CHAPITRE IX

Marie frissonna et se rappela qu'elle était toujours nue. Mais elle aimait se trouver dans cette tenue en face de Thomas Bastide; ce qui était étonnant, pudique comme elle l'était. Furieuse, elle explosa : —Et vous croyez que je vais avaler ça! Vous me prenez pour une conne?

Il sourit.

—Ce que je dis échappe à votre logique. Mais les événements que vous venez de vivre obéissaient-ils à une logique quelconque?

—Non, mais...

—Quelle explication leur donnez-vous?

Elle demeura sans voix. Elle se sentait glacée. Bastide s'approcha d'elle. Son visage était plein de douceur, mais aussi de lassitude. Il lui posa les mains sur les épaules. Elle dompta un petit mouvement de recul.

—Vous ne pouvez pas comprendre. Cela ne vous est pas accessible. Depuis qu'ils ont une étincelle d'intelligence, les humains sont confrontés à l'inexplicable.

J'appartiens à cet inexplicable.., comme mon double.

Parfois, l'inexplicable rejoint le monde des hommes.

Généralement, cela se passe mal. Je suis désolé... C'est ce qui arrive en ce moment.

—Mais quel inexplicable? s'écria Marie. De quoi -est-ce que vous parlez? Lâchez-moi!

Il retira ses mains.

—Appelez cas « dimension parallèle », commençat-il, ou « autre univers », ou « au-delà »... Les hommes ont trouvé de nombreux vocables pour qualifier ce qu'ils ne comprenaient pas.

Marie retourna s'asseoir sur la souche. Son hôte se campa en face d'elle, les poings sur les hanches.

—Deux entités règnent sur les univers, reprit-il gravement, l'une positive, l'autre négative.., et inextricablement mêlées l'une à l'autre. Appelons-les l'une, le Bien, l'autre le Mal... ou Dieu et Satan... ou n'importe quoi d'autre, Blanc et Noir, Chaud et Froid... Choisissez... (Elle ne répondit pas. Il eut un imperceptible haussement d'épaules.) «Ces entités ne sont pas matérielles. Ce ne sont même pas des esprits, des fantômes. Ce sont... des abstractions. Réelles pourtant, vous en avez la démonstration tous les jours, puisque le Bien et le Mal font partie de vous, de n'importe qui... Est-ce que vous me suivez?

(Malgré elle, Marie hocha la tête affirmativement.) «Ces abstractions n'interviennent jamais directement, charnellement, sur les hommes. Elles restent à l'intérieur d'eux et sous-tendent leurs actes. Certains humains ont tenté de les appréhender, de les expliquer.

C'étaient de grands mystiques, des philosophes.., ou des fous et des sorciers. On les a brûlés, on les a enfermés ou couverts d'honneurs. Mais leur approche du phénomène est toujours restée extrêmement superficielle, parce que le Bien et le Mal sont incommunicables. »

—Mais... ce qui nous est arrivé? intervint Marie.

—Précisément... Il peut se produire des... des sortes d'interférences entre un univers et l'autre. Le Bien et le Mal s'en prennent directement à des gens et les possèdent. Par là même, ils deviennent des entités charnelles, bien réelles. Ils deviennent des... êtres humains.

Des êtres tout à fait différents des autres, dotés de pouvoirs.., appelons-les paranormaux. Ils vivent comme n'importe lequel de leurs voisins.., jusqu'au jour où la crise éclate.

—La crise?

—Leur nature remonte à la surface. Ils influencent alors directement leurs proches, les autres hommes, le monde.

Marie s'en voulait d'écouter ce charabia abscons, mais elle ne pouvait s'en empêcher. Bastide la fascinait.

—Mais pourquoi vous en êtes-vous pris à nous?

protesta-t-elle. Qu'est-ce qu'on en a à faire, de vos histoires!

—Marie... Il existe des êtres prédestinés... Je suis désolé... mais vous l'êtes. Votre famille l'est. (Elle demeura coite. Il écarta les bras en un geste d'impuissance.) Cela devait se produire. A l'instant où vous m'êtes apparie, j'ai compris que le rite s'accomplirait.

—Le rite ! Quel rite?

lita considéra avec gravité.

—Je suis né à la fin de l'année 1368, à Rome. Mon double est né au même instant, j'ignore où; mais, très tôt, notre lutte a commencé...

—Votre lutte?

