de m'avoir arraché à tant de dangers. Muette, presque inanimée auprès de mon lit de douleur, elle ne recevait qu'avec indifférence les marques d'intérêt que Rosalie s'efforçait de lui prodiguer. Ses yeux, sans cesse fixés sur les miens, paraissaient épier toutes les pensée? qui n'étaient pas pour elle, et me reprocher de lui avoir caché l'attachement que j'avais pour une femme à laquelle je n'étais pas marié. Fraïda se crut trahie par moi.
Rosalie croyait avoir à m'apprendre une circonstance que mon état de maladie extrême n'avait pu m'empêcher de remarquer: elle allait être mère. Elle me l'annonça devant Fraïda, et celle-ci comprit trop bien mon bonheur et celui de sa rivale. «Oui, répétais-je à Rosalie, je vivrai pour toi, pour notre enfant; ou, si la mort vient m'arracher à mes plus chères illusions, je te laisserai, en descendant au tombeau, le nom que tu dois porter: tu seras l'épouse de l'homme qui t'a le plus aimée.»
Fraïda ne voulait plus me quitter, et cependant elle semblait voir avec impassibilité les tendres soins que me prodiguait Rosalie, et les caresses que je recevais d'elle avec tant d'amour et de reconnaissance.
Un soir, Rosalie cherchait, en me parlant de ses projets sur l'avenir, à bercer mon imagination attristée de tous ces rêves de bonheur qui rendent l'amour si doux et l'espérance si séduisante. «Échappé comme par miracle à tous les dangers qui ont assailli ta vie, à toutes les souffrances qui ont altéré ta santé, avec quel plaisir, me disait-elle, tu retrouveras dans mes soins, dans mon amour, cette tranquillité qui seule peut te convenir maintenant! Et notre enfant, comme il t'aimera: élevé par moi, il aura mon coeur! Et puis, mon ami, nous avons une grande dette à acquitter envers cette excellente femme.» Elle me montrait Fraïda. «C'est à elle que je dois ta conservation, et mon devoir sera de la rendre heureuse, autant que je le serai moi-même auprès de toi…..» Une des mains de Rosalie reposait dans la mienne. Fraïda, à l'expression de la physionomie de mon amie, semble s'apercevoir que nous parlons d'elle avec intérêt: elle prend mon autre main, du côté du lit, près duquel elle était assise. En reportant mes regards sur Rosalie, je crus remarquer de l'altération dans ses traits, qui, une seconde auparavant, brillaient d'espoir et de plaisir: sa main, palpitante sous mes doigts, se glace et se contracte horriblement. Je veux appeler du secours: Fraïda se lève, et retombe convulsivement sur sa chaise; et, en souriant avec une expression qui me remplit d'effroi, elle me montre, du côté opposé, Rosalie déjà étendue sans mouvement!…. Je crie, je me soulève égaré sur mon lit, et autour de moi je ne vois plus que deux cadavres… A mes cris, les mulâtresses de Rosalie accourent: je retombe sur ma couche, en proie au désespoir le plus violent, au délire le plus affreux. Le mot horrible de poison retentit à mon oreille épouvantée…. Fraïda, en faisant respirer une fleur à Rosalie, venait de porter la mort dans le sein de sa rivale, et de s'empoisonner elle-même, après avoir rassasié ses yeux mourans du spectacle du trépas de sa victime.
Je ne repris l'usage fatal de mes sens que long-temps après cette scène d'horreur et d'épouvante. En me réveillant du songe terrible qu'il me semblait avoir fait, je cherchais auprès de moi, à mes côtés, celle dont je croyais encore avoir pressé la main, il n'y avait que quelques minutes….. Un prêtre, celui qui avait assisté Ivon dans ses derniers momens, veillait seul près de mon lit. En l'apercevant, je versai, pour la première fois de ma vie, des larmes pour lesquelles je sentais bien qu'il n'était plus de consolation. Le prêtre laissa couler mes pleurs. J'aurais voulu l'interroger, sans prononcer le nom de celle que j'avais perdue. Je ne trouvai aucune expression pour ma douleur, ni pour le besoin que j'avais de parler. Oh! combien la vue d'une arme près de moi m'aurait fait de bien!.. Mais on avait tout éloigné de mes mains, d'ailleurs trop faibles pour s'emparer de ce que je cherchais.
Le prêtre me dit avec sang-froid, en devinant mon intention:—Un suicide, mon ami! Vous, avec une âme si forte…. ah! plutôt une pensée religieuse.
—Une pensée religieuse! je n'en ai pas; et puis-je en avoir, quand ce que vous appelez votre Dieu a permis le plus abominable des crimes?
—Pourquoi blasphémer ce Dieu auquel vous ne croyez pas? Vos emportemens seraient au moins inutiles. Léonard, ne pouvez-vous donc trouver la mort qu'en commettant une lâcheté contre vous-même?
—Et qu'ai-je besoin, pour me débarrasser d'une vie qui m'est odieuse, d'attendre qu'elle me soit ravie, comme il plaira à ce monde que je laisserai après moi? Est-ce l'approbation de cette société qui ne m'inspire que dégoût ou mépris, que je dois être jaloux d'emporter au tombeau?
—Belle idée pour un marin qui a sacrifié son existence au désir de se faire citer pour sa bravoure et sa force d'âme! S'il vous faut un suicide, cherchez du moins à l'ennoblir. Faites-vous tuer à la mer ou dans un combat, en laissant à votre mère et à votre frère une fortune acquise dans les dangers et un prix de votre sang…. Mais vous, Léonard, périr dans un lit où vous n'avez pas eu la force de supporter un reste de vie! Demandez à un autre qu'à moi une dose d'opium ou un poignard: je cache un coeur d'homme sons cet habit, qui vous semble peut-être si ridicule, et je méprise ceux qui s'assassinent, ou qui se servent à eux-mêmes d'empoisonneurs.
—D'empoisonneurs! Moi, m'empoisonner et mourir comme cette femme infernale, qui a si lâchement détruit celle pour qui j'aurais mille fois donné tout mon sang goutte à goutte! Ah! jamais!… Et mes larmes revinrent comme pour tempérer l'exaltation excessive de mes idées et de ma douleur…
Le prêtre ne me quitta plus. Ce stoïcisme si paisible, qu'il feignait auprès de moi, me disposa à écouter peu à peu les conseils de sa morale noble et courageuse, il savait que mon âme ulcérée se fermerait au langage de la bigoterie, et il ne fut question entre lui et moi que de sentimens énergiques. La force de ma complexion sut encore vaincre l'abattement de mon esprit et de mon coeur. Je revins à la vie pour éprouver, plus profondément que je ne l'avais fait dans ma maladie, le dégoût et presque l'horreur de l'existence. Mon caractère prit une teinte sombre, et cette insouciance, qui m'était naturelle auparavant, se changea en haine pour tout ce qui m'entourait. Insensible à mes maux, je ne conçus plus comment il existait des êtres qui pussent souffrir autant que je l'avais fait. Je voulais revoir la mer aussitôt qu'il me deviendrait possible de mettre le pied sur un navire, et de recouvrer assez de force pour commander. Pitre, que j'avais laissé incarcéré et malade à la Dominique, se présenta un jour à moi, accompagné du bon prêtre qui était parvenu à me faire consentir à vivre. Comment as-tu donc réussi à t'échapper, lui demandai-je?
—En me faisant passer aux yeux du gouverneur pour un malheureux naufragé que vous aviez forcé à partir avec vous du Vieux-Calebar. Mais j'ai bien autrement encore embêté les Anglais. Avant de quitter la Rosalie pour embarquer dans la patache qui nous a sauvés, je me suis traîné à quatre pattes jusque dans votre chambre, et j'y ai pris le bon pour quatre-vingts têtes de noirs, que Duc-Ephraïm vous avait fait au Vieux Calebar…. et puis ce portrait…
C'était le portrait de Rosalie….
—Ce n'est pas encore le tout, mon capitaine; à force de manoeuvrer autour des Anglais, ils m'ont accordé, comme pas grand'-chose de bon, la figure de notre pauvre petit trois-mâts, et j'ai apporté aussi avec moi le buste de la Rosalie, parce que si nous venons à armer un autre navire, comme je l'espère bien, cette figure-là battra encore les mers avec nous.
—Armer un navire! je le voudrais pour quitter ce malheureux pays, car je sens que j'y étouffe. Mais la force me manque.
