L’île de Circé

Ayant pénétré de quelques centaines de mètres à l’intérieur des terres, il a la chance d’apercevoir un gros cerf, qu’il abat d’une flèche. II le charge sur ses épaules et, s’appuyant sur son javelot comme sur une béquille, parvient non sans peine à le rapporter jusqu’au rivage. Ses compagnons viennent l’y rejoindre. On découpe l’animal, on en fait griller les morceaux et chacun des hommes peut en manger à sa faim.

Ulysse apprend alors à ses compagnons qu’au cours de son expédition il a cru apercevoir, vers le centre de l’île, un filet de fumée s’élevant de derrière une petite colline. Il convient, leur dit-il, d’aller voir cela de plus près. Toutefois, par précaution, une partie de la troupe doit garder le navire.

Ulysse répartit donc ses hommes en deux groupes égaux : vingt-deux d’entre eux seront placés sous les ordres d’Euryloque, le lieutenant d’Ulysse et son proche parent ; Ulysse commandera lui-même les vingt-deux autres. On tire au sort pour savoir lequel des deux groupes partira en reconnaissance ; c’est celui d’Euryloque qui est désigné. Ulysse lui recommande la prudence.

Après une petite heure de marche, Euryloque et ses hommes aperçoivent la fumée qu’avait signalée Ulysse. Ils s’en approchent et découvrent une grande et belle maison au milieu d’une clairière. En s’avançant vers elle, ils se voient tout à coup entourés par une douzaine de loups, de tigres et de lions. Après un moment d’épouvante, ils constatent avec surprise que ces fauves, loin de manifester à leur égard des intentions agressives, viennent se frotter amicalement contre leurs jambes et leur lécher les mains en gémissant d’un ton plaintif. Sans le savoir encore, les compagnons d’Ulysse viennent de pénétrer dans le domaine d’une magicienne appelée Circé qui, grâce à ses sortilèges, s’amuse à transformer ses visiteurs en animaux sauvages et à les retenir prisonniers sous cette forme.

Enhardis par l’attitude engageante des fauves qui les ont accueillis, les soldats frappent à la porte de la maison. Une voix mélodieuse et aimable les invite à entrer. Tous obtempèrent, sauf Euryloque, qui se méfie encore et qui reste dehors. Il s’approche d’une fenêtre pour pouvoir observer de l’extérieur l’entrée de ses compagnons. Ceux-ci sont accueillis, dans un vaste salon, par une jeune femme d’une grande beauté qui était occupée, avant leur arrivée, à des travaux de broderie. Elle se lève, leur sourit, les invite à s’asseoir et leur offre à tous une coupe de vin.

À peine y ont-ils trempé les lèvres que Circé passe au-dessus de leur tête une baguette magique qu’elle avait dissimulée dans sa manche et les transforme en pourceaux. Euryloque, épouvanté, les voit sortir de la maison en grognant et se mettre aussitôt à gratter de leurs groins la terre de la clairière, pour y chercher des truffes ou des racines.

Sans se faire voir de Circé, Euryloque s’éloigne de la maison et retourne en courant à la plage où l’attendait Ulysse. Il lui raconte la scène dont il a été le témoin et l’engage à fuir au plus tôt cette île maudite. Ulysse s’y refuse : il ne se sent pas le droit d’abandonner à leur sort ses vingt-deux malheureux compagnons prisonniers de Circé.

— Allons les délivrer, dit-il à ses soldats.

— Ne compte pas sur moi, lui répond Euryloque.

— Ni sur nous, ajoutent tous les autres.

— J’irai donc seul, conclut Ulysse.

En chemin, il se demande comment il pourra se protéger contre les enchantements de la magicienne. D’après le récit que lui a fait Euryloque, il suppose que le vin qu’elle a offert à ses compagnons et qu’elle lui offrira sans doute à lui-même contient quelque philtre magique. Il se souvient alors qu’il y a bien longtemps, à Ithaque, son vieux grand-père Autolycos lui a appris un secret qu’il prétendait tenir lui-même de son père Mercure : il s’agissait d’un mélange de plantes qui immunisait pendant quelques heures contre tous les poisons, philtres et sortilèges. Ulysse cueille l’assortiment de plantes requis, en fait une infusion et la boit.

Il reprend ensuite sa route jusqu’à la clairière de Circé, ne prête aucune attention au troupeau inoffensif de bêtes féroces auxquelles se mêlent maintenant vingt-deux cochons, frappe à la porte et entre dans le salon de Circé.

— Tu prendras bien un rafraîchissement, lui propose la magicienne, plus avenante que jamais.

Ulysse prend la coupe qu’elle lui tend et la boit d’un trait sans paraître voir la baguette magique que Circé agite en vain au-dessus de sa tête.

— Puis-je en avoir une autre coupe ? demande-t-il même par dérision.

Mais, après avoir bu la deuxième coupe, il dégaine soudain son épée, fait sauter la baguette magique des mains de Circé et lui met la pointe de son arme sous la gorge. Circé le supplie de l’épargner, lui promet de faire tout ce qu’il demandera.