—Nous sommes attirés l'un par l'autre, tels les pôles contraires des aimants, et destinés à nous combattre...

un vain combat, qui ne connaîtra jamais ni vainqueur ni vaincu, car les entités positive et négative, le Bien et le Mal, sont éternels.

Marie se cacha un instant le visage dans ses mains.

—Voulez-vous dire que vous êtes... immortel?

—J'ai vécu une multitude de vies, Marie. Lui aussi.

Elle se leva d'un bond.

—J'en ai assez de votre philosophie à la petite semaine! Qui a tué Martine et Fabien Chanut? Et Lucienne Jobart? Répondez!

—Mais... ne l'avez-vous pas deviné?

—Non ! Mille fois non!

Bastide baissa la tête.

—C'est Jeanne, bien sûr...

***

 

Jeanne ne se trouvait qu'à un pas du lit de l'enfant quand une violente secousse la traversa. Elle s'immobilisa, et son visage se tordit dans l'intense effort qu'elle fournissait...

Pour échapper à l'emprise.

Elle abaissa péniblement son bras droit. Elle chancelait. Son sang coulait plus fort.

— A l'aide... Par pitié... Empêchez-moi...

... Obéis... Obéis!

Un murmure aigu monta des lèvres de Jeanne, pareil à une plainte de bébé.

Ce fut à cet instant qu'une infirmière passa devant la vitre permettant de surveiller la salle et découvrit ce qui s'y déroulait. C'était une robuste quadragénaire, qui en avait tant vu au cours de sa carrière qu'elle pouvait faire face à n'importe quelle situation. Elle appela d'une voix de stentor et, sans perdre une seconde, se précipita dans la pièce, fonçant sur Jeanne avec la force d'un taureau de combat.

Elle percuta la jeune fille qui, sous l'impact, alla heurter le mur avant de s'effondrer par terre. L'instant d'après, l'infirmière empoignait la malade à bras-lecorps et la tirait en arrière.

Jeanne se retourna avec un hurlement sauvage, et sa main déchira l'air, tous ongles dehors. Son adversaire eut le réflexe de baisser la tête, ce qui lui sauva les yeux : les griffes de la forcenée lui lacérèrent le front jusqu'à l'os.

La femme recula, le visage en sang. Jeanne lui bondit dessus avec une souplesse de panthère, la frappa de deux coups de poing qui auraient ébranlé un boxeur poids lourd. La malheureuse s'effondra, à demi assommée, mais eut tout de même la force de repousser son assaillante lorsqu'elle lui tomba dessus, la bouche ouverte, les lèvres retroussées.

L'infirmière, étourdie de coups, bloqua Jeanne alors que ses dents allaient se refermer sur sa gorge. Elle comprit qu'elle ne luttait pas pour dominer une simple malade un peu agitée mais bel et bien pour sauver sa vie.

Aussi planta-t-elle sans hésiter ses pouces sous les oreilles de son adversaire et pressa-t-elle de toutes ses forces. Jeanne beugla de souffrance et lâcha prise.

A cet instant, deux infirmiers et l'interne boutonneux que Marie avait rencontré un peu plus tôt survinrent. Ils se jetèrent sur la patiente, s'efforçant de la maîtriser. En retour, les lunettes de l'interne volèrent à travers la salle et un jet de sang gicla de son nez cassé. Le jeune homme se retrouva allongé pour le compte. Mais les deux infirmiers, aidés par leur collègue qui s'était relevée, réussirent à immobiliser la forcenée.

La jeune fille poussait des hurlements gutturaux, qui attiraient de plus en plus de monde. Médecins, filles de salle, internes accouraient, ainsi que malades et visiteurs. Tous contemplaient Jeanne, qui se tordait rageusement et dont le sang coulait à flot continu.

Puis, brusquement, elle eut un spasme, si violent qu'elle échappa aux mains des infirmiers et roula sur le sol. Elle se cambra, poussa un dernier cri, qui se mua en un gémissement plaintif, et son corps se détendit, devenant si flasque, si mou, que ses sphincters se relâchèrent et qu'elle urina et déféqua sous elle. Mais ce ne fut pas cela qui pétrifia de stupeur les spectateurs.

Le sang dont elle était maculée cessa de couler et disparut, en quelques secondes, de la surface de sa peau.

Son épiderme apparut intact, vierge de la moindre blessure. Le rouge liquide disparut pareillement des draps qu'il souillait, du rideau de plastique séparant les deux lits, du linoléum...

— Elle est possédée par le démon! s'écria une vieille dame en robe de chambre, qui marchait avec des cannes anglaises.