—Vous avez raison, c'est de la mer qu'il vous faut, à vous et à moi, et quelque bon coup de fusil pour trouver une belle mort; car, voyez-vous, nous n'irons pas loin l'un et l'autre après la maladie qui nous a avariés, mon capitaine. Le foie reste attaqué, et ce n'est pas la tête sur un oreiller qu'il nous faut rendre notre dernier décompte… Il y a ici un beau brick-goëlette, construit à Nantes, et qui est en vente. C'est fait pour aller chercher des nègres, comme une jeune fille pour l'amour. Je me disais hier encore, en voyant cette belle embarcation: ce serait bien dommage de faire porter du sucre ou des boeufs de Porto-Ricco à un fond de navire comme celui-là, qui est à pendre dans une église. C'est taillé pour un commerce plus honorable.
Le prêtre prit alors la parole.
—Ce brave homme a raison. Il faut que vous partiez, capitaine; la mer seule vous rendra ces forces que vous vous plaignez de ne pas recouvrer ici. Je connais le bâtiment dont parle votre second: il vous conviendra, j'en suis sûr, et vos anciens armateurs ne demanderont pas mieux que d'en faire l'acquisition pour vous.
—N'est-ce pas, M. le curé? reprend Pitre. Et je suis sûr que vous ne vous refuserez pas à baptiser les 350 ou 400 mauricauds que nous vous amènerons; car notre métier, à nous, c'est d'aller chercher des nègres pour que vous eu fassiez des chrétiens à l'arrivée. C'est pour la religion et non pour le plaisir de vendre des noirs, que nous travaillons; pas pour autre chose.
Le prêtre sourit à cette saillie de Pitre. Il me proposa son bras et nous sortîmes. Nous allâmes voir le brick-goëlette pour me distraire. Mes armateurs et mes amis me revirent avec la plus vive satisfaction. Peu de jours après ma première sortie; le brick-goëlette était acheté pour moi.
Pitre vint, palpitant de joie, m'annoncer cette bonne nouvelle.
—Quel nom donnerons-nous à notre beau navire, capitaine Léonard?
—Le même: la Rosalie, toujours elle.
—Je m'en doutais, et demain la figure que j'ai rapportée de notre ancien bâtiment passera sur l'avant du nouveau. Ça nous portera bonheur, allez. Et comme notre brick-goëlette sera bien avec cette petite figure si mignonne qui ressemble tant à… Mais, comment voulez-vous que je fasse peindre la nouvelle Rosalie?
—En noir, tout en noir.
—Pas même deux petits listons blancs? Deux petits listons blancs, proprement filés, font joliment bien cependant; ça vous donne un air moins forban, il est vrai; mais comme ça vous élonge un navire!… Enfin, puisque vous le voulez, pas de listons blancs! Mais la figure? Sera-t-elle aussi en noir? Non, ça aurait trop l'air d'une tête de négresse, n'est-ce pas, et vous n'êtes plus fort là?…
—La figure, tu la peindras en blanc; mais je veux que pendant que je serai vivant, elle soit toujours couverte d'un voile noir….
—J'entends, j'entends, capitaine….
Avec de la toile noire et un joli petit amarrage en mérin, bien proprement relevé d'un filet de goudron, on la masquera cette pauvre chère figure, en signe de deuil… Oh! je comprends bien, allez!… Ah! on dit qu'elle était si bonne, et que vous l'aimiez tant!… Il faut maintenant songer à faire notre équipage; car les armateurs ont déjà trouvé la cargaison. Je vous dirai que j'ai là, presque sous la main, deux douzaines et demie de bien mauvais gars qui ont fait des voyages à la Côte, et avec de la racaille de cette espèce, on se fait bientôt un vaillant équipage. Mais il faut des gourdes pour tout ça.
—Tu feras ce que bon te semblera à cet égard. Je ne veux mettre le pied à bord que pour appareiller d'ici.
—J'entends encore bien votre affaire. Le tempérament n'est pas tout à fait assez solidement remis à flot, pour que vous vous cassiez la tête à vous mêler de tous ces petits bric-à-brac. Mais je suis là, moi, et pour un coup, je dis. Je m'en vais arrêter quelques bons matelots, à grand coups de tafia; car ce n'est que comme ça qu'on a de ces ivrognes, dans les cabarets de la colonie. Ah! quelle race que les matelots, quand on les connaît. Dieu de Dieu quelle race!… A revoir, mon capitaine…; Ne vous inquiétez de rien: votre second est là; c'est moi, moi que vous avez retiré de la crasse, pour en faire quelque chose… Adieu, bonne santé, mon capitaine, à demain.
16.
TRAITE AU GABON.
Le roi Possador.—Son premier ministre, le Français Doyau.—Dégoût de la vie.
—Pitre, voici la première visite que je fais à bord de la Rosalie, et après-demain ou le jour suivant, au plus tard, il faut que nous appareillions. C'est au Gabon que cette fois nous irons faire notre traite.
—Au Gabon, capitaine? tant mieux. J'ai déjà mis le nez par là, moi. Le roi Possador est un brave homme, c'est-à-dire un brave nègre. Il y aura plaisir, avec lui: cargaison mise à terre, cargaison payée dans un mois; c'est la règle. Et puis là, voyez-vous, c'est que la marchandise n'est pas de la drogue, comme chez ce gueux d'Ephraïm. C'est du superfin.
—Je t'avais dit, Pitre, de faire mettre en batterie dix caronades, et je n'en vois que six….
—Dix caronades?… Est-ce que par hasard, capitaine, il y aurait quelque petit coup de flibuste sous jeu?… Non; mais c'est que je suis bon là, et que si nous trouvions auprès de Nazareth ou de San-Thomé un Espagnol ou un Portugais trop faible pour porter sa cargaison, nous pourrions bien l'aider un petit brin…
—Il ne s'agit pas de cela. Fais placer nos dix caronades en batterie.
—Ce soir elles y seront, capitaine.
Toute la cargaison a été amenée, selon les ordres que vous m'avez donnés. Le gréement n'est pas trop mal, comme vous le voyez. Le pont est paré, de l'avant à l'arrière, comme celui d'une frégate. Ce sont nos novices qui ont serré ces voiles, et j'espère qu'elles vous ont une mine assez propre, avec ces étuis peints en blanc et relevés en bosses d'or sur ces vergues noires et cirées comme une paire de bottes. Et ces mâts de borne qui vous poignardent le ciel, qu'en dites-vous?
—Oui, tout cela n'est pas mal… Qu'il me tarde de quitter la Martinique! Il me semble qu'une fois au large, je respirerai plus facilement.
—Mais il n'y a pas de doute. L'air de la mer, voyez-vous bien, chasse toutes les mauvaises pensées, sans comparaison, comme la brise vous pousse sous le vent la fumée toute noire qui sort de cette cuisine-là. À propos, en parlant de cuisine, je vous dirai que j'ai pris pour maître-cook un de ces deux nègres qui vous ont ramené de la Dominique ici, avec cette négresse, vous savez bien, cette gueuse de négresse enfin que vous m'avez défendu de nommer. Notre chirurgien, vous l'avez vu: c'est un homme à deux fins, il sait saigner un homme et commander un quart; dans un moment de presse, ça vous monte à l'empointure d'une vergue pour prendre un ris, et en descendant ça vous coupe une jambe, s'il y a besoin, comme si c'était le même service à faire.
—Tu as sans doute eu soin de faire embarquer tes poudres?
—Je crois bien! c'est une chose qu'il ferait beau oublier avec vous! Je ne sais pas, mais j'ai dans l'idée que nous en consommerons quelques barils ce voyage.
—Demain je reviendrai à bord. Fais-moi mettre à terre, et que tout soit prêt, entends-tu bien, pour demain, comme je te l'ai déjà dit, ou après demain au plus tard.
J'appareillai de Saint-Pierre quarante-huit heures après ma première visite à bord. Tous mes amis m'embrassèrent comme s'ils ne devaient plus me revoir. Le bon curé du Mouillage voulut aussi me faire ses adieux.—Vous faites un fort triste métier, me dit-il, mais cela vaut encore mieux que de se suicider. Je suis bien vieux et vous bien souffrant; mais on guérit plus facilement encore de votre maladie que de la mienne. Si vous ne me retrouvez plus ici quand vous reviendrez, Léonard, donnez encore un souvenir à votre vieil ami, je serai là-bas. Il me montrait le ciel en prononçant ces mots d'une voix émue et ferme qui me pénétra l'âme.
