18. Le jugement de Pâris
Dix-neuf ans s’étaient écoulés depuis que Pâris avait été abandonné par ses parents sur le mont Ida. Rien d’important ne se passait sur la terre et, sur l’Olympe, les dieux s’ennuyaient. Pour les distraire, Jupiter eut l’idée d’organiser un grand banquet à l’occasion du mariage d’une déesse de deuxième catégorie, Thétis, avec un mortel nommé Pelée, souverain d’un peuple qu’on appelait les Myrmidons.
Jupiter invita tous les dieux et toutes les déesses à la noce, à l’exception d’une seule, nommée Discorde, qui était connue pour sa mauvaise langue et son mauvais caractère et qui, chaque fois qu’elle participait à une réception, provoquait entre les invités des disputes et des brouilles. Malheureusement, Discorde eut vent du projet de Jupiter et décida de se venger de l’affront qui lui était fait.
Le jour du banquet, alors que les invités étaient déjà à table, Discorde apparaît tout à coup, s’approche de la table et, sans prononcer une seule parole, y dépose une pomme d’or[3] sur laquelle elle avait écrit ces quatre mots : À la plus belle. Toutes les déesses présentes comprennent aussitôt qu’il s’agit d’un concours de beauté entre elles, et que la pomme d’or doit être attribuée à la gagnante. Dans un grand tumulte, chaque déesse, persuadée d’être la plus belle, réclame l’orange à grands cris. Pour les calmer, Jupiter propose de les départager par un vote à bulletins secrets, auquel participeront tous les dieux : chaque dieu inscrira sur un morceau de papier le nom de la déesse qu’il juge la plus belle et déposera son bulletin dans un casque : on comptera ensuite les bulletins, et la gagnante sera celle qui aura obtenu le plus de suffrages.
Le vote terminé, on procède au dépouillement. Le résultat est fort embarrassant : trois déesses, Junon, Minerve et Vénus, arrivent en effet en tête, avec le même nombre de voix, douze voix chacune ; un petit nombre de suffrages s’étaient portés en outre sur des déesses de moindre importance ; et quelques dieux facétieux avaient jugé bon, par dérision, de voter l’un pour la chouette de Minerve, qu’il trouvait plus belle que toutes les déesses, un autre pour Mars, qu’il trouvait efféminé, et le troisième pour Vulcain qui, vous le savez, était célèbre par sa laideur. Comment, dans ces conditions, départager les trois premières ex aequo, Junon, Minerve et Vénus ?
Minerve eut une idée :
— Descendons toutes les trois sur la terre, en un lieu choisi au hasard, et demandons au premier homme que nous rencontrerons d’être l’arbitre du concours en désignant celle d’entre nous qu’il jugera la plus belle.
Junon et Vénus ayant accepté cette proposition, une carte de la terre, c’est-à-dire de la Grèce, fut étalée sur la table ; fermant les yeux, Jupiter piqua une épingle, au hasard, sur la carte : elle désigna le mont Ida. Pendant que les trois déesses se préparaient avec un soin que vous pouvez imaginer, le messager attitré de Jupiter, Mercure, fut chargé de les précéder sur terre et d’organiser le concours.
Le premier homme qu’il rencontra, sur le mont Ida, n’était autre que Pâris, qui gardait paisiblement son troupeau en jouant de la flûte. Mercure lui expliqua l’affaire en se gardant bien de lui révéler l’identité réelle des concurrentes :
— Trois femmes vont se présenter devant toi. Après les avoir bien regardées, tu donneras cette pomme d’or à celle que tu jugeras la plus belle. Tu auras dix pièces d’or pour récompense.
Pâris, ravi de l’aubaine, accepte avec empressement.
La première déesse à se présenter devant lui est Minerve, sobrement habillée d’une tunique blanche et coiffée de son casque resplendissant.
— Si tu me donnes la pomme d’or, dit-elle à Pâris, je te ferai cadeau de ce casque magique ; il te donnera, pendant toute ta vie, la puissance et la gloire.
