The Project Gutenberg EBook of Contes de bord, by Édouard Corbière
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Title: Contes de bord
Author: Édouard Corbière
Release Date: April 29, 2005 [EBook #15732]
Language: French
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CONTES DE BORD.
PAR
ED. CORBIÈRE,
de Brest,
Auteur du Négrier, des Pilotes de l'Iroise, de la Mer et les Marins, etc.
Paris,
LECOINTE ET POUGIN,
QUAI DES ALOUETTES, N° 49.
1833
PARIS, IMPRIMERIE DE DECOURCHANT, Rue d'Erfurth, n° 1. près de l'Abbaye.
TABLE.
LE ROI-MATELOT.
PETITE GUERRE EN MER.
BARBE-ROUGE.
UN NÉGRIER.
FOLIES DE BORD.
LE NAUFRAGÉ DE LA BARBOUDE.
UN CONTRE-AMIRAL EN BONNE FORTUNE.
PETIT COMBAT.
LE NOVICE DES ASPIRANS DE MARINE.
LE FORBAN MON AMI.
NOTES.
LES PREMIERS JOURS DE MER.
Moeurs des Marins au large.
Les observateurs qui ont vu d'un oeil curieux s'éloigner du port un navire emportant au loin sur les mers un équipage sortant du cabaret, n'ont pas manqué de raconter, et les adieux du matelot à ses amis, et les baisers effusifs dont il couvre les filles en pleurs qu'il va quitter peut-être pour toujours. Sans doute il y a quelque chose d'étrange dans ce spectacle du capitaine impatient, qui gourmande l'hésitation de ces marins, qui semblent se rattacher à la terre, en prodiguant toutes les marques possibles d'affection aux objets qu'ils abandonnent sur ce rivage qui va disparaître à leurs yeux pénétrés de regret. Mais ce n'est pas au moment du départ que le matelot est l'être le plus intéressant à observer: c'est quand il se sent une fois au large que la plus singulière des métamorphoses qu'il peut subir s'opère dans son individu pour ainsi dire multiple.
La première chose qu'il fait lorsqu'il a bien pris son parti et qu'il a dit adieu à la côte chérie qui va s'évanouir à l'horizon, c'est de changer son costume; il descend dans le logement de l'équipage, et il ne remontera sur le pont qu'après avoir fait subir à sa toilette le changement le plus complet. Le large pantalon bleu qu'il portait la veille est remplacé par la culotte de toile qui lui a servi dans la dernière campagne; l'escarpin fin et découvert est remis soigneusement dans le sac jusqu'au premier bal à venir; et, pour s'épargner l'embarras et les frais d'une autre chaussure, le matelot marchera nu-pieds, le pont étant, dit-il, assez propre pour qu'on ne craigne pas de couvrir de boue un pantalon déjà sale. Le chapeau ciré fait place au bonnet de laine, rouge ou brun, et une lourde vareuse goudronnée, faite des lambeaux d'un vieux hunier ou d'un reste de grand foc, couvrira le dos sur lequel la petite veste bleue, à double rang de boutons dorés, se dessinait avec tant de grâce quelques minutes encore avant le départ.
Une fois ce changement de costume opéré, notre homme montre sa tête au capot. Sa physionomie semble aussi s'être métamorphosée avec son costume. A l'air sémillant et galant qu'il affectait encore en montant avec souplesse à bord, a succédé un calme méditatif ou le ton d'un peu de mauvaise humeur. Il va ordinairement se joindre à la file des promeneurs qui s'est déjà formée sur le pont, pour parcourir, en revirant de bord à chaque instant, les dix ou douze pas que la longueur des passavans permet de faire à chacun. Il parle peu d'abord; il ne chante pas encore: il attend que la voix de l'officier de quart lui ordonne de prendre la barre ou de monter larguer un perroquet, prendre un ris, carguer ou amurer une basse-voile; c'est alors seulement qu'il paraîtra, en agissant avec activité, se dérouiller, et reprendre un peu les habitudes du bord; car tout le temps qu'il restera oisif, il semblera être encore tourmenté des souvenirs de la terre. J'ai vu d'anciens marins soupirer trois ou quatre heures encore après le départ. La plupart d'entre eux cependant se résignent avant cela.
Quand l'heure du premier repas vient, on se presse autour de la gamelle dans laquelle fume la soupe que vient de tremper le cook (le cuisinier); mais la gaîté ne préside pas encore à ce dîner ou à ce souper presque improvisé. L'ordre y manque surtout: c'est sa cuiller qu'il faut chercher; c'est un endroit commode qu'il faut trouver sur le pont, pour y assujétir la gamelle et ne pas exposer le précieux potage à être renversé par un coup de roulis ou submergé par un revolis de lame. Cette place commode, on ne la rencontre jamais bien la première fois; aussi la gamelle est-elle transportée d'un bord à l'autre, suivie par les six ou sept marins qui doivent y puiser, le clair bouillon de la chaudière. Jamais cette première soupe de la traversée n'est trouvée bonne: le cuisinier l'a manquée. Un des gastronomes lui reproche de n'avoir pas assez forcé sur le poivre; un autre, d'avoir fait aller trop de l'avant le consommé de l'équipage. Quand la ration de viande fraîche, traversée d'une broche en bois, arrive ficelée d'un bout de fil à voile qui a bouilli avec elle, c'est encore pis: elle n'est pas mangeable!... le cuisinier ne l'a pas mise assez tôt dans la marmite, ou l'a laissée se sécher dans la chaudière, comme de l'étoupe. L'un se lève, irrité de la maladresse du cook; l'autre, plus indigné, jette sa ration par-dessus le bord. Le cook s'excuse en alléguant l'impossibilité de faire de bonne soupe dans une chaudière neuve, et de faire cuire à point une viande coriace, avec un feu qu'il ne connaît pas bien encore. Vingt accusateurs sont là pour lui répondre que la viande est bonne et que c'est lui seul qui est mauvais. Il faut que le quart de vin, distribué à chaque mécontent par le mousse du plat, passe par-dessus cette petite contrariété, pour que les convives cessent de gourmander le pauvre cook, qui ne trouve de refuge contre l'unanimité des plaintes, qu'en se renfermant dans la cabane, dans l'espèce d'échoppe qui lui sert à la fois d'office, de laboratoire et de cuisine.
Cette cabane en bois, placée et amarrée sur le pont, est surmontée d'un capuchon en tôle par lequel s'échappe la fumée qui s'exhale des fourneaux; mais il faut, pour que cette fumée s'envole avec le vent qui enfle les voiles, que le tuyau du capuchon soit toujours tourné, ou pour mieux dire orienté selon la direction de la brise que l'on reçoit. Ainsi, chaque fois que l'on vire de bord, le cuisinier doit faire évoluer aussi sur sa base le tuyau mobile dont la manoeuvre lui est confiée. Pour peu que le pauvre diable ait indisposé les gens de l'équipage, dans le début de la traversée, c'est à la manoeuvre du capuchon qu'ils l'attendent, pour le tourmenter et signaler sa négligence au capitaine ou à l'officier de quart.
Vient-on à virer de bord, à changer d'allure, si le chef est en retard dans l'évolution de son tuyau de cuisine, aussitôt on entendra une grosse voix de matelot lui crier: «Allons donc, brûle-chaudière, orienterez-vous votre capuchon aujourd'hui? Jamais ce marmiton ne peut revirer de bord avec le navire! Il y a deux heures de différence entre la manoeuvre de boutique et celle du bord!...
—Non, ajoute un autre censeur, tu ne vois pas qu'il lui faudra un officier de manoeuvre pour faire envoyer vent-devant à son cabanon de cuisine, quand on enverra de l'autre bord, à bord du bâtiment!»
Alors le malheureux chef sort tout enfumé, l'oeil rouge et la bouche tombante, de sa chaude cahutte, pour grimper sur la toiture de son fragile édifice, et orienter selon la brise le maudit capuchon qui lui a déjà attiré tant de reproches, sans compter ceux qu'il lui fera essuyer tout le long de la traversée. Mais il faut voir, avant qu'il ait tourné l'appareil du tuyau dans le sens voulu, le regard interrogant qu'il jette de son oeil piteux sur l'horizon, pour voir de quel côté vient le vent, et sur quel bord il fera pirouetter sa machine!
Le mousse de la chambre et le cuisinier sont les deux martyrs du bord.
Les matelots qui composent un nouvel équipage ne se familiarisent bien les uns avec les autres que lorsque quelque circonstance un peu décisive est venue opérer un rapprochement forcé entre eux, les réunir côte à côte, en leur offrant l'occasion de faire connaissance dans la pratique du métier.
Au premier mauvais temps qu'on éprouve, les hommes qui ont été obligés de monter ensemble sur une vergue pour prendre le dernier ris ou pour serrer une voile que leur dispute la violence du vent, commencent à se traiter avec bienveillance et quelquefois même avec courtoisie: «Matelot, halez-moi, sans vous commander, un peu de toile au vent, pour que je puisse bien souquer mon empointure.
—Oui, matelot; avez-vous assez de mou comme ça?
—Oui, c'est suffisant, mon ancien.
—Dites si vous en avez à votre idée?
—C'est tout ce qu'il m'en faut.
—A la bonne heure!»
L'intimité, qui n'existait pas une minute avant de monter sur la vergue de hune, se trouve ainsi établie, en descendant sur le pont, entre les deux ou trois gaillards que l'officier a envoyés en haut.
Les marins, assez grands amateurs, pour la plupart, de chants langoureux et de romances plaintives, ne commencent ordinairement à fredonner leurs airs favoris que lorsque le temps devient sombre et que le vent se soulève et gémit autour d'eux. On dirait que ces Bardes monotones de l'Océan ont besoin d'être accompagnés par le mugissement des vagues et le hurlement de la tempête, pour jeter au vent les accords de leur triste mélopée. Rien au reste ne s'accorde mieux avec la sauvage harmonie des élémens courroucés, que les complaintes mélancoliques des matelots; mais ce sont les vieux maîtres d'équipage surtout qui paraissent ne retrouver les airs qu'ils ont appris ça et là, que quand la bourrasque souffle avec violence. Aussi entend-on quelquefois les matelots répéter, en entendant le maître grommeler un lambeau de couplet entre ses dents: «Maître un tel chante sur le bossoir: nous aurons bientôt du f...traud.»
L'eau dont on approvisionne les navires, pour une longue traversée, est ménagée à bord avec une parcimonie dont on se ferait difficilement une idée à terre. Cette habitude d'économiser cette partie si essentielle de l'alimentation en mer, finit par exercer un tel empire sur les marins, qu'il serait très-rare de trouver un matelot qui pût voir, même dans la ville la mieux pourvue de fontaines, répandre inutilement l'eau la plus abondante. Aussi faut-il voir la mine que font les gens de l'équipage aux passagers qui prodiguent, pour se laver la figure et les mains, l'eau qu'ils prennent dans les pièces amarrées sur le pont. Un maître d'équipage disait à deux dames qui s'amusaient à se jeter au visage les gouttes d'eau qu'elles avaient laissées dans leur verre: «Mes braves dames, sans vous faire de la peine, je dirai que vous êtes sans comparaison comme ces petits enfans qui jouent avec des armes à feu.... Peut-être avant qu'il soit quinze jours vous périrez faute de ces gouttes d'eau que vous vous jetez actuellement par la mine.»
Jamais l'eau potable n'est employée à laver des effets; on se contente d'en prendre un quart de verre pour se faire la barbe. L'eau de mer sert aux ablutions que prescrit la propreté.
Quand un nuage, poussé au-dessus du navire par le vent qui souffle, promet de la pluie, les hommes qui sont sur le pont tendent des prélars, pièces de toiles goudronnées, pour recevoir l'ondée qui se prépare. Les dallots, les trous par lesquels l'eau qui coule sur le pont pourrait s'échapper, sont bouchés soigneusement. Chacun prend son linge sale, s'arme d'une brosse à manche, et se dispose à faire la lessive. C'est dans ces momens que les passagères, qu'effraie la musculaire nudité des matelots, doivent se retirer dans leur chambre; car alors il est d'usage que chaque homme ne garde sur lui que son pantalon. La veste, la chemise, la cravatte, tout est placé à l'abri sous la chaloupe ou dans le fond du chapeau. La pluie peut tomber sur les épaules de ces lessiviers intrépides. Pendant qu'ils prennent un bain et que l'onde ruisselle sur leur dos, ils lavent avec impassibilité les effets qu'ils étreignent sous leurs pieds, et souvent la brosse qui a servi à frotter leur casaque ou leur chemise, passe sur l'omoplate et les reins du voisin. Chacun se fait un plaisir de frictionner ainsi son matelot, qui lui rend la pareille de la meilleure grâce possible.
Les mousses échappent rarement à cette lessive générale. Quand l'eau de pluie abonde, les laveurs ne manquent presque jamais d'élever, sur la propreté de ces jeunes gamins du bord, des soupçons que l'officier de quart accueille assez volontiers. On ordonne aux mousses de se déshabiller et de passer docilement sous l'inflexible brosse qui doit leur faire subir un nettoyage complet. Aucun effort n'est épargné par le brosseur, qui frotte l'épiderme des petits patiens, comme il ferait l'un des bordages du gaillard d'arrière, ou de la chambre du capitaine. Les mousses, ainsi balayés et fourbis une bonne fois, n'ont garde de manquer ensuite de se laver tous les matins, de crainte, à la première ondée, d'être encore accusés de malpropreté, et d'être forcés de subir la rigoureuse opération lustrale à laquelle on les a déjà si impitoyablement soumis.
Les matelots, avec le peu de vêtemens et de linge qu'ils possèdent, sont en général très-propres. L'idée de la vermine, qui s'engendre si facilement au milieu d'un grand nombre d'individus réunis dans un petit espace, leur fait horreur. L'homme qui parmi eux néglige de se laver ou de se peigner, éprouve à bord une espèce de proscription à laquelle il n'échappe que bien rarement. On l'exile du logement commun; on le force à manger seul, et nul ne lui adresse la parole que pour lui prodiguer les épithètes les plus dures et anathématiser sa saleté. Les jeunes marins, ceux que l'on appelle de jolis matelots, sont surtout soigneux de leur chevelure: chaque matin on les voit passer, avec une complaisance qui n'est pas toujours sans prétention, le peigne de buis bien nettoyé, dans les longs tire-bouchons chevelus dont ils ont soin d'encadrer leur figure quand ils descendent à terre pour faire ces rapides conquêtes dont ils ne sont pas toujours très-fiers en revenant à bord.
Il est pour les jeunes matelots un genre de coquetterie que l'on ne s'expliquerait pas facilement, si l'on ne savait l'amour-propre que chacun attache à la profession qu'il est forcé d'exercer.