Nul ne songea à se moquer d'elle.

**

 

Marie contemplait fixement Thomas Bastide. Le silence s'éternisait.

— Ce n'est pas possible, déclara-t-elle enfin d'une voix sèche. Jeanne n'a tué personne.

Thomas hocha la tête.

—Bien sûr. Elle n'a prêté que son écorce charnelle.

Elle était possédée...

—Non ! Même possédée, elle ne ferait pas ça. Je le sais ! Chaque fibre de mon être le sait! (Il demeura songeur. Elle s'approcha de lui.) Si ce que vous dites recèle un semblant de vérité, suis-je moi aussi... faite comme vous? Suis-je une entité incarnée? Suis-je le... le Mal ou le Bien? Répondez-moi !

—Je ne sais pas. Je ne possède pas de dons magiques, contrairement à ce que vous pouvez penser. En tout cas, pas celui de lire dans les âmes.

—Mais vous avez su lire en moi, hier.

—Marie.., c'est parce que mon extraordinaire longévité m'a fait connaître infiniment de gens et que je possède une expérience qui dépasse celle de tous les psychologues...

—Mais qu'est-ce que vous me voulez, à la fin? Et à Jeanne?

Le peintre baissa la tête. Elle le saisit aux poignets, serra très fort.

—Parlez! Quel est ce fameux rite?

Il la regarda à nouveau, bien en face.

—Mon existence s'achève. Cette fois, je ne me succéderai pas... Mais ce que je représente doit se perpétuer... C'est vous qui allez prendre ma place... pour six siècles. (Le choc fut si rude que Marie en tomba assise sur la souche.) A l'instant où vous m'êtes apparue en songe, j'ai compris à quoi vous étiez destinée. Entre vous et moi, il s'agit d'amour. Mais un amour qui dépasse l'amour humain. Mon double s'en est rendu compte, puisqu'il n'ignore rien de ce qui me touche, comme je n'ignore rien de ce qui le touche, lui. Il a découvert une créature néfaste dans votre entourage — votre grandmère, je pense —, s'est focalisé sur elle puis a tenté de vous posséder, d'où votre première transe. Mais je suis intervenu par matérialisation extra-corporelle. (Devant l'air ahuri de Marie, il précisa :) Par télépathie, si vous préférez. Je vous ai soustraite à son emprise et... j'ai même fait un peu plus. Je vous ai emmenée dans un monde parallèle. Alors il s'est rabattu sur votre soeur.

—Ce n'est pas possible...

—Ça l'est, Marie... Bien des phénomènes inexplicables pour les humains ne sont dus qu'à la fantaisie perverse de cette entité maléfique. Elle provoque par caprice. Elle joue avec les hommes. Et moi, j'ai passé mes vies à la combattre. Si nous ne faisons rien, bientôt, vous et votre soeur vous affronterez pareillement...

—Je refuse! s'écria Marie. J'aime ma soeur! Et... je ne veux pas être à vous comme ça! C'est un viol! Vous ne m'avez pas demandé mon avis! Vous... (Elle s'interrompit, frappée.) Le viol de Jeanne... C'était lui?

—Oui. Il a possédé ce garçon et s'est assouvi à travers son enveloppe charnelle.

Elle se mordit les lèvres.

—Soyez franc... Vous... c'était pareil?

Il eut un sourire.

—Non... Nous nous sommes aimés d'une manière qui ne vous est pas intellectuellement compréhensible.

Mais, en ce moment, je vous désire à travers ma propre chair, tel que je suis, là, devant vous. Je vous aime, Marie... et cela me bouleverse.

—Pourquoi?

—Parce que c'est la première fois que j'éprouve ce sentiment depuis des siècles.

La raison de Marie refusait ce discours. Pourtant, la jeune femme ne pouvait refouler l'émoi que suscitait en elle cette déclaration d'amour. Si tout ce qu'avait dit Bastide était vrai, elle aurait dû le haïr d'avoir joué avec sa personnalité, de l'avoir possédée contre son gré. Mais elle n'avait qu'une envie : se jeter dans ses bras pour qu'il la possède, l'aime, la fasse jouir.

—Qu'est-ce qui va se passer? demanda-t-elle. Vous allez mourir?

Il rit à nouveau, très franchement, cette fois.

—Bien sûr! Comme n'importe qui, à mon heure...

Marie, quand on a vécu aussi longtemps que moi, on ne redoute pas la mort. On l'appelle au contraire comme une délivrance.

