CHAPITRE VIII

Exploration de l’épave

 

 

FRANÇOIS fut le premier à se réveiller le lendemain matin. Il ouvrit les yeux à l’instant même où le soleil surgissait à l’est au-dessus de l’horizon et commençait à illuminer le ciel de ses rayons dorés.

François demeura un moment à regarder le plafond puis, soudain, se rappela tous les événements de la veille. Alors il se redressa sur son lit et appela tout bas mais aussi distinctement qu’il put :

« Mick ! Debout ! Nous allons visiter l’épave ! Éveille-toi, mon vieux. »

Mick remua, ouvrit à son tour les yeux, et sourit à son frère. Il se sentait tout heureux. N’allait-on pas se mettre en route pour vivre une belle aventure ? D’un bond, il sauta à bas de sa couche et courut à la chambre des filles. Tout doucement il en ouvrit la porte. Les deux cousines dormaient encore. Annie était lovée sous ses couvertures, à la manière d’une marmotte.

Mick secoua Claude et donna une bourrade à Annie. Les fillettes se réveillèrent et s’assirent sur leur lit.

« Levez-vous vite ! chuchota Mick. Il fait déjà jour. Il faut nous dépêcher. »

Les yeux bleus de Claude étincelaient tandis qu’elle s’habillait. Annie, de son côté, se hâta de passer ses vêtements – un maillot de bain, un short et un chandail – et d’enfiler une paire de sandales en caoutchouc. Personne ne fut long à se préparer.

« Et maintenant, veillons à ne pas faire crier les marches en descendant l’escalier », recommanda François quand les quatre enfants se retrouvèrent sur le palier. « À aucun prix il ne faut éternuer ou rire. »

Le jeune garçon savait de quoi il parlait : Annie était sujette à de brusques fous rires et cela risquait de faire échouer leurs projets.

Cette fois-ci, par chance, la petite fille sut conserver son sérieux aussi bien que les autres et descendit avec autant de précautions qu’eux. Au bas de l’escalier, il fallut encore ouvrir la porte. Elle ne grinça pas et François la referma avec soin derrière lui avant de rejoindre les autres qui se hâtaient le long de l’allée du jardin. Celui-ci était clôturé par une barrière dont le portail faisait un bruit affreux. Pour éviter de se trahir en l’ouvrant, les enfants préférèrent passer par-dessus.

Le soleil, bien qu’encore bas sur l’horizon, brillait à présent de tout son éclat. Sa chaleur avait quelque chose de réconfortant. Quant au ciel, il était d’un bleu si intense qu’Annie eut l’impression qu’il venait d’être lavé.

« On dirait qu’il rentre tout juste de la blanchisserie ! » pensa-t-elle tout haut.

Ses compagnons se mirent à rire. Annie disait parfois de si drôles de choses ! Cependant, ils comprenaient parfaitement ce que sa phrase signifiait. Le jour avait l’air tout neuf… les nuages étaient si roses dans l’azur du ciel, et la mer semblait si fraîche et si calme ! Il était impossible de croire qu’une horrible tempête l’avait bouleversée la veille.

Claude mit son canot à flot. Puis elle alla chercher Dagobert tandis que les garçons disposaient les avirons dans les tolets. Jean-Jacques, le jeune pêcheur, fut très surpris de voir arriver Claude d’aussi bonne heure. Lui-même se disposait à sortir en mer avec son père, pour pêcher. Il accueillit « monsieur Claude » avec un large sourire.

« Vous allez faire une promenade ? lui demanda-t-il.

Sapristi, quelle tempête hier ! Vous avez vu ça ? J’ai cru un moment que vous vous trouviez en plein dedans !

— Eh bien, vous ne vous trompiez pas ! répondit Claude. Allons, viens, Dag ! arrive ! »

Dagobert était ravi de se retrouver auprès de sa maîtresse à une heure aussi matinale. Pour manifester sa joie, il se mit à bondir à ses côtés, tandis qu’elle courait pour rejoindre ses cousins. Il faisait si bien le fou qu’à plusieurs reprises il faillit la culbuter. Dès qu’il aperçut le canot, il se rua vers lui et sauta dedans. Puis, dressé à l’arrière, la langue pendante, il agita la queue d’un air triomphant.

« Je me demande comment sa queue peut encore tenir au reste du corps, murmura Annie d’un air pensif. À force de la remuer ainsi, il finira par la perdre un de ces jours ! »

Les enfants mirent le cap droit sur l’île. Les difficultés de la veille n’existaient plus : ramer était un plaisir tant les eaux de la baie de Kernach étaient calmes. On contourna l’île de manière à l’aborder du côté du large.