Voici quel est ce raffinement d'élégance:
Quand un novice commence à travailler aux amarrages et à apprendre le matelotage sous la surveillance des gabiers du bord, il ne se pare jamais pour aller se promener, sans éviter de se laver trop les mains. Souvent même, lorsqu'il craint d'avoir les doigts trop blancs, il se les trempe dans du goudron pour compléter sa toilette. C'est un témoignage visible de ce qu'il peut faire comme matelot, qu'il veut laisser subsister à côté du costume destiné à relever sa bonne mine. Comme le travail qu'il sait faire l'honore à ses propres yeux, il croit que l'indice de sa capacité servira à le recommander à la considération des autres personnes, et même à la faveur des belles qu'il va courtiser. Est-ce là déjà si mal penser, et n'y a-t-il pas dans ce calcul de coquetterie du matelot, une opinion trop favorable de ce qui à terre détermine le plus souvent la préférence que les hommes et les femmes accordent à tels ou tels individus, à tel ou tel genre de mérite? Un métier qui condamne ceux qui l'exercent à lutter sans cesse contre des obstacles renaissans, ou à vaincre des incidens presque toujours imprévus, doit faire des marins les hommes les plus prompts et les plus ingénieux du monde. Un matelot est, au reste, l'être qui trouve le plus vite le plus d'expédiens possibles pour se tirer le mieux d'un mauvais pas ou d'une situation critique.
Que quelques matelots soient jetés sans ressource sur un rivage désert, et si quelques heures après leur naufrage ils ne se sont pas bâti une cabane, procuré du poisson ou du gibier, et s'ils ne sont pas parvenus à allumer du feu, vous pourrez à coup sûr en conclure que la côte sur laquelle ils se sont sauvés n'a ni bois, ni gibier, ni poisson. Les vieux soldats, qui sont incontestablement des hommes à expédiens, mourraient peut-être de faim ou de misère, là où des marins trouveraient encore à s'abriter, à se vêtir et à se nourrir assez convenablement.
C'est pendant les longues traversées que l'on est surtout à portée de se convaincre du parti qu'ils savent tirer, pour eux-mêmes, des moindres choses qu'on leur abandonne comme inutiles. Qu'un morceau de mauvaise toile à fourrure leur tombe sous la main, ils s'en font une casquette ou un chapeau. Si l'on peint le navire, ils barbouillent leur chapeau de toile des gouttes de peinture tombées sur le pont. Qu'un pantalon leur manque, ils retournent le pantalon d'un de leurs camarades pour tailler, sur les coupures du modèle qu'ils décousent, les parties du vêtement qu'ils veulent se faire. S'ils n'ont pu se procurer des aiguilles et du fil, ils se feront une aiguille avec un clou, ou même avec du bois dur, et du fil à coudre avec du fil à voile dédoublé. Pour peu qu'un morceau de basane, destiné à garnir les manoeuvres dormantes, soit mis au rebut, ils s'en emparent pour composer les semelles des souliers qu'ils confectionnent avec de la mauvaise toile. Long-temps avant que l'on songeât à fabriquer des capotes cirées, les matelots s'étaient fait des casaques inperméables, en goudronnant leurs hulots, et en passant, sur la toile dont ils étaient faits, deux ou trois copieuses couches de peinture.
Le goudron devient pour eux un topique universel. Se font-ils une coupure, aussitôt ils appliquent sur leur plaie un emplâtre de goudron. Pour certaines maladies internes, ils ne connaissent rien de mieux qu'une mixture de goudron. Ils prendraient du goudron en pilules, je crois même, si on ne cherchait pas par la persuasion, et quelquefois même par l'autorité qu'on a sur eux, à les guérir de la prédilection qu'ils ont pour cette étrange médication.
La vie du matelot à la mer est aussi simple qu'elle est active. A huit heures du matin il déjeûne d'un morceau de pain assaisonné d'un peu de fromage ou de beurre, et arrosé d'un petit verre d'eau-de-vie. A midi il dîne d'une demi-livre de viande salée. Le soir il mange une soupe aux haricots ou aux petits pois. Un quart de vin passe par là-dessus à chaque repas. Voilà toute sa cuisine; et pourtant encore il trouve moyen de faire, de temps à autre, un peu de gastronomie.
Distribue-t-on du lard, par exemple; il le coupe par tranche, au lieu de le faire bouillir dans la chaudière, avec la ration des autres. Il fait griller ensuite, sur des charbons ardens, les précieuses lèches qu'il a découpées avec précaution; puis il saupoudre de poivre et de biscuit râpé la grasse tamponne qu'il va manger avec délices, assis sur le bossoir ou sur le beaupré.
Mais c'est lorsque la pêche donne à bord, qu'il faut voir les Véry d'occasion mettre au jour leur science culinaire! Il n'est pas de partie d'un requin ou d'un marsouin, quelque dure qu'elle puisse être, qui ne soit macérée, exploitée, et livrée à l'appétit de ces mangeurs impitoyables.
Dès qu'un poisson est pris, soit au harpon ou à la ligne, l'heureux maraudeur qui a fait la capture, l'offre en tribut au capitaine: c'est un droit de suzeraineté que personne ne décline à bord. Le capitaine prend ce qui convient à sa table, et livre le reste aux gens de l'équipage. C'est alors que les fricoteurs pullulent: l'un demande qu'on lui avance sa ration de beurre pour cinq à six jours; l'autre, qu'on lui prête une poêle, et qu'on lui donne un peu de vinaigre à la cambuse. Chacun, armé de son couteau, dissèque le poisson, interroge ses entrailles palpitantes, non pour pénétrer, en augure téméraire, les secrets de l'avenir, mais pour chercher tout bonnement quelques muscles charnus à manger. Après cette autopsie plus gourmande que savante, il y a plaisir à voir l'activité avec laquelle les fricoteurs se disputent les places sur les fourneaux de la cuisine. Un requin de 200 livres, quelque coriace qu'il soit, quelque urineux que puisse être le goût de sa chair, trouvera encore des mangeurs plus voraces qu'il n'est dur lui-même. Deux jours suffiront à quinze ou vingt hommes, pour qu'il soit dévoré et qu'il passe de la poêle à frire dans les estomacs avides qui ne font autre chose que de l'avaler et de le digérer pendant quarante à quarante-huit heures consécutives.
Il existe chez les marins un préjugé médical qui peut-être n'est pas nuisible à leur santé, mais qui les conduit tout au moins à faire quelque chose de très-repoussant. Ces bonnes gens s'imaginent que le sang tiède d'un marsouin ou d'une tortue est le plus puissant anti-scorbutique qu'on puisse trouver. En sorte que, lorsqu'on vient de harponner un marsouin ou de chavirer la tortue qui passe endormie le long du bord, on voit les amateurs recueillir, dans le gobelet de fer-blanc qui sert à tout le plat, le sang fumant du poisson qu'on vient de tuer, et vite ils avalent d'un seul trait ce breuvage épais qui ne ressemble pas mal à du goudron liquide que l'on aurait fait tiédir. «Ça fait du bien à l'estomac,» disent-ils en buvant cette potion dont l'aspect seul soulèverait l'estomac de l'homme le moins délicat. Mais les marins ne sont pas gens à avoir mal au coeur pour si peu de chose.
Dès qu'un bâtiment marchand a quitté la terre, on s'occupe à bord de former les deux bordées pour le quart.
Pour former ces bordées, on divise l'équipage en deux parties égales. Chaque moitié de l'équipage, commandée par un officier et un maître, prend le quart à son tour, pendant que l'autre moitié dort ou se repose dans les cabanes ou les hamacs. La première bordée se nomme la bordée de tribord, et, par dérivation, on désigne les marins qui la composent, sous le nom de Tribordais. L'autre bordée est celle de babord, et elle se compose des Babordais.
Une cabane ou un hamac sert à deux hommes dont l'un est Tribordais et l'autre Babordais. Les deux hommes auxquels ce hamac est commun sont matelots l'un de l'autre; aussi chacun d'eux appelle-t-il son camarade son matelot. Les matelots sont, à prendre cette expression dans son acception la plus restreinte par rapport aux usages du bord, ce qu'à terre, dans les casernes, sont entre eux les camarades de lit.
Presque toujours il arrive que les deux marins qui se conviennent assez pour désirer d'être amatelotés ensemble, mettent en commun tout ce qui peut contribuer à solidariser les petites jouissances qu'ils peuvent se procurer à bord. La provision d'eau-de-vie se partage entre eux: le tabac qui doit servir dans la traversée est fumé ou chiqué en commun, et il est fort rare que le partage quelquefois inégal des objets mis en consommation pour l'usage des deux parties, fasse naître entre les deux intéressés d'égoïstes contestations. La paix et l'union règnent presque constamment dans ces sortes de ménages d'hommes, d'où la passion jet à coup sûr la jalousie sont exclues par la nature même de cette alliance toute confraternelle.
Cette camaraderie des matelots a parfois quelque chose de touchant et de fort extraordinaire chez des hommes aussi peu accessibles aux sentimens tendres, que le sont en général les marins.
Un capitaine français, parti de la Guadeloupe avec quelques hommes à peine échappés à la fièvre jaune, qui venait de décimer son équipage, eut le malheur, une fois à la mer, de voir un de ses matelots, convalescent, retomber malade de manière à ne plus pouvoir quitter son hamac.
Le camarade, nous pouvons maintenant nous servir de la désignation plus généralement usitée parmi les marins, le matelot du pauvre fiévreux s'empressa de prodiguer à cet infortuné tous les soins que sa position et son amitié lui prescrivaient de lui offrir. Le garde-malade ne quittait le moribond que pour venir faire son quart, et la nuit il se réveillait vingt fois pour donner à boire à son matelot: la plus tendre femme n'aurait pas veillé avec plus de sollicitude au chevet du lit de son époux.
Le capitaine, aux premiers symptômes de la rechute du convalescent, eut la sage précaution d'ordonner à ses hommes de ne donner au malade que des boissons rafraîchissantes. Sa ration d'eau-de-vie fut soigneusement retranchée à la cambuse. Mais, malgré le régime sévère qu'avait prescrit le capitaine, un passager, qui se connaissait un peu en médecine, crut remarquer que le malade recevait des boissons spiritueuses propres à augmenter l'intensité de la fièvre qui le dévorait. Les précautions les plus rigoureuses furent prises pour que le régime diététique imposé au malheureux fût observé dans toute son austérité. Défense expresse fut faite à tout autre que le matelot d'Alain et le demi-médecin, d'approcher du hamac où le malade luttait depuis trois ou quatre jours contre la mort.
Tous les soins furent inutiles. Une nuit, pendant que Vauchel, le camarade d'Alain, faisait son quart, on vint annoncer au capitaine que le malade avait succombé.
On se figurerait difficilement l'impression que produisit cette nouvelle sur Vauchel:
«Mon pauvre matelot! s'écria-t-il; voilà cinq ans que nous naviguions ensemble et que jamais nous ne nous étions dit une parole plus haute l'une que l'autre!... C'était bien la peine de lui faire boire ma ration d'eau-de-vie à seule fin de lui donner de la force, pour le voir mourir comme ça!»
Le capitaine, à ces mots, demande à Vauchel avec colère et précipitation: «Tu lui donnais donc ta ration d'eau-de-vie, malgré la défense que j'avais faite?
—Pardié, capitaine, c'était la faiblesse qui le tuait, et je voulais lui rendre sa force.
—Malheureux, c'est toi qui l'as tué!
—Moi qui l'as tué! quoi! c'est moi qui as tué Alain, mon matelot! moi qui aurais donné cinq cent millions de fois ma vie, pour le sauver de la mort....
—Oui, misérable, c'est toi, c'est l'eau-de-vie, ou plutôt le poison que tu lui as fait boire, qui a redoublé l'effet de son mal.
—Ah ça, monsieur, vous qui connaissez la médecine (il s'adressait au passager qui avait vu le malade), est-ce bien vrai ce que le capitaine me dit là? est-il possible que j'aie empoisonné mon pauvre matelot?
—C'est bien involontairement sans doute que vous lui avez fait du mal; mais on peut croire que, sans les liqueurs spiritueuses que vous lui avez données, il vivrait encore.»
Cette réponse sembla attérer le matelot d'Alain. Sans chercher à s'excuser, il descendit dans le logement de l'équipage. Ceux de ses camarades qui s'efforçaient de le consoler ne purent obtenir un seul mot de lui, et pendant plusieurs jours toutes les prières, les injonctions et les menaces du capitaine furent vaines pour l'engager ou le forcer à prendre quelque nourriture.
Une fièvre cérébrale, produite par l'exaltation de sa douleur, se déclara avec la dernière intensité chez lui. Dans les accès de son délire, il répétait sans cesse: «Moi qui as tué ce pauvre Alain! Moi qui deux fois l'avais sauvé en me jetant à la mer après lui!... Ah bien, oui!... Alain! Alain! dis donc, mon matelot, est-ce que c'est vrai que c'est ce que je t'ai donné sur ma ration, qui t'a fait du mal, matelot?... Hein? Parle donc! Tu ne dis rien! tu ne réponds pas! C'est donc moi qui t'ai donné le coup de la mort!... Ah! mon Dieu, que je suis malheureux!...»
Le matelot d'Alain expira peu de jours après avoir reçu les reproches de son capitaine sur l'imprudence de sa conduite.
L'homme se résigne facilement à supporter et à subir l'empire des choses que sa volonté et ses efforts ne sauraient changer. L'idée de s'irriter contre les obstacles irrésistibles ne lui vient même pas dans les momens où il pourrait cependant, avec le plus d'apparence de raison, accuser d'injustice le malheur qui le poursuit ou la destinée qui l'accable. C'est ainsi, par exemple, que tel matelot qui s'emporte contre le chef qui le maltraite sans motifs, ne laissera échapper aucun signe de mécontentement parce qu'il plaît à la Providence de lui faire éprouver un temps horrible pendant des mois entiers. Que la tempête le tourmente nuit et jour, que les accidens qui se multiplient à bord durant le mauvais temps le forcent à monter deux ou trois fois par heure dans la mâture, au péril de sa vie, vous ne l'entendrez presque jamais jurer contre la mer qui grossit ou contre le vent qui continue à souffler. Il prend tout ce qui lui vient de là-haut avec résignation. Mais qu'après avoir passé une heure à la barre d'un navire difficile à gouverner, il revienne causer devant avec ses camarades, vous l'entendrez crier contre la chienne de barque qui est trop ardente ou trop molle. On croirait que les imperfections seules qui tiennent, dans les choses, à l'erreur ou à l'ignorance des hommes, ont le privilége d'exciter sa colère et de provoquer ses reproches. Ce n'est qu'à ce qui est irréformable ou irrésistible qu'il se soumet sans murmurer.
Les marins, à qui certes le don de la poésie n'est que très-rarement départi, et chez qui les habitudes du métier ne contribuent guère à développer l'imagination, sont portés cependant à animer tous les objets qui se meuvent autour d'eux; ils donnent de la vie à presque tout ce qui a du mouvement. Un navire, à leurs yeux, a une physionomie, une volonté, et presque des passions. Ils vous disent, en parlant du dernier bâtiment sur lequel ils ont navigué: «Jamais je n'ai vu de brick aussi capricieux que ce coquin-là! aussitôt qu'on ne veille pas à gouverner, il revient dans le vent comme un gredin! C'est trop volage et trop sensible au coup de barre. Mais ça vous a un air guerrier, par exemple! et puis il n'y a pas de boulinier comme ça!»