Il faisait nuit quand mes voiles se déployèrent. L'obscurité confondait tous les objets dans une seule masse, et je ne pus distinguer ni ma pauvre maison du Figuier, ni le cimetière des Pères-Blancs, que j'allais quitter peut-être pour toujours. Je crois que dans le jour je n'aurais pu supporter, sans la plus déchirante émotion, la vue de ces lieux encore si pleins du souvenir de tout ce qui m'avait été si cher!…
Cette mer, qui toujours m'avait offert un spectacle si riant, cette vie de bord que j'aimais tant lorsque j'étais heureux, ne me parurent plus que tristes et monotones. Rien ne me fatiguait comme un beau jour ou une nuit douce et calme. Le bruit d'une tempête et le fracas d'un sinistre orage, s'accordaient bien mieux avec l'état de mon âme, et je me sentais comme soulagé lorsque le vent, sifflant dans mes cordages et dans mes poulies, venait frapper mon oreille de ces sons mélancoliques qui ressemblent à plusieurs voix plaintives; ou lorsque encore la mer, fortement remuée, venait mugir lamentable le long du navire tourmenté par la bourrasque, j'éprouvais plus de tranquillité. Alors, si quelque matelot me faisait entendre une de ces antiques complaintes qui avaient tant charmé mon enfance, je me rappelais avec attendrissement et ma première campagne sur le Sans-Façon, et les heures délicieuses passées auprès de petit Jacques… Que d'événemens et que de tempêtes avaient agité ma vie depuis ce temps! que d'impressions profondes s'étaient gravées dans mon coeur après ces premiers momens de calme et de naïve tendresse! Et moi qui m'étais cru, par la rudesse de mon caractère et la force de mon courage, à l'abri de ces sentimens et de ces regrets qui font le malheur de tout une existence!… Pauvre homme qui, avec tant de faiblesses, se croyait si fort contre les événemens et les passions!
Pitre, mon second, ne me reconnaissait plus. Souvent je lui entendais dire aux autres officiers, avec la franchise de son langage, lorsqu'il me croyait endormi dans ma chambre ou près du couronnement:—Notre capitaine a un ver qui lui mange le coeur. C'est un homme qui n'a pas voulu se tuer, voyez-vous, parce qu'il cherche une bonne occasion de se défaire d'une charge qu'il n'a plus la force de porter… Aussi, tenez-vous pour bien avertis qu'à la première anicroche il ne boudera pas, et qu'il nous fera saler d'une rude manière…. C'est pourtant moi, mes amis, qui lui ai fait tout ce mal-là….
—Comment donc ça, vous?
—Oui, moi, mais sans le vouloir, comme de juste; car vous comprenez bien que, s'il ne fallait que m'amarrer un boulet au cou et me jeter en pagaye le long du bord pour le dégager de son humeur noire, l'affaire ne pèserait pas une demi-once. Mais je vais vous expliquer tout cela.
Et Pitre leur racontait longuement alors notre aventure au Vienx-Calebar, et la journée où je délivrai la détestable négresse dont il m'avait fait faire la connaissance. Mes officiers et les maîtres écoutaient, avec une sorte de respect, la narration de mon second, et tous semblaient plaindre mon malheur, tout en condamnant cependant la mélancolie à laquelle je m'abandonnais.
C'est dans ma traversée au Gabon que j'eus surtout lieu d'observer l'empire qu'exerce non-seulement l'autorité d'un capitaine sur les volontés de son équipage, mais aussi l'influence de son humeur sur le caractère de tous ceux qui l'entourent. Mes matelots étaient tristes, par cela seulement que j'étais triste, eux que j'aurais vus si joyeux, pour peu que j'eusse pu me laisser aller encore à des mouvemens de gaîté! Mais à bord, c'est sur le visage du chef que chacun règle sa physionomie, non pas par flatterie, mais parce que le capitaine est pour ainsi dire la tête d'un corps qui n'a de pensées et de sensations que par lui seul. Je ne pouvais voir quelquefois sans une sorte d'attendrissement et de reconnaissance, l'intérêt que ma situation inspirait à mes gens. Il y avait jusque dans la rudesse de leurs attentions pour moi, quelque chose de plus que de la soumission. On aurait dit, lorsqu'ils passaient à mes côtés, soit pour manoeuvrer ou pour nettoyer le navire, qu'ils s'attachaient, ne fût-ce qu'en portant la main à leur bonnet ou se rangeant devant moi, à me prouver combien mon état leur inspirait de respect et leur commandait d'égards. On a trop dit que l'espèce des matelots était méchante. Il ne faut que savoir les conduire pour la trouver bonne. Le forban qui reconnaît, dans son supérieur, les qualités qu'il cherche dans celui à qui il doit obéir, n'est pas plus difficile à mener que l'homme que vous employez dans un atelier, ou dont vous vous servez pour brosser vos habits.
A l'entrée de la large rivière du Gabon, je contemplai, avec une émotion que je n'aurais certes pas éprouvée dans une autre situation d'esprit, ces côtes qui rappellent si bien celles du nord de la France. Cet aspect, si riant pour des Français qui ont conservé tous les souvenirs de leur pays, me rafraîchit un moment la vue; mais cette illusion d'un instant s'évanouit encore lorsque des montagnes de sable, produites par les jeux de la brise de l'est, nous apportèrent à bord cette poussière chaude qui vous aveugle et qui rend l'air brûlant des déserts si difficile à respirer.
Je vis au Gabon le roi Possador, le moins barbare des souverains de la Côte. Il me dit qu'il avait envoyé en France un de ses fils, à qui il voulait faire donner une éducation européenne. C'est ce jeune noir que l'on a connu au Havre pendant quelques années[7].
[Note 7: Historique.]
Le roi de ce pays, avec toute l'adresse qu'il avait acquise dans la fréquentation des Portugais, devait aimer la franchise qu'il rencontrait chez les Français: les gens astucieux saisissent, comme une bonne fortune, l'occasion de se lier avec les hommes d'un caractère droit. Possador cherchait à tromper toujours; mais quand on réussissait à lui faire apercevoir qu'on n'était pas sa dupe, il devenait alors assez facile à manier. Jamais cacique africain ne parut avoir une si haute opinion des nègres qu'il vendait aux capitaines. C'étaient des trésors de sagesse et d'intelligence que ses esclaves; et à l'entendre vanter les races du Gabon, on aurait dit un marchand d'orviétan célébrant les vertus admirables de son spécifique universel.
Je m'accoutumai bientôt à Possador, et il parut me savoir gré de la complaisance que je mettais à lui passer un charlatanisme qui ne pouvait plus m'en imposer.
Ua vieux matelot, ancien déserteur, je crois, du brick de guerre français le Huron ou le fanfaron, avait réussi, oublié sur ces rivages, à devenir ministre de Possador. L'existence de cet homme, dont je reçus de grands services, avait un caractère fabuleux, qui aurait suffi sans doute pour jeter un grand intérêt sur une physionomie moins vulgaire que l'était la sienne.
Il me raconta qu'étant resté malade sur la côte d'Afrique, les nègres, après le départ de son navire, le prirent en pitié et ensuite en amitié, une fois qu'ils l'eurent rendu à la vie. Le roi Possador s'intéressa bientôt à Doyau (c'était le nom de ce marin), et celui-ci, à force de dévouement, sut justifier la faveur de son nouveau maître[8].
[Note 8: Historique.]
C'était chose remarquable et fort curieuse que les modifications qu'avait subies l'individualité de ce Français, sous le climat du Gabon et au milieu des noirs. Je crois qu'à force de vivre parmi les habitans de ce pays, il était devenu nègre lui-même, moins la couleur de la peau; et encore la sienne n'était-elle plus blanche. Il se rappelait à peine assez de français pour tenir une conversation un peu suivie avec moi, malgré l'intelligence naturelle dont il était doué; et toujours les manières de singe qu'il avait contractées, revenaient dès qu'il lui prenait fantaisie de se redonner une contenance européenne.
Doyau ne savait pas lire. Sans cet inconvénient, il me confia qu'il aurait pu supplanter son bienfaiteur. Il était parvenu à discipliner cinq à six cents noirs à la française; mais l'armée, dont il était généralissime, n'avait que des gilets d'uniforme à l'anglaise, et n'avait ni pantalons ni souliers. Du reste, jamais je n'ai vu de soldats européens manier un fusil avec autant de dextérité et de magie, pour ainsi dire, que les mauvaises troupes de Doyau.
Ce maréchal de France, éclos sur la côte d'Afrique, me prit en affection, et sa faveur me procura l'avantage de faire ma traite en très peu de temps. Doyau ne se montra pas trop exigeant pour les services qu'il m'avait rendus. Je le payais en égards surtout, et rien ne le flattait plus que de me voir le prendre par dessous le bras, pour nous promener familièrement dans la ville et devant la porte de la case royale. C'était un reflet de considération qu'il venait chercher tous les jours à mes côtés.