— Jure par le Styx, exige Ulysse, que tu rendras à mes compagnons leur forme humaine et que tu ne tenteras plus rien contre eux ni contre moi.

Circé accepte et tient parole. L’exploit d’Ulysse l’a même si fortement impressionnée qu’elle tombe amoureuse de lui et lui demande de rester quelque temps sur son île en partageant sa couche.

Ulysse y restera un an. De ses amours avec Circé naîtra, quelques mois après son départ, un fils appelé Télégone. Il n’en sera plus question dans ce volume, mais peut-être aurai-je un jour l’occasion de reparler de lui. Qu’il me suffise, pour l’instant, de vous dire que Télégone devait être, avec Anticlée, la mère d’Ulysse, l’une des deux personnes qui jouèrent, dans la vie du héros, les rôles les plus importants.

Après une année agréable passée avec Circé, Ulysse est repris par le désir de revoir sa patrie et sa famille. Il annonce sa décision à Circé qui, fidèle à son serment, ne s’y oppose pas. Ulysse bat le rappel de ses hommes, qui sont dispersés dans la maison et ses dépendances. L’un d’entre eux, l’ivrogne Elpénor, trouve en cette circonstance une mort stupide : abruti par l’alcool, il dormait dans le grenier ; en entendant les appels d’Ulysse, il se lève en titubant, ne s’aperçoit pas que l’échelle a été retirée et se brise la colonne vertébrale dans sa chute. Malgré sa hâte de partir, Ulysse fait à son compagnon des obsèques décentes, en souvenir du service qu’Elpénor lui a rendu chez les Lestrygons.

En prenant congé de Circé, Ulysse lui demande quelles sont les épreuves qui l’attendent encore.

— Je suis magicienne et non prophétesse, lui répond Circé. Mais je peux te donner un conseil : rends-toi aux enfers et consultes-y le devin Tirésias qui vient de mourir ; il pourra te dévoiler ton avenir.

Elle indique à Ulysse la route maritime qui conduit à l’entrée des enfers ; elle lui explique aussi que, pour faire parler Tirésias, il devra lui offrir le sang d’un bouc noir, breuvage très apprécié des habitants des enfers. Elle remet à Ulysse un bidon rempli de ce breuvage et lui offre en outre de nombreux cadeaux d’adieu, avant de le laisser partir à regret.

