25. Les combats singuliers
La nouvelle de la dispute entre les rois grecs et de la défection d’Achille ne tarde pas à parvenir aux oreilles d’Hector. Soulagé d’apprendre que le plus redoutable de ses ennemis est hors de combat, il rassemble aussitôt ses troupes et sort des remparts à leur tête, décidé à en finir avec les envahisseurs grecs.
Ceux-ci, en hâte, se mettent aussi en ordre de bataille. Les deux armées se font face et n’attendent qu’un signal pour se ruer l’une sur l’autre. Mais, au moment où Hector va donner à ses troupes l’ordre de l’assaut, Ulysse sort des rangs grecs et crie à Hector :
— Attends un instant, ô noble prince. Si la bataille s’engage, j’ignore qui sera vainqueur, mais ce que je sais, c’est que des milliers de Grecs et de Troyens périront. Pour éviter ce carnage, je te propose de régler l’affaire par un combat singulier opposant un guerrier grec à un guerrier troyen.
— Ton idée me paraît bonne, répond Hector. Et puisque cette guerre a pour origine un différend personnel entre Ménélas et Pâris, c’est à eux qu’il appartient de le trancher par un combat loyal. Qu’ils s’affrontent donc dans un champ clos, en présence de nos armées. Si Ménélas est vainqueur, je m’engage à lui rendre sa femme et son trésor. Mais, si c’est Pâris qui l’emporte, alors l’armée grecque devra quitter nos rivages et renoncer à jamais à son entreprise.
Ulysse consulte Ménélas, qui accepte cette proposition. En revanche, Pâris, qui a entendu les paroles de son frère, est beaucoup moins enthousiaste et songe à se dérober. Discrètement, il s’éloigne d’Hector et cherche à se perdre dans les rangs de l’armée troyenne. Malheureusement pour lui, il est facilement repérable grâce à la somptueuse peau de léopard qu’il porte sur sa cuirasse. Hector le découvre bientôt et lui fait honte de sa lâcheté :
— Quoi, lui dit-il, après nous avoir entraînés dans une guerre ruineuse et meurtrière, tu n’as même pas le courage d’affronter loyalement l’homme que tu as trompé ?
Pâris baisse la tête, demande pardon à son frère et accepte de se battre.
Cependant que Priam, roi de Troie, et Agamemnon, chef suprême des Grecs, confirment solennellement l’accord qui vient d’être proposé, Hector et Ulysse fixent les règles du combat singulier qui va opposer Ménélas à Pâris. Ils tracent, sur le sable, un rectangle de trente mètres sur vingt et conviennent que si l’un des deux adversaires sort de ce rectangle, il sera déclaré vaincu. Chacun des deux aura droit à un javelot, une épée et un poignard. À tour de rôle, ils lanceront leur javelot, dans un ordre qui sera déterminé par un tirage au sort. Si cet échange de javelots n’est pas concluant, le combat se poursuivra à l’épée et au poignard, jusqu’à la mort ou à la fuite de l’un des adversaires.
Dans un silence absolu et sous les yeux de deux cent mille guerriers, les deux hommes, revêtus de leurs casques à longue crinière et de leurs courtes cuirasses, prennent place aux deux extrémités du rectangle, le javelot dans la main droite, le bouclier au bras gauche, l’épée et le poignard à la ceinture. Ménélas est pâle de fureur et Pâris est pâle de terreur. On a mis dans un casque deux tablettes portant le nom l’une de Ménélas, l’autre de Pâris, et l’on procède au tirage au sort. C’est Pâris qui est désigné pour lancer en premier son javelot. Il est habituellement très habile à cet exercice, mais son bras tremble tant que son javelot, sans force, est arrêté facilement par le bouclier de Ménélas. Celui-ci lance à son tour son javelot avec une force décuplée par le désir de vengeance, mais Pâris l’évite de justesse en se baissant. Ménélas se rue alors sur son adversaire, l’épée au poing. Il en porte un coup violent sur le casque de Pâris, mais c’est l’épée qui se brise. Épouvanté, Pâris cherche à s’enfuir. Ménélas le saisit par la crinière de son casque et s’apprête à l’égorger. C’en serait fait de Pâris si sa divine protectrice, Vénus, passant outre à l’interdiction de Jupiter, n’intervenait au dernier moment pour le sauver : invisible, elle coupe la jugulaire du casque de Pâris, qui reste dans la main de Ménélas, et elle entoure Pâris d’un nuage qui le dérobe un instant aux yeux de son adversaire et lui permet de fuir vers les remparts de Troie, à une vitesse telle qu’Achille aux pieds légers, lui-même, ne pourrait le rattraper.
En le voyant abandonner ainsi le combat, cent mille Grecs poussent un « Ah ! » de triomphe et cent mille Troyens un « Oh ! » de déception, suivi toutefois d’un soupir de soulagement à la pensée que la guerre va se terminer, conformément à l’accord passé entre Priam et Agamemnon. De fait, Priam, qui a suivi le combat du haut des remparts, s’apprête déjà à exécuter ses engagements en renvoyant à Ménélas sa femme et son trésor, cependant qu’Hector, respectueux aussi de sa parole, s’apprête à jeter son épée à terre, pour signifier la fin des combats. Mais, une fois de plus, les dieux en décident autrement.
Minerve, dont la rancune à l’égard des Troyens est tenace, n’entend pas les laisser s’en tirer à si bon compte. Et, puisque, malgré l’interdiction de Jupiter, Vénus vient d’intervenir dans le conflit, elle estime avoir le droit d’en faire autant. Elle prend l’apparence d’Hector et, ainsi déguisée, va trouver Pandarus, le fameux archer troyen, qui venait d’assister à la défaite de Pâris.
