Les Cicones
Ulysse quitta les rivages de Troie à la tête d’une petite flotte de douze navires, chargés de ses mille soldats survivants et de l’abondant butin qui lui était échu après la prise de Troie : de l’or, des pierres précieuses, des objets d’art, des armes, des provisions, et les deux chevaux de Rhésus qu’Ulysse avait capturés au cours de son expédition nocturne avec Diomède. En revanche, contrairement à la plupart des autres rois grecs, Ulysse n’avait pas voulu se charger de captives troyennes : la seule femme qui l’intéressât, disait-il, était son épouse Pénélope.
Après quelques jours de navigation, à la voile ou à la rame selon que les vents étaient ou non favorables, Ulysse décida de faire une première escale pour renouveler ses provisions d’eau. La plage où il aborda, avec tous ses navires, appartenait au pays des Cicones, un peuple belliqueux et inhospitalier. Leur roi fit d’abord quelques difficultés pour autoriser les Ithaciens à prendre de l’eau. Puis, comme Ulysse insistait, le roi des Cicones lui proposa un marché :
— Si tu parviens à accomplir un exploit difficile, tes soldats pourront remplir leurs outres ; mais, si tu échoues, ce sont mes hommes, au contraire, qui auront le droit de prendre des provisions dans tes navires.
Ulysse, confiant dans sa propre ingéniosité, accepte le défi et demande quel exploit il doit accomplir.
— Tu devras, lui dit le roi des Cicones, atteler à un même char un lion et un sanglier ; ma ménagerie personnelle est naturellement à ta disposition.
— Rien de plus simple, répond Ulysse ; et, pour faire bonne mesure, j’ajouterai même un ours à l’attelage. Je te demande seulement de me laisser seul pendant une heure à l’intérieur de ta ménagerie.
La ménagerie du roi des Cicones était entourée de hauts murs blanchis à la chaux. Sur l’un de ces murs, Ulysse, à l’aide d’un morceau de charbon, dessine d’une manière très réaliste un char traîné par un lion, un ours et un sanglier.
— Cela n’a pas été trop difficile, dit-il au roi des Cicones en lui montrant son œuvre ; ces animaux sont plus dociles qu’on ne le pense.
Le roi des Cicones ne l’entend pas de cette oreille. Bien que son intelligence soit médiocre et sa culture philosophique nulle, il se refuse, malgré les arguments spécieux d’Ulysse, à admettre l’identité du signifiant et du signifié. Le ton monte, on s’entre-tue. Ulysse se replie avec ses hommes et reprend la mer. Il a cependant perdu, dans cette stupide échauffourée, soixante-douze de ses soldats et n’a pas pu reconstituer ses réserves d’eau.