Plusieurs fois, encouragé par la confiance que voulait bien m'accorder le premier ministre du Gabon, j'essayai d'obtenir de lui quelques révélations sur ce que les Africains nous cachent le plus, soit par indifférence, soit par politique. Mais nègre avant tout, mon ami Doyau se borna à me faire savoir que, dans l'intérieur de l'Afrique, et non loin des côtes il y avait de grandes villes dont les Européens ne soupçonnent pas même l'existence. C'est surtout avec les chefs de ces cités que les rois du littoral s'entendent pour obtenir les noirs qu'ils vendent ensuite aux négriers, et aux Maures nomades que l'on rencontre partout sur les rivages occidentaux. Mais un fait que jusque-là j'avais toujours mis en doute, me fut confirmé par la simple observation que Doyau me fit faire: «Vous avez vu, me dit-il, les nègres nouveaux tomber malades en arrivant sur la côte, et vous n'avez pas manqué d'attribuer leurs affections subites aux fatigues de leurs longs voyages à travers les déserts; mais les maladies qu'ils éprouvent ont une autre cause: c'est qu'ils viennent de quitter l'air chaud et salubre de l'interieur, pour respirer l'atmosphère humide et pestilentielle de la côte. Il n'y a que les bords de la mer qui soient malsains, dans ce pays aussi redoutable sur ses limites maritimes, pour les naturels que pour les Européens.»
Dès que je voulais pousser mes questions plus avant, le discret ministre coupait court à la conversation en me disant, en des termes que je puis traduire à peu près ainsi: «Qu'il vous suffise de savoir qu'ici celui qui nourrit le plus d'hommes est le plus puissant. Ce qu'on vous laisse voir n'est rien; ce que nous cachons est tout. Notre politique est plus noire encore que notre figure. Il y a moins de dissimulation dans toute l'Europe que dans la tête du plus petit roi de la Côte.»
Je fis ma première traite de quatre cents noirs au Gabon, sans m'être donné beaucoup de peines et sans avoir eu à soutenir avec le roi des contestations désagréables.
Possador, un jour avant mon départ, fit assembler les personnages de sa cour et une partie de son peuple sur le rivage, et, en présence de toute cette négraille, il me dit solennellement en langage portugais un peu barbare:
«Capitaine, que le Grand-Être te conduise et enfle les voiles de ta grande pirogue du bon vent qui souffle au Gabon. Le Mauvais Esprit te poussera peut-être du côté du Congo ou de Loango. Évite, autant que tu le pourras, ces terres maudites! Les Bravos mangent les hommes blancs; fuis les mauvais nègres: ils te rongeraient la tête, capitaine, et boiraient ton sang rosé. Pars, puisqu'il le faut. Cette nuit nous allumerons des feux entre nos cases, pour te rendre favorable le Grand-Être, et éloigner de ta route les Zombis et les génies malfaisans. Adieu, adieu, adieu!»
Possador, après cette paternelle harangue, m'embrassa aux acclamations de toute la peuplade assemblée. Son vieux ministre Doyau laissa couler quelques larmes en se séparant de nous, et je fis voile pour la Havane.
Lorsque des événemens extraordinaire ne viennent pas jeter un vif et puissant intérêt sur la vie des marins, le récit de leurs dangers de tous les jours ne présente rien de bien dramatique. C'est une suite d'obstacles sans cesse surmontés, de dangers courageusement courus, et l'uniformité même de ces circonstances, quelque périlleuses qu'elles soient, n'a rien de moins monotone que l'histoire de la vie la plus paisible et la plus vulgaire. Qu'aurais-je autre chose à raconter à mes lecteurs, en parlant de deux voyages que je fis au Gabon, que ce qu'ils ont déjà lu dans mon journal ou dans d'autres relations! Vendre des nègres à la Havane ou à la Martinique, c'est toujours agir dans le même but et contracter avec les mêmes hommes. Aller les chercher au Gabon, au Calebar, à Cameroon ou à Bénin, n'est-ce pas obtenir de la marchandise avec de l'argent, et la transporter, comme toute autre cargaison, là où la rente doit offrir le plus d'avantages? Mais c'est lorsque de terribles incidens viennent, inattendus, éprouver le courage de l'homme de mer, que sa vie s'agrandit, que le lieu de la scène s'élève; et c'est alors qu'il faut l'offrir, comme un être à part, à la curiosité de ceux qui ne l'ont vu jusque-là que comme un roulier occupé à conduire un navire, au lieu d'une voiture, et à employer habilement les vents, au lieu de fouetter, sur une grande route, un vigoureux attelage.
Mes deux spéculations au Gabon m'enrichirent; mais ce temps passé à la mer, à la Havane et au Brésil, où je débarquai ma dernière cargaison, ne put m'arracher à cette mélancolie profonde, née de mes chagrins ou peut-être de la maladie à laquelle j'avais échappé, malgré moi, à la Martinique. Cependant cette existence presque toute physique que je menais à bord, eût du moins l'avantage de me rendre presque étranger à tout ce qui se passait ailleurs que sur mon navire. Je désappris enfin la terre, et je devins, au milieu de mes matelots et de mes nègres, non le plus endurci des hommes, mais au moins le plus indifférent. Ma vie nouvelle, circonscrite dans des besoins matériels, n'avait laissé subsister dans mon âme que des souvenirs pénibles, et l'avait en quelque sorte fermée aux impressions vives. Je sentais cependant encore un besoin vague, celui de quelques émotions poignantes, ou le désir de mourir soudainement dans un combat acharné. Obéissant presque machinalement à un devoir, que je me rappelais par habitude plutôt que par reconnaissance, j'avais fait parvenir à ma mère et à mon frère une partie de cet argent que j'avais gagné sans avidité. Mais je n'avais plus assez de sensibilité pour jouir du bonheur de m'attendrir en pensant à ma famille. Autant valait enrichir mes parens que d'autres. Les ressorts de la vie intellectuelle avaient été trop cruellement brisés ou froissés chez moi, pour que je passe encore caresser la perspective d'un avenir heureux. J'aurais été volontiers braver un péril certain, par désoeuvrement, par ennui des choses ordinaires. J'ai vu quelquefois des marins maudire leur existence, et se jeter à la mort avec une espèce de joie sardonique. Mais il n'y avait rien de forcené dans le mépris que je faisais de la vie. C'était du dégoût et de l'indifférence: ma manière de végéter ainsi n'était enfin qu'un long et froid suicide.
Pitre, ce renégat, que je m'étais attaché comme un décès mauvais génies qui se soumettent à une puissance plus forte que la leur, paraissait comprendre mon caractère et deviner mes intentions. Il lui fallait aussi, à lui, une fin. Quand je le voyais, avec mon flegme ordinaire, se plonger dans les excès qui, au milieu des négresses que l'on transporte, coûtent la vie à tant de négriers, il avait soin de me répéter, pour prévenir les reproches que j'aurais pu lui faire:—Ne croyez pas, capitaine, que tout cela m'amuse beaucoup. C'est pour tuer le temps, ce que j'en fais, pas autre chose. Mais si je pouvais, sous vos ordres, me faire mitrailler, ou sabrer de la tête aux pieds, dans une bonne peignée avec quelque Anglais, vous verriez un peu comme je tiens à vivre un jour de plus. A la Martinique, quand vous étiez sur le flanc, et que je ne valais guère mieux que vous, je vous disais: C'est de la mer qu'il nous faut à tous les deux, capitaine. A présent, j'ai changé de cap et d'amures, et je vous dis, entre vous et moi: C'est un bon paquet de mitraille qu'il nous faut avaler tous deux, pour nous guérir de notre maladie.
—Oui, je lui répondais, c'est une belle mort que celle que l'on peut trouver en combattant. Mais où se battre, et contre qui?
—Eh! parbleu, contre qui? Mais contre les premiers navires que l'on trouve en mer. Quand on n'a pas d'ennemis, on s'en fait.
—Attaquer quelque pauvre bâtiment marchand, qui ne peut se défendre, et dans quel but? Pour le piller? Mais, est-ce l'argent qui nous manque? J'en regorge. Non, il me faut quelque chose qui me résiste pour que je m'irrite, et des ennemis à qui je puisse vouloir du mal, pour avoir du plaisir à leur en faire.
—Ah! c'est bien vrai ce que vous dites là! Il vous faut du choix, à vous: tous les coups de flibuste ne vous sont pas bons. Mais moi, je ne suis pas si dificile, et mon père commanderait un navire que je ne lui ferais pas plus de grâce qu'au premier venu, parce qu'à la mer il n'y a ni parens ni amis… Ah! ça, dites-moi donc un peu, capitaine, est-ce que vous ne pensez pas à aller réclamer les 80 nègres que ce gueusard de Duc-Ephraïm vous doit encore?
—Il a refusé d'acquitter son billet dans les mains d'un capitaine à qui je l'avais remis et qui le lui a présenté. Cest à moi, dit-il, qu'il veut avoir affaire. Le navire n'appartient qu'à moi maintenant, et j'ai résolu d'aller cette fois au Vieux-Calebar, faire valoir me 3 droits.
