21. Le sacrifice d’Iphigénie et l’arrivée à Troie
L’armée grecque qui s’apprêtait à partir d’Aulis pour Troie comptait près de 100 000 hommes, répartis en une cinquantaine de régiments représentant les différents royaumes. Une flotte de 1 186 navires à voile devait les transporter.
À cette époque, l’armement des soldats se composait de lances et d’épées pour le combat au corps à corps, de javelots, d’arcs et de flèches pour le combat à distance. Chaque combattant était protégé par un casque, une cuirasse qui lui couvrait le torse, des jambières de cuir et un bouclier ; ces boucliers étaient faits de peaux de bœuf superposées et cousues ensemble, renforcées parfois par une ou deux plaques de bronze. Les simples soldats combattaient à pied, cependant que les chefs disposaient de chars légers traînés par deux chevaux. Ils montaient à deux dans ces chars, l’un servant de conducteur, l’autre, debout à ses côtés, utilisant selon les circonstances la lance, l’épée, l’arc ou les javelots.
Agamemnon, qui avait pris le titre de « roi des rois », exerçait en théorie le commandement suprême. Mais, pour les décisions importantes, il consultait toujours l’assemblée des rois et écoutait avec une attention particulière Nestor, pour son expérience, Ulysse, pour son intelligence, Achille et Diomède, pour leur audace, le grand Ajax, pour ne pas lui faire de peine, et enfin un personnage bizarre, appelé Calchas, qui passait pour un devin.
Agamemnon dut bientôt recourir à ses services. En effet, un mois après que l’armée grecque se fut embarquée sur ses navires, elle était toujours dans le port : pas un souffle de vent ne ridait les eaux bleues de la mer Égée, et, faute de vent, les voiliers restaient immobiles. Consulté sur l’origine de ce calme plat, Calchas déclara que c’était Éole, le dieu des vents, qui les empêchait de souffler, à la demande de Diane, la déesse de la chasse. Celle-ci, selon Calchas, avait été vivement irritée de ce qu’Agamemnon, au cours d’une partie de chasse, eût tué d’une flèche un cerf sacré et eût déclaré, après son exploit, que « Diane elle-même n’aurait pas fait mieux ».
Pour le punir de ce double sacrilège, elle avait obtenu d’Éole qu’il empêchât le départ de la flotte grecque.
— Comment puis-je apaiser la colère de Diane ? demanda Agamemnon à Calchas.
— Le seul moyen, répondit le devin, est de sacrifier à Diane ta propre fille Iphigénie, âgée de seize ans.
Agamemnon refusa d’abord tout net. Mais les autres rois grecs, lassés d’attendre en vain que se levât la brise, lui firent comprendre que, s’il ne suivait pas le conseil de Calchas, ils retourneraient chez eux et le laisseraient se débrouiller tout seul. Agamemnon feignit alors de s’incliner :
— Je veux bien, dit-il, envoyer un messager chercher ma fille, mais sa mère, Clytemnestre, se méfiera et ne la laissera jamais partir.
Clytemnestre, l’épouse d’Agamemnon, était la sœur de la belle Hélène, ou plutôt sa demi-sœur : elles avaient en effet la même mère, Léda, mais, alors qu’Hélène avait été conçue par Jupiter, Clytemnestre était la vraie fille du roi Tyndare, mari de Léda. Les deux sœurs ne se ressemblaient guère, au physique comme au moral : Clytemnestre était aussi revêche et acariâtre qu’Hélène était avenante et séduisante. Agamemnon, bien qu’il fût autoritaire et cassant avec tout le monde, était terrorisé par sa femme.
Pour une fois, cependant, il était enchanté de pouvoir arguer du mauvais caractère de Clytemnestre pour justifier son refus de faire venir sa fille. Malheureusement pour lui, Ulysse trouva vite une parade à cet argument :
— Écris à Clytemnestre que tu as décidé de donner Iphigénie en mariage à Achille et que la noce doit être célébrée avant notre départ ; elle sera ravie de donner à sa fille le plus beau parti de toute la Grèce.
— Mais que dira Achille s’il apprend que je me suis ainsi servi de son nom ? objecta Agamemnon.
— Achille n’a pas besoin de le savoir, répondit Ulysse.
Agamemnon dut s’exécuter. Il envoya un messager à Clytemnestre, lui demandant de venir sans délai à Aulis avec Iphigénie, pour marier celle-ci à Achille.
Une heure plus tard, cependant, alors que les rois s’étaient dispersés, Agamemnon, qui ne pouvait se résigner à sacrifier sa fille, faisait venir le plus fidèle de ses serviteurs et lui disait :
— Prends ton cheval, galope sans t’arrêter jusqu’à mon palais, demande à voir la reine Clytemnestre et dis-lui de ma part qu’elle ne tienne aucun compte du message que je viens de lui envoyer mais qu’au contraire, sous aucun prétexte, elle ne vienne à Aulis avec Iphigénie.