Les Dieux S'amusent
titlepage.xhtml
Les dieux s'amusent_split_000.htm
Les dieux s'amusent_split_001.htm
Les dieux s'amusent_split_002.htm
Les dieux s'amusent_split_003.htm
Les dieux s'amusent_split_004.htm
Les dieux s'amusent_split_005.htm
Les dieux s'amusent_split_006.htm
Les dieux s'amusent_split_007.htm
Les dieux s'amusent_split_008.htm
Les dieux s'amusent_split_009.htm
Les dieux s'amusent_split_010.htm
Les dieux s'amusent_split_011.htm
Les dieux s'amusent_split_012.htm
Les dieux s'amusent_split_013.htm
Les dieux s'amusent_split_014.htm
Les dieux s'amusent_split_015.htm
Les dieux s'amusent_split_016.htm
Les dieux s'amusent_split_017.htm
Les dieux s'amusent_split_018.htm
Les dieux s'amusent_split_019.htm
Les dieux s'amusent_split_020.htm
Les dieux s'amusent_split_021.htm
Les dieux s'amusent_split_022.htm
Les dieux s'amusent_split_023.htm
Les dieux s'amusent_split_024.htm
Les dieux s'amusent_split_025.htm
Les dieux s'amusent_split_026.htm
Les dieux s'amusent_split_027.htm
Les dieux s'amusent_split_028.htm
Les dieux s'amusent_split_029.htm
Les dieux s'amusent_split_030.htm
Les dieux s'amusent_split_031.htm
Les dieux s'amusent_split_032.htm
Les dieux s'amusent_split_033.htm
Les dieux s'amusent_split_034.htm
Les dieux s'amusent_split_035.htm
Les dieux s'amusent_split_036.htm
Les dieux s'amusent_split_037.htm
Les dieux s'amusent_split_038.htm
Les dieux s'amusent_split_039.htm
Les dieux s'amusent_split_040.htm
Les dieux s'amusent_split_041.htm
Les dieux s'amusent_split_042.htm
Les dieux s'amusent_split_043.htm
Les dieux s'amusent_split_044.htm
Les dieux s'amusent_split_045.htm
Les dieux s'amusent_split_046.htm
Les dieux s'amusent_split_047.htm
Les dieux s'amusent_split_048.htm
Les dieux s'amusent_split_049.htm
Les dieux s'amusent_split_050.htm
Les dieux s'amusent_split_051.htm
Les dieux s'amusent_split_052.htm
Les dieux s'amusent_split_053.htm
Les dieux s'amusent_split_054.htm
Les dieux s'amusent_split_055.htm
Les dieux s'amusent_split_056.htm
Les dieux s'amusent_split_057.htm
Les dieux s'amusent_split_058.htm
Les dieux s'amusent_split_059.htm
Les dieux s'amusent_split_060.htm
Les dieux s'amusent_split_061.htm
Les dieux s'amusent_split_062.htm
Les dieux s'amusent_split_063.htm
Les dieux s'amusent_split_064.htm
Les dieux s'amusent_split_065.htm
Les dieux s'amusent_split_066.htm
Les dieux s'amusent_split_067.htm
Les dieux s'amusent_split_068.htm
Les dieux s'amusent_split_069.htm
Les dieux s'amusent_split_070.htm
Les dieux s'amusent_split_071.htm
Les dieux s'amusent_split_072.htm
Les dieux s'amusent_split_073.htm
Les dieux s'amusent_split_074.htm
Les dieux s'amusent_split_075.htm
Les dieux s'amusent_split_076.htm
Les dieux s'amusent_split_077.htm
Les dieux s'amusent_split_078.htm
Les dieux s'amusent_split_079.htm
Les dieux s'amusent_split_080.htm
Les dieux s'amusent_split_081.htm
Les dieux s'amusent_split_082.htm
Les dieux s'amusent_split_083.htm
Les dieux s'amusent_split_084.htm
Les dieux s'amusent_split_085.htm
Les dieux s'amusent_split_086.htm
Les dieux s'amusent_split_087.htm
Les dieux s'amusent_split_088.htm
Les dieux s'amusent_split_089.htm
Les dieux s'amusent_split_090.htm
Les dieux s'amusent_split_091.htm
Les dieux s'amusent_split_092.htm
Les dieux s'amusent_split_093.htm
Les dieux s'amusent_split_094.htm
Les dieux s'amusent_split_095.htm
Les dieux s'amusent_split_096.htm
Les dieux s'amusent_split_097.htm
Les dieux s'amusent_split_098.htm
Les dieux s'amusent_split_099.htm
Les dieux s'amusent_split_100.htm
Les dieux s'amusent_split_101.htm
Les dieux s'amusent_split_102.htm
Les dieux s'amusent_split_103.htm
Les dieux s'amusent_split_104.htm
Les dieux s'amusent_split_105.htm
Les dieux s'amusent_split_106.htm
Les dieux s'amusent_split_107.htm
Les dieux s'amusent_split_108.htm
Les dieux s'amusent_split_109.htm
Les dieux s'amusent_split_110.htm
Les dieux s'amusent_split_111.htm
Les dieux s'amusent_split_112.htm
Les dieux s'amusent_split_113.htm
Les dieux s'amusent_split_114.htm
Les dieux s'amusent_split_115.htm
Les dieux s'amusent_split_116.htm
Les dieux s'amusent_split_117.htm
Les dieux s'amusent_split_118.htm
Les dieux s'amusent_split_119.htm
Les dieux s'amusent_split_120.htm
Les dieux s'amusent_split_121.htm
Les dieux s'amusent_split_122.htm
Les dieux s'amusent_split_123.htm
Les dieux s'amusent_split_124.htm
Les dieux s'amusent_split_125.htm
Les dieux s'amusent_split_126.htm
Les dieux s'amusent_split_127.htm
Les dieux s'amusent_split_128.htm
Les dieux s'amusent_split_129.htm
Les dieux s'amusent_split_130.htm
Les dieux s'amusent_split_131.htm
Les dieux s'amusent_split_132.htm
Les dieux s'amusent_split_133.htm
Les dieux s'amusent_split_134.htm
Les dieux s'amusent_split_135.htm
Les dieux s'amusent_split_136.htm
Les dieux s'amusent_split_137.htm
Les dieux s'amusent_split_138.htm
Les dieux s'amusent_split_139.htm
Les dieux s'amusent_split_140.htm
Les dieux s'amusent_split_141.htm
Les dieux s'amusent_split_142.htm
Les dieux s'amusent_split_143.htm
Les dieux s'amusent_split_144.htm
Les dieux s'amusent_split_145.htm
Les dieux s'amusent_split_146.htm
Les dieux s'amusent_split_147.htm
Les dieux s'amusent_split_148.htm
Les dieux s'amusent_split_149.htm
Les dieux s'amusent_split_150.htm
Les dieux s'amusent_split_151.htm
Les dieux s'amusent_split_152.htm
Les dieux s'amusent_split_153.htm
Les dieux s'amusent_split_154.htm
Les dieux s'amusent_split_155.htm
Les dieux s'amusent_split_156.htm
Les dieux s'amusent_split_157.htm
Les dieux s'amusent_split_158.htm
Les dieux s'amusent_split_159.htm
Les dieux s'amusent_split_160.htm
Les dieux s'amusent_split_161.htm
Les dieux s'amusent_split_162.htm
Les dieux s'amusent_split_163.htm
Les dieux s'amusent_split_164.htm
Les dieux s'amusent_split_165.htm
Les dieux s'amusent_split_166.htm
Les dieux s'amusent_split_167.htm