Quand un navire est rencontré à la mer, ils le personnifient en quelque sorte: «Voyez-vous, disent-ils, comme il éternue en plongeant son avant dans la lame!... Ah! voilà qu'il masque son grand hunier pour nous parler!... Il n'est pas vif pourtant à la manoeuvre; c'est dommage, car il est bien espalmé et bien faraud, ce coquin-là!»
Rarement, malgré cette tendance à tout individualiser, il leur arrive cependant de personnifier la mer, malgré la constante mobilité qu'ils observent en elle, et l'influence qu'elle exerce sur tout ce qui les entoure. Ils disent bien que la mer est mâle quand elle grossit, que la lame grimpe à bord comme un chat, que la houle est sourde; mais ils ne prêtent pas à cet élément une âme, une volonté, des passions et des caprices, enfin, comme ils le font quelquefois en parlant d'un navire.
Les funérailles du marin sont aussi modestes que sa vie a été obscure et que ses moeurs ont été simples. Dès qu'un homme meurt à la mer, soit de maladie ou par l'effet d'un de ces accidens qui n'arrivent que trop fréquemment à bord, le capitaine, qui a recueilli, quand la mort le lui a permis, les dernières volontés du malheureux, ordonne au voilier du navire, ou au matelot du défunt, de faire son sac; on sait ce que cela veut dire, et alors l'ensevelisseur se met à coudre le cadavre dans un morceau de serpillière ou de toile à voile usée. Quelquefois on se sert du hamac du trépassé pour en faire son linceul, ou d'un pavillon, si c'est un officier. Aussitôt que cette opération est terminée, on monte sur le pont le corps ainsi emballé. Une longue planche, qui est ordinairement celle du cook, est placée sur le plabord de dessous le vent, et deux hommes s'avancent pour la soutenir. C'est sur cette voie glissante qu'on va lancer le pauvre diable dans l'éternité, comme disent les Anglais. Si l'on a des boulets à bord, on en fourre un ou deux dans l'emballage du mort: c'est du luxe. Quand les boulets manquent, on les remplace par du lest, des cailloux ou du sable. Le moment fatal arrive: chacun se découvre et s'arrête. Si quelqu'un parmi l'équipage sait une prière, il la récite: on l'écoute avec recueillement, et, au signal donné par le capitaine ou l'un des officiers, le corps est lancé par-dessus le bord: il tombe, coule, disparaît. On jette les yeux sur les flots qui l'emportent derrière le navire, qui continue paisiblement sa route, et bientôt le souvenir du malheureux que la mer vient d'engloutir, s'efface comme la trace que laisse après lui le bâtiment sur la surface de l'onde immense.
LE ROI-MATELOT.A
A bord d'une frégate mouillée paisiblement en rade des Basques, près de Rochefort, la plus grande partie de l'équipage se trouvait couchée dans les files de hamacs qui s'étendaient dans la batterie, depuis la chambre du commandant jusque sur l'avant. Quelques hommes de quart veillaient seuls sur le pont, et faisaient retentir, sous leurs pas cadencés, en se promenant les uns derrière les autres, les larges passavans du navire. Le temps était beau; la mer coulait pour ainsi dire avec harmonie le long du bord, et ce retentissement des pas des hommes de quart, ce murmure léger des flots et du vent, et ce bruit des conversations qui s'établissaient entre les hommes couchés dans la batterie, donnaient à l'ensemble de cette scène, un calme pour ainsi dire mélodieux.
Un des canonnière d'artillerie, couché non loin du fanal qui éclairait, dans la batterie, la porte de la chambre du commandant, fit entendre de sa grosse voix un cric dont le son se prolongea jusque sur le pont de la frégate, et de l'avant à l'arrière de la batterie. Les hommes étendus dans leurs hamacs s'empressèrent de s'écrier crac pour répondre au cric du canonnier. C'était le signal, le mot d'avertissement qui indiquait que l'artilleur, un des plus fameux narrateurs de l'équipage, allait conter un conte. Les matelots de quart, qui, sans être aperçus de l'officier qui se promenait derrière, pouvaient prêter l'oreille au récit du conteur, s'empressèrent de se glisser au bas des escaliers de l'arrière et de l'avant. La sentinelle qui, le sabre à la main, se promenait devant le fanal de l'arrière de la batterie, s'arrêta comme séduite par le charme. Chacun écouta en silence, et le conteur commença en ces termes:
LE ROI-MATELOT.
Cric! crac! boutons de guêtres, cire à giberne, la terre de pipe et la sueur des pieds pour le pousse-caillou (le soldat); suif au chapeau, l'épissoir à la main, le goudron au derrière et la chique à la bouche: c'est la rocambole du matelot. Attention: bosse-de-bout, pommes de racage, bout-de-drisse en queue de rat, soupe sans pain, bouillon sans viande, v'là la ration de l'équipage. Bon navire qui sonne la cloche pour dîner; il aura mon sac. Ceci, mes amis, n'est pas un conte: c'est une histoire qui n'en vaut pas mieux; tant pis pour ceux qui dorment, et que ceux qui veillent se mouchent sans mouchoir pour ne pas couper le fil du discours et ne pas me faire faire une épissure au milieu de la conversation. Cric! encore une fois, cric!
Tous les auditeurs s'écrièrent encore une fois crac!
Un tonnerre dans ton lit, une jeune fille dans mon hamac!
Je dois, d'abord un, vous prévenir que tous les contes commencent la même chose et finissent de même, et que je vais commencer le mien.
Il était autrefois un navire: à bord de ce navire il y avait un équipage. Le capitaine voyait à sept lieues dans la brume sans longue-vue; mais comme il se rendait on ne sait pas où, dans des parages de perdition, il jeta sa barque sur des cailloux qu'il n'avait pas aperçus sur sa carte, à douze pieds sous l'eau. «Sauve qui peut, malheureux qui se noie! s'écria-t-il dans son porte-voix d'embêtement, aussitôt qu'il sentit que son pont allait lui manquer sous les pieds.—Attrape à nous sauver corps et biens ou corps sans biens,» dit l'équipage en se jetant à la mer. Des canards se seraient sauvés, la queue en trompette, s'ils n'avaient pas été accommodés aux petits pois; mais les matelots, qui ne savaient pas nager aussi bien que des canards, burent, en faisant des façons et des grimaces, un coup de longueur à la grande tasse. Un seul homme finalement se sauva de tout l'équipage. Ce particulier, qui avait nom Pique-à-Terre, se déhala sur une île déserte où il y avait des habitans; mais quels habitans, mes amis! c'étaient des gaillards ni grands, ni gros, ni gras, ni maigres, mais entrelardés, comme on dit: la peau basanée, tirant sur le cuivre de casserole, le nez en forme de poire tapée, et la bouche retroussée en manière de garniture d'écubier: de vrais nègres rouges enfin.
Aussitôt qu'ils virent Pique-à-Terre à la côte, ils allèrent le chercher en dansant chica et en battant des entrechats à la sauvage. Comme ce jour-là précisément ils avaient un roi à choisir, et qu'il leur fallait une forte pièce pour la fête, ils dirent dans leur baragouin: «Voilà un chrétien qui fera joliment notre affaire.» Pique-à-Terre avait la côte grasse et la mine joufflue, pour son malheur.
On mit donc notre pauvre matelot dans la soute aux provisions à bouche, en attendant l'heure de le passer à la broche. Comme le bois ne manquait pas dans l'île, il était bien sûr de sa cuisson.
Mais bientôt un des chefs de cette escouade d'avaleurs de chair chrétienne s'avisa de le regarder de près et de lui passer le doigt sur le nez, en jetant un cri à casser les vitres des maisons, s'il y avait eu des vitres dans cette île déserte; aussitôt plus de trois mille cinq cents nègres, négrillons et négrailles lui passent le doigt sur le nez en défilant la parade devant lui, et en criant comme le premier de ces individus.
Le chef dit alors à tous ses camarades: «Il est blanc et nous sommes rouge foncé; il a un nez long et creux (car Pique-à-Terre, par bonheur, avait un piffe), B et nous autres nous en avons un si petit que ce n'est pas la peine d'en parler. Si nous le nommions roi, mes amis, puisqu'il nous en manque un, ça éviterait les disputes.»
Tous les individus présens à l'appel se mirent à crier: «Roi pour roi, autant vaut-il celui-là, qui nous est tombé du ciel, qu'un autre.» Car il est bon de vous dire que le navire de Pique-à-Terre s'était perdu net, et qu'il n'avait pas laissé plus de débris sur l'eau que de beurre sur la main.
«Oui, faisons-le roi! faisons-le roi! que se dit tout le monde; il sera plus facile à reconnaître dans la foule, à sa couleur et à son nez.»
Au lieu donc d'être mangé, voilà Pique-à-Terre qui est fait roi parce qu'il avait un nez de longueur.
Cric!
Crac! répondent tous les auditeurs de la batterie au conteur, qui continue:
Ceci est seulement pour voir si vous ne dormez pas, et pour vous faire savoir que les nez de longueur ne sont pas de trop, quand on se perd sur l'Ile-sans-Nom dont je vous parle dans le moment actuel.
Je disais donc que Pique-à-Terre fut nommé monarque de cette île, sans savoir la langue du pays.
Le Roi-Matelot avait bien gouverné, à son tour, et quand il était de barre, les navires où il avait été embarqué; mais une île, entendez-vous bien, ne se gouverne pas à la roue ou à la barre-franche, comme un brick ou un trois-mâts.
«Comment, se disait-il à lui-même, vais-je faire pour commander à toute cette sale espèce qui n'entend pas plus le français que les chiens la musique? S'ils veulent bien se laisser battre, je pourrai peut-être me faire entendre; mais s'ils se mettent dans leurs vilaines têtes de me manger, cuit ou cru, au gros sel ou à la sauce noire, ma royauté sera bientôt finie. Essayons un peu cependant le gouvernement de la trique.»
Ce qui fut dit fut fait. Le Roi-Matelot attrape une bille d'acajou, car partout il y avait de l'acajou dans l'île, et le voilà, pour essayer son sceptre, qui se met à bûcher les plus bêtes de sa cour. Les autres se mettent à rire et à danser autour du roi. «Bon, fit Pique-à-Terre, j'ai trouvé du premier coup la finesse de ma royauté: c'est de frapper dur et de faire jouer la bille.»
Il prit bientôt au roi l'envie de se marier avec toutes les femmes de son île, et la bûche d'acajou fit encore son jeu, parce que les hommes de ces femmes faisaient la grimace, et une vilaine grimace même, à ce qu'on dit.
«Ce n'est pas encore tout, pensa le roi, que d'avoir à moi les femmes de tout le monde, je veux avoir une garde impériale.» Il prit tous les plus grands, et il se fit un état-major de mangeurs de bananes.
Comme il ne manquait pas de charpentiers dans l'île, pour faire des flèches à ces sauvages, il voulut aussi mettre l'État sur un bon pied; car en tout, mes amis, il faut de la discipline, et le navire gouverne mal quand le second veut commander au capitaine.
A force de le haler, dit l'autre, le filain s'allonge. Pique-à-Terre, au bout de six mois, plus ou moins, commença à parler la langue du pays. Une fois qu'il put commander en bon français de l'endroit, à ses sujets, qui n'étaient pas plus malins que l'ordonnance de la marine ne le porte, il leur dit ces paroles en forme de décret:
ARTICLE PREMIER.
Il faudra qu'avant la fin de la semaine prochaine on me fasse une grand'hune sur l'arbre le plus haut de mon royaume.
ARTICLE DEUX.
Cette grand'hune sera mon trône, et gare à ceux qui passeront dessous!
ARTICLE TROIS.
Tous mes sujets mangeront dans des gamelles, et boiront ce qu'ils pourront, dans des bidons de sept.
ARTICLE QUATRE.
Cinq cents hommes feront le quart chaque nuit au pied du grand mât où sera Ma Majesté, pour empêcher de faire du bruit quand je dormirai, et quand je m'éveillerai je ne serai pas de bonne humeur.
ARTICLE CINQ.
Tout ce qui est à vous sera à moi, et tout ce qui m'appartiendra ne sera à personne.
ARTICLE SIX.
Quand je rirai, tout le monde sera content; si je deviens borgne, il me restera encore un oeil: ainsi, veille au grain!
ARTICLE SEPT.
Comme commandant de mon royaume, je choisirai pour seconds, officiers, maîtres et contre-maîtres, ceux qui plairont à Ma Majesté, et quand il me plaira de les renvoyer sans congé, ce sera signe qu'ils ne plairont plus à Ma susdite Majesté.
ARTICLE HUIT.
Je serai le maître tant que je vivrai, et quand j'irai faire la révérence au Père éternel, en vous faisant ma dernière grimace, vous pourrez vous battre, pour me remplacer, tant qu'il vous plaira; car telle est ma volonté.
Signé LE ROI-MATELOT.
Pour copie conforme:
Mot tout seul.
Après tout cela, le roi nomma ses ministres: c'étaient tous de grands gaillards qui, avec une garcette de bon filain en écorce d'arbre, vous faisaient marcher droit les sujets de Sa Majesté.
Mais comme les sujets de l'Ile-va-t'en-Chercher-son-Nom n'étaient que de fichus paresseux qui se reposaient la nuit après avoir dormi tout le jour, le roi inventa une mécanique pour les faire travailler dur: «L'oisiveté, qu'il leur dit, est la mère de tous les vices, et je vais vous relever du péché de paresse, à ma manière.»
Sa manière était solide, au Roi-Matelot, et je vais vous conter comment le malin s'y prit pour donner de l'ouvrage à tout son équipage.
Il commença d'abord par faire mettre en travers, sur chaque arbre haut de cinquante pieds, un autre arbre, hissé en croix, si vous aimez mieux, et puis après il envoya en haut, des hommes pour gréer des suspentes et des balancines sur ces grands coquins d'arbres, comme sur la grande vergue d'un navire, sans comparaison. Quand cet ouvrage-là fut fini, il dit à tout son monde: «Hale dessus maintenant; brasse babord derrière et tribord devant.» C'était une vraie farce de voir dix mille hommes haler toute la journée sur les vergues de la forêt. Le roi, monté sur son trône, c'est-à-dire dans sa hune, commandait la manoeuvre avec un porte-voix de bois, et tous ceux qui ne halaient pas bien sur le bout de corde qu'on leur mettait dans la main, recevaient une doudouille (une volée) un peu ronflante, des ministres, qui n'étaient, une supposition, que les quartiers-maîtres du Prince-au-Long-Nez, car c'était le nom qu'on lui avait donné dans son royaume, à cette espèce de matelot parvenu.