Le serviteur part à bride abattue. Mais il n’était pas encore sorti du camp qu’il rencontre Ménélas.
— Où cours-tu si vite ? lui demande celui-ci.
— Je n’ai pas le droit de te le dire, répond le serviteur, embarrassé.
Ménélas insiste, cajole, menace, et le serviteur finit par vendre la mèche. Ménélas court alors à la tente d’Agamemnon ; il accuse son frère de duplicité et de trahison. Agamemnon fait peine à voir les larmes aux yeux, il cherche à se justifier :
— Ménélas, dit-il, tu sais combien je t’aime et ce que j’ai déjà fait pour t’aider. Mais comment peux-tu me demander d’envoyer ma propre fille à la mort ? Serais-tu prêt, toi, à sacrifier ta fille Hermione ?
Ménélas, ému, se laisse fléchir ; il ne se sent pas le droit de sacrifier la vie d’une innocente à son désir égoïste de retrouver Hélène et de se venger de Pâris.
— Tu as raison, dit-il à son frère, je préfère renoncer à toute l’expédition plutôt que de commettre un tel crime.
C’est ainsi que la guerre de Troie faillit se terminer avant même d’avoir commencé. Mais les dieux en avaient décidé autrement.
La première personne que rencontrent Agamemnon et Ménélas, en sortant de leur tente, est Ulysse. Ils lui font part de leur intention d’annuler l’expédition. Ulysse s’indigne :
— Quoi, vous nous avez fait quitter nos familles et nos royaumes, lever nos armées et affréter nos vaisseaux, et vous voulez maintenant nous congédier comme de vulgaires domestiques ? Si vous persistez dans cette intention, j’ameuterai l’armée entière contre vous.
Agamemnon comprend qu’il est inutile de discuter.
— Tu as une langue de miel, dit-il simplement à Ulysse, mais ton cœur est de pierre.
Le lendemain, Clytemnestre et Iphigénie arrivent au camp sans méfiance.
— Va te promener un moment, dit Agamemnon à sa fille ; il faut que je parle à ta mère.
Resté seul avec Clytemnestre, Agamemnon ne sait par où commencer.
— Comment se fait-il que je n’aie vu nulle part les préparatifs du mariage, s’étonne Clytemnestre, et où donc se trouve l’autel où il doit être célébré ?
— Ce n’est pas un autel qui a été dressé, répond Agamemnon, mais un bûcher.
Et il lui dit tout. Clytemnestre s’indigne ; elle menace Agamemnon d’une vengeance implacable si jamais il met son projet à exécution. Pendant ce temps, des soldats se sont emparés d’Iphigénie et l’ont menée au bûcher, où elle doit être égorgée avant d’être brûlée.
Mais Achille a enfin appris qu’on s’est servi de son nom pour attirer Iphigénie dans un guet-apens. Furieux, il court vers le lieu de l’exécution, se place devant Iphigénie, dégaine son épée et se déclare prêt à combattre l’armée grecque tout entière pour sauver la jeune fille. Telle est la terreur qu’inspire Achille que nul, parmi les cent mille Grecs qui l’entourent, n’ose faire le premier pas. Seul l’un d’entre eux, un nommé Thersyte, un ignoble personnage boiteux, voûté, au crâne dégarni et aux yeux chassieux, qui avait la réputation d’être à la fois le plus laid, le plus bavard, le plus grossier et le plus lâche de toute l’armée grecque, croit devoir se faire remarquer en insultant Achille :
— Tu faisais moins le bravache quand, déguisé en femme, tu te cachais parmi les jeunes filles du pensionnat, lui lance-t-il.
Achille le foudroie du regard, et Thersyte se tait.
Une fois de plus, le sort de l’expédition est en suspens. Alors, dans le silence absolu qui s’est abattu sur le camp, la douce voix d’Iphigénie s’élève :
— Achille, dit-elle, tu es le plus noble, le plus vaillant et le plus généreux des Grecs ; c’est avec joie que je serais devenue ta femme. Mais, si l’honneur et la gloire de la Grèce exigent ma mort, je suis prête à me sacrifier.
Et, d’un pas ferme, elle monte sur le bûcher où le sacrificateur l’attend.
Cependant, au moment où celui-ci levait sur elle son couteau, un miracle, paraît-il, se produisit : émue par le courage de la jeune fille, Diane, qui avait observé toute la scène, fit disparaître Iphigénie dans un nuage et la remplaça par une biche, qui fut égorgée à sa place.
Aussitôt, les vents se levèrent et la flotte grecque put appareiller. Quelques jours plus tard, elle était en vue des côtes de Troie.