—Tant mieux, ma foi. Tel que vous me voyez, je ne crois à rien du tout. Eh bien! cependant, j'ai quelque chose qui me dit que nous nous taperons rudement, si nous allons au Vieux-Calebar. Vous dire d'où me vient cette idée, je n'en sais rien. C'est un pressentiment, comme on dit; mais rien ne m'ôtera cela de la tête. Nous allons donc revoir mons Ephraïm et le prince Boulon, ce vieux chien, à qui je garde une si longue dent… Mais ne parlons plus de cela, parce que… Dans trois jours, capitaine, notre gréement sera repassé, et la voilure mise en état, avec quelques fins coups d'aiguille… Ah! je te reverrai donc encore une bonne gueuse de fois, prince Boulou! Nous allons joliment rire tous les deux.
Nous fîmes voile de Bahia pour le Vieux-Calebar, avec un équipage remis de ses fatigues, un navire réparé et en parfait état.
17.
SECONDE TRAITE
CHEZ ÉPHRAÏM.
Le traître
espagnol.—Vengeance.—Un duel à bord.
—Combat.—Fratricide.—Fin.
Je revis, au Vieux-Calebar, Ephraïm plus absolu que je ne l'avais trouvé à mon premier voyage. Les Anglais, que l'on rencontre dans tous les lieux où l'on aborde par mer, lui avaient bâti une magnifique case en bois. Une foule de négriers espagnols étaient mouillés dans le fleuve, attendant des cargaisons en échange des riches marchandises qu'ils avaient confiées à la bonne foi de cet orgueilleux cacique. Partout enfin je n'aperçus que des traces de la puissance et de la prospérité du souverain nègre que j'avais laissé, un an et demi auparavant, fort en peine de réunir trois cents noirs pour me payer mon chargement. La réception d'Ephraïm fut aussi bienvieillante que mon entrée au Vieux-Calebar avait été peu respectueuse. Dans le temps où j'avais ma fortune à faire, en soignant les intérêts de mes armateurs, je sentais la nécessité de ménager le nègre puissant dont pouvait dépendre le succès de ma spéculation. Mais affranchi de toute responsabilité, et n'ayant à rendre compte de mes actions à personne; je voulus me laisser aller à l'impulsion de mon caractère, au risque même d'exposer une existence dont je me souciais au reste si peu.
Le roi, en me voyant, me dit: Ton ami Pepel a voulu continuer à m'imposer le tribut que je lui payais auparavant. Pour toute réponse je lui ai envoyé un cercueil. Il m'a fait dire qu'il acceptait mon cadeau, et que bientôt il s'en servirait pour y placer le cadavre d'un rebelle. Nous nous sommes battus, et j'ai cessé d'être tributaire de ton mauvais roi de Boni.[9]
[Note 9: Historique.]
—Peu m'importent tes différends avec le roi que tu appelles mon ami, et que je ne connais que pour avoir échangé avec lui une cargaison qu'il m'a payée loyalement. Ce que je viens te demander, c'est l'accomplissement d'un de tes engagemens. Tu me dois quatre-vingts noirs.
—Tu les auras dès que ta cargaison sera à terre.
—Je ne la débarquerai que lorsque tu auras satisfait à ma juste réclamation.
—Et si j'exigeais, pour remplir mes engagemens, la soumission et la confiance que ne me refuse aucun des capitaines qui abordent ici?
—J'irais alors à Boni trouver Pepel, je lui dirais: Éphraïm a manqué à sa parole; et, avant quatre mois, Pepel aurait à sa disposition ces pièces de campagne que tu as vainement demandées à des capitaines négriers, et que moi, je peux me procurer pour rendre puissant le roi qui me traitera le mieux.
—Tu mériterais bien que je te fisse repentir de l'imprudence de tes menaces, en te laissant exécuter un projet aussi fou. Mais je suis trop puissant pour avoir besoin de te punir de ta témérité; et pour te prouver combien peu je m'effraie de tes bravades, tu ne seras pas plus inquiété ici que les autres capitaines, dont je n'ai reçu que des marques de respect et de docilité.
Je ne voulus débarquer rien à terre. Un chef maure, aux formes majestueuses, au regard sévère, au teint cuivré, vint visiter ma cargaison à bord: il me proposa d'échanger plusieurs objets qui lui convenaient, contre un certain nombre de noirs dont il pouvait, disait-il, disposer en ma faveur. Sans savoir quels rapports existaient entre lui et Éphraïm, je consentis à ce marché. Mafouli, qui me prouva bientôt l'influence qu'il avait sur le roi nègre, me prévint que des négriers espagnols, mouillés à côté de moi, avaient formé le projet d'enlever mon bâtiment pendant la nuit. Cet avis bienveillant m'engagea à me tenir sur mes gardes. Je fis faire à la hâte des filets d'abordage, et, toutes les nuits, mon équipage veilla en armes sur le pont auprès de mes caronades bien chargées. Pour plus de sûreté encore, j'acceptai l'offre que me fit le chef maure, de m'envoyer chaque soir sept à huit de ses Arabes pour m'aider à repousser les Espagnols qui se mettraient en tête de m'attaquer. Aucun d'eux n'osa tenter l'abordage contre mon navire, si bien disposé à les recevoir. Les relations que j'entretins par suite de cette circonstance avec Mafouli, me servirent à composer près de la moitié de ma traite; car il me donna cent cinquante noirs pour une partie de mon chargement. Jamais je n'ai pu savoir par quels motifs le Maure exerçait au Vieux-Calebar, du consentement d'Éphraïm, un empire presque égal à celui du roi.
Éphraïm voulut aussi avoir le reste de mon chargement. Il envoyait à mon bord, comme son chargé de pouvoirs, le vieux Bonlou, ce prince, l'ancien mari de Fraïda. L'émissaire du roi s'était lié avec le capitaine espagnol Raphaël, espèce de pirate qui, ne pouvant réussir à compléter sa traite, s'était mis à la tête du complot qui avait pour but d'enlever mon navire. Je voyais avec répugnance Boulou, qui, de son côté, ne manquait aucune occasion de me témoigner sa haine. Un jour où il m'avait irrité, je lui dis que, s'il continuait, je l'achèterais comme un esclave à Éphraïm, fut-ce au prix le plus haut, pour avoir le droit de le faire manger ensuite par mes chiens. Boulou trembla d'abord; mais, revenu de son premier moment d'effroi, il se montra indigné de ma menace, et, déchirant la chemise qu'il portait pour tout vêtement, il m'en jeta les lambeaux, en signe de malédiction. Je ne fis alors que trop peu de cas, peut-être, de ces menaces de vengeance.
Quand les deux cents et quelques noirs qu'Éphraïm devait me donner pour acquitter son billet et pour payer la partie de la cargaison qu'il avait prise furent prêts, je les fis garder à terre, dans les parcs, par quelques hommes, en attendant que mon eau et mes vivres fussent faits.
Un soir, où pendant un violent orage je me promenais sur le pont au milieu d'une obscurité profonde, je vis dériver près de mon navire, à la lueur des éclairs, un brick qui d'abord me parut être celui de Raphaël; mais, sachant que ce bâtiment n'avait encore que la moitié de sa traite à bord, je supposai que la force seule des rafales l'avait fait chasser sur ses ancres. L'arrivée d'une grande pirogue, qui me ramenait à demi morts les hommes que j'avais préposés à la garde de mes nègres à terre, me tira bientôt d'erreur: et quelle fut ma surprise, lorsque, dans cette pirogue, je reconnus Duc-Éphraïm lui-même!—Quel événement as-tu à m'annoncer? lui demandai-je avec anxiété.
—Tu vas le savoir, me dit-il. L'indigne Boulou a empoisonné, dans un breuvage, les matelots qui gardaient tes esclaves, et il a livré tes nègres à Raphaël, avec qui il vient de partir.
—Quoi! ce brick que je viens de voir dériver est celui de Raphaël?
—Oui, le vois-tu encore, là, là-bas, du côté d'où partent les éclairs?…
—En haut tout le monde! m'écriai-je; Pitre, fais filer notre câble par le bout, et appareillons, pour tâcher de rejoindre ce lâche forban, et le clouer au pied de notre grand-mât, comme un assassin à un gibet.
—Tu as raison, capitaine, dit Éphraïm: il mérité la mort d'un grand voleur. Rejoins-le, et apprends-moi que tu l'as puni. Sache bien que si le Grand-Être ne te donne pas les moyens de te venger de ce brigand, je te dédommagerai de ce qu'il t'aura fait perdre. Voilà mon grigri, cache-le sur ta poitrine, il te portera bonheur et il t'aidera à tuer Boulou. Adieu, va vite: adieu. Mon Tamarabout va te bénir. Adieu.