Une fois, je me suis laissé dire qu'il y avait eu son premier ministre qui s'était avisé de l'appeler l'empereur Nasica, par rapport à son nez.
Un espion du prince, car il avait aussi des espions de tous les bords, vint lui récapituler cette parole dans le sifflet de l'oreille.
«Oui, répondit le roi, qui ce jour-là s'était levé de mauvais poil; oui, je suis Nasica premier, empereur des Va-nu-Pieds; mais toi, mon premier ministre, tu seras pendu,»
Effectivement le premier ministre, dix minutes après le rapport de l'espion, fut hissé par le cou au bout de la grande vergue du mât royal.
Toutefois et quantes il n'était pas content de ses autorités, il leur faisait brasser une vergue pendant vingt-quatre heures de quart. Tout cambusier qui, en distribuant la ration à son escouade, s'avisait de rogner la portion du pauvre b...., était bien sûr d'être amarré sur le tenon (sur le sommet) d'un arbre gréé en bas-mât, et de recevoir en descendant une ration de coups de bout de corde qui n'était pas piquée des hannetons.
C'était tout de même un bon roi que l'empereur Nasica Ier; il bûchait tout son monde; mais il était juste, et la justice fait toujours aimer ses chefs.
Je ne vous ai pas dit qu'une fois, en montant sur son trône, qui était plus haut que la girouette du grand-mât de la frégate, il aperçut au large une façon de terre toute ronde. Le temps était beau et voyant ce jour-là. «Bon, dit-il, c'est une île que je viens de voir; elle me reste dans le nord-ouest-quart-de-ouest, distance de dix lieues, et en gouvernant dessus, je finirai par l'avoir.»
Mais jusqu'à ce moment-là on n'avait pas pensé, dans l'île, à faire des pirogues.
«Attrape tout de suite, dit le prince, à faire comme moi; qui m'aime me suive!» Tout le monde le suivit, parce que les coups de garcette étaient là pour un coup ou deux.
La première chose que fit le prince, ce fut d'abattre des arbres sur le bord de la mer, et de travailler à poser la quille d'un bateau. Le gouin (le marin) n'était pas charpentier de son état, mais il avait de l'idée, le coquin! et il avait vu des pratiques travailler des embarcations. En moins de quatre jours, tout en chantant la Mère-Gaudichon, il monta une pirogue clouée et chevillée en bois, mais pas trop mal solide pourtant.
«A présent, dit-il à tous ceux qui le regardaient, vous voyez comment je m'y suis pris. Le premier des chefs d'escouade qui n'en aura pas fait autant que moi dans une semaine, aura sur le dos pendant quinze jours.»
La semaine n'était pas finie, qu'il y avait plus de deux cents pirogues de faites tant bien que mal.
Voilà comme quoi, mes amis, un prince qui veut avoir une marine doit s'y prendre pour ne pas laisser l'Anglais régner seul sur la mer. Le malheur de la France, c'est de n'avoir jamais eu un roi-matelot.... Hum! je n'en dirai pas plus long là-dessus, parce que tous ceux qui m'entendent ici ont deux oreilles et une demi-paire de langue. Assez causé.C
L'empereur Nasica Ier n'eut pas plutôt ses deux cents pirogues à la mer, qu'il fit mettre un pavillon sur sa flotte. Vous dire quel était son pavillon, c'est ce que je ne vous dirai pas, parce qu'on ne me l'a pas appris; mais tout ce que je puis vous assurer, c'est que son pavillon n'était pas un pavillon blanc, comme celui qu'on hisse tous les matins à bord de nos navires dans le moment actuel.... Hum! hum! Je m'entends, si vous ne m'entendez pas. Sufficit. Je suis un peu enrhumé.
Où donc est-ce que j'en étais de mon histoire?
—Au lançage des pirogues, canonnier.
—Ah! c'est vrai: m'y revoilà!
Donc les deux cents pirogues étaient bien lancées, comme je vous l'ai conté; mais les équipages ne savaient pas ramer ensemble et de long. L'empereur prit lui-même un aviron, et il montra à ses gens comment il fallait manier une plume de dix pieds pour faire sailler une embarcation de l'avant.
Une fois l'exercice des rames fait deux ou trois fois, on embarqua des vivres sur chaque pirogue: à savoir, un corosol, deux bananes et un bidon d'eau par tête. On annonça que le coup de canon de partance serait tiré le lendemain. Quand je dis le coup de canon de partance, vous comprenez bien que je ne sais pas ce que je dis, puisqu'il n'y avait pas plus de canon dans l'île, que je n'ai de pièces en or dans mon sac. Mais c'est égal. Il y avait dans le pays une ancienne, une vieille sorcière rouge-brun qui passait pour avoir autant d'années sur la tête, que de cheveux. Elle devinait ce qui devait arriver aux hommes et aux femmes. Avant de se mettre pour la première fois en mer, les équipages de la flotte des pirogues voulurent sonder un peu l'idée de la vieille diseuse de bonne-aventure, sur l'expédition. L'empereur, lui, ne croyait pas à toutes ces bêtises-là; mais, pour ne pas trop juguler son monde, il dit à la sorcière avec douceur: «Viens-t'en ici, toi, espèce de manivelle sans dents. Qu'est-ce que tu penses de mon expédition?
—Je pense, répondit-elle, que le navire périra par son gréement.
—Qu'est-ce que cela signifie? lui demanda l'empereur.
—Tu l'apprendras en temps et lieu.
—Et moi, qu'est-ce que je deviendrai?
—Tu veux le savoir, grand empereur?
—Tiens, puisque je te le demande, est-ce pour ne le savoir pas!
—Le navire périra par son gréement.
—Ah ça, tu n'as donc que la même chose à me dire? Attends un peu; puisque tu devines tout ce qui doit arriver au tiers comme au quart, je vais bien voir si tu as l'esprit de Nostradamus dans le ventre. Sais-tu, par exemple, ce que tu vas devenir toi-même dans dix minutes d'horloge?
—Je deviendrai ce qu'il plaira à Votre Majesté, grand empereur.
—Mais qu'est-ce qui me plaira dans dix minutes d'ici?
—Il vous plaira ce que vous voudrez.
—Puisque c'est comme ça, il me plaît de te faire pendre.
—Je l'avais deviné, reprend la vieille sorcière, pour ne pas perdre sa réputation de devinage.
—En ce cas, pour qu'il ne soit pas dit que tu n'as pas dit la vérité, j'ordonne et je commande que tu sois accrochée à une potence pour y voir de plus haut.»
L'empereur fut obéi, comme on le pense bien. La flotte, après ce beau coup de manoeuvre, partit pour l'île inconnue; la v'là en mer.
Nasica Ier, qui n'était pas une bête, comme il y a certains rois, à ce que je me suis laissé dire, avait remarqué que la pleine lune se levait toujours sur l'île ancienne. Il partit donc au lever du soleil le jour de pleine lune, parce qu'il se dit à lui-même: «Je n'ai pas de boussole pour pouvoir gouverner au compas; mais en ayant soin de gouverner à avoir le soleil levant sur l'arrière de ma pirogue, j'arriverai dans quelques heures à vue de l'île, et ensuite j'attendrai la nuit pour l'accoster, en gouvernant sur la pleine lune qui se lèvera du bord de cette terre que je veux voir pour m'amuser, par manière d'acquit.»
Un autre prince qui aurait mal pointé sa carte, se serait mis dedans, royalement, comme on dit; mais le Roi-Matelot ne se blousa pas, je vous en fiche ma parole. Le particulier vit la terre le premier à l'heure dite, et vers les six ou sept heures du soir, quand la lune se leva large comme un pain de munition et rouge comme la figure d'un capitaine hollandais, il fit signal, avec un fanal de poupe, à toutes les pirogues de nager droit sur la lune levante. Le coup ne manqua pas, et la flotte mal montée de sauvages accosta l'île inconnue, en donnant un bon coup d'aviron. Les habitans de ces parages, qui étaient à danser dans le moment de la descente, commencèrent tous par jouer des jambes d'abord. Mais l'empereur Nasica, qui le premier avait sauté à terre, se mit à dire aux mal-blanchis qui battaient en retraite: «Il n'y a pas d'affront, vous autres; je ne veux pas vous faire du mal. C'est une visite de ma part tout bonnement. Avez-vous un roi?
—Oui, répondirent les habitans. Car il est bon de vous apprendre que, par le plus grand des hasards, dans les deux îles on parlait le même langage, ou pour mieux dire le même baragouin.
«A la bonne heure, reprit Nasica; car si vous n'aviez pas eu de roi, j'aurais fait votre affaire. Allez me chercher cet individu.»
On alla en rognonnant chercher le roi de l'île inconnue.
Le monarque arriva tout essouflé, car il était gros et il avait joliment peur.
«Qu'y a-t-il pour votre service? demanda-t-il à l'empereur.
—Mais rien, mon ami; je suis venu, en qualité de voisin et de confrère, saluer Ta Majesté.
—Oserai-je demander à la vôtre d'où elle vient?
—Ose, oui, ose, mon camarade; je ne vois pas pourquoi tu n'oserais pas. Je viens de mon île, qui est à peu près à quinze lieues de la tienne. Comment se porte Ta Majesté?
—Bien, et vous? je vois avec plaisir que vous paraissez jouir d'une bonne santé.
—Ça ne va pas trop mal comme ça. Mais voilà assez de cérémonies. J'invite Ta Majesté à conduire la mienne dans ta maison, pour nous rafraîchir, car j'ai soif.»
Les deux monarques allèrent amicalement se rafraîchir dans la case royale:
Or, il est temps de vous dire que le roi de l'île inconnue avait la plus belle femme de tous ses états. C'était un vrai colosse: cinq pieds huit à neuf pouces; une peau comme une peau d'orange, mais douce comme un gant, et des appas relevés en bosses d'or, et à coups de palan, jusqu'au menton. Aussitôt que Nasica Ier eut vu la reine, il dit au mari de cette aimable princesse: «Voilà qui n'est pas mal, et je ferais bien mon affaire de votre femme.
—Vous êtes trop bon, lui répondit le roi; mais j'en fais moi-même mon affaire aussi, et tout seul.
—C'est dommage. Je voudrais dire un mot en particulier à la reine sur la politique des deux états.
—Mon épouse, répondit le roi, n'entend pas la politique, et je l'entends bien mieux qu'elle.
—C'est égal, je la lui apprendrai. Sors pour un instant, mon ami, tu me feras plaisir.»
Le roi, qui ne voulait pas trop se fâcher avec l'empereur, sortit pour un instant, en faisant une mine à faire trembler tout son royaume.
Une fois que l'empereur fut seul avec la princesse, il voulut prendre des libertés, à la bonne matelotte. Mais la princesse, qui était bien élevée, lui dit avec modestie, et en lui donnant une tape à poing fermé: «Est-ce que tu voudrais nous embêter, beau prince?»
Le prince rengaîna pour l'instant son compliment d'ouverture et ses libertés.
Après avoir donc été repoussé avec perte, l'empereur changea la conversation. La princesse fit tomber l'entretien sur les nez.
«Beau prince, dit-elle, voilà le premier nez de cette façon que je vois dans ma vie. Voulez-vous me permettre de le toucher?
—Avec plaisir, princesse. Il est de taille; mais, comme on dit, jamais grand nez n'a défiguré un beau visage.
—Ce que vous me dites là, bel empereur, est méchant, et c'est peut-être parce que je n'ai pas de nez moi-même, que vous me récitez ce compliment. Mais il m'est avis que vous avez la peau blanche.
—Oui, c'est un agrément que je me suis donné en naissant.
—Cela vous plaît sans doute à dire, car on n'est pas maître de se faire la peau soi-même.
—Pardonnez-moi, et si vous le désiriez, je vous blanchirais la vôtre.
—C'est une plaisanterie, sans doute; mais pour la farce, je serais bien aise d'en essayer.»
Voilà-t-il pas, mes amis, que cette princesse, qui avait commencé par bégueularder, par donner une taloche à Nasica, se mit, pour avoir la peau blanche, à se laisser aller avec le courant.
Dans cette entrefaite arrive le roi son époux, qui s'ennuyait de tenir la chandelle à la porte de sa maison.
«Je voudrais bien savoir ce que vous faites là avec mon épouse? demanda-t-il à l'empereur.
—Mais j'étais occupé à faire quelque chose à la princesse.
—C'est bon, répond le roi; mais, selon les lois du pays, il faut que je rende la pareille à Votre Majesté. Avez-vous une femme dans votre île?
—J'en ai cinquante, mon camarade, et tout ce demi-cent de femelles est à ta disposition.
—En ce cas-là, partons pour votre empire, car mon honneur ne sera vengé que lorsque j'aurai fait aux femmes de Votre Majesté ce qu'elle vient de faire à la mienne.
—Partons, dit l'empereur, je ne demande pas mieux.»
Le roi de l'île inconnue était malin, mais il n'avait pas plus de méfiance qu'un nouveau-né. Il s'embarque avec l'empereur sur la pirogue royale, et voilà la flotte qui revient dans l'empire de Nasica.
A son arrivée, il y eut des fêtes et de la boisson à discrétion pour tout le monde: «Voyons, où sont vos femmes? demanda le roi inconnu à son camarade l'empereur, car il faut que mon honneur soit vengé!
—Mes femmes, mais je les ai toutes; prends-en tant que tu voudras, et venge-toi tant que tu le pourras. Je n'ai pas d'autre système.
—Ah! je vois bien que Votre Majesté m'a roulé, répondit tout haut le roi de l'île inconnue; mais je m'en souviendrai, se dit-il à lui même, en dedans et tout bas.
—Ah ça, voulez-vous, lui souffla dans le tympan de l'oreille l'empereur, voulez-vous savoir ma manière de régner?
—Ce n'est pas de refus, répond l'autre; donnez-moi une leçon de royauté.»
Vous vous souvenez bien, sans doute, que je vous ai déjà appris comment l'empereur avait hissé son trône au haut d'un grand arbre. Cet arbre était soutenu par des haubans qui venaient tribord et babord s'amarrer à terre sur de forts pitons de bois plantés en plein champ. «Bon, pensa le roi de l'île inconnue, en voyant cette installation: dans un pays où il y a beaucoup de rats de forêts, il ne sera pas malaisé de jouer un mauvais tour à mon empereur.»
Nasica monta donc sur son trône, et quand il fut assis, il commanda à son peuple un tas de manoeuvres qui étonnèrent le roi: «C'est beau! s'écriait-il, c'est superbe! mais la manoeuvre que je lui prépare sera encore plus belle que tout cela.»
Savez-vous ce que c'était que la manoeuvre qu'il préparait, le malin? vous allez le savoir.
