CHAPITRE XIII
Grand-mère ne fit aucune difficulté pour avaler sa semoule, elle qui reprochait toujours à Marie de mal cuisiner et de lui servir des cochonneries, juste pour l'embêter. La jeune fille lui donna la becquée et s'attarda même, lorsque la vieille femme fut rassasiée. C'était un instant de paix, d'autant plus savoureux qu'il était inattendu. Puis elle coucha grand-mère. Au moment où elle allait se retirer — après lui avoir lu une page de son livre — l'aïeule lui dit : —Tu es bien jolie, ma petite Marie. Mais... ce que tu portes n'est pas un peu... déshabillé?
Maire pouffa, désarçonnée par la remarque. Elle se pencha et embrassa sa compagne sur le front.
—Vous avez raison, acquiesça-t-elle. C'est très déshabillé !
Puis elle sortit. La fenêtre au bout du couloir lui montra que les nuées d'orage s'étaient encore assombries. Elle s'approcha de la croisée, l'ouvrit, inspira l'air chaud et lourd.
Immobile, elle se laissa pénétrer par l'intensité des ondes qui émanaient de la nuit à présent tombée. Du sol surchauffé montaient des vagues de moiteur. Elle les percevait à travers les murailles du château, sur l'appui de la fenêtre, dans le bruissement des feuilles de l'ampilopsis qui couvrait la façade et qu'agitaient les bourrasques du vent.
... Prépare-toi, créature du péché... femelle impure...
lubrique... luxurieuse... sodomite... perverse... Tu es mienne et je viens m'unir à jamais avec toi... Je suis là, tu m'es promise de toute éternité... J'arrive... J'arrive...
Marie tressaillit. La voix avait résonné nettement, clairement.
— Va te faire foutre..., marmonna-t-elle entre ses dents.
... C'est toi qui vas te faire foutre... par moi et pour toujours! Mais c'est ce que tu désires, n'est-ce pas? Noble et généreuse fille, tu as une âme de catin! Ta vraie nature est celle d'une chienne. Tu te vois comme tu es... Tu aimes t'avilir! Tu aimes te baigner dans le stupre et le sang. Je te vois qui t'emeut... Ton sexe vit et ton coeur bat... Tu es laide! Tu es sale... Tu vis! Et tu vivras.., six siècles., avec ta laideur!
Marie referma la fenêtre. La voix déchaînait en elle un torrent de haine et de souffrance. La voix... Une voix qu'elle reconnaissait...
Elle descendit l'escalier, alla dans sa chambre, se fit couler un bain. Ses vêtements ôtés, elle se regarda longuement, nue, dans sa glace. Elle avait changé. Elle était toujours Marie, mais son être était différent. Son corps prenait un éclat nouveau, ses yeux une profondeur inconnue. Il avait raison. Elle se voyait comme elle était.
Une âme de catin. La nature d'une chienne. Elle eut un sourire. Pourquoi ce mépris? Parce qu'elle désirait ressentir un plaisir de femme? Vivre comme une vraie femme, et non plus comme l'espèce de fantôme qu'elle avait été durant tant d'années !
Elle s'immergea dans la baignoire, savoura la caresse de l'eau tiède sur son corps fiévreux. Puis, se redressant, elle prit son flacon de sels de bain, qu'ordinairement elle n'utilisait qu'avec une parcimonie frisant l'avarice, et le renversa carrément.
Elle se relaxa dans l'eau, l'esprit à peu près vide, un long moment. Enfin, sortant de sa torpeur, elle se lava.
Après s'être séchée, elle prit son rasoir, se rafraîchit les jambes et les aisselles. Elle passa un doigt dans sa toison intime. Comme toutes les vraies brunes, elle était très poilue. Thomas lui avait dit qu'il l'aimait ainsi, que son sexe recelait du mystère dans cette ombre touffue...
Thomas...
Les mains un peu tremblantes, elle se rasa méticuleusement, jusqu'à ne plus conserver de son triangle qu'une bande parfaitement égale et nette. Puis elle se passa un peu de lait adoucissant dans les aines afin d'adoucir le feu qui la cuisait, saisit son sèche-cheveux, une brosse, et entreprit de discipliner sa chevelure.
Quand ce fut fait, elle se maquilla, plus lourdement qu'à l'ordinaire soulignant de khôl ses longs cils, ombrant ses paupières et ses pommettes, fardant ses lèvres d'un rouge très foncé.