—Mais moi, protesta-t-elle, je veux vivre ! Comme une femme ! Pas comme... une espèce de monstre immortel ! Vous arrangez les choses, monsieur-venud'un-autre-temps, mais vous ne vous préoccupez pas...

de... de moi !

Elle se mit à sangloter, folle de rage et de douleur, furieuse contre lui et contre elle-même.

Grave, il s'approcha d'elle.

—Vous vous trompez, Marie. Je me préoccupe grandement de vous. C'est pourquoi je désire mener mon dernier combat contre mon double maudit et le vaincre.

Seulement, pour cela, il faudra que vous m'aidiez.

—Comment?

Il lui prit les mains et les serra très fort.

—Il sait que c'est à travers vous que je me perpétuerai. Alors il va vouloir vous éliminer. C'est à ce moment que je pourrai le frapper, lui, et l'éliminer.

Les yeux de Marie s'étaient agrandis. La jeune femme se sentait pâlir.

—Une... une sorte d'appât? balbutia-t-elle. (Il acquiesça.) Mais à quoi ressemble-il? Est-ce que c'est votre... sosie? Je le reconnaîtrai?

—J'ignore quelle forme il prendra. J'ignore quand il s'attaquera à vous. Mais je serai là, Marie, et j'interviendrai. Je vous en donne ma parole.

Marie essuya d'un revers de la main les larmes qui coulaient sur ses joues.

—Et... ensuite? Je ne veux pas que vous mouriez. Je ne veux pas que vous me laissiez seule. Je... Vous ne comprenez donc pas?

Il soupira.

—J'ai envie de toi, Marie, dit-il. Il y a si longtemps que je n'avais ressenti un tel désir. Je suis si vieux. Tu me redonnes la jeunesse, l'espoir... (Ses yeux se firent lointains.) J'ai vu des choses que tu ne pourrais imaginer... Des explosions d'étoiles et d'intelligences, les exploits les plus grandioses et les combinaisons les plus sordides... J'ai connu Voltaire et Montesquieu. J'ai fréquenté Mozart, Michel-Ange et Mary Shelley... J'ai foulé la prairie de ce qui allait devenir les Etats-Unis d'Amérique et j'y ai partagé la vie des tribus indiennes.

J'ai parcouru les champs de bataille de l'Europe napoléonienne et du Japon médiéval, assisté à la découverte du plus léger que l'air et à la première traversée de l'Atlantique puis vu l'homme sur la Lune... Je me suis exalté en vivant la Renaissance italienne et j'ai pleuré à l'anéantissement des cultures précolombiennes... Je suis fait de chair et de sang, Marie. J'ai une âme... et je t'aime.

Elle effleura son épaule.

— Thomas...

Le même élan les jeta dans les bras l'un de l'autre. Il lui mordit les lèvres et elle répondit à son baiser avec passion. Elle geignait, tant sa poitrine lui semblait trop étroite pour tout ce qu'elle contenait. Ses mains parcouraient ses larges épaules. Elle le serra de toutes ses forces. Il respirait fort et vite. Elle plaquait son corps contre le sien, sentait à quel point il a désirait. Ce contact la bouleversait, embrasait sa chair.

Il empoigna ses seins, y enfouit le visage, les embrassa, en prit les pointes dans sa bouche, les mordant l'une après l'autre. Prise d'une frénésie qu'elle ne se connaissait pas, elle lui ouvrit sa chemise, tout en murmurant : — Il... il est tard... Je dois rentrer...

Elle le pinçait, le palpait, ivre, émerveillée de son audace, affolée en même temps. Elle sentit, à ses mouvements, qu'il se dévêtait. Puis elle se suspendit à sa nuque, lança les jambes autour de sa taille tandis qu'il l'attrapait par les fesses...

Il fut en elle d'un coup et, comme dans leur rêve, comme dans ce monde qui n'existait pas, ce fut l'instant de leur plénitude.

Elle ouvrit les yeux, éblouie. Le soleil brillait à travers la verrière, juste au centre d'une fourche formée par deux branches d'arbre, et ses rayons illuminèrent son visage. Elle y devina un symbole.

Puis elle ne vit plus rien. Elle pleurait, sans savoir si c'était le soleil ou le plaisir qui montait dans son ventre en vagues puissantes.

—J'aime ton cul, dit Thomas.