Le roi, en visitant l'île, avait vu du coin de l'oeil qu'il y avait de gros rats partout, comme à bord d'une vieille carcasse de navire. Il demanda à son souper, pendant plusieurs jours, à manger du lard grillé. Et puis la nuit, sous prétexte d'un besoin, il allait graisser, avec le reste de ce lard, le pied des haubans qui soutenaient le mât du trône de l'empereur. Vous sentez bien que lorsque les rats, qui sont friands, se mirent à flairer l'odeur de cette graisse, ils ne manquèrent pas de rogner le bas des haubans. Les dents de ces animaux jouèrent tant, qu'en moins de quarante-huit heures les bas-haubans ne tinrent plus qu'à un fil carré. C'est alors que le roi, un jour qu'il ventait bonne brise, se mit à dire par manière d'acquit à l'empereur: «Je voudrais bien savoir si Votre Majesté aurait assez de toupet, au moment où l'on y pense le moins, pour faire venir tout son peuple autour de son trône.
—Crois-tu donc, camarade, que ce soit si difficile?
—Non, rien ne vous est difficile à vous; mais je voudrais bien le voir tout de même.»
Voilà que, sans ajouter un mot, l'empereur monte en vrai gabier sur son trône, son porte-voix de combat à la main. Mais, en mettant le pied sur ses enfléchures, il vint à penser à la parole que la vieille sorcière, que vous savez bien, lui avait dite avant son embarquement: «Le navire ne périra que par son gréement, rognona-t-il en montant. Il vente bonne brise aujourd'hui, et mes gueux de ministres ne visitent pas souvent mon haubantage: c'est égal, il ne s'agit pas de caponner devant le roi. En descendant, je ferai pendre les principaux de l'Etat.»
Au commandement de l'empereur, grimpé sur son trône, tout le peuple vint en courant, comme vous autres, sans comparaison, quand on commande le branle-bas général de combat à bord. Mais au moment où les habitans se poussaient comme des moutons au pied du mât du trône, ne voilà-t-il pas que les haubans larguent du bord du vent, et que le mât, qui n'est plus soutenu contre la raffale qui soufflait dur, craque en deux endroits, et qu'il tombe avec l'empereur au bout! Je vous demande un peu quel boucan de cinq cent mille diables cette avarie fit dans l'île! Le corps de l'empereur fut trouvé en quatre morceaux au milieu des parias du peuple, que la cassure du mât du trône avait écrasés comme des mouches. Mais la tête de Nasica tenait encore à ses épaules par ce tas de petits fils à voile en chair que nous avons dans le cou; et avant de fermer les sabords (les yeux) de sa batterie, il dit à ses ministres, qui étaient venus pour le relever: «Mes amis, la vieille sorcière avait raison: c'est par le gréement que mon navire a péri. Mais vous êtes tous des tas de gredins de n'avoir pas fait la visite de mes bas-haubans; et si j'avais seulement dix minutes de plus à vivre, je vous trouverais joliment votre marche.... Bonsoir....»
C'est de cette façon que finit le Roi-Matelot. On l'enterra comme un chien, mais ce n'est pas l'enterrement qui fait quelque chose à l'affaire: une fois mort, tous les logemens sont bons. Ce conte est seulement pour vous apprendre que, si jamais vous devenez roi, ce qui n'est pas aussi sûr que du vinaigre, et que vous vous mettiez dans la tête de gouverner votre royaume comme un navire, il ne faudra jamais oublier de visiter vous-même votre gréement tous les matins. Les ministres, c'est bon, si l'on veut; mais le coup-d'oeil du capitaine vaut encore mieux. C'est celui qui est chargé de la route qui doit regarder le plus souvent au compas et se méfier des embardées.
Cric! crac! le conte est fini.... Tant pis pour ceux qui ont dormi; attrape à taper de l'oeil, et dorment en double ceux qui sont de quart à minuit!
Un murmure d'approbation s'éleva, après la narration du conteur, des hamacs de tous les auditeurs qui avaient prêté jusqu'au bout la plus scrupuleuse attention aux paroles du canonnier. Les réflexions morales sur l'imprévoyance du Roi-Matelot ne manquèrent pas. La critique d'artiste vint après. Les uns trouvaient que le conte était trop long: c'étaient ceux qu'on devait appeler au quart à minuit. Les autres Aristarques trouvaient que les événemens péchaient surtout par l'invraisemblance. Comment une île déserte pouvait-elle avoir dix mille habitans? Le moyen de croire que dans une île tant de sauvages n'eussent pas essayé, avant l'arrivée du chrétien, à faire des pirogues pour visiter les autres insulaires du voisinage! Le conte du canonnier était évidemment une folie; et puis ce mât du trône, et puis ce long nez, cause première de la fortune du Roi-Matelot, et cette sorcière qui, sans savoir ce que c'était qu'un navire, avait prédit au monarque que le navire périrait par son gréemént! Tout cela était de l'embrouillamini; mais, quelque sévères que fussent ces critiques, chacun convenait que le conteur avait une bonne platine, et que la citoyenne qui lui avait coupé le filet avait bien, gagné son argent!
Quatre doubles coups tintèrent bientôt sur la cloche de la frégate. C'était minuit. La voix tonnante du maître d'équipage fit entendre alors ces mots: Réveille au quart, et que personne ne descende avant que son matelot soit monté sur le pont!
Le pilotin alla derrière allumer un fanal pour descendre réveiller l'officier qui devait relever celui de ses confrères qui, depuis six heures du soir, se promenait sur le gaillard.
Les matelots désignés pour prendre le quart qui allait commencer sautèrent, de leurs hamacs, sur le pont de la batterie. C'est ce diable de conte, s'écriaient-ils, qui m'a empêché de dormir; mais c'est égal, ce gredin de canonnier n'a pas la langue amarrée dans sa poche. Et puis chacun montait sur les passavans par l'escalier de devant, pour s'entretenir, en faisant les cent pas, des aventures du Roi-Matelot. Pendant plus d'une semaine dura le commentaire. Il fallut qu'un autre conte vînt effacer le souvenir du premier, pour que la critique du gaillard d'avant changeât d'objet et trouvât un aliment nouveau.
PETITE GUERRE EN MER.
MYSTIFICATION DE PASSAGERS.
Deux frégates françaises, destinées pour l'Inde, étaient appareillées de Toulon, en pleine paix, avec un assez grand nombre de passagers du gouvernement.
L'une de ces frégates, la Bramine,D était montée par le plus ancien des deux commandans: c'était un vieux marin de l'Empire, bon et brave homme, plus soigneux de bien faire son métier que d'arrondir de belles phrases à l'usage des passagers et des passagères qu'il avait à bord. C'était lui qui commandait, comme il le disait, la paire de frégates qui venait de mettre à la voile pour aller jeter à Chandernagor ou à Pondichéri quelques gens inutiles à la France et fort importuns au ministre.
La seconde frégate, l'Albanaise, avait pour commandant un assez jeune capitaine de vaisseau, aux manières franches et courtoises, au maintien élégant, mais décidé; c'était aussi un très-bon officier, aimant beaucoup le plaisir et la gaîté, mais aimant, avant tout, ses devoirs et son métier.
Rien n'était plus piquant que de voir se promener ensemble, sur le gaillard d'arrière, le commandant de la Bramine et son confrère de l'Albanaise: l'un s'emportait à tout propos, en rudoyant parfois, mais sans aucune aigreur, son collègue, qui tournait toujours toute la mauvaise humeur de son chef en plaisanterie. Souvent, après s'être chamaillés pendant une heure, les deux commandans se quittaient les meilleurs amis du monde et en se serrant cordialement la main. Personne n'estimait plus que le commandant de l'Albanaise son supérieur le commandant de la Bramine, et personne n'aimait plus le commandant de l'Albanaise que le vieux capitaine de la Bramine.
Quand à la mer le temps était trop mauvais pour que le jeune capitaine pût se rendre au bord de son vieil ami, on sentait qu'il manquait quelque chose à celui-ci: «Chien de métier! s'écriait-il; naviguer si près l'un de l'autre, et ne pouvoir pas mettre une embarcation à l'eau pour communiquer! Ce diable-là est peut-être malade; mais il ne m'en dit rien de peur de m'alarmer....» Et aussitôt le vieux commandant appelait l'officier chargé des signaux, pour lui dire: «Monsieur, ordonnez à l'Albanaise de passer a poupe; j'ai un ordre à lui donner.»
Le signal était fait. On voyait alors l'Albanaise manoeuvrer pour ranger l'arrière de la Bramine; et, dès qu'elle était à portée de voix, le vieux commandant lui criait dans son gueulard:E
«Oh! de l'Albanaise, oh!...
—Holà! commandant, répondait le capitaine de cette dernière frégate.
—Comment vous portez-vous, mon bon ami?
—A merveille, mon commandant; et vous?
—Très-bien, très-bien; mais j'aurais envie de vous voir: j'ai quelque chose à vous dire.
—Cela suffit, commandant; si dans la nuit la mer devient moins grosse, comme il y a toute apparence, j'aurai l'honneur de me rendre à vos ordres.»
Les deux frégates, qui s'étaient mises en panne pendant ce petit entretien, reprenaient leur route, et le vieux capitaine se sentait plus content: il avait parlé à son ami.
Pour peu que le temps le permît, on pense bien que le jeune capitaine ne manquait pas de se rendre aux ordres de son supérieur; et, quand ils se revoyaient, il arrivait qu'aucun d'eux n'avait plus rien à dire à l'autre. Mais ils se promenaient ensemble, ils discutaient, dînaient, fumaient un peu, et le temps passait plus vite.
Un jour cependant il se fit que le commandant de la Bramine eut quelque chose à confier à son collègue.
Il lui dit, avec toute la naïve brusquerie de son caractère et de son langage:
«Vous savez, mon cher ami, que l'on m'a donné les principaux passagers et les plus belles passagères qu'il a plu au ministre de nous faire transporter dans l'Inde. Eh bien! au nombre de ces passagers, il en est un qui me taquine singulièrement par son ton dédaigneux et ses manières fanfaronnes.
—C'est, j'en suis sûr, cet ambassadeur qu'on envoie traiter avec les Malais et les Malabars. On devine ces gens-là en leur regardant seulement la coiffure.
—Précisément, c'est lui. Voyez comme il vous a sauté aux yeux de suite.... Tenez, il se promène avec un bonnet grec sur l'oreille, et son fusil armé pour tuer quelques méchans goëlans, afin, dit-il, de faire la guerre à quelque chose.... C'est un ambassadeur très-extraordinaire, je vous assure, que l'on envoie là aux Indiens.
—Mais que ne le laissez-vous tout entier dans sa fatuité! On boit, on mange avec ces hommes-là, et on ne leur parle pas.
—Tout cela est bien facile à dire; mais quand un fanfaron de cette espèce vient vous répéter à chaque instant: «Je croyais le métier de marin plus difficile et la mer plus terrible! Mais ce n'est rien que tout cela. Quel dommage que je n'aie pas navigué en temps de guerre! je serais devenu amiral.» Que voulez-vous qu'on lui réponde, ou plutôt qu'on ne lui réponde pas?
—On lui tourne le dos, et tout est dit.
—C'est bien aussi ce que je fais; mais j'enrage, corbleu! en revirant de bord. Tenez, le voyez-vous encore se pavaner au milieu de ces passagères, en leur répétant que notre métier est une vétille, et que nous ne sommes que des charlatans qui singeons le courage au milieu de périls imaginaires.... Oh! que ne vient-il donc un bon coup de vent pour faire descendre ce crâne-là à fond de cale.... Pourquoi ne sommes-nous pas en temps de guerre, comme il dit qu'il le souhaite! Je crois, le diable m'emporte, que j'irais attaquer toute une escadre, rien que pour faire peur à ce fat.»
En ce moment même le plénipotentiaire passager aborda nos deux commandans:
«Eh bien! graves et soucieux confidens d'Eole, que dites-vous de ce temps qui, quoique beau, nous contrarie dans notre route? Aurons-nous un coup de vent bientôt, ou voguerons-nous à pleines voiles vers notre destination, conduits et protégés par une brise légère?
—Quel fat! dit à part, à son collègue, le commandant de la Bramine.
—Quel sot plutôt! lui répond le commandant de l'Albanaise.
—En vérité, reprend le plénipotentiaire, je vous admire du plus profond de mon âme, Messieurs les marins. Il faut que vous ayez une grande vertu pour exercer votre profession.
—A la fin, monsieur l'envoyé du gouvernement, vous nous rendez donc justice. Vous convenez qu'il faut être doué de quelques qualités pour faire un bon marin.
—Mais, commandant, ai-je jamais refusé à ceux qui font le premier métier du monde la justice qui leur est due si légitimement? Personne plus que moi ne rend hommage au mérite dont il faut que l'homme de mer soit doué! et, comme je me suis fait l'honneur de vous le dire à l'instant même, j'admire en vous une vertu que l'on chercherait vainement dans ceux qui exercent une autre profession que la vôtre.
—Et quelle est donc cette vertu que vous admirez tant! Le courage?
—Oh! non: tout le monde en a.
—La franchise de notre caractère et de nos manières?
—Pas davantage; car, malgré les éloges que vous méritez sous ce rapport-là, la franchise n'est pas exclusivement le partage des marins.
—Mais quelle peut être enfin cette vertu que vous trouvez en nous seuls?
—La patience! Ne faut-il pas en effet que vous soyez cuirassés d'une angélique longanimité, pour vous résigner à supporter l'ennui d'une longue traversée, les contrariétés que vous font éprouver des mois entiers de calme ou de mauvais temps? Si encore, dans votre ennuyeuse carrière, quelques incidens inattendus, quelques espérances de gloire, venaient varier la monotonie de votre existence! Mais non, rien, rien que des tempêtes en temps de paix, et Dieu sait ce que c'est qu'une tempête! c'est toujours la même chose: de grands coups de roulis et quelques grosses lames qui viennent tomber à bord!
—Et vous appelez cela rien?
—Sans doute. M'avez-vous vu, par exemple, frémir le moins du monde, pendant la première bourrasque que nous avons essuyée en sortant du Détroit? Voyons, rendez-moi justice; ai-je sourcillé en face du coup de vent qui menaçait de nous démâter? Pendant que vous étiez dans l'anxiété en attendant l'événement, je riais avec nos jolies passagères, presqu'aussi résignées que moi. Et cependant, avant de m'embarquer, on m'avait fait redouter la mer et ses fureurs, le naufrage et ses angoisses. Tenez, mon cher commandant, cela soit dit sans vouloir diminuer votre mérite; votre mer ressemble un peu à ces bâtons flottans du Bonhomme:
De loin c'est quelque chose, et de près ce n'est rien.
—Ouf, dit le commandant à ce dernier trait d'ironie, je voudrais, pour deux des doigts de ma main droite, être en temps de guerre, et tenir ce gaillard-là à bord de ma frégate.
—Il n'est pas besoin de cela, reprend le confrère du commandant en attirant à lui le vieux loup de mer irrité: votre passager n'est qu'un mauvais fanfaron un peu soufflé d'orgueil et d'impudence. Rien n'est plus facile à mystifier que les gens de cette espèce.