Elle alla décrocher dans sa penderie la robe qui lui avait offerte Ed. Il n'y avait pas un faux pli, à croire qu'elle ne l'avait pas portée la veille. Elle huma le doux tissu, qui conservait encore des traces de son parfum, l'effleura des lèvres.
— Pour le sacrifice, dit-elle avec une ironie amère.
Sans quitter des yeux son reflet dans le miroir, elle enfila lentement le vêtement. Sourit. Ed avait raison.
Sur son corps nu, le tissu tombait parfaitement, telle une seconde peau, sans marque disgracieuse. A présent, elle ne se sentait plus gênée. Elle n'avait plus honte. Il est vrai qu'elle ne se rendait pas au restaurant... Elle remonta la bretelle gauche qui tombait...
Un épouvantable craquement de tonnerre fit trembler les carreaux de sa fenêtre. Elle tressaillit et jeta un coup d'oeil au-dehors.
Les ténèbres avaient envahi le parc. Des lueurs sanglantes traversaient le ciel. Des éclairs zébraient les nuées et baignaient la cime des arbres de traînées livides.
Les branches de l'arbre aux fées se tordaient dans le vent violent. Elle ferma les yeux. Elle avait peur. Pourtant, elle ressentait la force sensuelle de cette tempête qui se préparait. Son corps était électrique et le fin duvet de ses bras se hérissait.
... il est l'heure... L'heure de l'accomplissement...
Vois, Marie... Vois ton nouveau monde... Ton univers...
Ton éternité... Cette violence que tu as en toi et que tu refuses. Accepte-la! Accepte-toi telle que tu es. Bois le sang de tes victimes. Honore leur sacrifice, lite donne l'éternité!
Marie rouvrit les yeux. Elle tremblait de tous ses membres, et un sentiment d'horreur l'assaillait. Elle regarda machinalement en direction des taillis qui s'étendaient au-delà de la pelouse tels des murs d'ombre et tressaillit. Elle avait cru voir une forme fugitive s'y découper, un instant, qui se dirigeait vers l'arbre aux fées. Elle cligna des paupières. Sans doute un rêve. Il n'y avait personne... A moins que...
Le tonnerre explosa juste au-dessus du manoir et l'éclair illumina le parc. Marie frémit, secouée jusqu'au plus profond de son corps. Elle recula. Elle n'avait pas rêvé. Un fantôme se tenait à l'orée des buissons, tourné vers elle.
Elle sortit de sa chambre à reculons. Une impulsion la poussa vers l'escalier, dont elle gravit les marches quatre à quatre avant de se précipiter chez grand-mère.
Elle n'était plus là...
Marie demeura une seconde bouche bée, à fixer le lit défait. Un grand vide lui tordait l'estomac. Elle alla à la fenêtre, regarda au-dehors.
Il ne pouvait y avoir de doute. C'était bien grand-mère qu'elle avait vue, s'enfonçant dans les taillis. Mais comment la vieille femme avait-elle pu, quasi impotente, sortir de sa chambre, descendre l'escalier, sortir du château?
Marie réprima le tremblement qui l'agitait, se retourna.., et eut un haut-le-corps.
Horace et Matador avaient disparu. A la place où trônaient habituellement leurs dépouilles mitées, sur la cheminée, il n'y avait plus rien.
— Putain de putain, jura-t-elle, ça ne se passera pas comme ça !
Elle ressortit de la chambre, dévala l'escalier, se précipita à la cuisine. Un des tiroirs du buffet lui fournit ce qu'elle cherchait : un lourd tranchoir.
— Tu vas voir, fumier! dit-elle tout bas.
Elle regarda à l'extérieur. La pluie s'était enfin mise à tomber. Un éclair lui montra les arbres secoués par l'ouragan...
Elle respira un grand coup, serra le tranchoir sur sa poitrine. Puis elle sortit de la cuisine, traversa le hall, ouvrit la porte et jaillit à l'extérieur.
***
Sur son lit d'hôpital, Jeanne eut un sursaut de tout le corps. Sa tête roula d'un côté et de l'autre, ses sourcils se froncèrent, mais elle ne reprit pas conscience. Son souffle s'était raccourci. Elle serra les poings, ses muscles se contractèrent, elle tira sur les sangles qui la maintenaient immobiles.
***
Marie n'était pas arrivée à la moitié de la pelouse que sa belle robe était trempée, que ses cheveux collaient à son visage et à ses épaules et qu'elle s'était tordue dix fois les chevilles en courant pieds nus dans l'herbe. Mais elle n'en avait cure. La colère qui la soulevait était plus forte que la peur et que n'importe quel désagrément.