Impressionné par cette proposition, sensible à la pureté des traits de Minerve et à l’intelligence de son regard, Pâris s’apprête déjà à lui donner la pomme, lorsque apparaît Junon, assise sur son char traîné par quatre paons. Elle est vêtue d’une robe somptueuse ; son cou et ses poignets sont couverts de bijoux précieux. Elle porte à la main une bourse faite de fils d’argent tressés. Descendant de son char, elle fait : quelques pas devant Pâris, la tête haute, la démarche assurée, pareille aux mannequins qui présentent les modèles de haute couture.
— Si tu me donnes la pomme d’or, dit-elle à Pâris, je te ferai cadeau de cette bourse magique qui produit des pièces d’or au fur et à mesure qu’on les dépense ; elle t’apportera, pendant toute ta vie, la richesse.
Entre la gloire et la richesse, entre Minerve et Junon, Pâris hésite ; il envisage même de couper la pomme en deux.
C’est alors qu’arrive Vénus, en retard comme à son habitude. Ce ne sont pourtant pas les préparatifs de sa toilette qui ont dû la retarder beaucoup, car elle est nue comme au jour de sa naissance, ou plutôt ne porte en tout et pour tout, comme ce jour-là, que sa ceinture magique. Contrairement aux deux autres déesses, dont le visage est impassible et l’expression altière, Vénus est toute souriante.
— Si tu me donnes la pomme d’or, dit-elle à Pâris, je te ferai cadeau de cette ceinture magique qui confère à celui qui la porte un pouvoir irrésistible de séduction ; elle te procurera, pendant toute ta vie, les plaisirs de l’amour.
Pâris n’avait pas besoin d’une ceinture magique pour plaire aux femmes. Sa jeunesse et sa beauté lui suffisaient pour l’instant. Et il se doutait que plus tard, s’il devait être un jour vieux et laid, la gloire promise par Minerve ou la richesse garantie par Junon le rendrait au moins aussi séduisant aux yeux des femmes que la ceinture de Vénus. Ce n’est donc pas le cadeau offert par Vénus qui le décida, mais tout simplement la beauté, le parfum et le sourire de la déesse. Sans hésiter, il lui tend la pomme d’or. Triomphante, Vénus lui remet sa ceinture et court annoncer sa victoire aux dieux de l’Olympe.
Junon et Minerve, en revanche, sont ulcérées et méditent déjà leur vengeance. Elles demandent à Mercure, qui les avait accompagnées, de mener une rapide enquête au sujet du berger qui vient de les humilier.
Mercure découvre bientôt l’origine réelle de Pâris et en informe les deux déesses :
— Ce berger, leur dit-il, n’est pas un vrai berger ; c’est le fils de Priam et d’Hécube ; il a été abandonné par eux, il y a dix-neuf ans, sur le mont Ida, parce qu’un oracle avait prédit que, s’il vivait jusqu’à l’âge de vingt ans, il attirerait sur son peuple, sur sa famille et sur lui-même d’effroyables malheurs.
Minerve conçoit aussitôt un projet diabolique, dont elle fait part à Junon :
— Révélons à Pâris le secret de sa naissance et engageons-le à retourner chez ses vrais parents, à Troie. Ainsi pourra se réaliser la prophétie de l’oracle, et nous serons vengées.
— Ce n’est pas une mauvaise idée, répond Junon. Mais, si Pâris se présente devant ses parents en disant qui il est, ne crains-tu pas que ceux-ci, sachant que dix-neuf années seulement ont passé depuis sa naissance, ne décident une seconde fois de le tuer, et cette fois pour de bon, avant qu’il n’ait atteint l’âge fatal de vingt ans ?
— Tu as raison, reconnaît Minerve. Aussi faut-il faire croire aux parents de Pâris que ce sont vingt années et non dix-neuf, qui se sont écoulées, et que par conséquent tout danger est désormais écarté. Mais ne te fais pas de souci, je me charge de les tromper.