—Oh! pour celui-là, il est à mystifier ou à claquer; et si je ne puis pas réussir à l'humilier, je sens là, au bout de mes cinq doigts, que j'aurai recours aux moyens violens, car, je vous l'avoue, mon cher ami, malgré la longanimité qu'il vient d'admirer si insolemment en nous, je n'y tiens en vérité plus.
—Voyons, calmons-nous un peu, mon cher commandant. Si vous voulez bien me laisser agir et vous prêter de bonne grâce au petit projet assez plaisant que je viens de concevoir et qu'il nous est très-facile d'exécuter, je vous promets une complète et risible vengeance.
—Disposez de moi, mon ami; tout ce que vous voudrez me faire faire pour tirer raison de l'impudence de cet impertinent passager, sera exécuté à la lettre par votre commandant. Parlez, vous vous entendez en malice beaucoup mieux que moi, et sous ce rapport-là j'amène pavillon devant vous.
—J'ai besoin de faire repeindre ma frégate. Depuis notre départ nos équipages n'ont pas fait l'exercice à feu.... Permettez-moi, une belle nuit et au premier petit coup de vent que nous éprouverons, de me séparer de vous pour cinq à six jours.... Comprenez-vous mon projet?
—Oui, j'entrevois bien quelque chose.... Votre intention serait.... Oh! je devine bien à peu près.... Mais expliquez-moi comment, par exemple, vous....
—On nous écoule. Votre plénipotentiaire paraît même nous observer avec curiosité; allons dans votre chambre concerter notre affaire. Là je vous déroulerai tout mon plan de campagne, et nous conviendrons de tous les faits.»
Les deux amis descendirent. Ils parlèrent bas assez long-temps, et à la suite de leur entretien, qui dura près d'une heure, on les entendit rire aux éclats. En montant sur le pont pour s'embarquer dans le canot qui devait le ramener à bord de sa frégate, le commandant de l'Albanaise serra joyeusement la main de son confrère, qui paraissait ne pas se tenir d'aise, et qui lui répéta plusieurs fois, de manière à être entendu de tout le monde: «Surtout, mon ami, n'oubliez pas que je vous recommande de naviguer le plus près possible de moi.
—Soyez assuré, mon commandant, qu'il ne faudrait rien moins que de bien mauvais temps ou qu'une forte avarie pour me faire abandonner mon chef de file.»
Mais, après avoir prononcé ces paroles le plus haut qu'ils avaient pu, l'un dit tout bas à l'oreille de l'autre: «Dans huit jours, par les 4 degrés sud et les 15 ouest.... C'est entendu.»
A la mer, en effet, deux navires se séparent et conviennent de se retrouver à tel point du globe, à peu près comme deux amis se donnent rendez-vous, à Paris, dans telle ou telle partie du Palais-Royal ou du jardin des Tuileries.
Les deux frégates amies, quelques quarante-huit heures après la dernière entrevue de leurs commandans, éprouvèrent dans la nuit une forte brise qui les força de naviguer sous leurs huniers au bas ris. Les passagers, un peu secoués dans leurs cabanes, crurent qu'il s'agissait d'une tempête; mais, malgré l'émotion qu'il ressentait, le plénipotentiaire pensa qu'il devait faire bonne contenance aux yeux du commandant devant qui il s'était mis dans la presque obligation de montrer du calme et du courage. Il monta sur le pont. L'obscurité était profonde. On distinguait à peine, de temps à autre, le fanal de poupe de l'Albanaise, balloté par les grosses lames et errant sur les flots plaintifs, comme ces feux qui, pendant les orages nocturnes, se balancent au-dessus des abîmes dont les funèbres échos rejettent aux vents le bruit de la foudre qui gronde au loin.
La nuit se passe: le calme renaît avec le jour, et la mer, encore un peu agitée, laisse voir à l'horizon, comme de hautes montagnes qui s'écroulent, les vagues qu'a soulevées pendant quelques heures l'impétuosité de la brise. L'officier de quart recommande aux premiers matelots qui montent en vigie sur les barres, de regarder au large pour tâcher de découvrir l'Albanaise. Les matelots promènent attentivement leurs regards sur la vaste étendue de mer au centre de laquelle ils sont perchés sur les barres de catacois.... Ils n'aperçoivent rien.... L'Albanaise a disparu dans la nuit, mais par quel motif? Le coup de vent n'a pas été assez fort pour lui occasioner des avaries! Elle n'a fait, au moyen de ses fanaux, aucun signal de détresse! S'il lui était arrivé quelque accident qui eût pu exiger le secours de sa conserve, elle n'aurait pas manqué de tirer un coup de canon, dans le cas où l'obscurité n'aurait pas permis d'apercevoir ses feux.... Qu'est-elle donc devenue?
La disparition de la frégate donna lieu, comme on doit bien le penser, à mille conjectures, à mille objections à bord de la Bramine. On attendit l'arrivée du commandant sur le pont, pour tâcher de lire sur sa physionomie l'effet que produirait la nouvelle de l'absence de sa compagne de route.
«Si notre commandant n'est pas surpris quand on lui annoncera cela, disaient les matelots, c'est une preuve qu'il aura permis à l'Albanaise de lui brûler la politesse.
—Mais s'il se montre étonné du coup de temps, répondaient d'autres matelots, quel signe ce sera-t-il?
—Ce sera signe que l'Albanaise aura été obligée de nous quitter par force majeure.»
Le commandant paraît sur le pont à sept heures du matin.
L'officier de quart, après l'avoir salué respectueusement, lui apprit qu'on ne voyait plus la frégate.
«A-t-on bien regardé partout de dessus les barres? reprend le commandant avec vivacité, et en feignant un air d'inquiétude.
—Partout, commandant: moi-même j'y suis monté pour parcourir avec ma longue-vue tous les points de l'horizon. Je n'ai rien aperçu.
—Diable! diable! c'est contrariant.... Que lui sera-t-il donc arrivé?...» Tout l'équipage prit un air inquiet. Les passagers et les passagères arrivèrent bientôt sur le pont, et en voyant toutes les figures se rembrunir, ils se mirent aussi à prendre un air soucieux. On ne parla plus de l'Albanaise qu'à voix basse et toujours en arrière du commandant. Le vieux marin avait au mieux joué son rôle.
Six à sept jours se passent sans qu'on revoie la fidèle compagne de la Bramine; chaque matin les hommes placés en vigie se crèvent les yeux pour découvrir quelque chose à l'horizon, et chaque matin la Bramine fait de la route, et l'on finit par oublier l'Albanaise, sur laquelle on ne compte presque plus. Le plénipotentiaire, ce passager qui va si mal au vieux commandant, s'avise encore de lancer quelques épigrammes sur la séparation forcée des deux frégates, et sur l'insuffisance des moyens qu'a l'homme de mer à sa disposition pour lutter contre la puissance ou le caprice des élémens. Le commandant enrage toujours; mais il sait se contenir pourtant, car il espère bientôt se venger de la crânerie de son insupportable passager. L'heure de la vengeance, en effet, va sonner.
Un beau jour, vers midi, les officiers, armés de leurs cercles de réflexion ou de leurs sextans, observent la hauteur du soleil qui darde perpendiculairement ses rayons sur les tentes qui abritent les gaillards. On est par 4 degrés de latitude sud. Bientôt on fait le point, et l'on trouve que la longitude est de 15 degrés et quelques minutes ouest.
Le commandant, après s'être entretenu un moment avec l'officier de route chargé des montres marines, se promène sur le pont; il laisse échapper des mouvemens d'impatience.
La vigie du grand mât crie: Navire!
Toutes les têtes se dressent.
Le commandant continue de se promener, mais en riant sous cape, et en faisant demander où se trouve le navire aperçu. La vigie répond: Par le bossoir de tribord!
Tous les regards se portent sur les flots dans la direction indiquée.
Le navire approche: il est gros. La Bramine manoeuvre de manière à aller à sa rencontre. On n'est plus, au bout de quelque temps, qu'à une lieue de lui. Alors on l'observe.
«Ne serait-ce pas l'Albanaise? disent d'abord ceux qui croient avoir les meilleurs yeux.
—Mais l'Albanaise a un grand bord blanc et des mâts de catacois garnis, tandis que celui-ci est peint tout en noir et n'a que des mâts de perroquet à flèche.
—Cependant c'est bien une frégate que ce bâtiment!
—Et n'y a-t-il que l'Albanaise qui soit une frégate?»
Les officiers, qui tiennent leurs longues-vues braquées sur le navire qui s'avance toujours, ne prononcent pas une seule parole. Les passagers sont dans l'anxiété en voyant le commandant examiner avec une certaine préoccupation la manoeuvre du bâtiment dont on n'est plus qu'à deux portées de canon.
Le plénipotentiaire s'avance alors: «Commandant, que dites-vous de la rencontre que nous venons de faire? Ne serait-ce pas par hasard notre infidèle qui nous revient? Plusieurs de nos hommes croient reconnaître l'Albanaise dans ce grand navire si noir et d'une allure si lugubre....»
Le commandant ne répond rien à l'importun questionneur. Il ordonne au chef de timonerie de hisser le pavillon français.
Le grand pavillon monte rapidement au bout de la corne de la Bramine.
Le grand bâtiment noir répond à ce signal en hissant un long pavillon rouge dont la queue va se jouer sur sa poupe.
«Que diable cela signifie-t-il?» s'écrie le commandant en regardant son lieutenant.
Le lieutenant hausse les épaules en faisant une grimace qui signifie: «Ma foi, je n'en sais rien.»
«Branle-bas général de combat!» dit le commandant.
Le premier lieutenant ajoute: «Chacun à son poste: les gens de la batterie à la batterie, les gens de la manoeuvre à la manoeuvre.»
Les officiers et les aspirans de la batterie descendent. Les autres courent à leurs pièces sur les gaillards. Il se fait à bord un remue-ménage qui surprend assez désagréablement les passagers. Quelques minutes après l'ordre donné, le lieutenant annonce au commandant que tout est prêt pour le combat.
«Messieurs les passagers, et vous mesdames, dit le lieutenant en s'adressant au groupe des voyageurs plantés mornes et silencieux sur le gaillard d'arrière, voudriez-vous descendre dans la cale ou dans la sainte-barbe, pour ne pas gêner la manoeuvre ou pour vous rendre utiles, si vous le voulez, au pansement des blessés ou à la distribution des poudres?
—Mais monsieur, dit le plénipotentiaire, je demanderai à monsieur le commandant la faveur de rester encore un peu sur le pont, après avoir conduit ces dames en lieu de sûreté?»
Le commandant ne répond rien: il a bien autre chose à faire que de s'occuper de monsieur son passager!
Celui-ci descend dans le faux-pont avec madame son épouse. En passant dans la batterie, il voit une centaine de gaillards rangés le long d'une file de canons bien démarrés et bien chargés. Les mèches sont allumées: les officiers se promènent le sabre en main, sans dire mot. Un parfum de poudre et une odeur de carnage semblent déjà se répandre dans cette batterie si longue et si basse. Le passager se rend dans le faux-pont. Là c'est bien un autre spectacle! Trois chirurgiens, les manches retroussées, préparent, sur une longue table couverte de charpie et de bandelettes, leurs larges couteaux et leurs scies à amputation. Ils se disposent à nager dans le sang qui va couler. L'un d'eux, à l'aspect de notre ambassadeur, lui dit en plaisantant, et en lui montrant un couteau bien affilé: «Eh bien! monsieur l'ambassadeur, est-ce vous qui m'étrennerez?...» Le passager sourit, mais du bout des lèvres, pour accueillir cette saillie le plus gaîment possible. Mais il fait comprendre, par un signe, à l'Esculape goguenard, qu'il ne faut pas effrayer les dames qui viennent chercher un refuge dans la cale. L'Esculape se tait; mais, comme on dit proverbialement, il n'en pense pas moins sur le compte du passager, qui paraît un peu ému.
Après avoir placé ses dames en sûreté, l'ambassadeur remonte sur le pont, en passant toutefois par l'escalier de l'avant, car l'aspect des instrumens de chirurgie étalés sur l'arrière du faux-pont a produit sur lui une impression désagréable. Tous ces cadres tendus pour recevoir blessés, tant d'hommes qui sont encore si bien portans, si pleins d'ardeur, lui font faire des réflexions pénibles. Il aime mieux encore voir l'appareil du combat dans toute sa majesté, que tous ces préparatifs qui n'attestent que trop les tristes réalités qui accompagnent les illusions de la gloire.
En montant sur le pont et en regagnant le gaillard d'arrière, il s'aperçoit que la scène est changée: le navire, qu'il avait quitté à quelques portées de canon, n'est plus qu'à une portée de fusil de la frégate. Les deux bâtimens s'observent en continuant silencieusement leur route parallèle. La mer, qu'ils font clapotter le long de leurs bords, est douce et tranquille; la brise se joue dans le pavillon et les voiles qu'elle enfle gracieusement. Quel repos et quelle harmonie sur les flots, dans les airs et sous le ciel! Et c'est au sein de ce calme si délicieux que deux équipages vont bientôt se massacrer, que le sang humain va rougir la blanche écume des vagues que ces deux navires sillonnent encore en paix.... Cette idée fait frémir notre passager; mais il la repousse comme une faiblesse: il se passe la main sur le front comme pour chasser loin de lui toute pensée indigne du courage dont il veut faire preuve.... Il observe le commandant, dont l'air est calme, dont la contenance est ferme.
«Eh bien! mon brave commandant, que pensez-vous que puisse être ce navire?
—Je ne pense rien, mais je me prépare à tout événement.
—Ce n'est probablement qu'une frégate anglaise?
—Ou quelque pirate qui nous prend pour un bâtiment de la compagnie.
—Mais je ne savais pas que les pirates eussent des frégates!
—Et que croyez-vous donc qu'ils fassent des frégates qu'ils prennent?
—Les pirates ont donc pris quelquefois des frégates?
—Pourquoi pas, quand ils rencontrent des capitaines plus disposés à amener qu'à se faire sauter!»
L'entretien n'alla pas plus loin: le commandant ne paraissait guère disposé d'ailleurs à prolonger la conversation: d'autres soins réclamaient toute sa sollicitude.
Il ordonne à son second de faire envoyer un coup de caronade pour assurer le pavillon français.
Le coup de caronade part avec fracas. Personne ne dit mot à bord: c'est à l'artillerie seule et au commandant de parler.
La frégate au pavillon rouge répond à la Bramine, en lui lançant un coup de canon dont le boulet va ricocher sur l'arrière de celle-ci.
«Ils pointent bien mal, ces gaillards-là! dit le commandant; pointons mieux, mes amis: Feu tribord!»
Une détonation épouvantable jaillit du flanc droit de la Bramine: c'est un volcan qui vient de vomir la flamme de ses entrailles brûlantes, sur les flots que couvre un nuage épais de feu et de fumée.
La frégate ennemie n'attendait que cette volée. Elle riposte sans perdre une seconde. La canonnade est engagée. On n'entend plus que la voix des deux commandans qui mugit, majestueuse et solennelle, dans de longs porte-voix: Feu! feu partout!