Elle s'arrêta devant l'arbre aux fées. Il y avait bien longtemps qu'elle n'était venue là. En cet instant, le gigantesque thuya lui apparaissait bel et bien comme une créature maléfique. Ses branches n'avaient pas été élaguées depuis des lustres, et ses rejetons avaient fini par former une véritable jungle enchevêtrée. L'arbre aux fées s'était mué en une forêt de sorcière.
Marie avala sa salive. Ce n'était rien de dire qu'elle était terrorisée. Elle aurait voulu mourir sur place et revenir au monde n'importe où, sous n'importe quelle apparence, même celle d'une bête répugnante, mais faire en sorte que ce qu'elle vivait ne soit pas réel.
D'ailleurs, était-ce bien réel?
Elle se pencha en avant, chassant une mèche qui lui retombait sur Instinctivement, elle retrouva le passage sous les branches par où elle se glissait, fillette, quand elle jouait à cache-cache avec Jeanne. Elle pénétra sous l'arbre immense, enjamba des repousses dénudées. Des feuilles détrempées effleurèrent son dos nu et elle eut l'impression qu'une main glacée la touchait. Elle bondit en avant. Sa robe se prit dans une branche, une bretelle céda. Elle trébucha, tomba à genoux devant le tronc principal qui se séparait à moins d'un mètre du sol, donnant naissance à plusieurs fûts qui, chacun, formaient un arbre différent.
L'orage se déchaînait, mais sous le grand thuya, elle se trouvait dans une sorte d'abri. Le feuillage, au-dessus de sa tête, était si dense que la pluie ne l'atteignait plus et que les assauts du vent étaient brisés. Les grondements du tonnerre eux-mêmes semblaient moins violents. En revanche, il faisait si sombre que la jeune fille n'y voyait pas plus loin que son bras tendu.
— Grand-mère? appela-t-elle.
Un gémissement du vent lui répondit, moqueur.
Marie tenait toujours son tranchoir devant sa poitrine.
Elle abaissa lentement le bras. Un souffle l'environna et elle eut un frisson. Sa robe déchirée collait impudiquement à son corps. L'espace d'un instant, elle se vit comme il lui était déjà arrivé de se voir, détachée d'elle-même. Elle était plus nue que si elle n'avait rien porté.
L'illusion se dissipa. Elle appela à nouveau : — Grand-mère? Mémé?
Un grondement lui répondit. Instinctivement, elle releva son tranchoir. Elle tourna la tête. Une goutte d'eau perça l'arbre aux fées et lui atterrit juste sur Le grondement persistait. Il avait quelque chose de familier et pourtant d'insolite qui la glaçait de peur.
C'était à la fois vivant et... et d'outre-tombe. Elle se demanda si ce n'était pas dans sa tête... Une hallucination auditive...
Elle se rapprocha du tronc du thuya. Là où il se séparait, de la mousse s'était accumulée, formant une petite plate-forme qui, autrefois, servait de plancher à la cabane imaginaire que Jeanne et elle créaient à cet endroit. Elle baissa les yeux... et son sang se figea dans ses veines.
Horace, le chat siamois empaillé de grand-mère, se trouvait là et la dévisageait de ses yeux de verre. Mais ses yeux n'étaient pas de verre. Et Horace n'était pas empaillé. Il était bien vivant, et c'était lui qui grondait, pareil à un fauve, montrant des dents de panthère tandis que ses griffes arrachaient des touffes de mousse.
Marie fit un pas en arrière, le coeur étreint par une terreur inhumaine. Ce n'était pas vrai. Horace était mort. Mort. Elle ne se souvenait pas de lui vivant. Il n'y avait jamais eu que sa dépouille figée et poussiéreuse, sur la cheminée de la chambre du haut.
Un écho du grondement retentit derrière elle. Elle tourna la tête et vit Matador, allongé sur une branche de l'arbre aux fées, à tel point hérissé qu'il semblait énorme. Ses oreilles étaient couchées sur son crâne rond, il feulait et crachait.
Marie devina que les deux fauves allaient bondir. Par quel sortilège, elle n'en savait rien et ne désirait surtout pas le savoir. Sa raison lui échappait. Mais elle était certaine qu'ils allaient la tuer, la déchirer de leurs griffes et de leurs crocs. Ce n'étaient plus deux chats siamois mais deux démons, venus d'un autre monde et qui l'avaient attirée dans un piège.