Enfin l’épave apparut, dominant les brisants de sa haute masse. Elle était tout à fait immobilisée à présent et ne bougeait pas le moins du monde quand les vagues passaient dessous. Elle se trouvait légèrement couchée sur le flanc. Le mât brisé, dont la tempête avait encore emporté un bout, se dressait comme un signal de détresse.

« La voici donc ! murmura François avec exaltation. Pauvre vieille épave ! Elle est encore plus mal en point qu’auparavant. Vous rappelez-vous le bruit terrible qu’elle a fait en venant s’écraser sur ces rochers ?

— Comment allons-nous arriver jusqu’à elle ? » demanda Annie en considérant l’aspect peu engageant des dangereux brisants alentour.

Mais Claude ne semblait pas troublée. Elle connaissait à fond la côte de sa petite île, ses pièges, et aussi la façon d’échapper à ses dangers. Elle mania habilement les avirons et réussit à venir tout près de la grosse épave.

De leur canot, les enfants levèrent les yeux pour contempler le vieux navire. Il était grand, beaucoup plus grand qu’ils ne l’avaient cru lors qu’ils le regardaient au fond de la mer. Sa coque était incrustée de coquillages de toutes sortes et tapissée de longues algues brunes et vertes. Il s’en dégageait une odeur étrange. Les flancs de l’épave offraient de larges déchirures, d’aspect récent : elles provenaient de sa rencontre brutale avec les rochers pointus. Le pont également, que l’on apercevait grâce à l’inclinaison du navire, présentait des trous. L’ensemble donnait une impression de tristesse et d’abandon, mais les enfants n’éprouvaient que la joie intense de la découverte.

Claude s’approcha un peu plus des brisants sur lesquels reposait l’épave. Les vagues les recouvraient à intervalles réguliers. Claude regarda autour d’elle.

« Nous allons amarrer notre canot à l’épave elle-même, décida-t-elle. Et nous monterons facilement sur le pont en escaladant la coque. Attention, François !… Tâche d’envoyer le nœud coulant de ce filin autour du morceau de bois qui dépasse là-haut. Nous allons voir s’il est assez solide pour nous porter ».

François exécuta avec succès la manœuvre. Le filin se raidit et le bout de bois tint bon. Alors Claude grimpa comme un singe le long du flanc de l’épave. Elle possédait une agilité merveilleuse. François et Mick la suivirent, mais il fallut aider Annie pour qu’elle pût rejoindre les autres.

Bientôt les quatre enfants se trouvèrent réunis sur le pont incliné. Les herbes marines le rendaient glissant et l’odeur qui s’en dégageait était très forte. Cette senteur âcre ne plaisait pas du tout à Annie.

« Ainsi, c’était là le pont, murmura Claude. Et voici sans doute l’écoutille par laquelle passaient les hommes de l’équipage pour aller et venir. »

De la main, elle désignait une ouverture au-delà de laquelle on distinguait les vestiges d’une échelle de fer. Les quatre enfants se penchèrent au-dessus. Du regard Claude s’efforçait de percer l’obscurité.

« Je crois que cette échelle est encore assez solide pour supporter notre poids, dit-elle. Je vais descendre la première. L’un de vous a-t-il une torche électrique ? Il fait plutôt sombre là-dedans ! »

François possédait une lampe de poche. Il la tendit à sa cousine. Les enfants étaient silencieux. L’atmosphère, autour d’eux, leur semblait empreinte de mystère. Ils éprouvaient une vague angoisse. Qu’allaient-ils trouver à l’intérieur de l’épave ?

Claude alluma la torche et, hardiment, s’engagea dans l’écoutille. Les autres descendirent à sa suite.

La lumière de la petite lampe fit surgir des ténèbres un étrange spectacle. L’intérieur du bateau possédait un plafond bas, fait de chêne très épais. Les enfants devaient avancer en baissant la tête le long de ce qui, jadis, avait dû être une coursive. À droite et à gauche ils devinaient l’emplacement des anciennes cabines, mais il était difficile de distinguer quelque chose de précis tant l’ensemble était délabré et envahi d’herbes marines. L’odeur était encore plus affreuse que sur le pont : cela sentait à la fois le bois pourri et les algues en décomposition.

Les jeunes explorateurs – ainsi qu’ils se qualifiaient eux-mêmes ! – glissaient souvent sur le plancher gluant. Malgré tout, ils arrivèrent à mener à bien leur inspection. Le navire était moins vaste qu’ils ne l’avaient pensé un instant plus tôt. Sous les cabines, ils trouvèrent une grande cale qu’ils visitèrent à la lueur de la torche.

« Je suppose que c’est ici que devaient se trouver entassés les coffres d’or », dit François.