Les pièces sont halées dedans une fois qu'elles ont fait feu: on les charge pour les pousser vivement aux sabords et pour faire feu encore. Feu toujours, et toujours feu! A peine songe-t-on à la manoeuvre des voiles. On s'aperçoit seulement que la Bramine a masqué son grand-hunier pour se canonner plus à l'aise avec son ennemie, qui de son côté a aussi mis en panne. Quelle situation!
Notre ambassadeur, qui jusque là avait perdu l'usage de ses sens, retrouve bientôt toute la force de ses jambes, au moins, pour regagner, non pas le fond de la cale, où il a placé les passagères, mais bien la sainte-barbe. La soute aux poudres est un lieu aussi sûr que la cale, et en se transportant là, il pourra au moins éviter la honte de se représenter pendant le combat aux yeux de ses dames; et d'ailleurs, en aidant les cambusiers et les non-combattans à distribuer des gargousses aux mousses, il saura se rendre utile. Il court donc à la sainte-barbe en traversant les nuages de fumée qui remplissent la batterie. Au brusque mouvement qu'il fait pour se jeter en double dans cette espèce de sépulcre qu'éclaire un large fanal cadenassé, un vieux canonnier invalide se retourne et reconnaît notre ambassadeur.
«Mettez-vous à côté de moi, dit l'invalide; ils ont besoin de munitions là-haut, nous leur-z-en donnerons tant qu'ils en voudront.»
Le plénipotentiaire se met à passer des gargousses; mais son voisin remarque que ses blanches mains tremblent un peu. Il cherche à le rassurer en causant avec lui assez familièrement. Rien ne vous nivèle mieux les conditions humaines que l'approche ou l'apparence du danger commun.
«Monsieur l'ambassadeur, il y a un grand bruit là-haut, et on manoeuvre.
—On manoeuvre!
—Oui; c'est sans doute cette chienne de frégate qui veut nous prendre en poupe. Mais notre vieux commandant est manoeuvrier aussi, et il ne se laissera pas juguler comme ça.... Tenez votre gargousse plus haute que ça un peu, et élongez-moi bien vos bras, monsieur l'ambassadeur.... Entendez—vous le boucan sempiternel qu'ils font sur le pont?
—Oui, j'entends des cris!... Qu'est-ce donc?...
—C'est l'abordage peut-être.... Ecoutez, écoutez.... Non.... on crie aux pompes! C'est comme si la frégate avait reçu, vous entendez bien, des boulets au-dessous de la flottaison. C'est bon ça: c'est pour former nos jeunes gens à l'exercice.
—Mais non, il me semble que c'est au feu! qu'on crie....
—Ah! C'est vrai! c'est comme s'il y avait le feu sur l'arrière du navire, voyez-vous....
—L'eau! le feu! le vent! Mais on n'est donc en sûreté nulle part à bord d'un bâtiment qui combat?
—Oui, en sûreté! ah bien oui! J'ai vu un agent comptable tué, sans vous faire tort, où vous êtes dans la sainte-barbe, à bord de la frégate la Clorinde.... Mais qu'ont-ils donc à gueuler de cette manière?... Est-ce qu'on ne commande pas de noyer les poudres!
—Ah! mon Dieu! noyer les poudres! Et nous aussi peut-être!
—Ne craignez rien; si c'était pour de bon, nous aurions sauté dans notre trou à poudre, avant d'être noyés.... V'là que ça se calme, v'là que ça se calme!... Attendez, je vas bientôt savoir ce que c'est (mettant la tête au panneau).... Eh bien! bigres de mousses, pourquoi est-ce que vous ne demandez plus de poudre et que vous restez là, dans la batterie, comme des épiciers retraités avec vos gargoussiers vides?
—Père La Frimousse, c'est qu'on va battre le roulement; le commandant a dit de cesser le feu.
—Déjà!... Ah! c'est que l'autre frégate aura amené pour nous qui sommes la commandante. Tant mieux, autant de tués que de blessés, il n'y a personne de mort.»
Le roulement se fit effectivement entendre. L'officier commandant la batterie ordonne de taper et amarrer les canons. Au son roulant des tambours, le calme le plus parfait succède au fracas qui, pendant près d'une heure d'effroi, a retenti aux oreilles de notre ambassadeur niché encore dans la soute aux poudres. Mais, le combat fini, il se dispose à se présenter aux yeux du commandant ... aux yeux du commandant, si toutefois il vit encore, car dans ce combat acharné bien des braves gens ont dû périr.... N'importe, il faut que notre ambassadeur s'assure par lui-même de ce qui s'est passé au dehors pendant sa longue absence.... Le canon ne ronfle plus: il sort lestement de la sainte-barbe, le nez et les mains barbouillés de poudre, l'habit tout noirci, la cravate toute défaite. Le désordre de sa toilette n'attestera que mieux la part active qu'il a prise a l'affaire.... Il traverse la batterie en détournant les yeux, de peur de frémir à l'aspect du sang répandu, et de voir le désordre que les boulets ennemis ont exercé dans la coque du bâtiment.... Là cependant rien n'est changé. Des matelots ou des chefs de pièces fredonnent gaîment un petit air, en amarrant leurs canons, restés en parfait état. Des novices fauberdent le pont de la batterie, sous la surveillance des quartiers-maîtres, qui leur indiquent l'endroit d'où il faut faire disparaître les taches de poudre.... L'ambassadeur enfin arrive sur le gaillard d'arrière: il cherche avec anxiété son commandant: il le demande aux timoniers placés flegmatiquement à la roue du gouvernail.
Un d'eux lui répond avec indifférence: «Le commandant, monsieur? le voilà qui se promène sur les passavans avec le commandant de l'Albanaise.
—Avec le commandant de l'Albanaise!» s'écrie le plénipotentiaire.
Et en effet, l'Albanaise, la grande frégate noire, la frégate pirate à laquelle on venait de livrer combat, naviguait côte à côte avec sa compagne la Bramine, qu'elle venait de rallier après huit jours de séparation. Le diplomate passager est furieux; il aborde son commandant en prenant une attitude menaçante qui contraste singulièrement avec la contenance calme et gaie du vieux capitaine:
«C'était donc une mystification, monsieur le commandant, que votre combat?
—Non, monsieur l'ambassadeur; c'était un exercice à feu: il y a huit jours que la chose était convenue entre mon collègue de l'Albanaise et moi.»
Puis les deux commandans continuèrent à se promener en reprenant le fil de la conversation que la brusque apparition du diplomate avait un instant interrompue. Leur ton d'indifférence et leur air presque méprisant durent humilier un peu sans doute notre pauvre diplomate, tout barbouillé de poudre, tout froissé encore de l'humble attitude qu'il avait été forcé de prendre dans sa chaude et sinistre sainte-barbe. Mais qu'y faire?
Depuis ce jour il n'adressa la parole à son vieux commandant que pour lui exprimer l'admiration que lui inspirait le dévoûment sans faste des bons et intrépides marins.
BARBE-ROUGE.
Le vaisseau de ligne le Trophée avait déployé dès le matin son grand pavillon national sur l'arrière, et dès le matin aussi un autre pavillon tricolore flottait sur son beaupré. Quoique ce jour fût un jour ordinaire de la semaine pour les autres bâtimens de l'escadre, c'était une fête pour le vaisseau le Trophée: on passait la revue à son bord; trois mois d'arrérage devaient être payés à l'état-major et à l'équipage.
Dès la veille de ce jour solennel, la grande chambre des officiers avait été disposée, dans la batterie de 18, à recevoir le commissaire aux revues et ses commis. La cloison qui sépare cette chambre du reste de la batterie avait été enlevée. Des pavillons de toutes couleurs tapissaient, autour d'une longue table, les parois de l'arrière; et les quatre grosses pièces de canon, circonscrites dans l'enceinte de la chambre, avaient été cachées sous la riche étamine de la première série de signaux, pour ne pas trop effrayer les officiers administratifs, sans doute, par l'aspect d'un appareil guerrier qui s'accorde du reste assez mal avec les fonctions des honnêtes comptables qui viennent compter de l'argent à l'équipage.
Tous les matelots avaient revêtu de très-bonne heure leur habit d'apparat. Ils s'étaient lavé les mains et le visage avec un scrupule tel que plusieurs tonneaux d'eau de mer avaient à peine suffi à ce débarbouillage général. L'onde sur le sein de laquelle vivent les marins est, comme on sait, la seule eau lustrale qu'ils connaissent dans leurs cérémonies, et le plus précieux cosmétique qu'ils emploient dans leur toilette.
A neuf heures, le commandant arrive à bord dans son élégante et rapide yole.F
Le maître d'équipage, à l'approche de cette embarcation dont un brillant pavillon couronne l'arrière, donne un long coup de sifflet qu'il fait suivre de ce commandement solennel:
«Elonge une amarre au canot à tribord!»
Le patron du commandant, avant d'accoster le vaisseau, fait faire un grand circuit à la yole qu'il gouverne avec grâce et pourtant avec gravité!
Le maître d'équipage, perché sur la drôme, au pied du grand mât, reprend son sifflet qu'il fait roucouler une seconde fois, et puis il commande:
«Passe deux hommes sur le bord à tribord.»
Le commandant monte lestement le long escalier pavoisé de tapis bleus bordés de rouge. Il salue son capitaine de frégate et l'officier de garde, qui le reçoivent, selon le cérémonial usité en pareil cas; il passe devant la garde alignée sur le gaillard d'arrière, l'arme au pied; le tambour, prêt à battre, ne bat pas: c'est l'étiquette du bord, car là on mesure les honneurs à rendre avec autant d'intégrité que si c'était de l'argent que l'on comptât.
Le commandant passe dans sa chambre: son capitaine de frégate le suit en papillonnant sur ses traces.
Après la yole commandante arrive l'embarcation qui porte à bord le commissaire aux revues et ses gros livres, l'agent comptable du vaisseau et ses états de paiement. On reçoit le commissaire avec moins de gravité que le commandant, mais pourtant avec distinction: c'est l'homme essentiel du jour.
Tous les officiers d'administration déjeûnent chez le commandant: c'est de règle. Ils se frottent les mains en sortant de table, jettent un coup-d'oeil sur le gréement du vaisseau, qu'ils trouvent admirable, quoiqu'ils ne s'y connaissent pas du tout: c'est l'usage.
A dix heures on descend dans la batterie. Le commissaire se place au centre de la table qu'on lui a préparée. A ses côtés s'asseyent le commandant, le capitaine de frégate, l'agent comptable du vaisseau, les commis qui escortent le commissaire, les officiers du bord et tutti quanti enfin.
L'appel va se faire. Toutes les oreilles se dressent. On écoutera les réclamations: chacun se dispose à en faire on à chercher comme il s'y prendra pour présenter la sienne. Les maîtres, contre-maîtres, quartiers-maîtres et les matelots de première classe se pressent sur l'arrière de la batterie au-dessous de la cloison qui indiquait, la veille, la place de la grande chambre. Le commissaire va appeler son monde: attention!
«Jean-Marie-Pierre-Chrétien Lemalennec, premier maître de manoeuvre.
—Présent, mon commissaire!
—A 90 fr. par mois, trois mois: 270 fr.
—C'est ça, mon commissaire.
—Marie-Paul-Christophe Lapierre, dit Recouvrance, maître calfat.
—Présent-z-à l'appel.
—A 80 fr.: 240 fr.
—Pardon, monsieur le commissaire, mais j'ai une réclamation.... J'ai navigué deux mois d'à bord la Circé, un mois et demi d'à bord l'Aculon (l'Aquilon), ceci me fait trois mois et demi, sous votre respect.
—Mais, mon ami, on ne paie actuellement que les trois mois qui vous sont dus à bord du Trophée.
—Ça ne fait pas moins trois mois et demi de dus, sans vous offenser, mon commissaire, car je serais bien fâché de vous dire une parole plus haute l'une que l'autre.»
Le maître d'équipage prend alors la parole à demi-voix, et s'adressant à son confrère:
«Vous ne voyez donc pas, maître Recouvrance, que vous ne savez pas ce que vous dites actuellement: on vous doit bien trois mois et demi, mais....
LE CAPITAINE DE FRÉGATE. Vous lui expliquerez tout cela plus tard, maître Chrétien. A un autre!
LE COMMISSAIRE. Justin-Emile Le Goarant, maître charpentier.
—Présent!»
Il passe, et l'appel se continue ainsi. Aux masses qui ont répondu présent, succèdent d'autres masses de matelots qui viennent faire leur apparition dans le sens de l'échelle descendante des grades du bord.
On est bientôt aux matelots à 24 francs par mois.
La voix un peu fatiguée du commissaire appelle Job, Pierre, Lebras!
A ce nom personne ne répond: Présent.
Le maître d'équipage promène, les bras croisés, ses deux grands yeux noirs sur le groupe de matelots à 24, placé à sa gauche...: «Eh! bien, s'écrie-t-il, répondras-tu aujourd'hui, Barbe Rouge? en s'adressant à un gros matelot tout hébété.
—Plaît-il, maître? répond cette espèce d'homme, en baissant la tête et en s'approchant timidement du maître d'équipage, le chapeau à la main.
—Réponds au commissaire qui t'appelle, animal.»
L'homme ne dit mot.
LE COMMISSAIRE. Voyons, mon ami, comment vous nommez-vous?
L'HOMME. Barbe-Rouge!
LE COMMISSAIRE. Mais quel est votre nom de famille?
L'HOMME. Barbe-Rouge!...
LE MAÎTRE D'ÉQUIPAGE. Monsieur le commissaire, Barbe-Rouge c'est son nom de bord, son sobriquet, quoi! Il y a dix ans que je le connais, et on ne l'a jamais appelé que comme ça. Excusez-le, mais il est un peu petit d'esprit.
UN MATELOT, prenant la parole. Mon commissaire, son nom de famille c'est Job-Pierre Lebras. Je suis de son pays, porte à porte avec lui. Il est imbécile de son naturel.
UN CONTRE-MAÎTRE D'ÉQUIPAGE: A présent que tu sais ton nom, réponds donc à l'appel, et file. Voyons, dis: Présent!
L'HOMME. Présent!
LE COMMANDANT. Ne rudoyez pas ce malheureux. Faites-lui comprendre qu'il n'a plus besoin de rester là, et qu'il peut maintenant s'en aller.
Le pauvre Barbe-Rouge, en s'éloignant, jeta un coup-d'oeil timide et bas sur son commandant, un coup-d'oeil qui semblait dire: Commandant, je vous remercie! Il n'y a que vous ici qui ayez pitié de ma stupidité!