Horace se ramassa sur lui-même. Dans un réflexe, elle se jeta en avant sous une grosse branche feuillue. Une douche lui dégoulina le long du dos et elle entrevit le chat qui s'élançait. Elle entendit son miaulement de rage quand il heurta la branche devant laquelle elle s'était tenue. Elle se sentit prise par les cheveux, par le revers de sa robe, baissa la tête et fonça. Mais le thuya la retenait prisonnière. Les branches se refermaient sur elle. Elle ne leur échapperait pas. Elle n'échapperait pas à Horace et Matador.
Elle se retourna et fit face, le tranchoir brandi. Les yeux luisants des deux chats perçaient les ténèbres, leurs grondements pénétraient son âme. Son souffle s'étrangla dans sa poitrine.
Où étaient les deux monstres? Partout à la fois. Ils l'environnaient, la cernaient. Ils sautaient de branche en branche, rampaient sur le sol.
Un hurlement strident résonna sur sa droite. Elle se jeta en amère. Les griffes de Matador lui labourèrent l'épaule, y traçant des sillons sanglants, et elle cria de douleur.
**
Sur l'épaule de Jeanne apparurent des stries rouges, et le sang perla. La jeune fille gémit, son visage se contracta et elle tira plus fort sur ses entraves.
**
Marie frappa au passage, de toutes ses forces, et sa lame s'enfonça dans le dos de Matador. Le siamois roula sur le sol en miaulant désespérément. Les yeux de Marie s'exorbitèrent. Il se tordait sur lui-même mais en même temps perdait de la substance, se délitait, devenait magma, poussière, cendre. Il disparut... Marie, hébétée, fixait la place où il avait roulé.
Les crocs d'Horace se plantèrent sur le côté de son cou, ses griffes dans ses épaules et son dos. Elle poussa un hurlement déchirant. L'esprit obscurci par la terreur, elle se secoua, essayant de s'arracher à l'étreinte mortelle. Mais le chat la tenait bien, et la souffrance irradia dans sa chair comme si elle avait été transpercée par une épée. Elle parvint tout de même à attraper la nuque de l'animal, par-dessus son épaule. Mais il ne lâcha pas prise. Au contraire. Elle sentit ses dents s'enfoncer vers la grosse veine de son cou. Elle hurlait sans discontinuer.
Elle bondit, se tordit, tirant de toutes ses forces sur la fourrure trempée. Horace mordait toujours plus fort et ses griffes lui réduisaient le haut du dos en charpie.
Une branche brisée pointait de l'un des troncs principaux de l'arbre aux fées, pareille à un glaive. Marie ne réfléchit pas, ne raisonna pas. Elle se rua dessus, trébuchante, se retourna au dernier moment et poussa d'un violent coup de reins.
Elle eut juste le temps de penser que la branche pourrait aussi bien la transpercer, elle. Le bois s'enfonça dans le corps tendu d'Horace et, effectivement, lui piqua cruellement le dos, juste sous l'omoplate droite. Le siamois poussa un cri déchirant, qui n'avait rien d'un miaulement, et son étreinte se relâcha. Marie se jeta en avant, laissant des lambeaux de peau aux griffes et aux crocs du monstre qui se tordait, proprement empalé.
Comme Matador, Horace s'effrita et disparut, et il ne subsista plus de lui qu'une légère odeur de putréfaction.
La jeune femme gémissait sans pouvoir se retenir. Des larmes coulaient de ses yeux, du sang de ses blessures. Il lui semblait qu'on lui avait arraché toute la peau du dos et que son cou avait été fouillé par un fer rouge. Elle se pencha avec difficulté, ramassa le tranchoir qu'elle avait laissé tomber dans la bagarre. Puis, trébuchante, elle entreprit de sortir de dessous l'arbre aux fées.
Les branches s'écartèrent... Elle tomba dans vide.
**
Les hurlements de Jeanne avaient alerté tout le service. Une infirmière et un infirmier musclé apparurent, qui ne s'approchèrent tout d'abord pas, instruits qu'ils étaient de la mésaventure de leur collègue du service des urgences. Mais lorsqu'ils virent les draps, sous le corps de la jeune fille, se teinter de rouge, ils s'avancèrent prudemment. La malade, apparemment, n'avait pas rompu ses liens. Elle n'avait donc pu se blesser. Son corps se tordait, elle criait et gémissait mais ne se griffait pas, ne se frappait pas elle-même. Et pourtant, le sang ruisselait des blessures qu'elle portait à l'épaule...