Mais, hélas ! le trésor avait disparu et les enfants ne trouvèrent rien d’autre que de l’eau et des poissons. Ils ne pouvaient d’ailleurs descendre plus bas, car l’eau était profonde. Cependant, il était bien visible qu’il ne traînait pas la moindre parcelle d’or sur le plancher crevé. Un ou deux tonneaux flottaient mais le couvercle n’existait plus depuis longtemps et ils étaient rigoureusement vides.

« Ces barils devaient contenir jadis de l’eau potable, ou des réserves de viande et de biscuits, dit Claude. Retournons voir les autres parties du navire. J’aimerais jeter un nouveau coup d’œil à l’emplacement des cabines… Je trouve passionnant de contempler les couchettes sur lesquelles ont dormi les marins de l’ancien temps… Et voyez donc ces vieilles chaises de bois. Dire qu’elles sont encore là après tant d’années… Oh ! et regardez de ce côté. Ces petits trucs, là, contre la cloison, étaient certainement des crochets de fer ! Ils sont tout rouillés à présent mais jadis on devait y suspendre des casseroles et des plats ! »

La visite de la vieille épave se poursuivit. Les enfants n’avaient pas perdu tout espoir. Ils fouillaient du regard les moindres recoins, souhaitant avec ardeur découvrir les fameux coffrets d’or dont Claude leur avait parlé, mais ils ne trouvèrent pas la plus petite boîte, même vide.

Ils arrivèrent enfin à une cabine plus vaste que les précédentes. Dans un coin, ils aperçurent une couchette : un crabe énorme l’occupait. Quelques vestiges de mobilier subsistaient : ce qui semblait avoir été une table s’appuyait contre la couchette. Mais à présent la table en question ne possédait plus que deux pieds et était tout incrustée de coquillages. Des étagères de bois, décorées de festons d’algues, s’accrochaient encore piteusement aux parois de la cabine.

« Cette cabine devait être celle du capitaine, insinua François. C’est la plus vaste de toutes. Tiens, qu’y a-t-il dans ce coin ?

— Une vieille tasse, répondit Annie en prenant l’objet. Et voici la moitié d’une soucoupe. J’ai idée que le capitaine buvait une tasse de café, assis à cette table, lorsque la catastrophe s’est produite. »

À l’évocation du naufrage, un vague malaise s’empara des enfants. Ils eurent soudain l’impression d’étouffer dans cette petite cabine sombre et malodorante, dont le plancher humide était glissant sous leurs pieds. Claude elle-même commença à se dire que l’épave était plus à sa place au fond de la mer qu’à la surface.

« Allons-nous-en ! murmura-t-elle en frissonnant. Je n’aime pas beaucoup cet endroit. Il est plein d’intérêt, c’est certain, mais je le trouve un peu effrayant aussi. »

Les quatre enfants se disposèrent à partir. Avant de quitter la pièce, François regarda une dernière fois la petite cabine à la lueur de sa torche. Il allait éteindre celle-ci et suivre les autres pour regagner le pont avec eux, quand il aperçut soudain quelque chose qui le fit s’arrêter net. Il regarda mieux puis rappela ses compagnons.

« Hep ! là-bas ! Attendez un peu ! J’ai découvert une sorte de placard dans la cloison. Voyons s’il ne contient pas un objet intéressant ! »

Les autres revinrent en courant sur leurs pas et regardèrent à leur tour. Ce qu’ils virent ressemblait à une petite armoire encastrée dans l’épaisseur du mur de bois. Le trou de la serrure avait attiré l’attention de François : il n’y avait pas de clef dedans !

« Hein ! Si nous trouvions quelque chose…», insista François, plein d’espoir.

Il essaya d’ouvrir la porte du placard avec ses doigts mais ne put seulement l’ébranler.

« Elle est fermée à clef, haleta-t-il, et c’est bien naturel si cette armoire renferme un trésor !

— La serrure doit être rouillée ! » déclara Claude en essayant à son tour d’ouvrir la porte sans plus de succès que son cousin.

Alors elle prit dans sa poche un solide couteau de marin et, l’ayant ouvert, en introduisit la lame dans la fente de la porte. Puis elle pesa dessus et, brusquement, la serrure céda et la porte s’ouvrit toute grande. François éclaira l’intérieur du placard et les enfants aperçurent une petite étagère avec, posé dessus, un objet très curieux.

C’était un coffret de bois, gonflé par l’eau de mer dans laquelle il avait si longtemps séjourné. Juste à côté se trouvaient deux ou trois objets qui semblaient être de vieux livres réduits à l’état de pulpe, et aussi quelques instruments de marine difficilement reconnaissables tant ils étaient rouilles et abîmés.

« Rien de tout cela n’est très intéressant… sauf le coffret, déclara François, résumant l’opinion générale.