Quel était donc cet infortuné Barbe-Rouge, le patira, le souffre-douleurs de tout l'équipage du Trophée? Un misérable orphelin que, tout enfant encore, on avait jeté à bord du premier navire venu, et qui, presque idiot, avait fini par oublier, avec le temps, sa famille, son pays, et jusqu'à son propre nom. Son poil roide et rubéfié lui avait fait donner le sobriquet de Barbe-Rouge. Les taquineries de ses autres camarades avaient réussi à rendre sa stupidité native, presque complète, et cependant Barbe-Rouge était parvenu à devenir, à l'âge de 27 à 28 ans, matelot à 24 francs par mois! Comment cela s'était-il fait? Par protection?—Est-ce à bord que les imbéciles trouvent des protecteurs!—Par intrigues?—Est-ce encore à bord que les imbéciles peuvent intriguer!—Par l'effet d'un merite caché, d'une utilité spéciale peut-être? Oui certes, car Barbe-Rouge avait un mérite à lui, et avait réussi plusieurs fois à se rendre utile à bord. Le malheureux possédait la vertu caractéristique d'un chien de Terre-Neuve, et cette vertu canine l'avait fait remarquer parmi les hommes de son espèce: tant il est vrai qu'il est des humains qui seraient bien mieux placés qu'ils ne le sont dans la société, s'ils pouvaient posséder les qualités qui distinguent la plupart des animaux.
Barbe-Rouge nageait comme un poisson, et en cherchant bien, peut-être aurait-on découvert, sous les sales vêtemens qui le recouvraient, une peau de marsouin ou des écailles de dorade, et cette disposition phénoménale aurait donné à peu près la mesure de l'intelligence de ce pauvre diable. Il n'articulait qu'avec peine quelques syllabes de bas-breton, et encore fallait-il prononcer plusieurs fois devant lui les mots qu'on s'amusait à lui faire balbutier. Il vivait, à bord, de tout ce qu'on laissait dans les gamelles, et sa voracité égalait au moins sa malpropreté. Un coup de pied d'un côté, une taloche de l'autre, étaient tout ce qu'il recevait en échange des privautés qu'il cherchait à se permettre avec les gens qui s'égayaient de sa crédulité et de son ignorance. La seule passion qu'il parût connaître, c'était l'amour, le goût immodéré des liqueurs spiritueuses; mais quand il avait bu, son ivresse n'avait rien de plaisant: c'était un animal repu, pas autre chose. Pour une bouteille d'eau-de-vie, on le faisait plonger de dessus la grand'vergue, sous la quille du vaisseau, et quelques minutes après on le voyait reparaître de l'autre bord du navire, après avoir parcouru une distance de soixante pieds sous l'eau, et avoir atteint une profondeur de cinq à six brasses.
Un homme, un objet de quelque valeur ne tombait jamais à la mer sans que Barbe-Rouge ne fit son devoir. Il s'élançait à l'eau quelque temps qu'il fit, plongeait, disparaissait un moment, et, le moment d'après, on le voyait revenir, triomphant des vagues et des dangers, tenant dans ses bras l'homme ou l'objet qu'il était parvenu à retirer des flots. C'était alors seulement qu'il était beau à contempler. Il ne devenait véritablement homme que lorsqu'il devenait poisson, dauphin, ou chien de Terre-Neuve; et ce n'était qu'alors aussi qu'il paraissait éprouver un sentiment d'orgueil qui le rapprochât de la dignité de l'espèce humaine. Mais, une fois hors des lames et loin du danger, il redevenait Barbe-Rouge en montant à bord ou en touchant la terre du bout de ses larges et vilains pieds. Sa figure n'était bonne à encadrer qu'au-dessus des flots en courroux.
Plusieurs de ces beaux traits de dévoûment que notre homme-poisson avait accomplis par instinct beaucoup plus que par vertu, lui avaient mérité la paie de matelot à 24 francs. On le gardait à bord comme une bouée de sauvetage, comme un objet utile dont l'entretien coûte quelque chose; mais aucun des hommes de l'équipage ne le regardait bien certainement comme un de ses égaux.
Nous avons déjà parlé du contre-maître qui, le jour de la revue, avait un peu rudoyé Barbe-Rouge au moment où celui-ci ne répondait pas à l'appel du commissaire. Cet officier marinier avait, depuis long-temps, conçu pour notre animal amphibie une antipathie qui se manifestait le plus souvent par de grands coups de poing et quelques bonnes giffles, comme autrefois savaient si bien en administrer les maîtres d'équipage.
Un jour, le commandant, que le hasard avait rendu témoin des mauvais traitemens du contre-maître envers Barbe-Rouge, ordonna sévèrement au supérieur de ne plus frapper son indigne subalterne.
Le pauvre Barbe-Rouge ne sut remercier son commandant qu'en se jetant à genoux et en tournant vers lui des yeux mouillés des larmes les plus étranges qu'on eût encore vues couler. C'était la première preuve de sensibilité qu'eût donnée Barbe-Rouge, et le commandant en fut attendri. Il prit le malheureux sous sa protection.
Mais depuis ce moment-là aussi la haine déjà assez prononcée du contre-maître redoubla de violence.
«Le commandant, lui disait-il chaque jour, m'a défendu de te frapper. C'est bien, et j'obéis; mais je te pousserai si rudement que le coeur t'en fera mal!»
Je vous laisse à penser si Barbe-Rouge était rudement poussé!
Une fois le contre-maître surprend de grand matin celui qu'il appelait sa bête noire récitant, du mieux qu'il le pouvait, une prière à voix haute.
«Qui pries-tu là,-espèce de vilain chrétien?
—Je prie le bon Dieu, répond Barbe-Rouge.
—Et qu'as-tu à lui demander, à ton bon Dieu?
—Que vous tombiez un jour à la mer.
—Ah! oui, pour me mettre le pouce sur la lumière, n'est-ce pas? Attends, chien d'imbécile, que je te pousse encore une bonne fois, pour t'apprendre à avoir actuellement la langue aussi bien démarrée.»
Barbe-Rouge fut poussé ce jour-là comme jamais il ne l'avait encore été par la terrible main de son persécuteur.
Mais les voeux que l'opprimé adressait au ciel, peut-être pour la première fois, ne tardèrent pas à être exaucés.
Peu de temps après cette scène, la chaloupe du Trophée fut envoyée, à quelque distance du bord, lever une des ancres du vaisseau. Le contre-maître commandait la corvée chargée de cette opération. L'ancre levée, se trouvant un peu trop pesante pour la chaloupe, surchargeait tellement l'arrière de cette embarcation, qu'il suffit à la lame qui se formait de faire tanguer l'arrière pour que l'eau entrât à bord, et pour que la chaloupe coulât à une encablure du bâtiment. Les chaloupiers se trouvent livrés aux flots: ceux qui savent nager se dirigent, en jouant des bras et des jambes, vers le vaisseau. On arme tous les canots pour porter secours le plus promptement possible aux trente ou quarante hommes qui flottent çà et là. Barbe-Rouge, depuis long-temps placé sur le beaupré du Trophée, comme pour guetter les mouvemens de la chaloupe, n'avait pas attendu le moment du danger extrême pour prendre son parti. Bien avant que les canots du bord fussent prêts à secourir les chaloupiers en péril, il s'était jeté tout habillé à la mer, du haut du beaupré où il avait établi son observatoire. Il nage en vrai marsouin, au milieu des malheureux qui se débattent contre les lames; il semble choisir les hommes qu'il veut sauver les premiers. Le contre-maître, son ennemi, lutte contre la mer qui va l'engloutir, en s'efforçant de se tenir quelques instans à flot. Il étend ses bras convulsifs vers Barbe-Rouge. Sa voix, presque étouffée par l'eau que sa bouche repousse encore, l'appelle, l'implore; mais Barbe-Rouge passe auprès de lui sans daigner seulement le regarder: il saisit tous ceux qu'il rencontre autour du contre-maître, et les amène aux embarcations du vaisseau qui arrivent, à force de rames, sur le lieu de l'événement. Le contre-maître disparaît à l'instant même où le brigadier d'un des canots allait mettre la main sur lui.
Cinq à six hommes venaient d'être sauvés par Barbe-Rouge.
En revenant à bord du vaisseau, les embarcations déposent sur l'escalier de commandement les chaloupiers qu'elles ont pu recueillir. Le commandant s'informe du sort du contre-maître.
«Il a coulé, répond un des patrons des canots, justement à l'instant où nous allions le haler en dedans.
—Et tu n'as donc pas pu le sauver, toi Barbe-Rouge?» demanda avec vivacité le commandant.
Barbe-Rouge ne répond rien, mais il se jette de nouveau à la mer.... Il plonge; il paraît chercher quelque chose à l'endroit où la chaloupe a disparu. Au bout d'une demi-heure, il revient à bord avec un cadavre qu'il a réussi enfin à retirer du fond des flots.
C'était le cadavre du contre-maître!
Le commandant, à cette vue, ne peut s'empêcher de s'écrier, en s'adressant à Barbe-Rouge, avec plus de douleur encore que de vivacité:
«Pourquoi, malheureux, ne pas avoir fait, il y a une demi-heure, ce que tu viens de faire à présent? il est bien temps!»
Ces paroles, prononcées avec un air de reproche à peine perceptible pour les personnes les plus intelligentes, parurent produire un effet inconcevable sur Barbe-Rouge. Comment cet homme, jusque là si insensible au mépris qu'on avait pour lui et même aux mauvais traitemens dont on l'accablait journellement, sembla-t-il comprendre si bien le sentiment qui animait le commandant quand il lui adressa ces paroles dites pourtant d'un ton qui n'avait rien de rude ni d'accusateur? La bienveillance que seul, entre toutes les personnes du bord, le commandant avait témoignée à Barbe-Rouge, avait-elle eu le privilège de développer dans cette âme, jusqu'alors fermée à toutes les douces émotions, une susceptibilité inconnue? Le coeur du malheureux n'attendait-il qu'un touchant intérêt de la part de celui qu'il avait aimé, pour éprouver le sentiment qui ennoblit le plus la nature humaine? Que de secrets il reste encore à découvrir dans les profondeurs de l'âme! Que d'hommes sont morts stupides, que l'on aurait pu arracher à cette espèce de paralysie morale qui engourdit le coeur, si l'on avait pu connaître les moyens de guérir leur âme, comme de savans médecins savent guérir le corps de ces enfans difformes dont leur art parvient à faire des hommes robustes et sains!
Cette sensibilité, à laquelle paraissait naître le pauvre Barbe-Rouge, fut loin, hélas! d'être un bienfait pour lui: elle ne devint un bonheur que pour tous ces matelots qui se faisaient, depuis si long-temps, un jeu inhumain de le tourmenter comme un de ces animaux que l'homme a soumis à ses cruels caprices.
Le vaisseau le Trophée mit à la mer, emportant avec lui son brave commandant, son ancien équipage, le sournois Barbe-Rouge, et toutes ces vieilles habitudes et ces moeurs qui subsistent à bord d'un navire depuis long-temps armé, comme au sein d'une société anciennement constituée; cité mouvante et guerrière, peuple flottant qu'une vague submerge tout entier, et que la volonté d'un seul homme gouverne despotiquement sur l'immensité des mers indomptées!
Barbe-Rouge, depuis l'accident de la chaloupe, languissait à bord, mais languissait comme l'aurait fait un chat ou un chien. Il ne mangeait plus. C'était à ce signe que l'on reconnaissait surtout qu'il avait du chagrin. Le médecin du vaisseau avait déclaré au commandant que son sauvage protégé n'était pas malade, mais que le moral paraissait être affecté chez lui. Le moral de Barbe-Rouge! qui jamais s'en serait douté! Le commandant, après l'avoir interrogé sur ce qu'il éprouvait et n'avoir pu obtenir de lui d'autre réponse que de grosses larmes, chercha à le consoler par de bons traitemens. Peine inutile! l'infortuné Barbe-Rouge dépérissait à vue d'oeil. L'idée d'avoir mérité, dans une circonstance funeste, le reproche de son commandant, le déchirait comme un remords; car cet idiot, qui jusque là paraissait être resté étranger à presque toutes les douleurs et les jouissances de l'humanité, avait un remords.
Un jour le commandant ordonna, pendant le beau temps que le vaisseau éprouvait depuis une semaine, de calfater les coutures du pont. On appelle coutures les interstices qui existent entre les planches dont le pont est formé, et que l'on remplit avec de l'étoupe enduite de brai.
Pour faire cette opération, c'est-à-dire pour rebattre les coutures, les calfats du bord préparèrent le brai sec dont ils avaient besoin, et au moyen d'un boulet rougi à la cuisine ils faisaient fondre cette espèce de résine dans des marmites en fer. Ce procédé est, à bord des bâtimens, le plus prudent que l'on puisse employer; car avec un boulet rougi il n'est guère possible de mettre le feu au brai, que l'on s'exposerait à enflammer en le faisant chauffer sur des fourneaux.
Un large baril de brai avait donc été posé sur le pont que l'on travaillait.
Par un de ces accidens qui arrivent souvent, malgré la prévoyance que l'on apporte à les prévenir, il se fit qu'en chauffant le brai d'une des marmites, un copeau, un morceau de toile ou de bois rippé, se trouva toucher le boulet rouge. Cet objet prend feu au même instant. La flamme qu'il produit se communique aux coutures fraîchement brayées. Cette flamme voltige sur le pont du vaisseau, où partout elle trouve un aliment. Elle gagne bientôt, au milieu de la confusion générale, le gros baril de brai. On court, on se heurte, on crie: Au feu! on cherche le moyen d'éteindre l'incendie. Il y a de l'eau partout; mais l'eau jetée sur le brai qui flamboie irriterait encore l'ardeur de l'embrasement. On demande du sable pour étouffer la flamme; on en cherche. C'est surtout du baril de brai qu'il faut tâcher de se débarrasser à tout prix; on jette des chaînes sur lui, pour l'entraîner le long des passavans et le faire tomber à la mer. Le commandant sort tout ému de sa chambre, et il voit avec effroi le désordre extrême qui règne sur le pont. Ses yeux inquiets rencontrent, en ce moment d'anxiété, les yeux de Barbe-Rouge. Celui-ci, comme s'il venait de puiser une inspiration dans les regards que le hasard a fait tomber sur lui, court à son commandant: il saisit une de ses mains, qu'il baise convulsivement, puis il se jette dans les flammes qui cachent le baril de brai: il disparaît à tous les yeux, et l'on voit aussitôt la masse des flammes se mouvoir du côté de l'ouverture du gaillard, où est placé l'escalier de tribord. Le baril de brai tombe à la mer éteint, étouffé dans les bras d'un matelot qui l'a saisi comme pour lutter corps à corps avec lui. Ce matelot, c'était Barbe-Rouge!
On amène précipitamment une embarcation à la mer. Le commandant crie: «Sauvez-le! sauvez-le! ne perdez pas un seul instant, mes amis, je vous en supplie ...»
L'incendie, privé sur le pont de son principal aliment, est bientôt étouffé sous les efforts de tout l'équipage.... L'embarcation mise à la mer ramène à bord un corps défiguré et à moitié consumé, le corps de Barbe-Rouge!
La mort de Barbe-Rouge venait de sauver le vaisseau le Trophée et l'équipage dont l'infortuné avait été presque toute sa vie le mépris et la risée!