Elle rit, les yeux clos, heureuse de ce simple mot, dans sa bouche, qui l'humanisait. Elle était allongée sur le ventre, à même le plancher, les cheveux épars. Elle se sentait merveilleusement bien, mieux qu'elle ne s'était jamais sentie de sa vie. Et c'était vrai, elle avait un beau cul, et aucun garçon ne lui en avait jamais fait prendre conscience.

—Touche-le, murmura-t-elle.

Il posa la main entre ses omoplates, descendit, dessinant des doigts chacune des bosses de ses vertèbres avant de tracer le sillon moelleux qui séparait les globes ronds de ses fesses. Elle se mordit les lèvres quand sa caresse se fit plus impudique.

—Tu aimes? demanda-t-il.

—A en mourir... Prends-moi.

Elle se souleva lourdement, le visage caché par la cascade de ses longs cheveux noirs. Jamais elle ne s'était trouvée en pareils posture devant un homme, animale, avide de ce qu'il allait lui faire. Mais son assouvissement était total. Elle découvrait ce qu'elle avait en elle de plus caché, sans honte ni fausse pudeur. Plus rien ne serait jamais pareil, quel que puisse être dorénavant sa vie.

Thomas l'avait mise face à elle-même.

Son corps eut un brusque frémissement lorsqu'il la pénétra. Elle leva la tête, ouvrit les yeux.

Le soleil n'avait pas changé de place. Il brillait toujours dans la fourche de l'arbre.

—Tu as... suspendu le temps, gémit-elle avec une sorte de ferveur religieuse, tandis qu'il s'engloutissait lentement en elle et la faisait trembler de toute sa chair.

Le soleil avait repris sa course vers l'horizon, et l'atelier était empli d'ombres. Marie était encore nue, languide. Son compagnon, rhabillé, était retourné à sa toile. Il dessinait sans la regarder.

—Comment as-tu fait? interrogea-t-elle soudain.

—Je n'ai rien fait. Tu m'as seulement rejoint dans ta nouvelle nature. Tu n'es plus la même femme, Marie.

Me crois-tu quand je te promets une quasi-immortalité?

Pour toi, le temps n'a plus de sens.

Marie passa une main sur ses seins, son ventre.

—J'ai peur, Thomas... à en mourir. Mais en même temps, je me sens pleine d'exaltation. Comment vais-je vivre, maintenant?

Il soupira.

—En errante... En espérant en des jours qui ne viendront jamais... En quelque impossible miracle qui referait de toi une mortelle comme les autres.

Elle se mordit les lèvres.

—Tu es cruel, Thomas. Ne me torture pas. Laissemoi un peu savourer le bonheur que tu m'as donné.

—Je te demande pardon. Tu accèdes à une vie qui pour moi va s'achever, et je t'aime. Je suis fou de douleur de devoir te perdre. Ça me rend méchant.

Elle se dressa d'un bond, ramassa son jean et sa chemise, les enfila à même la peau, dédaignant slip et soutien-gorge.

—Ça ne se passera pas comme ça, déclara-t-elle d'une voix tranchante qui la surprit elle-même. Je n'accepte pas les règles de ce jeu. Je ne sais pas si je vivrai six cents ans, mais ce que je sais, c'est que je ne veux pas te perdre. Et je ne veux pas devenir l'ennemie de Jeanne. Je ne l'abandonnerai pas à ton double! Et toi, je t'aime ! Je te garderai! (Elle s'animait.) J'ignore ce que je vais faire, mais je me débarrasserai de ce salaud !

Fais-moi confiance, mon chéri, j'y arriverai !

Il avait posé son fusain. Elle s'approcha de lui, se haussa sur la pointe des pieds et l'embrassa.

—Tu ne me connais pas encore, Thomas. Et ton double non plus !

Il la raccompagna jusqu'à la 41,. Quand elle fut installée au volant il retint la portière à l'instant où elle allait la refermer.

—Sois prudente, dit-il. Je t'aime.

Elle le regarda.

—Thomas, jamais je n'aurais pensé que je vivrais ce que j'ai vécu cet après-midi dans tes bras. Jamais je n'aurais pensé qu'on puisse éprouver un tel bonheur.

Moi aussi, je t'aime... Bien plus que tu n'imagines.

—Marie...

—Cela me rend forte. Beaucoup plus forte que je ne croyais l'être. A bientôt !

Elle démarra sèchement, sortit de la propriété, prit la route de Roche-Lalheue.

Thomas avait raison. Elle n'était plus la même femme.