— Pandarus, lui dit-elle, il faut laver dans le sang l’affront qui vient d’être fait à notre peuple et punir Ménélas de nous avoir humiliés. Toi qui tires si bien, expédie-le dans l’autre monde, où il aura tout le loisir de se vanter de son exploit.
Pandarus n’a garde de désobéir à la voix de celui qu’il prend pour son chef. Il demande à deux soldats troyens de le dissimuler derrière leurs boucliers et, mettant un genou à terre, il tire une flèche ajustée sur Ménélas qui avait déjà ôté sa cuirasse.
La flèche vient se planter dans le flanc de Ménélas, qui s’écroule, perdant son sang en abondance. Une clameur d’indignation s’élève dans les rangs grecs.
— Nous sommes trahis, s’écrie Agamemnon, reprenons le combat !
Pandarus voit alors disparaître subitement le faux Hector et se rend compte, mais trop tard, qu’il a été trompé.
Le premier Grec à reprendre le combat est Diomède. En l’absence d’Achille, c’est lui le plus vaillant des chefs grecs. Suivi de ses troupes, il attaque avec fureur l’armée troyenne, à l’endroit où se trouve Pandarus qui vient de blesser Ménélas. Pandarus lui décoche une flèche, si bien ajustée qu’elle coupe l’une des courroies retenant la cuirasse de Diomède et blesse assez profondément celui-ci au creux dé l’épaule. Mais il en faudrait plus pour arrêter le « sanglier de Calydon » ; Diomède poursuit sa charge sans se soucier de la douleur, lance sur Pandarus l’un de ses javelots et le tue tout net. L’affolement s’empare des Troyens, qui reculent en désordre. Mars, dieu de la guerre, qui par amour pour Vénus avait pris le parti des Troyens, décide de leur venir en aide. Il descend sur le champ de bataille, déguisé en soldat troyen, et se porte au-devant de Diomède. Celui-ci, déchaîné, lui porte un terrible coup d’épée au bras. Mars, qui est aussi douillet que poltron, pousse un cri déchirant, si puissant qu’il domine l’immense clameur de la bataille, et s’enfuit honteusement. Il remonte sur l’Olympe aussi vite qu’il en était descendu et, pleurant comme un enfant, va se faire soigner et consoler par sa mère, Junon, cependant que Jupiter ricane en lui disant :
— Cela t’apprendra à désobéir à mes ordres.
L’intervention de Mars a pourtant donné le temps à Hector de se rendre à l’endroit où Diomède portait son attaque. Rassurés par la présence d’Hector, les Troyens se regroupent et font face aux Grecs. Le combat est acharné. Les pertes sont lourdes dans les deux camps. Alors Hector s’adresse à Ulysse en ces termes :
— C’est par suite d’une méprise et, me semble-t-il, d’une tromperie divine que l’accord que nous avions passé a été rompu. Mais Pandarus, l’auteur de la trahison, a été puni. Je te propose donc d’organiser un nouveau combat singulier pour décider du sort de cette guerre. Cette fois, c’est moi-même, Hector, qui porterai les couleurs de Troie, et je suis prêt à affronter n’importe lequel des chefs grecs.
Le combat s’arrête, les rois grecs se consultent pour savoir qui sera opposé à Hector.
Ménélas se porte volontaire, mais ses compagnons lui font valoir qu’avec sa blessure au flanc il n’a aucune chance de résister à Hector. À vrai dire, en l’absence d’Achille, deux Grecs seulement sont de taille à affronter Hector : Diomède et Ajax. Or le premier des deux est handicapé par la blessure que lui a faite Pandarus ; les chefs grecs décident donc, à l’unanimité, que c’est Ajax qui défendra leur camp.
Une fois de plus, un rectangle est tracé sur le sable. Les deux colosses y prennent leurs places, l’un en face de l’autre. Pour s’exciter au combat, ils se défient et s’invectivent, non sans grossièreté :
— Espèce de sac à vin ! lance Hector, faisant allusion à la propension immodérée d’Ajax pour les boissons alcoolisées.
— Nous allons voir si tu cours aussi vite que ton frère Pâris, réplique Ajax.
Après ces aimables préliminaires, le combat commence. Hector, le premier, lance son javelot, qui vient se briser sur l’énorme bouclier d’Ajax. Le javelot d’Ajax, en revanche, rompt le bouclier d’Hector et fend sa cuirasse, mais sans la transpercer. Hector, qui, vous vous en souvenez, était champion incontesté du lancer du poids, ramasse une lourde pierre et la projette si violemment sur le bouclier d’Ajax qu’elle le lui arrache des mains. Privés de leurs boucliers, les deux héros engagent alors un duel à l’épée, long et acharné. Ils sont d’une force égale, et les coups qu’ils se portent sont si violents qu’on les entend dans toute la plaine. Le duel avait débuté à six heures du soir : à neuf heures, alors que la nuit commence à tomber, il se poursuit toujours, sans résultat décisif. Nestor, le vieux roi grec, intervient alors :
— Vous êtes aussi vaillants et aussi forts l’un que l’autre, déclare-t-il aux deux guerriers, et je vois qu’aucun d’entre vous ne l’emportera aujourd’hui. Mettez donc un terme à ce noble combat.
Ajax et Hector, épuisés, acceptent cette proposition. Ils remettent l’épée au fourreau, se serrent sportivement la main et, de même que de nos jours les joueurs de rugby échangent leurs maillots après un match, ils échangent leurs cuirasses ensanglantées. Alors, la nuit étant tombée complètement, les deux armées se retirent dans leur camp.