Éphraïm, qui, je dois le dire, se montrait indigné de la lâcheté de Raphaël et de la trahison de Boulou, ne s'éloigne que quand il me voit appareillé; il m'indique encore, monté sur l'avant de sa pirogue, l'endroit où, à la lueur des éclairs, il croit voir le brick de Raphaël. Je fuis sous mes basses voiles avec les rafales qui soufflent, au bruit du tonnerre et avec le sifflement de la pluie: tout mon équipage frémit de rage et jure de se venger dans le sang du misérable que nous poursuivons sous le fracas de la foudre. A la clarté éblouissante des coups de tonnerre, tous les yeux cherchent le brick devant nous, et chacun croit l'apercevoir courant toutes voiles dehors, à une petite distance. Nous naviguons sans pilote, avec un sillage d'enfer, entre des côtes que nous apercevons à peine, et des bancs de sable où la mer bouillonne. Mais qu'importe le danger! C'est notre soif de vengeance qu'il faut que nous étanchions. Entre les raffales qui nous poussent, nous éprouvons des momens de calme plat et lourd; c'est alors que les imprécations redoublent contre Raphaël, contre la brise, contre le ciel…. Avant le jour, il nous sera impossible de joindre le brick près duquel nous sommes exposés à passer sans le voir…. Le jour arrive pâle et douteux, et le premier j'ai le bonheur de distinguer sur l'avant, à près de trois lieues, le navire de l'infâme, du lâche Raphaël….. L'espoir brille tout à coup sur les figures expressives et dans les yeux hagards de mes matelots…. Tous aiguisent sur une meule que tourne Pitre, les poignards avec la pointe desquels ils brûlent de venger leurs camarades empoisonnés par l'exécrable Boulou.
—Oui, nous te gagnerons, mauvais rafleur de nègres, répète Pitre en montrant le brick du bout de son sabre! Mais, capitaine, voulez-vous, pour rendre nos voiles plus étanches avec la brise qui les a séchées, que je fasse monter sur les vergues des seilles d'eau avec lesquelles nos hommes arroseront la toile?
—Fais ce que tu voudras; et ensuite, comme notre brick-goëlette demande à être un peu sur l'arrière, et que nous n'avons pu le mettre en tonture avant ce départ précipité, fais passer une partie des noirs dans la chambre.
On arrose les voiles, l'eau de mer ruisselle de dessus les vergues, sur les fonds et le long des ralingues; on plombe l'arrière avec du lest volant. La Rosalie coule alors avec plus de rapidité sur une belle mer et avec la brise qui s'arrondit. Mais Le brick de Raphaël ne grossit pas encore à notre vue. Il est couvert de toile comme nous; comme nous aussi il gouverne avec précision, et de manière à ne pas faire un seul lanc. Les grains arrivent, les rafales soufflent; mais aucun de nous n'amène. Chavire plutôt la Rosalie que de ralentir la chasse que nous donnons à ce méprisable forban! Ah! si sa mâture, moins haubanté que la nôtre, pouvait casser dans un grain!… Mais non, le grain arrive, et il n'amène pas un pouce de toile, et rien ne tombe à son bord…. Abominable temps! Sort infâme qui favorise le plus lâche des hommes!
Le calme arrive avec le milieu du jour: la rage redouble parmi nous. Borde les avirons de galère et fais monter des nègres pour aider l'équipage à nager. Oui, me répond Pitre: Allons, garçons, hallons dur et ensemble sur ces avirons: la vie du gredin de Raphaël est au bout de ces rames-là.
Raphaël fait aussi border des avirons à bord de son brick; mais avec la faible brise qui semble s'éteindre sur la chute des ralingues de nos voiles, nous croyons remarquer que nous avons gagné le brick, plus que nous ne l'avons fait avec les rafales. Courage, enfans, nous le gagnons; courage! il n'est plus qu'à quatre ou cinq portées de canon de nous!
Et tous mes matelots d'entonner de joyeuses chansons pour faire tomber les avirons en cadence; et puis des cris de fureur viennent interrompre de temps à autre les chants qui retentissent déjà peut-être aux oreilles de Raphaël.
Tout-à-coup une petite risée frémit; nos avirons labourent la mer, qui glisse le long du bord. Rentre vite les avirons: attention à gouverner! le brick ennemi cule. Une saute de vent l'a fait masquer. A nous le forban! à nous le voleur de nègres, hurlent tous mes gens. A l'abordage, capitaine, à l'abordage, et pas de pardon à ce chien d'Espagnol!
Raphaël veut en vain reprendre sa route après avoir masqué dans la saute de vent. Il est troublé, car il ne gouverne plus qu'en faisant des embardées tribord et babord. Moi, plus tranquille et plus favorisé cette fois par la régularité de la brise, je ne perds pas une ligne de chemin. A mesure que je l'approche, il gouverne plus mal. Rendu à portée de canon, je lui vois hisser un pavillon espagnol qu'il amène avant que je ne lui aie même envoyé un seul coup de caronade. Voudrait-il se rendre sans combattre? Nous allons voir. Mais, en attendant, hissons un pavillon noir, et que l'infâme tremble en voyant monter cette couleur sinistre au haut de notre mât de misaine.
—Clouons, clouons notre pavillon, capitaine, crie l'équipage; à l'abordage, et pas de pardon!
—Oui, mes fils, il sera cloué, notre pavillon! Faites descendre nos noirs; qu'on les mette aux fers, et parons-nous à sauter à bord du brick, après lui avoir envoyé toute notre volée dans les flancs.
—Oui, oui, à l'abordage, à l'abordage, capitaine!
Raphaël ne paraissait avoir fait aucune disposition de combat, quoiqu'il eût un équipage aussi fort que le mien. À l'instant où je me disposais à lui lancer toute ma bordée, en le prenant en hanche, je le vois monter sur son couronnement, et me faire signe d'attendre un instant. Puis il me crie au porte-voix:
«Léonard, seul je suis coupable, j'ai tout fait malgré mes hommes. Tu as plus d'artillerie que moi, mais j'ai autant de matelots que toi, et nous sommes disposés à nous défendre.
—Eh bien, défends-toi, misérable brigand!
—Ecoute-moi encore un seul instant avant de m'aborder. On te dit brave, et tu ne voudras pas faire massacrer deux équipages innocens, pour me punir moi seul, qui suis coupable, et pour n'obtenir peut-être qu'un avantage douteux… Veux-tu que nous vidions à nous seuls notre querelle?
—Non! non! s'écrient mes gens: à l'abordage! à l'abordage!
Je suspends un instant l'irritation de mes matelots et la colère de mon second; et, sans trop prendre le temps de la réflexion, je réponds à Raphaël:
—Eh bien! oui, j'accepte ton défi, vil voleur, pour avoir le plaisir de te punir de ma main.
Les cris de rage de tous mes marins accueillent ma réponse: je réussis à peine, à force de supplications et de prières, à les empêcher de faire feu sur le brick. «Ma parole est donnée, leur dis-je, et vous ne voudrez pas que votre capitaine se souille par un acte de lâcheté en se mettant au niveau de ce forban. Abordons le brick qui vient d'amener; mais en nous tenant sur nos gardes, les armes à la main, contre toute surprise; laissez-moi m'entendre seul avec Raphaël, et régler les conditions d'une affaire dont vous allez me voir sortir vainqueur, sans vous avoir exposés à périr pour une cause qui n'est que la mienne.»
Mon équipage, presque révolté contre moi-même, m'adresse des reproches que je suis forcé de subir. Mais j'aborde, en l'élongeant avec précaution, le brick espagnol, et bientôt les deux navires, amarrés inoffensivement l'un contre l'autre, restent, sans faire de route, sur les îlots tranquilles qui les balancent.
—A quelle arme veux-tu te battre, Raphaël?
—Nous avons nos pistolets: mets-toi sur les bastingages d'un bord et moi sur ceux de l'autre. Nos seconds vont tirer à qui de nous fera feu le premier. Si je te tue, je continuerai ma route; à moins que tes gens ne veuillent recommencer, et confier au sort d'un combat général l'issue de noire affaire. Si tu me brûles la cervelle, tu reprendras tes noirs, et tu auras en plus ceux qui m'appartiennent déjà. Y consens-tu?
—C'est entendu. Mais pendant notre duel, tous mes gens armés vont passer sur l'avant, et tout ton équipage sur l'arrière; si l'un de nous manque à l'honneur, que le sort des armes, entre les deux équipages, décide de notre droit.
—C'est cela. Allons, quel bord choisis-tu?
—Le côté de bâbord. A toi l'honneur de la place, brave voleur d'esclaves!