— Il y a des chances, dit Mick, pour que ce qui se trouve à l’intérieur ait été gâté par l’eau de mer, comme le reste. Mais nous pouvons toujours essayer de l’ouvrir. »

François et Claude unirent leurs forces pour faire sauter la serrure du vieux coffre de bois. Le couvercle était sculpté et portait les initiales H.K.

« Ce sont sans doute celles du capitaine, suggéra Mick.

— Non pas ! Ce sont les propres initiales de mon trisaïeul ! » expliqua Claude dont les yeux se mirent à briller plus encore qu’à l’ordinaire. « Maman m’a souvent parlé de lui. Il s’appelait Henri de Kernach et ce bateau lui appartenait. Ce coffret devait lui servir de coffre-fort particulier. Je suppose qu’il y enfermait ses papiers personnels. Oh ! si nous pouvions seulement arriver à l’ouvrir ! »

Mais il était impossible de venir à bout de la serrure avec l’aide du seul couteau de Claude. Les enfants finirent par y renoncer et François mit le coffret sous son bras pour l’emporter.

« Nous l’ouvrirons à la maison, dit-il, en nous servant d’un ciseau à froid et d’un marteau. Tu vois, Claude, nous avons tout de même fait une trouvaille ! »

Les quatre enfants avaient l’impression qu’un objet très précieux était tombé entre leurs mains. Le mystère qui entourait le coffret lui conférait une importance singulière. Trouverait-on quelque chose à l’intérieur ? Et dans l’affirmative, que serait-ce ? Il leur tardait d’être de retour chez eux pour avoir la clef de l’énigme.

Ils remontèrent sur le pont, grimpant le long de la vieille échelle de fer avec allégresse. À peine se retrouvèrent-ils au grand jour qu’ils s’aperçurent que d’autres personnes venaient de découvrir l’épave.

« Mon Dieu ! La plupart des bateaux de pêche de la baie de Kernach ont l’air de s’être donné rendez-vous ici ! » s’exclama François à la vue de la flottille qui s’était approchée de l’épave autant que faire se pouvait.

Les pêcheurs contemplaient le vieux navire sans songer à cacher leur stupéfaction. Quand ils virent les enfants sur le pont, ils les hélèrent à pleins poumons.

« Ohé ! Ohé là-haut ! Qu’est-ce que c’est que ce bateau ?

— C’est la vieille épave ! rugit François dans ses mains en porte-voix. Elle est remontée à la surface au cours de la tempête d’hier.

— Ne leur en dis pas plus, ordonna impérieusement Claude en fronçant les sourcils. C’est mon épave. Je ne veux pas que des curieux viennent fouiner à bord. »

François se tut et, tout en regrettant de ne pouvoir rester davantage, les quatre enfants regagnèrent leur canot. Ils firent force rames pour rentrer chez eux le plus rapidement possible. L’heure du petit déjeuner était déjà passée. Peut-être allait-on les gronder… Peut-être même le terrible oncle Henri allait-il les punir ? Mais, dans le fond, la punition leur importait peu. Ils avaient visité l’épave et en ramenaient un coffret qui pouvait contenir… – eh bien, peut-être pas des barres d’or, mais tout au moins une petite, bien modeste !

Effectivement, de retour à la Villa des Mouettes, les enfants reçurent une semonce. En outre, ils durent se contenter de café au lait et de simples tartines de beurre, sans la moindre confiture dessus, car l’oncle Henri déclara que des enfants qui arrivaient si tard à table ne devaient pas avoir grand-faim. Le petit déjeuner fut plutôt morne.

Avant de rentrer, Claude avait ramené Dagobert à Jean-Jacques ou, plus exactement, elle avait attaché le chien dans la cour du jeune pêcheur, celui-ci n’étant pas encore de retour. Elle l’avait aperçu un instant plus tôt, auprès de l’épave, que lui et son père dévoraient des yeux.

Avant de se mettre à table, aussi, les enfants avaient pris la précaution de cacher le précieux coffret dans la chambre des garçons, sous le lit.

Qu’aurait pensé Claude si elle avait pu voir Jean-Jacques à la minute même ? Le jeune pêcheur, se tournant vers son père, lui proposait soudain :

« J’ai une idée ! Nous pourrions récolter quelque argent en conduisant ici les estivants qui désireront voir cette vieille épave. Qu’en penses-tu ? »

Avant la fin de la journée, des douzaines de curieux qui avaient pris place dans de petits bateaux à moteur mis à leur disposition par les pêcheurs, purent ainsi admirer le vieux navire.

Quand Claude l’apprit, un peu plus tard, elle piqua une terrible colère. Hélas ! il n’y avait rien à faire. Après tout, comme lui dit François, on ne peut empêcher les gens de se servir de leurs yeux !

 

Club des Cinq 01 Le Club des Cinq et le trésor de l'île
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