Les deux arrivants poussèrent le même cri de stupeur quand ils virent, distinctement, la peau se déchirer sur le côté du cou. Le sang gicla, l'oreiller fripé se transforma en une masse rouge.
— Nom de Dieu ! cria l'infirmier. Cours chercher le patron !
Sa collègue détala tandis qu'il se précipitait pour tenter de resserrer les lèvres de la plaie avec ses doigts.
Ce faisant, il se pencha au-dessus de Jeanne, et son bas-ventre pesa sur la main de la jeune femme.
L'instant d'après, ses hurlements se joignaient à ceux de la malade. Les doigts de cette dernière s'étaient refermés sur son sexe par-dessus blouse, pantalon et caleçon, et lui broyaient le pénis et les testicules.
***
Marie chuta lourdement, se demandant si elle s'était pris le pied dans une racine ou si un trou s'était ouvert sous ses pieds. Elle se meurtrit le genou et l'épaule et resta immobile, sonnée, des cloches battant sous le crâne.
Sa première pensée cohérente ensuite fut qu'il ne pleuvait plus. Ou alors elle se trouvait à l'abri. L'eau ne coulait plus sur elle. Elle leva la tête, ce qui lui arracha un cri. Elle porta la main à son cou, la retira pleine de sang. Tout lui revint. Elle se redressa d'un bond, ce qui la fit à nouveau crier. Son dos la cuisait des épaules à la taille. Elle regarda tout autour d'elle, redoutant de voir survenir Horace et Matador. Mais elle les avait tués. Ils étaient morts... une seconde fois.
Ce ne fut qu'à cet instant qu'elle réalisa qu'elle ne se trouvait plus sous l'arbre aux fées, ni même dans le domaine de Roche-Lalheue ou dans aucun lieu qu'elle connaisse... ou plus exactement, qu'elle connaisse de façon logique, pour y avoir vécu, dans sa vie normale.
Car elle savait où elle était.
Là où elle avait été transportée au cours de ses transes.
Elle dut faire un énorme effort pour ne pas succomber à la panique. Il était impossible, impossible... qu'elle ait été ainsi emportée dans cet impossible pays, qui n'existait pas. Pourtant, elle reconnaissait la sombre forêt, derrière elle, qui s'ouvrait sur la plaine ombreuse, emplie de nuées de brume. Devant elle, le soleil — mais était-ce bien le soleil auquel elle était habituée? — dardait un rayon presque vertical, et elle savait qu'à l'aplomb de ce rayon se trouvait le lac où elle s'était baignée, au bord duquel elle avait fait l'amour avec Thomas Bastide. Où elle avait été Jeanne, offerte et violée sur l'autel du sacrifice. Où elle s'était battue contre des ombres. Où elle avait eu la révélation de sa vraie nature.
La réincarnation de grand-mère. Mais qui était grandmère?
Une sorcière...
Marie était issue d'une lignée de sorciers et portait en elle le germe de sa malédiction.
Elle ferma un instant les yeux, assommée par l'évidence. Puis, le regard fixe, elle leva le poing gauche et prononça des phrases incompréhensibles. Des phrases qu'elle ne connaissait pas, mais qui lui venaient tout naturellement.
Les blessures qui marquaient sa chair s'effacèrent. La douleur qui la taraudait s'évanouit.
*
**
Le docteur Fremont, suivi par deux internes, pénétra au pas de course dans la chambre de Jeanne. L'infirmier poussait des hurlements stridents et s'efforçait de faire lâcher prise à la malade. Mais celle-ci résistait. Convulsée, en appui sur la nuque et les talons, les yeux révulsés, crachant des flots d'injures d'une voix de rogomme, le sang ruisselant sur toute la surface de son corps, elle broyait méthodiquement les génitoires de sa victime.
Le médecin et ses collègues fondirent sur elle. Un infirmier s'efforça de lui desserrer la main, un autre lui maintint le bassin. Fremont se retourna vers l'infirmière qui était entrée à son tour et contemplait, livide, la scène. Mais avant même qu'il n'ait pu lui ordonner de lui apporter une seringue de calmant, Jeanne se détehdit.
Sa main s'ouvrit, et l'infirmier roula sur le sol criant comme un goret qu'on égorge. La patiente poussa un petit soupir et une expression de soulagement extatique se peignit sur son visage torturé. Son corps s'amollit.
Et le sang s'effaça sur sa peau, ses blessures se résorbèrent, la pâleur de son teint fit place à une saine couleur rosée...