Nos deux seconds font ranger l'équipage de la Rosalie sur l'avant, et celui du brick sur l'arrière, tous deux prêts à s'élancer l'un sur l'autre, à la première contestation. Raphaël monte sur le bastingage de tribord, et moi sur celui de bâbord, du côté où la Rosalie est amarrée au brick. Déjà nous nous toisons comme pour chercher la place où nous voulons nous frapper avec le plus d'avantage. Pitre s'avance entre nous deux, avec le second espagnol. Une gourde est jetée en l'air. Raphaël demande face: il tourne face; c'est à lui de tirer…. Un murmure sourd s'élève du milieu des deux équipages, puis un silence de mort succède…. Au moment où Raphaël va m'ajuster, un de mes hommes, perché sur le bossoir d'avant, crie, Navire: Tous les yeux se détournent vers l'avant. Le combat est un instant suspendu…… On observe le bâtiment aperçu, et l'on reconnaît un brick…. Finissons-en vite, dis-je à Raphaël, c'est peut-être un des croiseurs de Fernando-Pô; car ce navire est près et me semble gros.
—C'est égal, dit-il: les croiseurs n'ont plus que de faibles équipages, dévorés par la maladie. Seul, celui-là n'oserait attaquer nos deux navires. Attendons encore un peu.
—Est-ce que tu hésiterais maintenant, malheureux, à te battre, comme le premier tu me l'as proposé?
Pour toute réponse, Raphaël reprend sa place sur le bastingage de tribord. J'attends son feu à mon poste. Il élève son pistolet, il m'ajuste: la balle part et me traverse les chairs du bras gauche, du bras avec lequel je me tenais à un calehauban.
La joie de Raphaël, qui croit m'avoir atteint grièvement, s'épanouit sur son atroce figure. Il veut descendre. Non, chien; reste, lui dis-je avec fureur, tu dois essuyer mon feu!
En prononçant ces mots je tends mon arme vers lui: la détente part, le coup frappe, et mon adversaire se raidit sur ses jarrets en lâchant un cri, et il tombe à la mer, renversé convulsivement sur le dos.
A moi le brick et les esclaves m'écriai-je en sautant sur le pont. L'équipage espagnol s'ébranle: le mien court à moi comme pour me défendre; mais les Espagnols, dont nous avons mal jugé les intentions, jettent leurs armes, et le second, élevant son chapeau en l'air, crie: Vive le capitaine Léonard! Santa-Maria vient de punir l'infâme Raphaël!
Pitre m'embrasse en pleurant de plaisir. Chacun de mes hommes veut me presser la main, me dire un mot de satisfaction. Les Espagnols me touchent comme une relique. On panse ma plaie, assis au milieu de tout ce monde, et personne ne songe à regarder, le long du bord, ce qu'est devenu Raphaël. Ma balle lui avait traversé le coeur, et la mer l'avait déjà emporté loin de nous.
—Ce n'est pas tout, dit Pitre: il faut faire passer en double tous les nègres du brick à bord de nous; et il n'y a pas de temps à perdre, car voilà un navire qui m'a l'air de nous tomber rondement sur le casaquin.
Pitre descend dans l'entrepont avec quelques uns de nos matelots et trois ou quatre Espagnols: ils déferrent un à un les esclaves, qu'on fait passer vivement dans la cale de la Rosalie. J'ordonne de prendre autant de vivres que l'on pourra en enlever au brick, et de loger dans nos soutes les provisions nécessaires pour le supplément d'esclaves que nous avons conquis.
Pitre, en cet instant, sort tout joyeux de la cale du brick, et tenant par les oreilles un vieux nègre qui détourne la face:
—Reconnaissez-vous celui-là, capitaine?
—Mais n'est-ce pas ce gredin de Boulou, qui voulait
conduire à la
Havane la traite de Raphaël?
—Tout juste; c'est ce bon prince avec qui nous avons un petit vieux compte à régler. Je l'ai trouvé blotti comme un singe entre deux barriques à l'eau. Voulez-vous que je lui fasse sa petite affaire sans jugement?
—Non, le misérable! Qu'on l'enchaîne à bord comme un tigre, et s'il fait le fanfaron, qu'on le livre à mes deux chiens.
—Bah! vos chiens! ces pauvres bêtes, qu'ont-elles donc fait? Elle ne voudraient pas d'un vieux corps aussi coriace et aussi peu régalant. Ah! je vous ai toujours dit, capitaine, que vous étiez trop bon!
—Délivre-moi de la vue de ce monstre.
—Vous appelez ça un monstre? Vous êtes bien modeste; dites plutôt un empoisonneur!
—Un empoisonneur!
—Tiens, pardieu! n'a-t-il pas donné un bouillon d'onze heures à nos gens de garde à terre, ce beau prince, que l'enfer avait accouplé si bien avec la gueuse de Fraïda!
—Qu'on l'attache au pied du grand mât du brick.
Oui, tu as raison,
Pitre, un empoisonneur doit mourir dans les tortures.
—Et que ferez-vous du brick?
—Je le coulerai.
—Vous n'aurez pas grand'chose à faire pour cela; il fait de l'eau, comme un panier. D'ailleurs, les Espagnols veulent tous vous suivre à bord de la Rosalie.
Le navire approche.—C'est un grand brick, me
criait-on, pendant que
Pitre amarrait Boulou au pied du grand mât.
—Voyons, dis-je à l'équipage espagnol, résolu à me suivre: si ce brick, devant lequel nous allons prendre chasse, vient à nous gagner et à nous attaquer, puis-je compter sur vous tous pour le combat?
—Oui, capitaine, oui, jusqu'au dernier d'entre nous!
—Eh bien! passez tous à mon bord, et aussitôt que nous aurons transbordé tous les esclaves, qu'on me largue les voiles du brick, et que le feu soit mis à sa coque, à son gréement et à sa mâture! En le coulant, il serait encore à flot quand ce croiseur qui nous chasse sera près de nous. Mais une fois le feu allumé à bord, il ne restera plus de trace de lui. Dépêchons-nous donc de transborder nos nègres!
La nuit, une nuit douce et calme, descendait déjà sur la scène horrible qui se préparait. Le brick que nous avions aperçu pendant mon duel en pleine mer avec Raphaël n'était plus qu'à quelques portées de canon de nous. La mer était belle, le ciel serein, et la brise semblait plutôt se jouer avec les flots pour les caresser que pour les soulever. Ce silence, qui a quelque chose de si imposant et de si vaste à la mer, n'était interrompu que par la voix de mes matelots et les commandemens de Pitre, qui ne cessait de répéter pour encourager nos gens: Allons, mes fils, faisons vite, pour mettre le feu à cette barque et faire rôtir le prince Boulou! Oh! que ces hommes se dépéchaient! avec quelle activité ils travaillaient, et quelle gaité brillait dans leurs regards! Combien ils se promettaient de plaisir en pensant à l'effet que produirait l'incendie du brick de Raphaël, sautant en l'air avec ses poudres! Que de bons mots ils trouvaient en voyant les grimaces et la contenance infernale du prince Boulou, attaché au pied du grand-mât! Pour celui-ci, il ne trouvait de force que pour me maudire et appeler la vengeance de tous les démons. Les voeux du misérable ne furent que trop tôt et trop bien exaucés…..
Je n'eus qu'à faire un signe, et des torches de goudron, déjà allumées, firent courir une flamme dévorante dans le gréement et la voilure du navire capturé: les cris de Boulou se perdirent dans les craquemens de la mâture en feu et les hurlemens de la flamme. La Rosalie, toutes voiles dehors, s'éloigna du foyer de l'incendie et les ombres de la nuit enveloppèrent les ondes brûlantes que le vent lançait vers le ciel, qui paraissait s'embraser. Les regards de mes hommes se tenaient attachés immobiles et avides sur le brick, qu'ils s'attendaient à voir sauter. Déjà ils accusaient la lenteur de l'explosion sur laquelle ils comptaient. Une ombre se dessine au même moment sur le fond de l'horizon qu'embrase l'incendie que nous laissons derrière nous: cette ombre est celle de la haute voilure du brick qui nous a chassés, et qui, poussé par la brise, est parvenu à passer entre le brick en feu et notre navire. Il défile silencieusement, et ses voiles, après nous avoir masqué un instant la rouge clarté du brasier qui s'élève au sein des flots, vont se perdre dans l'obscurité par notre côté de babord.
—Il va revenir sur nous, il va revenir sur nous, répètent tous mes hommes.
—Parons-nous au combat, dis-je à Pitre. Si ce brick nous gagne et qu'il nous attaque, nous lui ferons payer cher sa témérité. Avec un double équipage, qu'avons-nous à craindre d'un navire dont les hommes ont été exténués par la maladie qui a frappé tous les croiseurs?
Le second espagnol vient m'assurer qu'il a appris que tous les bâtimens de la croisière de Fernando-Pô avaient perdu la moitié de leur monde.