Il faut vous dire qu’en ce temps-là les gens ne tenaient pas un compte très précis des années. Il n’existait pas de calendrier permettant de savoir exactement en quel mois et en quelle année on était. Pour mesurer approximativement le passage du temps, on se servait de certains phénomènes naturels, tels que les changements de lune, le retour des saisons ou encore la croissance des arbres. En particulier tout le monde savait, à l’époque, qu’un olivier, à partir du moment où il était planté, mettait exactement vingt ans à produire ses premiers fruits. Or vous vous souvenez peut-être que, le jour même de la naissance de Pâris, Hécube avait planté, en souvenir de lui, un olivier. Et vous vous souvenez peut-être aussi que c’est Minerve qui avait créé les oliviers, pour en faire don aux Athéniens. C’est vous dire que ces arbres n’avaient pas de secrets pour elle, et qu’ils ne pouvaient rien lui refuser. Pour faire croire aux parents de Pâris qu’un délai de vingt ans s’était écoulé depuis la naissance de Pâris, il suffisait donc à Minerve d’ordonner à l’olivier d’Hécube de produire des olives avec un an d’avance. C’est ce qu’elle fit.
— Tiens ! dit Hécube à Priam sur un ton mélancolique en voyant les branches de l’olivier se couvrir de fruits, voici vingt ans que Pâris est mort. Et la prophétie de l’oracle ne s’est pas réalisée. Nous pouvons désormais dormir tranquilles. Mais, hélas ! nous ne reverrons jamais plus notre enfant.
Au même moment, sur le mont Ida, Minerve et Junon prenaient Pâris à part :
— Nous avons de grandes nouvelles à t’annoncer, lui disaient-elles :
— 10 Nous ne sommes pas de simples mortelles, comme tu te l’imaginais, mais des déesses : elle, c’est Junon, et moi, je suis Minerve.
— Enchanté de vous connaître, répond poliment Pâris.
— 2° Tu n’es pas un simple berger, comme tu le crois, mais un prince de sang royal, le propre fils de Priam et d’Hécube, souverains de Troie ; ils t’ont abandonné il y a vingt ans sur le mont Ida, ou tu as été recueilli par le berger que tu prends pour ton vrai père.
— Enchanté de le savoir, répond Pâris.
— 3° En conséquence, nous te conseillons vivement de laisser ici, séance tenante, ton troupeau, ta flûte et ta nymphe, et d’aller à Troie te faire reconnaître par tes parents. Au lieu de mener ici l’humble et monotone existence d’un berger, tu trouveras là-bas le luxe et les plaisirs qui conviennent à ta noble origine.
Si Pâris avait su ce qui l’attendait, peut-être eût-il repoussé ce conseil et se fût-il contenté de la vie paisible qu’il avait connue jusque-là. Mais il était jeune, imprévoyant et frivole. Il n’hésita donc pas un instant.
Se faisant accompagner par son faux père, le berger, il se rend au palais de ses parents, demande à voir le roi et la reine, leur révèle qui il est, comment il a été sauvé et élevé par le berger. Celui-ci confirme ses déclarations. Sa ressemblance avec ses parents achève de convaincre ceux-ci de la véracité du récit. Persuadés, grâce à la ruse de Minerve, que Pâris a dépassé l’âge critique de vingt ans, Priam et Hécube accueillent leur fils avec joie et l’installent dans un des plus beaux appartements du palais.
Quant à la nymphe Œnone, avec qui Pâris vivait sur le mont Ida et à qui il avait juré un amour éternel, il n’a pas eu le courage de lui dire la vérité.
— Je dois m’absenter quelques jours pour une affaire urgente, lui a-t-il seulement déclaré en partant.
Puis il l’a complètement oubliée. En vain la pauvre nymphe a-t-elle tenté d’appliquer sur elle-même ses talents de guérisseuse : ses élixirs et ses onguents sont impuissants à soigner les blessures d’amour, et la plaie de son cœur ne s’est jamais refermée.