—Eh bien! qu'il soit bien équipé ou non, peu importe! Chacun à son poste, et à l'abordage s'il nous attaque!
Mes gens sautent aux caronades. Une explosion épouvantable ébranle tout notre navire, et une lame sourde vient nous pousser en avant et clapotter le long du bord. Des débris de mâture, des bouts de filain en feu, des morceaux de fer, tombent de toutes parts autour de nous. C'est le brick espagnol qui vient de sauter en l'air, et le fracas de l'explosion nous étourdit long-temps encore après cette terrible commotion. Bientôt, par la hanche de bâbord, nous distinguons le brick qui nous a chassés, et que la lueur éblouissante de l'incendie nous avait empêchés jusque-là de voir dans l'obscurité. Il nous poursuit de près et semble nous gagner. Il n'y a plus à en douter: le combat devient inévitable.
Pitre passe derrière pour m'avertir que tout est prêt, et que l'équipage espagnol, dont jusque-là les intentions lui ont paru suspectes, fait la meilleure contenance. Jamais je n'avais vu mon second plus joyeux ni mieux disposé. Avant de regagner son poste, il me presse la main avec respect, avec affection; et puis, après avoir fait quelques pas, il revient pour me dire encore adieu avant le combat.
—Qu'as-tu donc? lui demandé-je, surpris de l'émotion que je crois remarquer dans la manière dont il me quitte.
—Capitaine, ne croyez pas que ce soit la peur, au moins, qui me fasse vous dire adieu de cette manière; au contraire, jamais je n'ai été aussi content de me battre. Vous vous rappelez bien ce que je vous ai dit qu'il nous fallait, à vous et à moi… Eh bien! l'instant est venu, et voilà celui qui fera mon affaire! Et il me montre le brick qui s'avance; il me demande une seconde fois la permission de m'embrasser, et après m'avoir pressé dans ses bras frémissans, il s'élance sur l'avant en me disant: «Adieu, mon capitaine; c'est le dernier et le plus beau moment de ma vie!»
Un coup de canon gronde sur notre arrière, le boulet siffle et va couper une de nos drisses de bonnette. Je reviens au vent, et par le côté de tribord, le brick me présente la joue en faisant comme moi une oloffée. Sans que j'aie le temps de commander le feu, toute ma volée de tribord part, lancée par mes chefs de pièce, qui n'ont pu résister au désir de riposter à l'ennemi. Dès lors le combat s'engage: j'essuie deux volées de la part du brick qui m'approche à une portée de pistolet, toujours en me tenant par la hanche; ma petite artillerie est bien servie: le feu de l'ennemi paraît se ralentir à mesure que la canonnade se prolonge. Un morne silence règne à son bord; des houras accompagnent chacune de mes bordées: les manoeuvres, coupées par la mitraille, tombent sur mon pont; mais quelques unes des voiles de mon adversaire tombent aussi dégréées par mon feu. J'ordonne alors de pointer à la flottaison, pour tâcher de couler l'ennemi qui ne s'attache qu'à me démâter. Au bout d'un quart d'heure, je crois remarquer que l'avantage me reste et qu'il y a de la confusion à bord du brick: je fais lancer au vent et nous combattons à échanger presque nos écouvillons. Mais, grand Dieu, que cet exécrable combat me semble long et sinistre! La blessure que Raphaël m'a faite au bras me fait horriblement souffrir: la douleur m'exalte et je deviens furieux. Mes deux chiens, qu'avant le combat on n'a pas eu la précaution d'enchaîner, hurlent sur le pont et remplissent l'air de leurs aboiemens lugubres. Cinq à six fois je suis tenté de les abatre, tant leur cris m'importunent et m'irritent, et par un mouvement plus fort que ma résolution même, je les laisse errer sans les tuer autour de moi et sur le pont. A la lueur des coups de canon que m'envoie le brick, je remarque un homme qui se lève sur le bastingage de dessous le vent, à chaque volée, et qui paraissait être le capitaine du navire que je combats. Un novice, qui charge à mes côtés les pistolets dont je voulais me servir, me passe des armes que je décharge en ajustant celui qui me semble commander la manoeuvre à bord de l'ennemi. Ma main tremble d'abord, je fais feu deux ou trois fois, et à la clarté des volées que nous échangeons, je m'aperçois que mon adversaire ne reparaît plus sur le bastingage où j'ai dirigé mes coups.
«Hourra! Hourra! crie mon équipage; hourra! garçons, le brick éteint son feu!» Et les décharges recommençaient à mon bord avec plus de vivacité encore qu'au début de l'action. Bientôt le feu du navire ennemi cesse, et ceux de mes hommes placés sur l'avant me disent: «Capitaine, ce brick est amené, il ne tire plus.»
—Pourquoi donc, demandé-je à ceux qui élèvent la voix, Pitre ne me parle-t-il pas?
—Capitaine, M. Pitre vient d'être tué sur la bitte!
Le brick ennemi ne gouvernait plus; sa batterie paraissait ne plus être servie: je me décide à l'accoster en commandant l'abordage. Je pousse la barre sous le vent, et, malgré la faiblesse de la brise, le navire obéit, et j'engage mon beaupré dans ses haubans de misaine. Tous ceux de mon équipage qui ne sont pas blessés s'élancent à bord: je les suis, et je vois avec étonnement mes deux chiens sauter dans le navire abordé. Son pont était couvert de cadavres. Quelques hommes, groupés sur le gaillard d'arrière, ne nous opposent aucune résistance: ils me crient qu'ils sont rendus, et j'entends avec effroi les mots français qu'ils prononcent pour m'annoncer qu'ils ont amené. Un fanal, allumé près du dôme, me laisse voir, étendu sur les pavillons, le corps d'un officier, revêtu d'un uniforme couvert de sang. Pendant que mes matelots parcourent le navire le sabre à la main, pour faire mettre bas les armes à ceux qui restent de l'équipage ennemi, moi j'approche de l'officier mourant. Mes chiens m'avaient devancé encore, et je les retrouve léchant les plaies de l'infortuné sur la figure duquel je porte la lueur du fanal que j'ai trouvé près du dôme: ses deux yeux expirans s'entrouvrent et brillent à la clarté détestable qui lui laisse apercevoir mes traits. Un cri horrible s'échappe de sa poitrine gonflée, et ce cri, que je reconnais avec horreur, vient déchirer mes entrailles comme la pointe d'un poignard qui assassine…
Il n'avait donc que trop bien deviné son sort et mon crime, mon malheureux frère, lorsqu'en nous quittant à la Martinique, il m'avait dit, avec l'accent du plus sinistre pressentiment: Nous nous reverrons, Léonard!…. Je l'avais revu aussi; mais pour être son meurtrier; mais pour le voir expirer de mes coups, en m'accusant de lui avoir arraché une vie pour laquelle j'aurais donné mille fois tout mon exécrable sang…
Je n'ai plus aujourd'hui la force de dire ce qui se passa à bord du bâtiment que je venais de souiller d'un fratricide. Par quelle inspiration infernale le prêtre de Saint-Pierre m'avait-il donc empêché de m'arracher, de mes propres mains, une existence que le sort avait vouée au plus horrible de tous les meurtres…. La plume s'échappe de mes doigts, teints encore du sang si pur et si cher que j'ai versé. Je n'ai plus d'énergie que pour me détester, et pour appeler une mort que je veux attendre avec rage et regarder en face en m'abreuvant de remords et de regrets…. Elle viendra bientôt, cette mort, et je la recevrai en jetant avec fureur un dernier regard de haine sur une existence que j'ai remplie d'épouvante et de forfaits!
* * * * *
Ce fut deux mois après cet événement déplorable, que je vis expirer à Saint-Pierre-Martinique le capitaine Léonard. Le journal qu'il me confia en mourant m'apprit le secret que jusque-là il m'avait caché, avec une réserve qui me révélait l'état de son âme souffrante, sans toutefois me laisser deviner le motif du chagrin dont il paraissait dévoré. Jusqu'à son dernier soupir, il sembla prendre plaisir à narguer la douleur et à jeter sur la vie des expressions de haine et de mépris. La dépouille mortelle de cet infortuné fut déposée aux Pères-Blancs, entre la tombe de son ami et celle de sa maîtresse….
FIN DU NÉGRIER.
TABLE
DU QUATRIÈME VOLUME.
CHAPITRE 13. DÉVOUEMENT DE ROSALIE. CHAPITRE 14. TRAITE À BONI. CHAPITRE 15. TRAITE AU VIEUX-CALEBAR. CHAPITRE 16. TRAITE AU GABON. CHAPITRE 17. SECONDE TRAITE CHEZ EPHRAÏM.
FIN DE LA TABLE.
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